Politique du calembour

Par Bernard GENSANE
Publication en ligne le 28 mai 2013

Texte intégral

1Au commencement était le phonème. Dans sa Modeste défense du calembour, Jonathan Swift se demandait si le mot Pun ne venait pas d'un mot grec signifiant soit fond soit glaive1 suggérant que jouer sur les mots, c'est aller au plus profond du sens, mais que c'est aussi fendre le sens avec la rapidité de l'éclair.

2Le calembour est une brièveté, un coin enfoncé entre l'essentiel et l'accidentel, entre des relations normalement signifiantes et la coïncidence, quand toutes les particules de la langue se recouvrent exactement. Il est à la base de toute la création langagière (orale ou écrite) dans la mesure où la littérature est peut-être avant tout un jeu consistant à marquer des relations de sens, des relations au sens.

3Le calembour est le little bang de la Genèse de la parole. Tous les récits, toutes les allégories sont issues d'un mot qui a éclaté grâce à l'énergie d'un pun. Le mal (malum) a donné la pomme (malum), le mot s'est – par dérision, transformé en chose ou en nom de chose. L'arbitrarité du signe n'étant plus à démontrer, le calembour serait la preuve que la langue, comme le bois, travaille d'elle-même. Un dentiste cher au Beatle John Lennon décrivait ainsi l'intérieur de la bouche : « Everybody knows there are four decisives, two canyons, and ten grundies, which make thirsty two in ail2. » Le calembour est bien un bref accident où le mot originel fait place à un assemblage de phonèmes dérivés quand une organisation spontanée de syllabes produit du sens, et bien sûr quand notre mémoire, notre culture nous permettent de reconnaître des multiplicités.

4Cela dit, nous vivons une époque « moderne ». Lorsqu'on institutionnalise les vrais-faux passeports, lorsque le « Bébête-Show » sert de culture politique et que les hommes politiques eux-mêmes s'y réfèrent et se mirent parfois en lui, lorsque le sondé a remplacé l'électeur, on peut se demander si on n'a pas atteint (provisoirement, peut-être), un certain aboutissement de la pensée, quand la signification a disparu parce qu'on a perdu de vue la relation logique entre le signifiant et le signifié. Quand l'ECU est une monnaie, quand la Vénus de Milo retrouve ses bras non pour que nous ayons envie de l'original, mais pour que nous n'ayons plus besoin de l'original3, quand on attend des supermarchés qu'ils se substituent aux pouvoirs publics parce que les banlieues sont devenus des « ghettos4 », quand les sectes ont remplacé les églises, quand les ambitions personnelles ont démodé les partis politiques, on peut se demander si l'humanité va encore être capable de produire des signes authentiques. Lorsqu'on ne parvient plus à rattacher les mots aux choses parce que notre rapport aux signifiants est brumeux, on abandonne le monde de la création pour se satisfaire de celui de la répétition parodique, du pastiche tautologique, du jeu à l'état pur, quand le ludique ne renvoie qu'à sa propre performance, se dénote sans connoter le réel. C'est ainsi, nous semble-t-il, qu'on peut expliquer, ces dernières années, l'essor considérable de tout ce qui relève de l'imitation et du jeu sur les énoncés de la société. Il n'est pratiquement plus rien qui ne renvoie à autre chose. Quand le « tout vrai » doit s'identifier au « tout faux5 », la médiatisation s'opère très souvent par le biais de calembours.

5Dans les années soixante-dix et quatre-vingt, le calembour est devenu l'un des témoignages de la perte de cohérence de notre discours social, Lacan ayant été un témoin notoire de notre inaptitude à l'appréhension du réel, parce que, comme le pensait Victor Hugo, lorsqu'on a recours au calembour, notre esprit vole dans les deux sens du terme (« Le calembour est la fiente de l'esprit qui vole »).

6Les universitaires ont toujours entretenu vis-à-vis du calembour une relation vivement critique et légèrement fascinée. Lanson y voyait « la plus basse forme du sentiment des sonorités verbales » ; voilà pourquoi, concédait- il, « il lui arrive de rapprocher les grands artistes et les grands imbéciles6 ». Bergson condamnait un « laisser-aller du langage » oubliant « un instant sa destination véritable et qui prétendrait maintenant régler les choses sur lui, au lieu de régler sur elles7 ». Tout aussi sévère, Lévi-Strauss pensait que le calembour « prend la place de la réflexion » et comme l'enseignement philosophique reçu par lui au début de ce siècle, il « exerce l'intelligence en même temps qu'il dessèche l'esprit8 ».

Infantilisme, humanisme ou « chute de l'homme » ?

7Jouer avec les mots c'est, d'une certaine manière, retourner en enfance ou, plus exactement, y rester. Calembourrer n'a rien de pervers, ne relève pas d'un comportement marginal. Il s'agit d'une réflexion, d'une pratique plus ou moins consciente du fonctionnement de la langue, quand le locuteur tire profit des zones résiduelles du comportement langagier que les grammaires, les théories linguistiques ne prennent pas en compte9.

8Le calembourisme est-il un humanisme ? On peut en effet se poser la question si on se souvient que la vogue du calembour, du contrepet, des jeux de mots en général s'est développée en France comme en Angleterre à l'époque de la Renaissance. « Le calembour est incompatible avec l'assassinat », dit l'un des personnages de La Chartreuse de Parme. Jean-Paul Grousset, un des piliers du Canard Enchaîné, voit dans le faiseur de calembours un homme qui aime son prochain, un homme qui rapproche les hommes et qui abolit, en même temps qu'il les dessine, les frontières des possibles du langage10.

