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La foule, au risque de la scène
Par Françoise Dubor et Pascale Drouet
Publication en ligne le 15 avril 2015
Texte intégral
« […] les peuples sont exposés en ce qu'ils sont justement menacés dans leur représentation – politique, esthétique –, voire, comme cela arrive trop souvent, dans leur existence même. Les peuples sont toujours exposés à disparaître. Que faire, que penser dans cet état de perpétuelle menace ? Comment faire pour que les peuples s'exposent à eux-mêmes et non pas à leur disparition ? Pour que les peuples apparaissent et prennent figure ? »Georges Didi-Huberman, Peuples exposés, peuples figurants. L'œil de l'histoire, 4, Paris, Les Éditions de Minuit, 2012, Préface.
« Je cherche l’Homme, et je ne vois que des hommes ! »
Diogène Laërce, Vie, doctrine et sentences des philosophes illustres (traduction et notes de Robert Grenaille), GF-Flammarion, 1965, tome 2. « Diogène de Sinope ».
1Si on spécialisait la foule, terme général s’il en est, par la notion de peuple, non moins générale, et non moins plurielle dans ses représentations, on trouverait à notre disposition de nombreux développements, dont certains très récents, sur cette question dont les philosophes font un objet privilégié de leur réflexion, en lien avec l’Histoire1. Walter Benjamin, Giorgio Agamben, comme Jacques Rancière2 ou Georges Didi-Huberman3, ont tous travaillé et interrogé la représentation du peuple dans un espace commun à l’esthétique et à la politique. Ainsi fait aussi Hugo, donnant en particulier une visibilité et une existence tangible par le discours – littéraire : poétique, théâtral, politique – aux sans-visage qui constituent le petit-peuple, aux effacés de l’Histoire. Ainsi, Jules Michelet, qui confère au peuple une consistance historique.
2La mort esthétique du peuple dans ses représentations est désignée par Georges Didi-Huberman4 dans notre contemporanéité, dès que ces représentations omettent sa diversité et sa singularité, qu’elles abolissent la pluralité qui fait sa richesse. Il évoque notamment les figurants. Comme en rend compte Deborah Cohen :
Les figurants, nous dit-il, sont en somme au cinéma ce que le peuple est à l'histoire ; ils sont ceux à qui l'on refuse d'être la force agissante du récit, comme on refuse aux prolétaires « toute capacité propre de faire histoire » (Rancière, p. 35). À travers l'analyse de films de Pasolini ou Eisenstein, Didi-Huberman montre l'importance éthique, esthétique et politique de leur présence comme communauté, comme puissance née du rassemblement de singularités fragiles, et non comme masse5
3Dans cette dernière distinction, nous comprenons que selon lui, le peuple s’oppose à la masse, cette dernière désignant une représentation globale, anonyme, dés-identifiée, et parée d’une puissance instinctive, où l’intelligence et la sensibilité n’ont plus aucune part – Shakespeare nous en donne deux magnifiques exemples au théâtre, dans ses pièces historiques, avec le meurtre du poète Cinna dans Julius Caesar et les paysans révoltés conduits par Jack Cade dans 2 King Henry VI. On y retrouve donc la manifestation sauvage habituellement attribuée à la foule. C’est pourquoi aussi Didi-Huberman insiste, comme Rancière, sur la nécessaire perception plurielle des peuples, des peuples dont le salut dépend de leur capacité à se saisir dans et par leur passé et leur avenir, pour s’extraire du pur présent – une idée temporelle développée par Benjamin (on se souvient de son « Ange de l’Histoire »). Là encore, la foule pourrait se distinguer du peuple par son appartenance uniforme à l’immédiateté de sa manifestation. Du point de vue de la représentation, cependant, un fort lien apparaît entre, génériquement, le peuple et la foule. Lorsque Didi-Huberman insiste sur l’importance du cadrage, il prend l’exemple d’une
archive reprise par Chris Marker pour son Tombeau d'Alexandre, où la même image tient ensemble la famille impériale et la foule massée sur son passage, les petits et les grands. L'exclusion sociale et politique n'est plus ici hors-champ, elle se donne à voir dans le même temps qu'une égalité devant l'appareil ; aussi se trouve-t-elle déjà comme minée de l'intérieur par cette affirmation d'égalité. L'égalité n'est plus alors passé résistant ou futur empêché, mais affirmation d'un possible dans le présent6
