Les avatars romanesques et autobiographiques de l’Adone de Marino

Par Marziano GUGLIELMINETTI
Publication en ligne le 20 juin 2013

Texte intégral

Cet énorme poème, écrit en alertes stances de huit décasyllabes, (ab ab ab cc), 5 123 stances, 40 984 vers ! a écrasé sous sa masse la figure gracile d’Adonis et tué, semble-t-il, toute velléité de reprendre le mythe, en Italie et peut-être en France (à l’exception de La Fontaine). Car ce poème, de caractère officiel, écrit en France, dédié «à la Majesté très chrétienne de Marie de Médicis, reine de France et de Navarre », consacré pour une part notable à la glorification du jeune roi Louis XIII et de ses ancêtres, a connu dans les deux pays une renommée qui allait surtout à quelques morceaux de bravoure : un seul homme en France avait eu, disait-on, le courage de le lire d’une bout à l’autre : c’était Chapelain, qui en avait écrit la préface. Ensuite, le goût ayant changé, cette œuvre a été injustement décriée. Rien de plus composite, de plus foisonnant : d’une légende très simple, l’ingénieux Napolitain a fait un roman farci d’épisodes adventices et de digressions, à la fois mythologique, pastoral, chevaleresque, érotique, scientifique, initiatique. On y trouve féerie et magie, aventures, combats, tournois, – et même un voyage cosmique. Les personnages illustres y sont traités comme le sont les héros de l’Antiquité dans les romans précieux. Avant tout et par-dessus tout : l’Adone est une œuvre baroque. Baroque par le goût des métamorphoses (en quantité), déguisements et quiproquos ; par le goût du faste, de la pompe – défilés, cortèges –, du luxe – étoffes précieuses, pierreries –, de l’enflure et de la parodie. Surtout par le style : virtuosité verbale, jeux de versification, contrôlés par une oreille d’une rare finesse. Comme il se complaît de ses dons et ne sacrifie rien, il est souvent accablant ; souvent aussi un délice, et un amusement, quand on en a le loisir.1

1L’analyse que proposait H. Tuzet du grand poème de Marino montre bien que la discontinuité dans cette œuvre est une donnée dont l’évidence s’impose d’emblée, et qui découle de la claire intention de l’auteur de rompre avec les conventions artificielles de la Jérusalem délivrée, dont est dénoncée, de façon provocatrice, la subordination aux règles dès les premiers remous que provoquent la réception d’Adone. En effet, lorsqu’il rentre à Naples en 1624, après avoir séjourné à Paris, où son poème avait été publié l’année précédente, Marino a vent d’une polémique concernant l’Adone, et qui est née à Rome au sein de l’Académie des «Umoristi » : Agazio Di Sommo, qui, lors d’une séance, avait comparé, et même préféré Adone à la Jérusalem délivrée, s’était de ce fait attiré le blâme de deux poètes que Marino croyait compter jusqu’alors parmi ses partisans, Girolamo Preti et Antonio Bruni. Dans la réponse qu’il adresse au premier, Marino se déclare convaincu qu’il convient de chercher les raisons de cette hostilité dans le fait qu’Adone est un poème dont la composition ne respecte pas les règles édictées pour ce genre par la production toujours prospère des traités qui se sont inscrits dans le sillage de la Poétique d’Aristote, au cours de la seconde moitié du XVIe siècle :

Io pretendo saper le regole più che non sanno tutti i pedanti insieme, ma la vera regola (cor mio bello) è saper rompere le regole a tempo e luogo, accomodandosi al costume corrente ed al gusto del secolo.2

