Jacques Henri Lartigue, La vitesse et l'instantané

Par Marion Perceval
Publication en ligne le 22 novembre 2022

Résumé

Jacques Henri Lartigue (1894-1986) is well-known as the presidential photographer of Valery Giscard d’Estaing, a codified and posed picture taken in 1974, but became famous ten years before in 1963 thanks to an exhibition in the Museum of Modern Art of New York. John Szarkowski, the curator, presented him as the archetypal amateur of the “Belle Epoque”. His photographs, particularly the representation of speed, became the symbol of the birth of visual modernity, represented by Henri Cartier-Bresson. From this time, Lartigue would dig in his own archives, create and re-create his work to become an amateur again.

Si Jacques Henri Lartigue (1894-1986) est connu pour une photographie en couleurs codifiée et posée, celle présidentielle de Valéry Giscard d’Estaing en 1974, il devient célèbre en 1963 grâce à une exposition monographique au Museum of Modern Art de New York. Le conservateur du musée, John Szarkowski, le présente comme l’archétype du photographe amateur de la Belle Epoque dont la représentation de la vitesse serait le symbole, à l’origine de la modernité photographique incarnée par Henri Cartier-Bresson. Dès lors, Lartigue n’aura de cesse d’explorer ses propres archives, de créer et recréer des œuvres destinées à embrasser ce nouveau statut.

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Texte intégral

1En 1974, Valéry Giscard d’Estaing demande à Jacques Henri Lartigue de réaliser son portrait officiel (figure 1). Le photographe, alors au sommet de sa gloire, accepte volontiers malgré la surprise.

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Figure 1. Page 134 de l’Album de 1974 présentant la photographie officielle de Valéry Giscard d’Estaing commentée par Lartigue « abîmée par la retouche ».

Photographie J. H. Lartigue © Ministère de la Culture (France), MPP-AAJHL

[…] le téléphone sonne. Quelques instants plus tard, Florette revient, l'air perplexe : on lui a dit que le président voulait me parler… Le président ? Quel président ? Le président de quoi ? Le président de la République française. Nous pensons à une blague, mais à tout hasard, j'y vais. Et on me passe Valéry Giscard d'Estaing qui me demande de faire la photo officielle de son septennat… Un peu décontenancé, je lui réponds que c'est impossible, que je ne sais pas faire ce genre de chose, et que mes photos n'ont rien à voir avec le genre « photo officielle ». Justement, affirme-t-il, c'est ce qu'il veut1.

2Lartigue n’est pas habitué à une esthétique si codifiée. Pourtant, le photographe tente de répondre de façon originale en faisant poser Giscard d’Estaing devant un drapeau en mouvement, en adéquation avec cette commande particulière d’un Président au discours prônant le dynamisme et la proximité avec ses électeurs. A la grande déception du photographe, le service communication retouche tellement l’image que l’effet de mouvement est gommé.

3Né en 1894, entouré autant de photographes amateurs (son père et le secrétaire de celui-ci) que des stimuli visuels que représentent les magazines illustrés de l’époque, Jacques Henri Lartigue commence très tôt la photographie (certainement vers dix ans). L’aisance financière de la famille en fait un exemple représentatif du photographe amateur d’avant la Première guerre mondiale, influencé par son environnement.

4Lartigue témoigne et enregistre visuellement les nouveaux moyens de transport encore à l’essai, des cascades à vélo ou des tentatives d’envol (des premiers aviateurs autant que de son frère, Maurice). Parallèlement à la photographie, il peint et dessine, entremêlant souvent les pratiques. D’abord reconnu comme peintre, il est définitivement célébré comme photographe en 1963, grâce à une exposition personnelle au Museum of Modern Art de New York.

5En 1979, de peur de voir son œuvre dispersée, il donne à l’Etat des albums personnels (aujourd’hui reliés en 126 volumes), les négatifs et positifs directs à l’origine d’une grande partie des œuvres collées dans ses albums, les manuscrits de son journal (récit autobiographique qui sera publié en trois tomes dans les années 70), des tirages et des dessins. Depuis 2018, le fonds est affecté à la Médiathèque de l’architecture et du patrimoine (sur ses deux sites, à Charenton-le-Pont et au Fort de Saint-Cyr) qui, en relation constante avec la Donation, le conserve, le diffuse et le met en valeur.

1. Une esthétique de la vitesse

6Entre ces quelques dates clefs, trois grands moments marquent la découverte de l'œuvre du photographe. Le premier contact avec le grand public date de 1954. Ses premières photographies tirées de ses archives sont diffusées par Albert Plécy dans sa rubrique « Le Salon de Photographie », du magazine Point de vue, Images du monde. Plécy pointe dans son avant-propos le sens de la collection développée par Lartigue : « Sa première photo est de 1904, et, depuis, il a pris chaque année, deux albums d’images constituant ainsi de véritables archives photographiques de son temps »2. Comme un conteur d’histoires du passé, Lartigue agrémente ses photographies de légendes manuscrites détaillées, souvent fantaisistes - comme si à cette époque ses images ne suffisaient pas.

7Le photographe bâtit sa réputation sur des instantanés du début du XXe siècle. Il les montre en 1962 à Charles Rado de l’agence Rapho, qui les montre lui-même à John Szarkowski, alors conservateur au Museum of Modern Art de New York, lequel déclare Lartigue « père de Cartier-Bresson ». A la notion d'instantanés s'adjoignent celles de représentation de la vitesse et d’images instinctives.