9Mais la lecture du Canard Enchaîné, ne serait-ce que parce que cet hebdomadaire se proclame satirique, installe le lecteur dans un club fermé avec ses innombrables connivences, une sorte de société secrète à visage découvert, où il n'est même plus nécessaire de se comprendre à demi-mot pour savoir qu'on fait partie du même monde. Jean-Paul Grousset et ses confrères jettent des pavés dans la mare, ce qui prouve au moins que pour eux il existe une mare commune. La satire est un genre conservateur en ce sens qu'elle veut à tout prix préserver le modèle en regardant par derrière lui. Lorsque durant les « événements » de mai 1968,1e Canard titre : « Comment va le monde ? – Cahin-chaos », on sent bien que tout finira par s'arranger, ce qui n'empêche pas De Gaulle, ce qui avait peut-être échappé à l'auteur du calembour, d'être menacé par Caïn-Pompidou11. Boudelaire, grand usager du calembour, estimait quant à lui que l'humour était une réponse à la Chute de l'Homme et que le jeu de mots (de maux ?) traduisait la nécessité pour le créateur du dédoublement : « L'artiste n'est artiste qu'à la condition d'être double et de n'ignorer aucun phénomène de sa double nature12 ». Nécessité ou hasard dans la mesure où on peut se demander si le calembour n'est pas dans un premier temps une connivence avec soi-même, mais qui permettrait l'intrusion d'un autre mal connu et pas forcément attendu. On trouvera sans peine cet autre, démultiplié pratiquement à l'infini, dans l'imagerie produite par le christianisme depuis 2 000 ans. « Tu es Pierre, et sur cette pierre… », avait dit le Christ, prêcheur au discours moins tragique qu'on ne le croit parfois. Le calembour religieux n'a-t-il pas été exprimé par toutes ces curiosaet obscenaqui, tels des points noirs ou des mouches, grêlent les murs pies de quantités d'édifices religieux. Du fond de l'oralité paysanne, nous sont parvenues ces affirmations doubles, oxymoriques, où le profane se fond dans le religieux, où le rire ne veut en rien céder à la terreur, en cette époque où, contrairement à ce que ferait Lacan, on savait ne pas dérouler un calembour. Dans la collégiale Saint-Martin de Champeaux, une stalle du XVIe siècle montre un homme urinant sur un van. La culture populaire médiévale aimait les calembours, échanger sons, sens, images, s'extraire du réel – comme l'a si bien fait Jeronimus Bosch13, pour mieux le réintroduire. Alors, « Petite pluie abat grand van14 ».

Société et langage

10Le calembour est l'une des astuces les mieux partagées du monde. Pierre Guiraud mentionne « des formes souvent assez fines du calembour qui ont laissé des traces dans la langue de l'argotier », et il cite le concierge surnommé cloporte15. Le calembour peut servir à créer des mots de passe pour les minorités, comme Serâreater pour un homosexuel mexicain16 ou cette French letter de mauvaise qualité qui devient Welsh parce qu'il y a a leek in it17.

11Lorsque je dis que « Dieu est un mythe errant », je joue sur un jeu de mots préexistant, je tords une pensée elle-même tordue. Je débusque une stratégie langagière qui n'est pas neutre, et je finis par maîtriser une réalité qui m'avait échappé en affaiblissant la charge paradigmatique des vocables « Dieu », « mythe » et « Mitterand ». Mais cette réussite n'a été possible que parce que je ne me suis pas écarté de la logique du sémantisme de la proposition rhétorique initiale. Dieu m'a ramené à Dieu. Le mythe au mythe. Le discours au discours. Mais, heureusement, le jeu sur les mots n'est possible que parce que dans l'univers, il y a davantage d'objets que de mots, et surtout que de sons, et parce qu'un mot n'est pas défini par sa seule forme, mais surtout par sa fonction. Sinon, Séphéro, le fameux soldat de La Marseillaise, ne serait jamais sorti de son calembourbier, ni non plus Pansa qui avait le sang chaud ! Qui plus est, le passage d'une langue à une autre ne suscite-t-il pas une forme d'hypnose comparable à celle d'Océania, le lecteur recevant de la communauté qui l'intègre un « système de langage » avec un « mode d'emploi », mais aussi un « mode de contre-emploi », qui permet en môme temps d'affirmer la maîtrise du mode d'emploi18 ? Et c'est quand on ne connaît pas ces modes d'emploi et de contre-emploi qu'on peut produire, sans le savoir, les calembours les plus savoureux. On se souvient par exemple de cette histoire de Fernand Raynaud reprise par Gérard Genette et qui met en scène deux Allemands à Londres voulant se faire passer pour des Anglais et demandant dans un pub : Two Martinis, Please et répondant Nein, swei à la question dry19 ?

12Chez les scientifiques, le jeu de mots est condamné pour son ambiguïté, voire sa morbidité. C'est bien parce qu'il était – bon gré, mal gré – un marginal de l'institution20 que Roland Barthes a pu, en parlant de lui à la troisième personne, analyser sa jouissance amphibologique, lorsqu'il pensait, par exemple, à la polysémie du mot intelligence :

R.B. garde au mot ses deux sens, comme si l'un deux clignait de l'œil à l'autre et que le sens du mot fût dans ce clin d'œil [...]. C'est pourquoi ces mots sont dits [...] "précieusementambigus", [...] parce que grâce à une sorte de chance, de bonne disposition, non de la langue mais du discours, je puis actualiser leur amphibologie21 [...].

13L'amphibologie serait-elle anarchiste, mais sur un mode défensif ? L'instiga­teur d'un quiproquo est toujours sur ses gardes, ne sachant jamais vraiment si sa stratégie discursive sera mal comprise ou trop bien comprise. Lorsque la pensée ou la langue fourchent, c'est-à-dire se dédoublent, s'agit-il d'une bourde ou d'un crime avec préméditation ? Les deux selon Victor Shklovski qui donne comme exemples de défamiliarisation (ostranenie), les calembours, les euphémismes concernant les sujets érotiques une fois que la création est pensée par l'énonciateur comme une recherche sur les potentialités cachées de l'objet22.

14Le calembour n'est pas un acte gratuit, qu'il témoigne de la crainte de l'autre, comme dénotait, au début de la guerre du Golfe Persique, cette constatation du petit garçon d'un marine : Sadly Insane took my daddy away23, ou l'antanaclase historique des Parisiens protestant contre les barrières d'octroi en 1789 : « le mumurant Paris rend Paris murmurant », ou enfin ce slogan mot-valise des Luddites : Long live the Levolution mariant les Levellers aux révolutionnaires français24. Si, comme l'a dit Raymond Queneau, « il y a peu de fautes stériles25 », c'est que la langue a deux faces et que, dans le même mouvement, elle regarde ce qu'elle met en forme et réfléchit sur elle-même en se réfléchissant. Consciemment ou non, l'énonciateur se plait à pécher contre la langue parce qu'il entrevoit un enrichissement. Amphibologiquement parlant, Barthes est un rêveur dont les fulgurances scientifiques passent volontairement par les détours de la poésie. Ce qui lui permet d'être plus sensible que d'autres au tremblement de la langue, à sa nature instable, au fait que l'on n'est jamais vraiment sûr, non seulement d'être compris, mais même d'exprimer ce que l'on veut réellement dire.