2Mais le tour provocateur de cette affirmation ne doit pas laisser penser qu’Adone ne correspond pas à la présentation qu’en offre ainsi son auteur. Aller contre les règles ne signifiait pas avant tout ne pas respecter les plus connues d’entre elles, et, à y bien regarder d’ailleurs, Marino respecte la plus discutée, celle de l’unité d’action, qui, dès l’époque des Discours sur l’art poétique, avait mobilisé toute la réflexion du Tasse lui-même. Quant aux unités de temps et de lieu, qui ne peuvent, dans le poème, être maintenues respectivement dans les limites des vingt-quatre heures et du lieu unique comme dans la tragédie, Marino les traite d’une manière tout à fait conforme à celle de l’Arioste et du Tasse. Aller contre les règles ne signifiait pas non plus rejoindre Giordano Bruno, qui, dans les Fureurs héroïques, sauvegarde l’inspiration poétique en s’élevant contre la conception pétrar­quiste que soutenait Pietro Bembo. Aller contre les règles voulait bien plutôt dire, me semble-t-il, laisser filtrer dans le poème che­valeresque et dans l’épopée des formes de récit faisant appel à des personnages et à des situations dont l’origine est hétérogène, et va de l’autobiographie au roman grec ou grécisant. Une discontinuité se crée ainsi objectivement à l’intérieur de la narration, qui puise avant tout dans la tradition mythique classique, et non plus dans la chanson de geste et dans le roman breton.

3Que Fileno soit le nom poétique de Marino, c’est ce que celui-ci nous dit explicitement dans l’allégorie qui précède le chant IX d’Adone : « Nella persona di Fileno, nome derivato dall’Amore, il poeta descrive se stesso con gran parte degli avvenimenti della sua vita »3. Un groupe nourri de strophes (47 à 91) répondent à ces deux objectifs : se présenter soi-même à Vénus et à Adonis dans une petite île du royaume de Chypre, travesti en berger et dans l’attitude d’un pêcheur amoureux qui cherche à offrir une anguille à Lilla, la jeune fille qui pour l’instant le repousse ; raconter les raisons qui l’ont conduit en ce lieu, après avoir séjourné, avec des fortunes diverses, auprès des cours de Naples, de Rome, de Turin et de Paris enfin. Poète pêcheur signi­fie, on le sait, poète qui pratique avec un art consommé la poésie bucolique, ce qui revient à suggérer un retour à l’époque des poé­sies d’inspiration maritime de la jeunesse ; aussi bien convient-il de se rappeler que Marino, devenu, une fois rentré à Naples, le chef de l’Académie littéraire des « Oziosi », était effectivement un habitué de Pausilippe, lieu de plaisance doté de quelques-uns des traits des paysages privilégiés de cette tradition littéraire, comme le montre cette évocation de 1624:

Qui l’acque del mare sono sempre tranquille […] qui l’ombre e gli alberi anche nel fitto meriggio difendono dal caldo il nocchiero […] qui le fontane sempre dolcissime e purissime porgono diletto e refrigerio ai marinari.4

4En outre, et toujours dans ce même royaume de Chypre, l’éloge de la vie pastorale est présenté par un autre poète, dissimulé sous le nom fictif de Clizio, Giovan Vincenzo Imperiali, patricien génois, dont le poème intitulé Stato rustico, non seulement compte parmi les sources d’Adone, mais épuise pour ainsi dire tout ce que l’on pouvait tirer de la matière pastorale, son propos fût-il didactique. En devenant « marin » (et la remarque dépasse le simple jeu de mots), c’est-à-dire en prenant littérairement posses­sion de la ville du Tasse, de Sannazaro et de Virgile, de la ville que le sort lui avait donnée à sa naissance, puis reprise après une existence dont la parabole n’avait pas laissé d’être dramatique (Fileno dit presque tout de la vie de Giovan Battista, excepté son incarcération durant sa jeunesse, pour avoir trempé dans des affaires louches, falsifié des documents et favorisé un avortement dont les suites furent mortelles), le poète dessine une sorte d’autobiographie idéale : celle justement que ne permettait pas, en raison des difficultés rencontrées, en Italie surtout, la pratique des Lettres dans le cadre des cours. Et puisque la tradition la plus illustre en la matière (celle de Pétrarque, et surtout de Boccace, au livre XIV de la Généalogie) confronte le futur poète à un père qui voudrait le contraindre, malgré l’inclination de sa nature, à se consacrer à l’étude du droit5, Marino offre une interprétation purement littéraire de son existence : celle d’une vie tout entière consacrée à la poésie et que la poésie à la fin rachète. D’ailleurs, l’île où Fileno vit est celle des poètes, anciens et modernes, qui eux aussi rendent visite à Vénus et à Adonis, et retrouvent, méta­morphosés en cygnes au chant harmonieux, outre ceux que l’on vient de mentionner, tous les plus grands : Pétrarque, Dante, Boccace, Bembo, Della Casa, l’Arioste et Guarini, représentent les modernes ; une série de noms de poètes anciens est fournie, sans davantage de précisions, et où manque bien sûr Nonnus, mais où figurent Moschos, Théocrite, les principaux poètes lyriques, Ovide, Virgile, évidemment, mais aussi – exigence de la rime ou paresse de la mémoire – des amis de Virgile, Tucca et Varius. Si l’on tient compte du fait qu’il n’entrait pas dans les usages du poème chevaleresque que le poète se présente et récapitule les événements de sa vie sous l’angle de la poésie, on devine aussitôt ce que peut être la plus grande nouveauté d’Adone : dilater un mythe, qui ne diffère guère de ceux présentés dans la Sampogna, au point qu’y soit contenu tout ce qui permet de rendre à la poésie la dimension de l’actuel. Non seulement Adonis et Vénus sont modernisés – les idylles s’y étaient déjà employées – ; non seulement leur histoire est placée sous le signe du plaisir le plus rare – si le chant IX s’appelle « La Source d’Apollon », le chant VIII est intitulé « Les Amusements », en parfait accord avec l’intention proclamée d’as­socier lasciveté et raffinement –, mais leur histoire est trop mince pour justifier les quarante mille vers et plus qui la rapportent.