4Ce paradoxe des temporalités, qui fragilise l’existence comme la saisie de la foule-peuple, est l’un de ceux que nous rencontrons régulièrement au théâtre, ne serait-ce que parce que la scène théâtrale permet un cadrage comparable, et donc un effet similaire. Mais la réflexion se déporte alors sur la façon dont la représentation prend en charge le réel. La conception de la mimèsis à l’œuvre y est essentielle. Si l’on suit encore la réflexion de Didi-Huberman,
[l]e réalisme n'est plus alors de copier le réel – sauf à tomber dans les stéréotypes –, mais d'en rendre le mouvement problématique, inquiétant, conflictuel, dialectique. La connaissance de l'autre en tant que semblable passe par une volonté documentaire, mais ce sont les visages et les corps singuliers, véhicules des passions, qui transforment le réel en figure, en mythologie ; c'est le pathétisme du corps singulier qui fait accéder à la rigueur des formes porteuses de réalité7
5Régulièrement encore, des visages et des voix émergent de la foule représentée au théâtre comme dans la littérature, mais aussi dans tous les arts de la représentation, et de leur degré de singularité dépend la persistance de la foule à être. Pour autant, le défi qu’elle lance à la représentation passe, certes, par le risque de la littéralité, mais dépend malgré cela des conditions de sa mise en visibilité – ce qui inclut son audibilité. On l’aura compris, dans ce domaine, des choix d’ordre idéologique, politique, et esthétique, sont capitaux, pris en charge au théâtre par le travail de la dramaturgie.
6La troupe des Meiningen, à l’aube de la mise en scène théâtrale, convoquait une foule structurée de figurants pour représenter la foule dans des drames à vertu historique, dans un souci d’exactitude qui dirigeait jusqu’aux détails des costumes. On repense l’espace scénique par l’apport de marches et de praticables, grâce à Adolphe Appia. Firmin Gémier reportait sa conception du théâtre à l’idée rousseauiste d’une grande fête populaire, et mettait face à la foule publique convoquée au spectacle le spectacle d’une foule en jeu. On peut aussi invoquer Piscator, qui représente le destin des masses, dans une perspective politique, en recourant au film, mais aussi à des innovations scénographiques, en termes de construction ouverte de l’aire de jeu ou de dispositifs mobiles. Brecht, à son tour, pense l’articulation entre l’individu et le collectif dans une représentation épique et didactique réinventée. Avec lui, l’individu vaut pour la masse, il est représentatif d’une foule qui constitue le peuple. C’est dire que la conception du héros en est bouleversée, et génère une représentation inédite de la foule, potentiellement portée par un seul personnage.
7Tout dépend, en définitive, de la fonction dramaturgique de la foule. Est-ce que la foule, c’est le peuple ? Et si tel est le cas, du moins partiellement, quel peuple ? Populiste ? Empreint d’une noblesse inédite et propre ? Est-ce une force aveugle ? Ignorante ? Ou légitime, ou soumise, ou entravée, ou en révolte ? S’agit-il d’un groupe dont il s’agirait de s’affranchir, en se dotant d’un visage, d’un nom ? La foule est-elle « un vaste désert d’hommes8 » ? Innommable, la foule est-elle une force de destruction, comme dans Julius Caesar, Coriolanus ou 2 King Henry VIde Shakespeare (dans les mises en scène, notamment de Deborah Warner, Christian Schiaretti, Jean Boillot ou Michael Attenborough) ? À quelles conditions le héros représente-t-il la foule ? Le peuple ? La foule ne renvoie-t-elle, in fine, qu’à une dimension primaire, ancestrale, bestiale, que seule la loi serait en mesure d’endiguer ? De civiliser ? De réduire, en réduisant son anonymat ? La foule représente une meute dont la rare parole est paradoxale en ce qu’elle est à la fois individuelle et anonyme. Peut-être est-ce ce à quoi renvoie Lagarce en nommant certains de ses personnages (Un Guerrier, tous les guerriers ; ou bien : Un Garçon, tous les garçons dans Le Pays lointain), qui typifient alors une foule qui se signale par son homogénéité (chaque membre partageant le même trait avec tous les autres). Peut-être Claudel, dans Tête d’Or, permet-il une distinction par une double scène, la scène épique, où l’armée est représentée verbalement mais n’est pas visible, et la scène dramatique, où le peuple du royaume, cette fois visible sur scène, ainsi que la foule des soldats victorieux, assistent à la prise de pouvoir du héros, au moment où Tête d’Or défait le Roi. La foule est-elle dotée d’une pensée, présentant alors un esprit sans visage ? Ou la foule est-elle le non-lieu de la parole ?