Calembour et création

15Le calembour, ainsi que le mot-valise, sont la preuve que les mots sont rarement porteurs d'un seul sens. Une langue d'où ils seraient absents serait une langue où à chaque signifiant correspondrait un signifié, c'est-à-dire une non- langue. Alors que l'anagramme joue plutôt au niveau de la vision des mots, le calembour, comme la rime, lie des mots qu'associe la sonorité et non le sens : Why don't you starve in the desert ? Because all the sand which is there (all the sandwiches there).

16Le calembour traduit la jouissance du locuteur qui sent les potentialités infinies d'une langue qu'il domine à mesure qu'il la malmène. Autrement dit, le désordre qu'occasionne le calembour est la preuve de l'ordre du génie de la langue. Il y a création verbale parce que le calembour transcende de nombreux genres discursifs. Lorsque Booz est vêtu de « probité candide et de lin blanc », lorsque Prévert évoque L'Emasculée Conception, lorsque Boris Vian joue de son quadruple instrument, la trompinette26, de nombreuses frontières entre genres littéraires ou rhétoriques sont anéanties. Quand, évoquant la mauvaise gestion de la compagnie Air Afrique, le Président Sénégalais Abdou Diouf affirmait en 1988, en connaissant, du moins l'espérons-nous, les vertus dévastatrices de l'ironie, qu'Air Afrique « battait de l'aile », il faisait se téléscoper différentes strates de la philosophie et de l'étymologie française, il comprimait la polysémie, ce que seul un chef d'État, même démocratiquement élu, pouvait se permettre.

17Borges disait que les mots étaient en eux-mêmes métaphoriques ; il aurait pu ajouter, après Saussure qui estimait que les mots fouet et glas pouvaient frapper du fait même de leur sonorité27, qu'ils pouvaient être à eux seuls des calembours. Pierre Guiraud évoque l'homonymie en sanskrit de gavos (nuage) et gavos (vache) d'où serait née (ou « frère » ?) la légende du bouvier Cacus, gardien des vaches du ciel28. Il faut dire que l'étymologie peut nous aider à accéder à une étonnante connaissance de nous-mêmes, de notre culture, via le délire, la sortie du sillon. On pense aux travaux de Pierre Brisset pour qui l'étymologie donnait la clé, non seulement des mots, mais aussi du monde29. Ainsi, le gâteau matutinal préféré des Français s'appelle croissant, bien sûr parce qu'il en a la forme, mais aussi parce qu'il fut inventé pour commémorer une victoire autrichienne sur les Turcs. Brisset poussait loin son délire lorsqu'il exprimait que des idées exprimées par des sons identiques avaient la môme origine. Il donnait les exemples suivants :

Les dents, la bouche
Les dents la bouchent
L'aidant la bouche
L'aide en la bouche
Laides en la bouche
Laid en la bouche

18De la création (au deux sens du terme) aux racines, il n'y a qu'un pas. L'auteur des Mythologies rappelait qu'aimable signifie que l'on peut aimer. Comme l'étymologie, le calembour serait ce qui nous permet de retrouver nos origines,la surimpression dont parle Barthes30 (comme lorsqu'on se souvient que tennis est une déformation du verbe tenir à la deuxième personne du pluriel de l'impératif) nous faisant remonter le temps en nous transformant en palimpsestes vivants qui peuvent, s'ils le souhaitent, jouer avec tout énoncé littéraire malgré ou contre son auteur. Robert Silhol a ainsi magistralement expliqué comment on pouvait jouer avec l'inconscient d'Apollinaire en jouant aux quilles avec les onze mots du refrain du « Pont Mirabeau31 » :

Vienne la nuit sonne l'heure Les jours s'en vont je demeure

19Mais si on s'en tient à une simple approche grammaticale, quoique ludique, des six premiers mots (« Vienne la nuit sonne l'heure »), on ne perd pas non plus son temps. Outre le fait que « Vienne » n'est peut-être rien d'autre que le chef-lieu d'arrondissement de l'Isère ou un département qui compte des chercheurs hors pair, on peut voir dans ce verbe (soyons réaliste) le véhicule des souhaits ou des regrets de l'auteur, on peut accorder à « la nuit » une valeur anaphorique ou une valeur généralisante, on peut conjuguer « sonne » au subjonctif, à l'indicatif ou à l'impératif, et on peut également donner à « l'heure » une valeur anaphorique ou généralisante. Ce faisant, on aura, sans effort, écrit Cent mille milliards de poèmes.

20Dans sa dimension parodique, le calembour doit s'en prendre à une cible pré-existante. Shamela n'aurait jamais existé sans le Pamela de Richardson. Par le burlesque, Fielding s'attaque à un genre admis avant lui comme élevé. Mais bien qu'il produise un discours second, en détournant un genre de ses codes, il reste néanmoins redevable de l'hypotexte. La critique débouche, peut- être en fin de compte, et quoi qu'en aient les créateurs, sur une mise en valeur de la cible décriée. Lorsque le Canard Enchaîné appelait Couve de Murville Mouve de Curville, il nous semble qu'à son corps défendant il lui rendait service. Le but recherché était peut-être de railler un nom à particule ; mais comme le cérémonial de la nomenclature n'avait pas bougé, le calembour était rassis avant d'avoir servi32.

21La littérature n'est pas avare de calembours auctoriels volontaires mis dans la bouche de personnages qui n'en peuvent mais. On pense par exemple à la Slipslop de Fielding, la bien nommée dame de compagnie de la bien nommée Lady Booby qui s'égare dès qu'elle veut utiliser un mot un peu recherché : le calembour est la matérialisation, au niveau du discours, des homonymies phonologiques de la langue, la similitude de sons recouvrant une différence de sens. Bergson avait bien vu le parti tiré de cette similitude :

Dans le calembour, c'est bien la même phrase qui paraît présenter deux sens indépendants, mais ce n'est qu'une apparence, et il y a en réalité deux phrases différentes, composées de mots différents, qu'on affecte de confondre entre elles, en profitant de ce qu'elles donnent le même son à l'oreille33.

