De la « première didactique (des langues) » et de son oubli, en france, durant pres de deux siècles

Par Henri Besse
Publication en ligne le 13 septembre 2018

Texte intégral

1Les encyclopédies françaises et anglo-saxonnes de la fin du XIXe siècle et de la plus grande partie du XXe siècle ignorent, en général, la notion de « didactique », et plus particulièrement celle de « didactique des langues ». Il en va différemment dans les encyclopédies allemandes et italiennes de la même période qui ne manquent pas de consacrer un article à cette notion, qu’il s’agisse de la « didactique générale » en tant que « partie de la pédagogie qui traite des méthodes et procédés d’enseignement », ou qu’il s’agisse des « didactiques spéciales » liées à l’enseignement d’une matière ou d’une langue.

2Si le Littré, dans ses rééditions successives, n’oublie pas le substantif féminin la didactique, défini comme « l’art d’enseigner », le Petit Robert de 1973 l’ignore et il faut attendre le Nouveau Petit Robert de 1993 pour qu’il y soit introduit (« N. f. Théorie et méthode de l’enseignement. Pédagogie. La didactique des langues. »). Le Dictionnaire historique de la langue française est un des rares à retenir didacticien(ne) en le datant de 1870. Il en va différemment, là aussi, dans les dictionnaires de l’italien (didattica) ou de l’allemand (didaktika).

3Les discordances selon les langues et les traditions culturelles sont certes courantes dans les sciences humaines et sociales, mais elles n’en vont pas moins à l’encontre d’un « général » considéré, au moins depuis Aristote, comme le premier critère de la science. Sur tous ces points, voir Henri Besse1.

1. Sur l’émergence de la notion de « didactique » au début du XVIIe siècle

4Bernard Schneuwly2, s’appuyant sur des travaux allemands, date la première occurrence de didactica d’un ouvrage dont le titre, cité incomplètement par lui, est Kurtzer Bericht von der Didactica Wolfg. Ratichii, darinnen er Anleitung giebt, wie die Sprachen, Künste und Wissenschaften leichter, geschwinder, richtiger, gewisser und vollkommlischer als bisher geschehen, fortzupflanzen seynd (soit « bref rapport sur la Didactique de Wolfgang Ratichius, où il indique le moyen d’enseigner les langues, les arts et les sciences plus facilement, plus rapidement, plus exactement, plus sûrement et plus complètement qu’on ne l’a fait jusqu’à ce jour »), ouvrage paru à Francfort en 1613 ou en 1614. Néologisme, de forme et de sens, qui était sans doute déjà répandu dans le jargon gréco-latin scolaire de l’époque. On le retrouve, par exemple, dans le Bericht von der Natur und vernunfftmessigen DIDACTICA oder Lehrkunst : Nebensthellen und Sonnenklaren Beweiss / wie heutiges Tages der studirenden Jugend die rechten fundamenta verruckt und entzogen werden. Gethan und gegeben von Elia Bodino (ou « exposé, conforme à la nature et à la raison, de la DIDACTIQUE ou art d’enseigner, avec des preuves supplémentaires et claires, de la façon dont la jeunesse studieuse actuelle peut être tirée de l’erreur grâce à de justes fondements, par Elie Bodin ») paru en 1621. Ouvrage qui ne sera pas sans influencer Jan Amos Komensky, alias Comenius, quand il rédigera sa Didaktika, dite tchèque, en 1628, avant qu’il ne la traduise lui-même en latin de 1633 à 1638, et ne l’intègre dans ses Didactica opera omnia parues à Amsterdam en 1657, sous un titre qu’on abrège presque toujours en Didactica magna, bien qu’il explicite avec beaucoup de précision son projet. Le terme didactica ne devait pas, cependant, être des plus répandus, au moins au sens où Comenius l’emploie dans son titre, puisqu’il éprouve le besoin de débuter son « Avertissement aux lecteurs » par une définition, que Jean Prévot traduit par : « “Didactique”, cela signifie l’art et les moyens d’enseigner »3.