8Cet ouvrage collectif s’intéresse principalement à la représentation de la foule sur la scène théâtrale contemporaine, les metteurs en scène recourant, le cas échéant, à des pièces de répertoire européennes qui impliquent peu ou prou de représenter la foule, et non pas à une multiplicité de personnages qui rendent le théâtre dans son entier à une pure utopie, comme les Romantiques, notamment, en donnent de nombreux exemples (mais ils mettent aussi la foule en scène, très souvent). Si la foule est un objet romanesque ou cinématographique courant, est-ce aussi un objet théâtral9 ? Les moyens de sa représentation seront rapportés à ses enjeux dramaturgiques.
9Il s’interroge donc sur le rapport entre le potentiel spatial de l’espace scénique et les effets d’affluence menaçants, débordements populaires et émeutes, que requièrent certaines pièces de théâtre. Comment montrer une foule sans une multitude de figurants ? Comment rendre la présence menaçante d’un flot humain chaotique devant des spectateurs de facto plus nombreux que les acteurs ? Quelle élasticité est-il possible de donner à un espace scénique codifié ? Quels types d’interaction peut-on envisager avec les spectateurs ? L’intensité de la kinésique et de la proxémique permettrait-elle de compenser la présence numérique ? Quel rôle peuvent jouer supports vidéo, projections, théâtre de marionnettes, ou autres objets ? Retranscrire l’intensité de la foule au théâtre ne relèverait-il pas de la création d’un espace haptique plutôt que d’un espace optique10 ? Aller au théâtre non pas pour voir la foule sur scène, avec l’aide peut-être d’autres supports visuels, mais pour en ressentir la présence écrasante, la force mouvante ? Tel est le type de questionnement que soulève la représentation de la foule dans le théâtre contemporain, et auquel cet ouvrage tente de donner quelques éléments de réponse. Jean Delabroy introduit à un tel faisceau de réponses, en envisageant les régimes selon lesquels la foule s’est trouvée représentée dans les arts, ainsi que les enjeux de telles formes, et leur impact esthétique. Ce faisant, la dimension politique s’en trouve précisée, dessinée, fixée.
10 Dans un parcours diachronique qui fait se répondre pratiques françaises et pratiques britanniques, le premier chapitre, intitulé « La foule : un personnage ? quel personnage ? », pose la question de la représentation d’une foule qui ne serait pas de simple figuration, mais qui deviendrait un personnage à part entière, c’est-à-dire mu par une véritable force dramatique, qu’il soit présent ou absent.
11Dans « “Toute la cité pleure” : Mise en scène du peuple thébain dans Antigone ou la Pieté de Robert Garnier (1580) », Anna Rosensweig nous invite à comprendre comment le peuple thébain, force collective non figurée dans la tragédie mais présence bruyante, fonctionne comme un personnage en creux et exerce in absentia une influence sur la scène théâtrale, comment il participe, en fait, d’un système d’interaction subtil avec les personnages figurés. Elle interroge, ce faisant, l’articulation entre des revendications singulières, celles des personnages présents, et une plainte collective, celle du peuple de Thèbes.