22L'art du calembour présente un détournement de la fonction linguisti­que : on ne parle plus pour s'exprimer, mais on s'exprime pour parler, on ne quête pas une forme pour une énonciation, on s'énonce en vue d'une forme, comme l'atteste d'une manière tragi-comique le héros de A lost Grave de Bernard Malamud, qui a perdu la tombe de sa femme et qui se demande au nom d'Eros et de Thanatos : How can you cover a woman who isn't where she is supposed to be ? Les calembours (involontaires) de la Slipslop de Fielding dans Joseph Andrews nous renseignent sur son milieu social, mais on peut aussi considérer que Slipslop n'existe telle qu'elle est est que comme une forme au service de l'amusement du lecteur.

If I had known you would have punished the poor Lad so severely, you should never have heard a particle of that matter. [...] You must soon open the Coach-Door yourself, or get a Sett of Mophrodites to wait upon you34.

23Ces dérapages, ces à-peu-près, sont la marque des auteurs qui veulent établir une connivence culturelle avec leurs lecteurs pour marquer une distance adéquate avec leurs personnages mal dégrossis.

Glissements, détournements et sens multiples

24Il est des dérapages volontaires comme celui de ce diplomate d'un pays peu démocratique à qui Madame Roosevelt avait demandé When did you last have an election ? et qui avait répondu, pas vraiment gêné : Before bleakfast35. Ou encore celui de Lady Asquith répondant à Jean Harlow lui demandant si dans « Margot » le « t » étaitsonore pour lui préciser : Yes, as in « Harlot ». Ensuite, il est des dérapages brumeux (mais ô combien révélateurs) qui expriment la séparation de l'individu avec lui-même, comme quand le Capitaine Haddock calembourre lorsqu'il est « parti », en plein estrangement36 éthylique. Et puis, il est des dérapages involontaires, comme celui de ce chef d'Etat d'Afrique anglophone remerciant la Reine d'Angleterre à la fin d'une réception pour son accueil chaleureux et l'invitant en Afrique avec ces mots : We shall retaliate37. Nous sommes alors chez Freud et, par exemple chez son homme aux rats. Les rats(Ratten)ont un rapport avec les traites (Raten), avec le joueur invétéré qu'était le père du patient (Spielratte), et avec le peu d'empressement du fils à se marier (Heiraten).

25Le calembour est une structure qui se meut autour d'un axe, dans la mesure où le sens second tourne autour du sens premier, l'englobe et le recouvre. Nous sommes dans la fonction poétique du langage : il y a en effet projection de l'axe de sélection vers l'axe de combinaison (Jacobson), de sorte que la similarité devient le processus constitutif de la séquence verbale. Le célèbre roman de John Braine Room at the Top offrait ainsi en deux mots un double système de rotation se fondant en un seul (une chambre dans un quartier de la ville s'appelant The Top et « Une place au soleil »). Shakespeare permet, dans les domaines scatologique et sexuel en particulier, des applications à n'en plus finir. Citons le potato-fingerde Troilus et Cressida : How the devil luxury, with his fat rump and potato-finger, tickles these together ! Fry, Lechery, fry !, (où le potato-finger, cousin du littlefinger38),signifie le pénis, et theserenvoie aux amoureux (Cresside et Diomède), le très subtil Hollandde Henry IV : The rest of thy low-countries have made a shift to eat up thy Holland, où Holland signifie « anus » (Hole Land), avec un calembour second sur countries39, ou encore l'extrême grivoiserie dont Hamlet use à l'encontre d'Ophélie dans la scène du théâtre :

Oph. You are keen, my lord, you are keen.
Ham. It would take you a groaning to take off my edge40.

26On a d'ailleurs pu lire dans la grossièreté des calembours du Prince danois un instinct de meurtre41. Ce qui n'a pas empêché certains de considérer que le goût du calembour chez Shakespeare dénotait une sexualité ambiguë42. Il faut dire que chez les Anglo-Saxons d'aujourd'hui, le pun est tenu pour une forme d'humour d'autant plus médiocre qu'ils y subodorent avec crainte de l'obscénité. D'une manière générale, cela dit, le jeu de mots obscène fait peur parce qu'il met à mal le caractère sacré des mots tabous, et ce, sous le couvert d'une innocence à peine feinte. Lorsqu'on écoute une histoire salace, on attend la chute et son ou ses fourletter words. Mais un jeu de mots obscènes (« Quel bel appât que la pie n'happa pas ») n'utilise pas franchement des mots obscènes. La prononciation ne bouge pas et c'est à la personne encodée qu'il revient de relier le sens tabou à la proposition innocente.

27Un jeu de mots, simple, double ou triple (qu'on pense au prodigieusement efficace slogan publicitaire Dubo, Dubon, Dubonnet) n'opère que si des sons débouchent sur des sens multiples à la condition que le récepteur soit attentif à la fois à l'euphonie et à la sémie. Il appréciera les calembours segmentés (les plus faciles à produire) : « l'abri côtier », « un vieillard mateur » ou en forme de suite : « La mère rit de son arrondissement » (Alphonse Allais), Incest is relatively boring. Il n'y a calembour que parce que les mots, avant de représenter les objets et les pensées, sont eux-mêmes des objets. C'est ce qu'aimait Flaubert dans le jeu de mots qui lui permettrait de s'arracher, selon Sartre, aux phrases toutes faites, aux lieux communs : « Je ne puis expliquer, dit Sartre, que par une obscure prescience, l'acharnement lourd et laborieux avec lequel, depuis l'enfance, il s'exerce aux calembours. » Ce qui plaisait à Flaubert dans nos vieilles langues usées, selon Sartre, « c'est qu'il y est encore possible de lire avec les yeux un certain message et, croyant le délivrer, d'en transmettre un autre oralement ». Le calembour, ajoutait Sartre, « nous fait découvrir le langage comme paradoxe (une absurdité pour nous mais un libre rapport de soi-à-soi) et c'est précisément sur ce paradoxe que Flaubert pressent qu'il faut fonder l'Art d'écrire43 ». Et ajouterions-nous, faire éclater toutes les frontières de la rhétorique, les plus mauvais jeux de mots étant les meilleurs (les Espagnols les plus pingres sont les Navarrois puisqu'ils vivent en Navarre, avait découvert Flaubert enfant) et permettant d'arriver – pour reprendre l'analyse d'un Flaubert qui ne connaissait pas Buster Keaton – au « comique extrême, le comique qui ne fait pas rire44 ». Comme quand Flaubert parle de « démocrasserie », que Julian Barnes adaptera fort joliment en democrappiness45.