5À notre connaissance, aucun des trois ouvrages que nous venons de citer n’a été, au XVIIe siècle, traduit en français. Mais un autre ouvrage de Comenius, écrit alors qu’il terminait la version tchèque de sa « didactique », l’a été à plusieurs reprises. Il s’agit de sa fameuse Ianua Lingvarvm Reserata, Sive seminarium Lingvarvm et scientarvm omnium, hoc est, Compendiosa Latinam (& quamlibet aliam) lingvam, una cum scientarum Artiumque fundamentis, perdiscendi Methodus, sub titulis centum, periodis mille, comprehensa, soit « La Porte des Langues Ouverte, ou méthode abrégée pour apprendre la langue latine (ou toute autre langue), en même temps que les fondements des sciences et des arts, présentée en cent titres et mille périodes ». Publiée d’abord en tant que manuel de latin destiné à des élèves parlant le tchèque, elle est précédée d’une Ad Lectores Eruditos Praefatio (« préface pour les lecteurs érudits ») où le terme didactica est utilisé à plusieurs reprises. Nous nous appuierons ici sur la traduction qu’en a donnée, en 1643, un certain Etienne Courcelles4. Pour nous en tenir à trois occurrences prises dans une même demi-page, il y est question d’une grammaire ex veris naturalis Didacticae legibus, ce que Courcelles traduit, orthographe du temps respectée, par une grammaire « dressée selon les loix de la Didactique naturelle » ; d’une Didacticae ipsius pro docentibus & discentibus synopsin, ce que Courcelles rend, pour éviter sans doute la répétition de didactique, par « synopse de la vraye façon d’enseigner, tant pour ceux qui enseignent, que pour ceux qui apprennent » ; et de Didacticae fundamenta, tourné en français, en évitant de nouveau la répétition, par les « vrais fondements de la maniere de bien enseigner ». La didactique, en un sens proche de celui que nos dictionnaires modernes caractérisent comme « science » ou « théorie » de l’enseignement / apprentissage, est donc attesté en français au moins depuis 1643, même si Courcelles préfère gloser plutôt que ré-utiliser le néologisme.

6C’est clairement dans une acception voisine que la didactique se retrouve, au XVIIIe siècle, sous la plume de Charles Chesneau Du Marsais, entre autres à l’article « Éducation » de l’Encyclopédie : « le grand secret de la didactique, c’est-à-dire de l’art d’enseigner, c’est être en état de démêler la subordination des connoissances »5. Les éditeurs des Œuvres complètes de Dumarsais, en l’an V de la République, pourront écrire que la « méthode » de Du Marsais est « si parfaite qu’elle rend excellent didacticien »6, attestant que ce dérivé nominal a été introduit dans la langue française trois-quarts de siècle avant ce qu’en dit le Dictionnaire historique de la langue française.

2. Quelques caracteristiques de la « première didactique »

7Le fondement des « fondements » de la Didactica magna est, d’après Comenius, « l’ordre systématique » que l’on doit suivre dans l’enseignement, ordre fondé sur sa finalité ultime, qui est, selon le sous-titre de cet ouvrage, « de se préparer pendant les années d’adolescence à tout ce qui touche à la vie présente et future ». Si Comenius reconnait ce qu’il doit à certains de ses contemporains (dont Radtke et Bodin), il leur reproche de s’en être tenus à « une méthode qu’ils appellent a posteriori »7. Alors que lui, Comenius, veut « prendre le risque » d’élaborer « un art universel de tout enseigner à tous », en démontrant cet « ensemble de manière a priori, c’est-à-dire en le tirant de la nature immuable des choses » (ibid., § 3), c’est-à-dire « tenter l’aventure en partant des fondements » (ibid., § 14). Bornons-nous à quelques caractéristiques de la didactique coménienne.

8L’ordre traditionnel voulait que les arts du trivium relatifs aux « mots » (grammaire, dialectique, rhétorique) précédassent ceux du quadrivium (arithmétique, géométrie, musique et astronomie) relatifs aux « choses ». Ordre auquel s’oppose Comenius quand il affirme que les « choses » doivent, dans l’enseignement, précéder ou accompagner les « mots »8. Le titre original de sa Ianua est, à cet égard, très explicite (nous soulignons) : il s’agit d’une « méthode abrégée pour apprendre la langue latine (ou tout autre langue) en même temps que les fondements des sciences et des arts ».

9Comenius s’oppose aussi à la pratique voulant, au moins depuis Quintilien, que l’élève apprenne plusieurs matières en même temps. Pour lui, il ne faut pas essayer « d’enfoncer la grammaire dans la tête de celui qui étudie la dialectique, ni la dialectique dans celle qui étudie la rhétorique », ou « le grec quand l’élève en est au latin » (ibid., § 31), mais que « les élèves ne se consacrent qu’à une seule discipline en même temps » (ibid., § 32).

10Comenius s’oppose également à la pratique alors dominante, en particulier chez les jésuites, qui débutait l’enseignement du latin par ses règles grammaticales, inculquées plus ou moins directement en latin. Pour lui, « on renverse l’ordre éducatif [...] en donnant aux débutants en latin, les règles de la langue en latin, ce qui revient à expliquer l’hébreu par l’hébreu, l’arabe par l’arabe »9, alors que « toute langue doit être apprise par l’usage plus que par les règles », celles-ci devant, en particulier « pour les langues savantes qu’il faut bien apprendre par les livres », venir ensuite « pour éclairer et confirmer l’usage »10. Une conviction voisine se retrouve chez Du Marsais, pour qui débuter par les règles, c’est « à peu-près comme feroit un homme, qui pour apprendre à parler à un enfant, commenceroit par lui montrer la Méchanique des organes de la parole »11.