12Toujours à la charnière des XVIe et XVIIe siècles, mais outre-Manche, sur la scène jacobéenne, la dernière pièce romaine de Shakespeare (1608) pose la question du mode de représentation scénique des plébéiens révoltés dans la Rome antique. C’est à partir d’une enquête lexicologique shakespearienne (pourquoi le terme de « foule » n’apparaît jamais dans Coriolan alors qu’il est présent dans Jules César, et que les deux pièces romaines figurent un peuple révolté) que Catherine Lisak entend poser la question de l’incarnation du collectif au théâtre à l’époque jacobéenne comme à la nôtre. Delphine Lemmonier-Texier, dans « Des rôles au personnage collectif : voix du peuple et figure de la foule dans Coriolan de Shakespeare », analyse l’émergence d’une figure collective complexe, celle de « la multitude aux mille têtes » / « the many-headed multitude » (II.3.15)11, sa construction plurielle par les répliques qui lui sont attribuées, les modes par lesquels elle est appelée et interpelée, et la mise en récit de son identité et de son action.
13Plus de deux siècles plus tard, la foule a gagné en nombre et en substance sur les planches françaises du Théâtre Libre. Simona Montini se penche sur le théâtre vivant d’André Antoine (1887-1894) et sa conception du personnage-foule – un personnage dramatique à part entière, composite et central – qui est une multitude vivante envahissant tout le plateau. André Antoine « a le sentiment de la vie des foules et trouve des tas de petites inventions ingénieuses pour la faire revivre, cette vie tumultueuse, sur le champ étroit des planches d’un théâtre12 », et il le montre dans ses mises en scène successives de La Mort du duc d’Enghien d’Hennique (10 décembre 1888), La Patrie en danger des frères Goncourt (19 mars 1889), Nell Horn de Rosny (25 mai 1891) et Les Tisserands d’Hauptmann (29 mai 1893).
14 Le deuxième chapitre commence par interroger la dialectique de la profusion et de l’absence et le rapport acteur/spectateur, avant de porter plus précisément sur la mise en œuvre dramaturgique contemporaine de notre époque, ainsi que sur les choix esthétiques de metteurs en scène comme Patrice Douchet et Denis Podalydès, mais aussi d’écrivains comme Mariette Navarro et Laurent Mauvignier. Comment la foule devient-elle un matériau lexical, plastique, une manifestation visuelle, sonore, s’éloignant tout autant de représentations réalistes que d’enjeux idéologiques ?
15 Afin de comprendre l’héritage scénographique actuel, Marceau Deschamps-Ségura opère une remontée dans le théâtre français du XVIIe siècle et montre comment la représentation mimétique de la foule sur la scène, ce qu’il appelle le mimétisme de la profusion, finit par être dépassé par la conception rousseauiste de la fête populaire invitant les spectateurs à rejoindre les planches pour prendre part au spectacle.
16À l’orée du XXIe siècle, en 2005, Deborah Warner met en scène Jules César de Shakespeare dans lequel la foule romaine révoltée, aiguillonnée par Marc Antoine, acquiert un rôle primordial. Si le nombre de figurants était restreint à l’époque élisabéthaine, Deborah Warner, elle, fait le choix de faire monter sur scène plus d’une centaine de figurants au Barbican Center, à Londres, et au Théâtre de Chaillot, à Paris. Estelle Rivier revient sur les choix esthétiques du metteur en scène britannique et en interroge la portée idéologique et méta-théâtrale.
17La perception d’une foule dont la métaphore la plus appropriée serait la marée, métaphore à laquelle le Théâtre Libre d’André Antoine avait restitué toute sa force littérale, s’inscrit au cœur de la poétique de Mariette Navarro dans son texte Nous les vagues (2011). Sylvain Diaz décrit l’esthétique de cette écriture de flux et de reflux, émergence d’un imaginaire toujours en mouvement d’une action collective aux mille facettes et aux mille affects, avant d’analyser l’adaptation scénique de Patrice Douchet (2012) dans laquelle la foule est représentée de façon métonymique tout en évoquant de grands rassemblements collectifs.
18S’entretenant avec Laurent Mauvignier, Françoise Dubor pose la question de la théâtralité de son roman Dans la foule, paru en 2006 et adapté au théâtre en 2011 par Denis Podalydès, et de la représentation qu’il y fait de la foule, notamment dans son rapport à l’espace, dans sa dimension psychologique et existentielle, dans sa potentialité polyphonique.