28Cela dit, le jeu sur les mots doit être accouplé à un jeu sur la représentation, les jeux de mots les plus productifs étant engendrés par les mariages les plus harmonieux, toutes les grenouilles de bénitier n'étant pas des batraciens ! Lorsque dans le jardin du Paradis perdu de Milton, Eve se retrouve, aux yeux d'Adam, deflowered,elle est violée, mais aussi, au sens propre du terme, privée de fleurs. On trouvera un autre exemple moins dramatique de fleur et de femme-fleur dans Henri IV de Shakespeare. Catherine y est pour le roi un substitut à l'assaut réfréné contre les villes françaises. Si Harfleur est une city girdled with maiden walls (V, ii, 322) et devient la flower de luce (V, ii, 210), Catherine est une city turned into a maid,une vierge dans le circlede laquelle il n'hésiterait pas à conjure up the spirit of love (V, ii). La conquête des villes sera consommée comme le mariage : so the maid that stood in the way for my wish shall show me the way to my will (V, ii, 327-8). Les poètes captent ici des analogies, résolvent en un mot le conflit entre le banal et le tragique, quand d'autres, plus souvent, résoudront le conflit entre le banal et le comique, comme Coluche relevant ce qu'avait de scabreux, à eux tout seuls, des mots comme « concupiscent » ou « converge ». On comprend alors que le calembour soit sociologiquement plus intéressant et plus signifiant que le non-sens (nonsense). Un nonsensepulvérise un mot existant pour lui faire perdre son sens, ou bien prétend donner un sens à des sons ou des mots qui n'en ont aucun. Vers 1960 une chanson de variétés française avait pour titre et refrain « Abuglubu-abugluba ». L'ancien Congo belge accédant dans le sang à l'indépendance, un chansonnier transforma ce non-sens onomatopéïque en « Kasavubu et Lumumba ». À lui seul, cet exemple comico-dramatique tendait à prouver qu'un calembour n'est pas un acte grauit mais, à proprement parler, un mélange des genres, la preuve que notre vie est duale, qu'entre la raison et la déraison il n'y a pas de frontière, que notre conscience claire fonctionne parfois comme un rêve éveillé.

29Shakespeare branlait-il son dard ? Certains noms – communs ou propres – sont plus signifiants que d'autres. Valéry l'avait remarqué à propos de La Fontaine : « Peut-être ce nom même de La Fontaine a-t-il, dès notre enfance, attaché pour toujours à la figure imaginaire d'un poète je ne sais quel sens ambigu de fraîcheur et de profondeur [...]. De grands dieux naquirent d'un calembour46 [...]». Il n'est pas certain que les possesseurs d'un nom aiment qu'on joue avec leur patronyme. Un Gensane ne goûte pas forcément la gentiane, surtout celle qu'on produit en Corée à Fou-San. Il n'en reste pas moins que s'il y a calembour à partir des noms, c'est que d'abord, comme le dit l'expression, on se fait un nom : il est fort probable que le patronyme de la famille royale des Stuart vienne de Sty Ward (porcher), il est sûr que le peintre Hogarth s'appelait à l'origine Hoggart (hog = verrat). Quant au premier président de la République de Côte d'Ivoire, il s'appela « Houphouet » (détritus) pour des raisons métaphysiques et « Boigny » (bélier) pour des raisons sociétales. Le calembour jailli d'un patronyme crée donc un univers fini, rétréci, où l'arbitrarité du signe a vécu. Si je joue avec le nom « Giscard », celui du »"oui mais » à De Gaulle que Le Canard Enchaîné avait rebaptisé « Giscariote », est-ce que je cherche un vocable impérissable parce que je veux faire passer un jugement politique, ou est-ce que je veux cacher une pensée politique peut-être un peu nébuleuse ou approximative derrière un bon mot ? Guy Béart et Pétrarque ont ainsi tourné bien longtemps autour de « Laura », que le chanteur n'a jamais eue (« Laura, l'aura pas ») et que le poète n'a jamais nommée, sauf dans le titre, et, dans le texte, en jouant sur quantités de pseudo-anagrammes parce que dans l'amour courtois adultère on ne dit pas les choses telles qu'elles sont, mais telles qu'on les soupire.

30Lorsque Hamlet découvre que la personne qu'on enterre selon des rites tronqués n'est autre qu'Ophélie et qu'il s'exclame the fair Ophelia47 trouve-t-il belle ou pure celle à qui il conseillait précédemment de s'enfermer dans un couvent-bordel ? Bien des personnages de la tragédie shakespearienne ont des personnalités clivées dans un monde où les frontières de la morale, de la politique sont mouvantes. Le jeu de mots renforce de manière illogique le processus logique de la pensée. « Tout homme est mot-valise, qui doit pour prendre sens et, ce faisant, en reconnaître le non-sens, commencer par disjoindre ses constituants48 ». Le nunnery de Hamlet, oxymore à lui tout seul, relie des images normalement sans rapport et il les fond en une métaphore apparemment incohérente. La langue de l'énonciateur s'en trouve enrichie, voire poétisée, même si la conscience n'est pas forcément très claire49. Et lorsqu'il n'y a plus glissement progressif des sens mais franc dérapage, cela peut mener à la cacophonie, comme lorsque Lacan parle (alors que Bobby Lapointe l'eût chanté) « de ce qui perdure de perte pure à ce qui ne parie que du père au pire ».