5Si l’énorme espace ainsi conquis à grand renfort de strophes, et qui jamais ne trahissent la lassitude, quand bien même n’y abon­dent que trop jeux de mots et de rimes, représente assurément une démonstration tout à fait unique d’habileté verbale, il constitue également peut-être l’unique voie permettant de renverser dans cette œuvre – après le Roland furieux, que Marino aimait, et la Jérusalem délivrée, qu’il supportait difficilement – une vision du monde dont la personne même du poète n’est pas absente, et, lorsqu’elle se présente, le fait en des termes que seul permettait et autorisait le contexte pastoral, avec la caution même de l’Aminta et du Pastor fido. C’est dans ce contexte d’ailleurs que naît aussi, et sous la catégorie peu exaltante de la louange, dont l’Arioste et le Tasse montraient le chemin, les sections d’Adone consacrées à chanter les illustres exploits des protecteurs du poète : on trouve ainsi, çà et là, de fréquents passages qui célèbrent la France, et c’est en fin de compte cette France des années difficiles de Louis XIII qui se trouve incorporée dans le poème, sans entretenir le moindre rapport avec le royaume de Chypre de la fiction. L’impression qui s’impose ainsi est celle d’un organisme en continuelle croissance, à l’intérieur duquel la division en strophes et en chants ne délimite aucunement la matière, mais souligne simplement les phases de sa croissance. La discontinuité, dans ce cas, et l’hétérogénéité qui en découle, ressortissent à la nature même de l’invention.

6Il va presque de soi que la critique de l’époque ne pouvait accepter Adone, comme en témoigne Tommaso Stigliani et son Occhiale, censure pointilleuse du lexique et de la rhétorique du nouveau poème, d’un Marino appelé « Singe de Mer ». Il n’en revient pas moins à un autre critique contemporain, mais français celui-ci, Jean Chapelain, jeune lettré alors, d’avoir compris que la discontinuité de l’œuvre tenait au fait qu’elle ne pouvait être d’emblée rattachée à aucun genre, et certes pas à l’épopée telle que l’avait définie le grand débat du XVIe siècle sur les genres décrits par Aristote dans La Poétique. Contrairement à beaucoup d’autres, celui qui n’était pas encore l’académique et classique Chapelain comprit aussitôt qu’il s’agissait de quelque chose de nouveau, dans la mesure même où le sujet en était la paix, et non la guerre. La direction qu’il entrevoyait alors est celle que définit Mikhail Bakhtine – et ce saut ne doit pas sembler ni trop grand ni trop risqué – dans l’antithèse bien connue que ce critique établit entre épopée et roman.