11Il est clair que ce qui oppose ces deux tenants de la « première didactique » à nombre de leurs prédécesseurs, c’est une certaine conception de la raison ou de l’esprit humain, qui n’est pas sans conséquence sur « l’art d’enseigner ». Ceux-ci s’inscrivaient dans une tradition remontant à l’aristotélisme de Thomas d’Aquin, lequel soutenait que l’enseignement doit aller de l’abstrait au concret, parce que l’abstrait est davantage à la portée des esprits jeunes que les connaissances concrètes, lesquelles supposent une expérience ne venant qu’avec l’âge. Bien qu’imprégnés de cet aristotélisme plutôt innéiste, Comenius et Du Marsais le compensent par un empirisme (inspiré de F. Bacon pour l’un, de J. Locke pour l’autre) affirmant que les enfants ne naissent pas avec une raison identique à celle d’un adulte. Comenius observe que « l’expérience nous apprend que le corps humain met en général vingt-quatre ans pour atteindre sa maturité », et que « ce lent développement, qui est propre à l’homme, lui donne plus de temps pour se préparer à remplir les fonctions de la vie », pourvu qu’une éducation appropriée soit prévue à cet effet12. Et Du Marsais note « qu’en venant au monde nous avons les organes nécessaires pour parler & tous ceux qui nous serviront dans la suite pour marcher ; mais dans les premiers jours de notre vie nous ne parlons pas & nous ne marchons pas encore ; ce n’est qu’après que les organes du cerveau ont acquis une certaine consistance, & qu’après que l’usage de la vie nous a donné certaines connoissances préliminaires » que nous y parvenons13.

3. Quand les « choses » l’emportent sur les « mots »

12Cette « première didactique » – si attentive à ordonner l’enseignement à la fois selon les finalités qu’on lui assigne et selon les capacités prêtées aux élèves – disparait à peu près complètement, en France mais pas en Allemagne, au début du XIXe siècle.

13L’institutionnel a probablement joué un grand rôle dans cette disparition, en particulier le fait que l’université post-napoléonienne délaissera la réflexion didactique, sauf durant une courte période après 1902, pour la laisser à un corps d’inspection (celui des « inspecteurs généraux de l’Université » est créé en 1808) dont la finalité n’est pas de « faire la science », contrairement à ce qui a pu se passer en Allemagne dans les universités post-humboldtiennes. Il en résultera que la réflexion tendra à s’impliciter, au sens propre du terme, dans deux types de discours dont on ne trouve guère d’exemples avant le XIXe siècle : celui des « lois scolaires », « décrets » et « arrêtés », textes élaborés plus ou moins collectivement au sein des cabinets ministériels, et dont la forme proprement législative (par « titres » successifs, déclinés en cascades d’« articles » et « alinéas » dument numérotés) ne laissent guère de place aux développements théoriques ou argumentatifs ; celui des « compte rendus » et « rapports », commandés par l’Administration à des spécialistes, discours qui autorisent certes les références théorisantes et les développements argumentatifs, mais dans une visée que l’ancienne rhétorique identifiait comme celle du « genre délibératif », genre propre au conseiller du Prince qui se doit d’exhiber, avec la modestie séante, des « mœurs » scientifiques à des fins plus de persuasion que de vérité.

14Le théorique ou le spéculatif a aussi sa part dans ce dédain, moderne et surtout français, de la didactique. La seconde moitié du XVIIIe siècle voit fleurir, particulièrement en France, une multitude de « plans d’éducation », dont la majorité propose de débuter par l’étude des « choses »14. S’impose alors une prééminence des « sciences de la nature » (incluant les mathématiques) qui conduira l’université impériale à adjoindre aux quatre Facultés traditionnelles (celle des arts, théologie, droit et médecine) une cinquième, celle « des sciences mathématiques et physiques ». Ce n’est pas par hasard si le terme de linguistique tend alors à remplacer, au moins chez les savants, l’antique grammatica, laquelle sera bientôt dégradée en « grammaire scolaire » ; et si tant de linguistes du XIXe et XXe siècles s’efforceront, par souci de « scientificité », de traiter les « mots » comme des « choses ». Réorganisation des savoirs au nom d’une « positivité » qui y règnera désormais en divisant les sciences en spécialités de plus en plus étanches entre elles, et qui mettra fin, d’une certaine manière, à l’idéal encyclopédique de Comenius ou des Lumières.