Arbitrarité et absurde

31On connaît la version de Raymond Queneau de La cigale et la fourmi selon la méthode S + 7 : La cimaise et la fraction :

La cimaise ayant chaponné tout l'éternueur
se tuba for dépurative quand la bisaxée fut verdie :
par un sexué pétrographique morio de mouffette ou de verrat etc…

32La technique peut être rapprochée de celle de la chanson que chante, dans un Espéranto bien à lui, Charlie Chaplin dans Les Temps modernes. Nous ne sommes pas à proprement parler dans le calembour, mais dans une exploitation par l'absurde des révélations des potentialités de la langue, en direction du chaos quand cette langue est sur le point de se dissoudre. Cette circonvolution fait éclater l'arbitrarité du signe puisque, de même que « les fesses reculent » n'est pas plus illogique que « l'effet se recule », ou « les faits (“les fées” ?) se reculent », quelque chose de génétique en nous pourrait nous faire prendre une cimaise pour une cigale. Il est de toute façon à entendre dans cet exemple que dans un bon (et même dans un mauvais) calembour, l'impression de ressemblance et l'impression de différence se confondent, un peu comme le doux-amer ou comme la neige glacée qui brûle la main. Comme chez Groucho50 Marx, dans le calembour le réel raisonnable devient un irréel de la folie.

33L'horizon d'attente du jeu de mots est égale à l'infini ou à zéro, selon que l'on se satisfait du jeu par lui-même ou que l'on recherche un détournement des mots et du sens franchement spirituel. Pour atteindre l'authenticité, a dit Sartre, il faut que quelque chose craque. Ainsi, pour retrouver l'authenticité de phrases toutes faites, solidifiées par un trop long et massif usage, peut-on prendre un cliché à sa source et, par une légère fêlure, lui redonner son sens par une resémantisation biaisée : on pense aux verres cassés dans les cantines qu'accompagnait un « Duralex, c'est de l'ex », ou à In His Own Write et au Spaniard in the Works de John Lennon51.

34Le calembour est matière à réflexions très sérieuses puisqu'il questionne les formes et le rôle du langage. Lorsque Coluche avance que « les hommes politiques trahissent des émotions » ou que Monsieur Lecanuet fut « premier dans un concours de circonstances », le jeu de mots est chargé de subversion, puisque le discours est brisé en étant pris pour ce qu'il est. Selon Pierre Guiraud, « une des formes cocasses du calembour consiste à bloquer le sens figuré en prenant l'expression au pied de la lettre (elle prend une éponge et s'efface52) ». « Le ludant » ajoute Guiraud, est le texte tel qu'il est donné (celui qui joue) et le « ludé » le texte latent (sur lequel on joue). [...] Dans la mesure ou le « ludant » est un terme inattendu et le « ludé » attendu, l'effet de surprise sera d'autant plus grand que le premier est plus normal et le second plus insolite ; par exemple recevoir quelqu'un avec des daims est assez surprenant. [...] Définir l'amour comme une, forme alitée à remplir ou une formalité à remplir (ludant et ludé sont ici parallèles et interchangeables), c'est proférer une banalité sous le couvert d'une obscénité ou, l'obscénité dûment exprimée, feindre un malentendu53.

35Un bon calembour fait rire puis réfléchir. Le drôle devient profond, l'insolite devient normal. Country Matters dans Hamlet révèle la maîtrise de l'auteur, une grande connaissance de son public, sa conscience de l'existence du sur-texte. Lorsque Hamlet crie à Ophélie : Get thee to a nunnery, il y a certes calembour, mais le personnage et son auteur ont cessé de jouer, ont retrouvé la dénotation qui est, comme le disait Barthes, « la dernière des connotations54 », pour signifier d'une manière différente et non arbitraire ce qu'ils avaient à dire. Lorsqu'en revanche je dis qu'un Monsieur Lenfant est orphelin, je reste à la surface du langage, même si j'ai atteint l'objectif d'espièglerie que je m'étais fixé. Je me maintiens au niveau du sous-texte dans la mesure où je n'ai pas élargi le champ de communication et où la littérarité de mon discours est quasi nulle. Si je transforme gratuitement « Giscard » en Giscariote,mon propos signifie par lui-même, mais je ne joue que sur le langage, dont je malmène la chaîne syntagmatique. Mais si je qualifie le ministre des finances des années soixante de Giscariote parce qu'il a appelé à s'abstenir lors d'un référendum perdu par De Gaulle, j'inscris le jeu de mots, qui n'a rien perdu de sa force, dans le champ politique et culturel. Je fais donc coup double, puisque je fais rire aux dépens de la victime en dénotant et connotant la traîtrise du « cactus ».

Au-delà du calembour : du vent55 ?

36On se permettra d'établir une passerelle entre les faiseurs de calembours et le pétomane de la Belle Époque. On peut en effet considérer que la pétomanie, c'est le calembour poussé à son paroxysme, le contrepet étant une forme qui s'arrêterait à mi-chemin. Il y a d'une part mise en question du goût (bon ou mauvais), de la culture, des institutions, mais nous sommes également en présence d'une mise à nu de l'apparente évidence du langage. Les plus grands auteurs ont parfois succombé aux vertiges de la scatologie calembourdière, tel Corneille qui, dans un de ses poèmes, parle d'« incaguer les beautés56 » et dont chaque élève de seconde connaît le célèbre acrostiche SALECUL d'Horace57. Lorsque Coluche se moquait des slogans des manifestations gauchistes des années soixante-dix et qu'il transformait : « À bas la répression, les manifestations policières ! », en « À bas les boutons pressions, vive les fermetures éclair ! », il y avait mise en question des institutions, des comportements sociaux à travers le langage. Mais ces cris se perdaient dans des éclats de rire ou dans l'azur !