7Je n’entends pas suggérer par là que l’on puisse lire tout le poème par référence au romanesque, mais qu’il est en revanche aisé de dégager les étapes d’une progression qui relève justement du romanesque : 1. Adonis et Vénus s’éprennent l’un de l’autre ; 2. ils consomment leurs amours (nous ne parlerons bien évidemment pas de noces, qui renvoient à une solution chrétienne et surtout préparent un dénouement heureux absent ici) ; 3. la vengeance de Mars jaloux cause la mort d’Adonis, métamorphosé en fleur après de somptueuses obsèques. Avant ce temps de la vengeance et de la mort, Adonis est en outre entraîné dans des aven­tures romanesques qui échappent à la tradition mythique : les chants de Falsirena – les chants XII, XIII et XIV, intitulés res­pectivement « La Fuite », « La Prison », « L’errance » – sont un authentique hommage en vers à la matière non moins qu’à la dynamique du roman chevaleresque et de la fable, du roman grec et grécisant aussi, dont la faveur est grande à la fin du XVIe siècle – ce que n’ignore pas Bakhtine –, mais sans constituer pour autant une solution à la crise de l’épopée.

8Vénus est le véritable moteur de l’action : par crainte de Mars, elle éloigne provisoirement Adonis et lui remet, selon les schémas du poème chevaleresque, un anneau magique, qui doit le protéger de la tentation d’autres amours féminines et le préserver d’éven­tuels enchantements. Adonis s’éloigne dans une forêt et rencontre une biche (Silvania) et un petit chien (Perrico) : la biche est im­mortelle, et c’est à Falsirena, la fée de l’or, qu’il revient de la capturer. La nymphe le conduit donc jusqu’à la fée, selon un itiné­raire qui relève strictement de la fable : Falsirena s’éprend d’Adonis, qui la repousse bien qu’elle soit entrée nue dans son lit; le jeune homme est jeté en prison, sous la garde d’un eunuque. Aidée d’Idonia, qui endort Adonis avec un somnifère et lui dérobe l’anneau de Vénus, Falsirena tente une nouvelle approche, sous l’apparence de Vénus – alors qu’elle est évi­demment vieille et laide, comme l’est Alcine, la séductrice de Roger, dans le Roland furieux. Adonis ne cède toujours pas et la magicienne tente alors de lui administrer un breuvage qui doit le soumettre à sa volonté, mais en fait le transforme en perroquet, à la suite d’un échange malencontreux dont l’Âne d’or d’Apulée fournissait l’exemple6. C’est sous cette forme qu’Adonis rentre au jardin de Vénus, et là se voit trahi, puisque la déesse s’est donnée à Mars ; Mercure enseigne à Adonis comment retrouver son appa­rence humaine, en retournant bien sûr auprès de Falsirena pour récupérer l’anneau de Vénus, mais sans toucher les autres trésors de la fée parmi lesquels l’objet se trouve caché. Adonis réussit dans son entreprise, échappe à Falsirena, mais est poursuivi par un bandit, Orgonte, que Falsirena lance sur sa trace. A ce moment commencent les tribulations d’Adonis, dont la beauté délicate donne toute son efficacité à son déguisement féminin : Malagorre, un autre brigand, s’éprend de lui, tout comme Filauro, l’un de ses prisonniers. Les rebondissements se succèdent, que viennent compliquer l’intervention d’autres personnages, jusqu’à ce qu’Orgonte l’emporte sur Malagorre, avant de mourir à son tour. Adonis n’en continue pas moins d’être poursuivi, au cours d’une longue histoire dans laquelle il s’insère et qui se conclut par les noces des protagonistes, Dorisbe et Sidonio. Il revient à ce dernier de disculper Adonis, soupçonné d’avoir tué Filaura, le frère de Filauro, et dépouillé son cadavre.