15De ce point de vue, il serait intéressant d’étudier l’impact qu’a eu la pensée de Jean-Jacques Rousseau, dans la réflexion française sur l’enseignement / apprentissage des langues. L’auteur de l’Émile critique violemment la place donnée aux « mots » dans l’éducation de son temps : « Des mots, encore des mots, toujours des mots. Parmi les diverses sciences qu’ils [les maitres] se vantent d’enseigner, ils se gardent bien de choisir celles qui leur [aux élèves] seraient véritablement utiles, parce que ce seraient des sciences des choses, et qu’ils n’y réussiraient pas »15. Il doute, par ailleurs, que « nul enfant, les prodiges à part, ait jamais vraiment appris deux langues », langues qu’il range « au nombre des inutilités de l’éducation » (ibid., 105). On comprend qu’un tel « rousseauisme » ait conduit, pour ce qui est des langues, au dédain de toute réflexion visant à rationaliser les contenus et techniques de leur enseignement / apprentissage en fonction des fins poursuivies, c’est-à-dire toute « didactique » au sens de la « première didactique ».

Notes

1 « Contribution à l’histoire du mot “didactique” », p. 17-30, dans De la didactique des langues à la didactique du plurilinguisme. Hommage à Louise Dabène. Textes réunis par J. Billiez. Grenoble, Université Stendhal-Grenoble III : Publications du cdl-lidilem, 1998.

2 « Didactique : quelques notes sur son histoire ». La Lettre de la dlfm, n° 7, 1990, p. 22-24.

3 L’Utopie éducative : Comenius, Éditions Belin, 1981, p. 60.

4 I. A. Comenius : Ianua Linguarum Reserata, Cum Græca versione Theodori Simonii Holsati, Secunda hac editione recognita, & innumeris in locis emendata : Et Gallica nova Stephani Curcellæi. Amstelodami : Apud Ludovicum Elzevirium, 1643. La préface n’y est que partiellement paginée.

5 Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers. Nouvelle impression en fac-similé de la première édition de 1751-1780. Stuttgart - Bad Cannstatt : Friedrich Fromman Verlag (Günter Holzboog), 1966-1967, t. 5, p. 399-400.

6 Œuvres Complètes de Dumarsais, rassemblées par Duchosal et Milon. Paris, Pougin, an V (1797), t. I, p. XIX.

7 J. A. Comenius, La Grande Didactique ou l’art universel de tout enseigner à tous. Traduction M.-F. Bosquet-Frigout, D. Saget, B. Jolibert, Éditions Klincksieck, 1992, « Avertissement aux lecteurs », § 2.

8 Ibid., chap. XVI, § 16.

9 Ibid., chap. XVII, § 27.

10 Ibid., chap. XXII, § 11 et 12.

11 Exposition d’une méthode raisonnée pour apprendre la langue latine, E. Ganeau, 1722, p. 2.

12 Op. cit., XXVII, § 2.

13 Encyclopédie, op. cit., t. 10, p. 400.

14 Voir H. Besse, « Une “espèce de fermentation éducative”, ou quand les “choses” l’emportent sur les “mots” », Actes des journées d’étude sur « Qu’est-ce qu’apprendre une langue, 1765-1825 ? » (École normale supérieure de Fontenay-Saint-Cloud, 24-26 septembre 1992), dans Documents pour l’histoire du français langue étrangère ou seconde, n° 17, juin , p. 9-31.

15 Émile ou de l’éducation [1762]. Nouvelle édition, avec une introduction, une bibliographie, des notes et un index analytique, par F. et P. Richard, Garnier, 1939, p. 104.

Pour citer ce document

Par Henri Besse, «De la « première didactique (des langues) » et de son oubli, en france, durant pres de deux siècles», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Questions d'épistémologie en didactique du français, Revue papier (Archives 1993-2001), AXE 1 : CONCEPTIONS DE LA DIDACTIQUE THÉORIES ET MODÈLES, mis à jour le : 13/09/2018, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=579.

Quelques mots à propos de :  Henri Besse

Enseigne à l’École normale supérieure de Lettres et sciences humaines de Lyon (anciennement Fontenay/St-Cloud). Il a été directeur du crédif (Centre pour la recherche et la diffusion du français). Il est membre de l’équipe de recherche umr 7597 « Histoire des théories linguistiques » (cnrs-Université de Paris VII-École normale supérieure de Lyon). Spécialisé en sciences du langage et en didactique des langues, il a publié une centaine d’articles de revues et contributions à des ouvrages collecti ...