37La parole du calembour fait éclater la frontière entre décrire et dire. Aussitôt, et parle miracle de l'approximation, les sens évidents et premiers sont détournés car ils sont dans le même mouvement éclairés et dévoyés. Le dérèglement peut déboucher sur une déréglementation en ce que la parole n'est plus réglée, mais aussi dans la mesure où elle est à la fois la cause et la conséquence d'un rapport au langage sans règles, sans foi, sans lois. Nous sommes aujourd'hui dans une ère de médiatisation obligatoire, à une époque où il faut penser, parler et réagir le plus rapido possible. Il n'y a plus de discours public sans urgence histrionique, sans mépris pour l'approfondissement, sans rélégation aux oubliettes de l'histoire du substrat culturel, sans appel – entre autres parle calembour – aux tendances simplificatrices et démagogiques d'un homo civicus et economicus complètement emprisonné dans la langue des moyens de communication de masse. Insulte raciste, expression à cru de la violence de l'inconscient, le « Durafour crématoire » était aussi un crime contre la pensée lorsque c'est l'Autre anti-sémite qui parle, non pas contre le locuteur, mais en lui58. À gauche, un journal comme Libération, qui ne s'est jamais tout à fait remis d'une certaine décontraction post-soixante-huitarde, hésite entre la désinvolture de ses calembours de première page et la respectabilité auto-légitimante d'un regard approfondi sur les choses. De Le Pen à July, l'utilisation médiatico-politique du calembour marque la volonté d'inclure tout dans tout, et vice-versa,est la preuve que tout se vaut et qu'un bon mot qui passe la rampe vaut mieux qu'une réflexion qui prend son temps, Lacan (tonade59 ?) est assurément en partie responsable de la légitimation de l'utilisation intempes­tive des calembours et, partant, de l'à-peu-près, d'une dérégulation quasi organisée de la syntaxe et de l'orthographe dans les média en général et dans la publicité en particulier. Les décideurs, les confisqueurs de paroles nous le disent : la vie ne vaut d'être vécue qu'au niveau de la blague. Mais alors, la France est « gagnée par l'insignifiance60 ».

38Dans une lettre à son professeur Georges Izambard, Rimbaud prévenait : « C'est faux de dire : Je pense. On devrait dire : On me pense. – Pardon du jeu de mots61. » On passera pour cette fois sur la première partie de la proposition, sur l'aliénation par décentrement du sujet. Par son allusion au jeu de mots, Rimbaud signifiait non seulement que tout passe par le langage, mais que tout est dans le langage. Les mots ne nous appartiennent pas, parce que nous leur appartenons. On se demandera alors si le « dérèglement » qu'évoquait le poète n'est pas cet instant profondément mystérieux où le dit peut disjoncter du pensé, parce que l'énonciateur ne souhaite plus que la pensée puisse être identifiée à son moi.

Notes

1 Prose Works, ed, Herbert Davis, Oxford, 1957, vol. 4, p. 205-6.

2 The Writing Beatle, New York, 1967, p. 24.

3  Voir Umberto Eco, La guerre du faux, Paris, Grasset, 1985, p. 23.

4  L'abus, aujourd'hui, du mot « ghetto » atteste la coupure de l'individu et de la collectivité par rapport à leur culture et à l'histoire.

5  U Leek = poireau, Leak = fuite.mbert Eco, op. cit., p. 12.

6  Gustave Lanson, L'art de laprose, p. 32. Dans Dictionnaire philosophique, Voltaire qualifie le calembour de «la pire espèce du faux bel esprit». Selon Pierre Guiraud, le mot "calembour" viendrait de caller (bavarder) et bourder (dire des blagues). Voir Les jeux de mots, Paris, P.U.F., "Que Sais-je ?", 1976, p. 121. Pun apparaît dans l'Oxford English Dictionary en 1960. Son origine est inconnue. Le mot vient peut-être de topound, avec l'idée que les mots sont battus, que le sémantisme est écrasé, ou alors de punto, "pointe", ce trait cher aux pitres.

7  Le Rire, Paris, P.U.F., 1975, p. 92 (première publication : 1900).

8  Tristes Tropiques, Paris, U.G.E., 1955, p. 37.

9  Ce que Jean Jacques Lecercle appelle The remainder in The Violence of Language, Londres, Routledge 1991.

10  Si t'es gai, ris donc ! Paris, Julliard, 1963, p. 21.

11  5 juin 1968.

12  Charles Baudelaire, Curiosités esthétiques, Paris, Garnier, 1962, p. 263.

13  Un des aspects fondamentaux de l'œuvre de Bosch tient dans un considérable travail de retournement. Pour ne prendre qu'un exemple, à la limite mineur, on pourra considérer le démon, personnage direct de son Saint Jean de Patmos. Son sexe est une queue écaillée (on peut naturellement jouer sur le mot "queue" en flamand comme en français). Cet horrible appendice, sexe clos sur lui-même, privé pour toujours de l'étreinte, exprime la condition oxymoronique du démon solitaire (sûrement pas démoniaque) et impuissant, et traduit, au niveau du discours, la confusion tragique que le mal introduit dans le langage.

14  Lire à ce sujet C. Gaignebet, (et al.), Art profane et religionpopulaire au Moyen Age, Paris, PUF, 1985 (2e chapitre).

15  L'argot, Paris, PUF, 1956, p. 50.

16  B. Rodgers, The Queen's Vernacular, San Francisco, Straight Arrows, 1972, p. 29.

17  Leek= poireau. Leak= fuite.

18  M. Yagucllo, Alice au pays du langage, Paris, Le Seuil, 1981, p. 141.

19  Fiction et diction, Paris, Le Seuil, 1991. On peut également jouers sur con et con, chat et chat, rot et rot (« pourrir » en anglais, « rouge » en allemand). On pourra aussi aller chercher en Afrique keur (prononcé « cœur ») qui signifie « maison » en wolof et qui, étrangement, ressemble euphoniquement au ker des Bretons ! Signalons également une approximation troublante : to kowtow, verbe d'origine chinoise, signifie "courber l'échiné", et akoto signifie "à genoux" en baoulé, langue du groupe Akan. Enfin, dans le dialecte bavarois, jouer allegro vivace implique pour les musiciens en herbes qu'ils ne doivent pas taper sur leurs instruments comme s'ils leur donnaient des claques (wie Watsche).

20  Voir L.J. Calvet, Roland Barthes, Paris, Flammarion, 1990.

21  Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Le Seuil, 1975, p. 76. On sait que des moqueurs parleront d'«angulage de mouches» pour qualifier certains méandres de la démarche barthésienne.

22  « Art as Technique », in ed. L.T. Lemon and M. J. Reis, Russian Formalist Criticism, Lincoln, University of Nebraska Press, 1965.