9Il s’agit donc là, indubitablement, d’une section où non seulement se mêlent les éléments de la fable, du poème chevaleresque et du roman, mais où il est clairement démontré que le poème peut contenir en son sein des structures narratives beaucoup plus ingénieuses que celles que représente la nouvelle, laquelle avait trouvé place, on le sait, dans le poème chevaleresque, du Mambriano de Cieco da Ferrara au Roland furieux lui-même. Si, dans le Don Quichotte, publié entre 1605 et 1615, les nouvelles s’enchâssent dans le récit parodique, jamais ne s’impose dans cette œuvre la sensation qui émane d’Adone, lorsque s’accélère brusquement et pour ainsi dire frénétiquement un mécanisme narratif jusqu’alors pratiquement statique, grâce au réemploi de personnages et de fonctions appartenant à un système étranger à celui du mythe. Qu’Adonis soit passif tout au long de ces péripéties, et risque même de perdre les connotations d’un héros masculin, ne relève pas du hasard, mais confirme le fait que le personnage est étranger à l’intrigue dont se développe le mouvement. Bien plus, le fait même que la plus grande partie de cette intrigue soit conduite par des personnages qui, dans ce genre littéraire, assument le rôle d’adversaires ou de bienfaiteurs disposant de pouvoirs magiques (Sidonio lui-même, qui ôte à Adonis la possibilité de se transformer en chevalier et de se faire le défenseur des jouvencelles outragées ou tuées, n’assume ce rôle qu’à la fin, lorsqu’il faut bien ramener Adonis égaré auprès de Vénus), invite à penser que Marino s’est employé à étirer et varier le récit archiconnu des amours d’Adonis et de Vénus en suivant une intention bien précise : empêcher que les fonctions du système narratif, qui aboutissent en la circonstance à une appropriation toute personnelle, finissent par donner à Adonis un rôle de protagoniste qu’il n’a pas. Si elle n’est pas recherchée, la discontinuité finit par prévaloir, et représente une façon de se soustraire aux conventions, non pas tant d’un genre connu et éprouvé, mais, pour ainsi dire, nouveau et en cours d’élaboration.

10Il convient, à ce point de la réflexion, de revenir à Vénus, qui pourrait être l’héroïne de ce poème de la paix ou, si l’on préfère, de ce poème qui ne trouve pas sa matière épique, même quand le héros masculin pourrait se transformer en chevalier sans peur et sans reproche. Dès le moment où Adonis arrive dans le royaume de Vénus (puisque Marino ne se soucie pas de l’histoire de la naissance tragique du jeune homme, fruit des amours incestueuses de Myrrha et de son père), Vénus conduit directement l’action, telle qu’elle se déroule dans les huit premiers chants, intitulés respectivement « La Tempête », « Le Palais d’Amour », «L’Aveu», « La Petite Nouvelle », « Le Jardin du Plaisir », «Les Délices » et « Les Amusements ». Un regard, même superficiel, saisit d’emblée que la scénographie, de l’amour tout d’abord, puis de la consommation de ses plaisirs, constitue toute la matière de cette section, dont le cours de l’action est en outre ultérieurement ralenti par Cupidon, qui prend chez Apulée le récit d’Amour et de Psyché (ch. IV), et par Mercure, qui prend chez Ovide les mythes de Narcisse, de Ganymède, de Cyparissos et d’Attis, et chez Théocrite celui d’Ilas (ch. V). La longue promenade, que font Adonis et Vénus (ch. VI-VIII) en compagnie de Mercure, qui sera le ministre païen de leur union, n’a rien qui ressemble à la péripétie d’une histoire d’amour. Il s’agit bien plutôt d’une longue et agréable éducation amoureuse, d’une description insolite et fleurie des organes du plaisir, et qui culminent en tant que telles dans le chant VIII, véritable guide du plaisir sexuel, continuellement réfréné et prolongé jusqu’au point de ne pouvoir être décrit en lui-même et pour lui-même, alors que tous ses préparatifs ont été représentés d’une manière tout à fait détaillée, depuis les préliminaires du bain, auquel ont été mêlé des aphrodisiaques, jusqu’à l’exhibition que fait Adonis de ses organes génitaux. « Ritardato piacer, portalo in pace », dit Vénus à son amant ; ou encore : « ne la dilazion cresce non poco » (ch. VIII, str. 69)7.