19 Sans pour autant quitter des préoccupations d’ordre esthétique, le troisième chapitre propose de mettre l’accent sur les enjeux sociopolitiques de la représentation de la foule au théâtre, des enjeux sociologiques qui se répondent au-delà des époques et des frontières.
20 Menant elle aussi une enquête lexicologique (elle remarque, à son tour, la faible occurrence du mot « crowd » dans le corpus shakespearien) et s’intéressant davantage à la salle qu’à la scène, Stéphanie Mercier propose une remise en contexte du théâtre de Shakespeare dans l’Angleterre élisabéthaine et jacobéenne afin de mesurer la menace potentielle que l’affluence des spectateurs, la mêlée qu’ils étaient susceptibles de former à tout moment, les débordements qu’ils étaient capables d’occasionner, pouvait représenter pour les autorités de Londres très au fait du pouvoir de contamination des représentations théâtrales, a fortiori quand il s’agissait de foules en révolte.
21 Dans « Foules en temps de conflit : Firmin Gémier et ses représentation shakespeariennes », Isabelle Schwartz-Gastine met en regard la scène de théâtre et le théâtre des actions militaires dans la France de 1917, souligne la perméabilité entre acteurs et spectateurs, et s’interroge sur les enjeux de la pratique théâtrale en temps de guerre en prenant le cas précis de Firmin Gémier : pourquoi ce metteur en scène recourut-il à environ deux cents figurants pour monter Le Marchand de Venise et Antoine et Cléopâtre alors que le texte de Shakespeare n’en fait pas mention ?
22 Avec Einar Schleef, si le théâtre allemand de la seconde moitié du XXe siècle prend une dimension chorale et chorégraphique, il n’en demeure pas moins fortement ancré dans l’histoire et marqué par ses débordements totalitaristes. Dans « Conjurer l’histoire : les foules, figures historiques dans le théâtre d’Einar Schleef », Jitka Pelechová analyse les mises en scène de Maître Puntila et son valet Matti (Bertolt Brecht) et de Une pièce de sport (Elfriede Jelinek) et montre comment, chez Schleef, la notion de personnage a entièrement disparu au profit de la présence d’une cohue indifférenciée ou d’un immense rassemblement chorégraphié, ce qui pose sans cesse la question du rapport entre l’individu et la multitude, et de l’instrumentalisation du grand nombre par les faiseurs de l’histoire allemande. Le risque de dilution du théâtre dans la chorégraphie se mesure à l’aune de la disparition du personnage dans l’anonymat choral.
23 Wael Ellouze, dans « Jules César et la révolution tunisienne : stratégies de mobilisation des masses », fait un parallèle entre les mouvements de foule tels qu’ils sont décrits dans la pièce romaine de Shakespeare et tels qu’ils ont réellement eu lieu lors des événements historiques de janvier 2011 en Tunisie, orientant la dialectique de l’un et du multiple vers celle du bouc-émissaire et de la foule déchaînée. Cette foule qu’Elias Canetti nomme « reversal crowd », c’est-à-dire « a crowd whose discharge consists mainly in its collective deliverance from the sting of command », mais qui peut aussi se présenter plus violemment sous la forme de « baiting crowd » – « single people are hunted and, when caught, are killed by the crowd »13.
24 Enfin, dans « La multitude dans les dramaturgies du théâtre social de Cluj-Napoca », Mattia Scarpulla montre comment, dans la Roumanie actuelle, notamment pour la Fabrica de la Peninsula (institution qui revendique l’engagement politique de ses missions) et dans les travaux de Mihai Măniutiu, la recherche esthétique et technique qui accompagne la création théâtrale est subordonnée à l’action sociale : les spectateurs sont invités à monter sur scène et à prendre activement part au spectacle dans un mouvement collectif.