23  Ce fou triste (Saddam Hussein) m'a pris mon papa.

24  Cité par E.P.Thompson, TheMaking of the English Workin Class, Harmondsworth: Penguin, 1968, p. 733.

25  Bâtons, chiffres et lettres, Paris, Gallimard, 1965, p. 69.

26  Dans trompinette, il y a « trompe », « pine », « trompette » et « trombine ».

27  F. de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, 1967, p.102.

28  Pierre Guiraud, Les jeux de mots, éd. cit., p. 41.

29  Aini de Jules Romain, Pierre Brisset (1837-1923) est l'auteur de La Grammaire logique, Paris, Tchou, 1970. Bien sûr, la quête étymologique ne rapporte pas toujours les fruits souhaités. L'étymologie naît parfois de faux indices. Umberto Eco rappelle qu'orchis signifiait en Grec testicule ... In Les limites de l'interprétation, Paris, Grasset, 1992, p. 108.

30  Roland Barthes par Roland Barthes, éd. cit., p. 88.

31  Le texte du désir, Petit-Rœulx, Cistre, 1984 (chapitre 4).

32  En revanche, beaucoup plus cruel était le fait d'appeler, dans l'entre deux-guerres, le père de l'ancien Président de la République Monsieur de Puipeu, lui qui venait de relever le nom de la famille d'Estaing.

33  Le rire, Paris, PUF, 1975, p. 92 (première publication : 1900). En revanche, dans le contrepet, l'art de décaler les sons et peut-être aussi, ajouterions-nous, d'inoculer les encens, la langue fourche dans les deux sens du terme.

34  Joseph Andrews, Londres, OUP, 1966, p. 37. En italique dans le texte.

35  In J. Crosbie, Crosbie's Dictionary of Puns,New York, Harmony, 1977

36  Stendhal aurait parlé d’« 'étranglement » éthylique, vocable tombé en désuétude mais qui aurait permis un autre jeu de mots.

37  Ce qui fait évidemment penser à la blague bien connue : au dînerofficiel donné à l'ambassade d'Allemagne, le Général Amin Dada a mangé un hamburger, deux frankfurters et un jeune homme de Heidelberg ...

38  Ce fingera fait l'objet d'innombrables plaisanteries de collégiens, comme dans la chanson des Beatles Penny Lane : a fish and finger pie.

39  Eric Partridge, Shakespeare's Bawdy,Londres, Routledge and Kegan Paul 1968, édition augmentée, p. 121 et 165.

40  Hamlet, HI, ii, 259-260.

41  Margaret Ferguson, « Hamlet: letters and spirits», in Shakespeare and the Question of Theory, ed. Patricia Parker et Geoffrey Hartman, Londres, 1985, p. 292.

42  « Many of us wish the Bard has been more manly in his literary habits»  (William Empson, Seven Types of Ambiguity,Londres, Harmondsworth, 1973, p. 110).

43  L'idiot de la famille, Paris, Gallimard, 1971, tome 3, p. 1973-5. Pour des raisons médiocres, Sartre a fait l'objet d'innombrables piques de la part des faiseurs de calembours : ainsi, pendant la deuxième guerre mondiale, la presse collaborationniste titra « L'épate des mouches », lorsqu'il fit jouer sa fameuse pièce parce qu'elle retenait qu'il voulait choquer les bourgeois (in Témoins de Sartre, Volume H, Les Temps Modernes, n° 531 -3), tandis que le Sartre très diminué de la fin des années soixante-dix dut supporter des plaisanteries du style « de Beauvoir en bavoir ».

44  Gustave Flaubert, Correspondance, Paris, Conard (sic), 1926, tome 2, p. 407. Autre sic : le nom du procureur ayant requis contre Madame Bovary : Ernest Pinard.

45  Flaubert's Parrot,Londres, Jonathan Cape, 1984. Happiness = bonheur ; crap = saloperie.

46  Variétés I, Paris, Gallimard, 1924, p. 53.

47  V, I, 265.

48  Jean Paris, « L'agonie du signe », Change, 11, 1972, p. 167.

49  Nous suivons ici l'analyse de Kenneth Muir, "The Uncomic Pun", Cambridge Journal, 3, 1950, p. 473 à 485.

50  « Groucho » est un calembour mot-valise constitué par grouchy(ronchon) et « gaucho ».

51  Publiés en 1964 et 1965, réunis en 1967 par Signet Book (New York). Traduit en français par Chrisliane Rochefort sous le titre En flagrant délire. Ces deux petits chefs-d'œuvre sont une mine de calembours. Lennon procède soit par approximation (Trade Onions, Lastly but not pries), substitutions (Harrassed Wilsod), additions (Labouring Partly),fausses éty- mologies où il fait dire à des noms propres ce que peut-être ils ne faisaient que suggérer (Harrassed Me Million, Priceless Margarine) ou encore par création de pseudo-langues étrangères à partir de jeux de mots sur des noms propres (Prevalent Ze Gaulé). Le but final étant de dénoncer le discours de l'idéologie dominante en faisant éclater la langue (Jésus El Pifco was a foreigner and he knew it. He had immigrateful from his little white slum in Barcelover a good thirsty year ago [...]).

52  Les jeux de mots, éd. cit, p. 11.

53  Ibid,p. 105-7.

54  S/Z, Paris, Le Seuil, 1970, p. 16.

55  Rappelons que le mot « zéro » vient d'un mot arabe signifiant « le vent ».

56  In Poésies diverses, cité par François Vergnaud in Hyppolyte Wouters (et al.), Molière ou l'auteur imaginaire, Bruxelles, Éditions Complexes, 1990.

57  Cet acrostiche (qui n'est pas le seul dans son genre) se situe dans la scène 3 de l'Acte II : « S'attacher au combat (sic) contre un autre soi-même/ Attaquer un parti qui prend pour défenseur/ Le frère d'une femme et l'amant d'une sœur,/ Et rompant tous ces nœuds (sic), s'armer pour la patrie/ Contre un sang qu'on voudroit racheter de sa vie,/ Une telle vertu n'appartenoit qu'à nous ;/ L'éclat de son grand nom lui fait peu de jaloux. »

58  Voir Gérard Miller, « L'infamie-réflexe », Libération, 5 septembre 1988.

59  Bertrand Poirot-Delpech, Le Monde, 25/9/91.

60  A. J. Greimas, Le Monde, 22/10/91.

61  13 mai 1871.

Pour citer ce document

Par Bernard GENSANE, «Politique du calembour», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Revue papier (Archives 1993-2001), De la brièveté en littérature, mis à jour le : 28/05/2013, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=101.