11J’ai pu montrer, dans une autre occasion, combien a été utile ici la connaissance qu’avait Marino de la pharmacopée soignant l’impuissance et la stérilité, et combien lui a été précieux, en particulier, le Dioscoride de Mattioli (1554), qui lui offrait une mine de mots et de conseils. Il est de fait que Vénus honore sa fonction et, maîtresse de l’amour, comme la voit la tradition, conduit Adonis jusqu’au plaisir ultime avec toute l’habileté d’un guide expert. La parodie de la Divine Comédie qui en découle objectivement – si Mercure est Virgile, Vénus devenue Béatrice et Adonis Dante répètent l’épisode de l’immersion dans le Léthé (Purgatoire, ch. XXXI, v. 91 sq) – semble plus que probable, mais signale aussi une ambition qui relève de l’art de la composition et qui s’est perdue au cours des siècles.

12D’ailleurs, entre, d’un côté, les huit premiers chants et le chant IX, qui est celui de l’autobiographie, et de l’autre, le groupe des chants XII à XIV, s’intercalent les chants X et XI, intitulés respectivement « Les Merveilles» et « Les Beautés », et inspirés de Dante, avec bien sûr tous les distinguos qui s’imposent. Vénus et Adonis montent au ciel sous la conduite de Mercure, qui les instruit sur la matière céleste, mais aussi sur les taches de la lune : un thème cher à Dante, mais que Marino aborde armé du Sidereus Nuncius (1610) de Galilée, comme le montrent les strophes 39-40 du chant X, dont les vers traduisent à la lettre les adjectifs qu’emploie le savant pour décrire la surface de la lune. La rencontre est singulière, et d’autant plus que l’on connaît l’hostilité de Galilée envers la poésie du Tasse, jugée trop éloignée de la simplicité et de la limpidité de celle de l’Arioste. Mais il convient également de tenir compte du fait que l’on ne trouve pas trace d’une conversion de Marino à un type de poésie entièrement nourrie des vérités que découvre la science. Aussi bien la chose était-elle tout à fait improbable dans le cadre mythique d’Adone, dans la mesure même où elle aurait impliqué l’établissement d’une relation avec une modernité excessive, pour ne pas dire destructrice. Aussi, quand les visiteurs débarquent sur la lune, Marino leur fait-il voir tout d’abord la grotte de la Nature, qu’habitent diverses figures allégoriques (le Temps, la Félicité, Pandore, mais aussi la Cour de l’époque), puis l’île des Songes (qui tient à la fois des limbes et du ciel de la lune chez l’Arioste) : comme pour opposer, aux conquêtes de la science, la permanence de croyances irrationnelles, mais qui ne trouvent pas aisément place dans un au-delà religieux.

13Apparaît ensuite, dans le ciel de Mercure, le palais de l’Art, où, entre autres personnifications traditionnelles ou nouvelles (on découvre ainsi, par exemple, la Censure), figurent les inventions de l’esprit humain, la Bibliothèque universelle et la Salle de la Mappemonde. La modernité présente ainsi de nouveau ses images au lecteur, dans la mémoire duquel s’inscrivent les instruments et les objets des nouvelles sciences et des nouvelles techniques, destinés aux métiers ou à la guerre : sans doute peut-il y voir la preuve que Marino savait bien que tous ceux qui n’acceptaient pas l’idée que « l’obscur labyrinthe » de la réalité résiste aux principes scientifiques étaient en train d’écrire le nouvel univers dans la langue des mathématiques, pour reprendre une affirmation célèbre de Galilée. Franchir la frontière qui séparait alors la poésie et la science ne lui fut possible en aucune manière : le monde en tant que labyrinthe, pour reprendre le titre d’une étude célèbre de Gustav René Hocke sur le « Maniérisme », correspond mieux à son génie, comme le rappellerait si besoin était le fait que c’est au terme même de ce voyage céleste qu’Adonis est précipité dans l’inextricable histoire de Falsirena, enfer de cette autre Comédie que l’on ne dira point céleste.