25On pourrait avancer, pour finir, que l’objet foule offre un matériau moderne à la création scénique, en ce qu’il contrevient aux notions défaites, sur la scène contemporaine, de personnage, d’action dramatique, et qu’il nourrit la représentation de son indéfinie diffraction en multiples et inquiétants lambeaux qui cessent de se donner dans un tissu discursif homogène, mais persistent à provoquer le tissage discursif de son propre commentaire. Outrepassant la forme de sa propre totalité, la foule se laisserait donc deviner et percevoir par ses bribes, et passerait du régime de la métaphore dans son entièreté (l’océan) à celui de la métonymie propre à désarticuler (les corps en morceaux, les membres épars, pieds, bras, têtes, jambes n’appartenant jamais à un individu singulier).
26La foule pourrait ainsi participer d’un aspect peu regardé de la représentation : celui d’une scène non anthropocentrée, un lieu où l’homme, l’humain, l’humanité sont en marche vers leur propre marge. De façon concomitante, le théâtre lui-même se trouve soumis à la question, puisque réputé dès son origine comme un espace optique (le theatron grec, d’où l’on voit), la foule ferait de lui un espace haptique, d’une part parce qu’elle oblige à considérer que le cadre et son propre cadrage sont des données essentielles, ainsi que la surface plutôt que la profondeur de l’espace, d’autre part parce que cette notion d’espace prend avec la foule la taille de l’informe indéfini, rejoignant le lisse des grands espaces, qui n’ont plus « d’horizon, ni de fond, ni perspective, ni limite, ni contour ou forme, ni centre14 ». Comme le soulignent Deleuze et Guattari, « il n’y a pas de distance intermédiaire, ou toute distance est intermédiaire. Ainsi l’espace eskimo15 », soit
[u]ne terre sans fond ni bordure […], un labyrinthe vivant avec les mouvements d’un peuple en foule, sans que des murs plats statiques arrêtent l’oreille ou l’œil, et l’œil peut glisser ici, passer là-bas16.
27La dimension haptique de la foule ferait prendre au théâtre le risque d’éprouver la surface du plat de la main, en lieu et place de toucher corporel : la mise en abstraction du sens – aussi bien le tactile que la signification. C’est donc aussi pourquoi la représentation de la foule reste un défi, un danger, une gageure.
Notes
1 Voir la récente publication collective : Qu’est-ce qu’un peuple ?, qui réunit des textes d’Alain Badiou, de Judith Butler, Georges Didi-Huberman, Sadri Khiari, Pierre Bourdieu et Jacques Rancière, Édition La Fabrique, 2013.
2 Voir ses deux articles, « Sens et figures de l'histoire », de 1996 et « L'Inoubliable », de 1997, republiés sous Jacques Rancières, Figures de l'histoire, PUF, coll. « Travaux pratiques », 2012.
3 Voir Georges Didi-Huberman, Images malgré tout, Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 2003.
4 Voir Georges Didi-Huberman, Peuples exposés, peuples figurants. L'œil de l'histoire, 4, Éditions de Minuit, 2012.
5 Deborah Cohen, « Images du peuple », La Vie des Idées, 20 février 2013. C’est un compte-rendu des deux ouvrages cités dans les deux notes précédentes, l’un de Jacques Rancière, l’autre de Georges Didi-Huberman.
6 Id..
7 Id.
8 François-René de Chateaubriand, Renée (1802).
9 Il suffit de comparer l’adaptation filmique récente de Coriolanus par Ralph Fiennes (2012) aux mises en scènes, celle de Jean Boillot (choix de l’allégorie) comme celle de Deborah Warner (choix du réalisme), pour pouvoir répondre à la question.
10 La distinction est de Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Éditions de Minuit, 1980.
11 William Shakespeare, Coriolan, dans Tragédies II (Œuvres complètes, II), Édition publiée sous la direction de Jean-Michel Déprats avec le concours de Gisèle Venet, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2002, p. 1148, 1149.
12 Edmond & Jules de Goncourt, Journal. Mémoires de la vie littéraire, volume 3 (1887-1896), Robert Laffont, 1989, p. 240.
13 Elias Canetti, Crowds and Power, Translated from the German by Carol Stewart, New Yor, Farrar, Straus and Giroux, 1984, p. 58-59 pour l’ensemble des citations.
14 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Paris, Editions de Minuit, 1994, p. 616.
15 Id.
16 Id., extrait de la note 27 de bas de page, à propos de l’espace eskimo.