14Les six derniers chants consacrés à la mort et à la métamorphose d’Adonis viennent corroborer à leur manière le fait que le poème se soustrait aux lois et aux conventions du genre épique dont il devrait relever. Il semble ainsi que l’on puisse accepter l’idée que, à partir du moment où l’œuvre ne pouvait trouver une solution romanesque, le poète a préféré la concevoir et la réaliser comme une sorte de « métagenre », irréductible à aucun de ceux qu’a définis Aristote : s’il ne s’agit pas d’une épopée, il s’agit encore moins d’une tragédie ou d’une comédie, comme le montrent, après le chant XVIII consacré à la mort du héros éponyme, les titres des deux derniers chants XIX et XX, intitulés respecti­vement « La Sépulture » et « Les Spectacles ».

15Adone peut en fait, en tant que tel, accueillir en son sein des genres anciens aussi bien que nouveaux, et l’on comprend dès lors pourquoi l’intention de le comparer, séquence par séquence, avec la Jérusalem délivrée, non seulement provoquait la fureur de Marino, mais amenait ce dernier à déclarer qu’il fallait être bien pédant pour exiger que son poème respecte «les règles d’Aristote». Le fait d’avoir « in un corpo di pigmeo effigiato membra gigantesche »8 – pour reprendre une image qui met en évidence la minceur de la trame principale par rapport à l’abondance et à l’ampleur des développements narratifs, didactiques, louangeurs ou autres, qui s’y greffent – ne représente dès lors pas plus un défaut qu’une limite : pour qu’il en fût ainsi, il faudrait justement que l’optique critique adoptée demeure liée aux « règles », dont l’action principale donnait seule leur raison d’être et leur finalité aux divers développements, dont le projet d’ensemble justifiait seul les digressions ; ce qui, dès l’introduction du personnage autobiographique de Fileno ne semble pas avoir été le but poursuivi dans ce poème. Marino, si tant est qu’il ait fait grandir un « Pygmée » au point d’en faire un « géant », n’a certes jamais perdu de vue pourquoi, à un moment donné, il a jugé nécessaire de prendre aussi massivement ses distances par rapport à la grande poésie qui l’avait précédé, et qui ne provoquait plus que l’inappétence du lecteur. Causer l’émerveillement de ce lecteur signifie le reconquérir à la poésie, et laisser quelque espérance aux poètes qui viennent après le Tasse. Se soustraire aux règles voudrait également dire alors se dégager des langages codifiés comme des genres. C’est en ce sens aussi, et de cette autre façon, qu’Adone est étranger à la continuité de la tradition chevaleresque et épique, et que nécessairement sa forme est hétérogène.9

Notes

1 .H. Tuzet, Mort et résurrection d’Adonis, Corti, 1987, p. 172.

2 .« Je prétends savoir les règles mieux que ne les savent tous les pédants réunis, mais la véritable règle, très cher ami, est de savoir rompre les règles en temps et en lieu, en s’adaptant à la pratique en vigueur et au goût du siècle » (G. Marino, Lettere, a cura di G. Getto, Torino, Einaudi, 1966, p. 395).

3 .« En la personne de Fileno, nom tiré de l’Amour, sera représenté le poète lui-même, ainsi qu’une grand partie des événements de sa vie ».

4 .« Ici les eaux de la mer sont toujours calmes […] ici les ombrages des arbres au cœur même de midi protègent le nocher de la chaleur […] ici les sources, dont toujours la douceur et la pureté sont sans pareil, offrent aux marins leur agréable fraîcheur » (Lettere, éd. cit.).

5 .Ovide, dans les Tristes, IV, 10, employait à ce sujet des termes exemplaires – «Saepe pater dixit : Studium quid inutile temptas ? » –, ponctuellement traduits par Marino dans Adonis, IX, 69 : « Studio inutil, mi disse, a che pur tenti ? ».

6 . Le chant IV d’Adonis propose la réécriture de la fable d’Amour et de Psyché, sous le titre de « La Novelletta «.

7 .« Supporte paisiblement que soit retardé ton plaisir » ; « la prolongation ne le fait pas peu croître ».

8 .« représenté des membres gigantesques dans un corps de Pygmée ».

9 .Traduction de D. Boillet.

Pour citer ce document

Par Marziano GUGLIELMINETTI, «Les avatars romanesques et autobiographiques de l’Adone de Marino», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Revue papier (Archives 1993-2001), Discontinuité et/ou hétérogénéité de l'œuvre littéraire, mis à jour le : 20/06/2013, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=218.