8La désormais célèbre injonction d’ « instant décisif », créée par Cartier-Bresson pour qualifier son œuvre, désigne dès lors celle de Lartigue. Mais pour ce dernier, la prise de vue « sur le vif » serait l’expression d’une maîtrise et d’une connaissance irréfléchie du photographe. La photographie ne serait alors qu’une simple technique d’extraction innée du réel sans rapport avec l'œil de l’artiste ni avec quelque travail a posteriori : tirage, recadrage, réflexion sur l’image seraient inexistants, et la photographie dépendrait de la chance du photographe : se trouver au bon endroit au bon moment3.

a. La vitesse de l’amateur

9La vitesse accompagne largement les évolutions techniques et technologiques qui se mettent en place en cette fin de XIXe siècle-début XXe. La famille Lartigue est à la fois partie prenante et témoin des expérimentations et découvertes.

10Les biographes de Lartigue ont pour habitude de dire qu’il était trop jeune pour y participer, il paraît plus exact de dire qu’il s’agit davantage d’un positionnement dans le monde, celui de témoin actif, légèrement en retrait mais toujours observateur. Il documente les constructions et inventions familiales en les photographiant en s'inspirant de la presse de sports et loisirs dont La vie en plein-air, friande de ces aventures, représente l’archétype.

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Si les possibilités offertes par la technique du début du XXe permettent en théorie une rapidité d’exécution et la prise de vue en mouvement et du mouvement, Lartigue opère avec une chambre 13X18. Celle-ci est lourde et peu maniable, la pose de ses modèles est nécessaire. Les images de cette période (autour de 1904) sont particulièrement statiques : ce sont pour l’essentiel des portraits.

12Sur une page de l’Album de 1902, il montre une image qu’il considère souvent comme sa première photographie, un double portrait de ses parents réalisé sur les conseils de son père (figure 2).

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Figure 2. L’une des premières photographies réalisées par Jacques Henri Lartigue, représentant ses parents, 1902.

Photographie J. H. Lartigue © Ministère de la Culture (France), MPP-AAJHL

13Au fil des années, son père lui offre des appareils plus maniables et rapides, lui permettant de faire évoluer ses prises de vue. Ses multiples inspirations lui viennent non seulement des illustrations de journaux mais aussi des images réalisées par son père, Henri Lartigue et le secrétaire de ce dernier, Victor Folletête. Il apprend à utiliser la capacité maximale de la technique, une émulsion ultra-sensible, un temps de pose court : la réussite de l’image est liée à une conjonction de faits techniques, et d’un peu de hasard aussi.

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Figure 3. Madeleine van Weers, surnommée Bichonnade, 40 rue Cortambert, Paris, 1905

Photographie J. H. Lartigue © Ministère de la Culture (France), MPP-AAJHL

14« Bichonnade », surnom de Madeleine van Weers, l’une des cousines de Lartigue, semble arrêtée en plein vol, la vitesse est symbolisée ici, de façon visuellement contradictoire, par l’image statique d’un mouvement en pleine action (figure 3).

15L'œuvre, légendée par son auteur dans l’album de 1905 « Bichonnade aussi saute pour mes instantanés » est une sorte d’archétype de la pratique amateur d’avant la Première guerre mondiale, du jeu photographique, étudié par Clément Chéroux4.

16Au fil des albums et des années, les mêmes thématiques sont abordées. Des dizaines, des centaines de photographies de saut sont réalisées, tirées, collées (donc choisies par leur auteur) dans les albums. Les sauts, les automobiles, les constructions et inventions familiales sont des sujets récurrents. Chaque essai lui permet d’améliorer la prise de vue précédente, de maîtriser un peu plus la suivante. Toutes ces photographies font partie de son apprentissage, permettant la mise en place de son langage visuel.

b. Le flou

17Cependant, si la photographie précédente est esthétiquement acceptable, une autre prise représentant une autre cousine, Marthe van Weers, surnommée Bouboutte est floue (figure 4).

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Figure 4. Cette photographie de 1908 a été réalisée, d’après ses informations, avec un appareil Bloc-Note Gaumont, sur un format de négatif 4,5X6 cm.

Photographie J. H. Lartigue © Ministère de la Culture (France), MPP-AAJHL

18La photographie professionnelle de l’époque véhicule une esthétique maîtrisant lumière et pose. Le flou n’est, ici, ni volontaire, ni recherché, mais il est assumé des années plus tard. Visuellement, il représente à la fois la technique parfois aléatoire de l’amateur mais aussi la rapidité et le mouvement du modèle. Loin d’être un flou artistique, il s’agit d’un flou de bougé.

19Alors qu’elle ne correspond pas aux canons de l’époque, Lartigue l’a choisie pour intégrer son « autobiographie visuelle », ainsi qu’il nomme ses Albums participant pleinement à l’histoire contée par le photographe.

20Ces albums « autobiographiques » seront l'œuvre d’une vie. Probablement initiés vers 1910, il va intégralement les remanier, les reconstituer à partir de 1972 pour se recréer une vie rêvée. D’un objet traditionnel de la pratique amateur qui met en scène la famille, Lartigue va faire une œuvre d’art, en créant une fiction de son quotidien. Pour cela, les sources dont il va se servir sont multiples : ses images photographiques, ses agendas, ses journaux et mémoires. À tout cela il ajoute des légendes et accomplit un véritable travail : la relecture intégrale de sa vie. Présenté en 1963 comme l’amateur emblématique du début du XXe siècle – qu’il n’est plus depuis plusieurs décennies – , le photographe, par le choix des images de ses albums, accentue ce positionnement en puisant dans ses œuvres de jeunesse dans lesquelles la représentation de la vitesse devient fondamentale.

21Si Lartigue est un amateur au moment de la prise de vue de Marthe van Weers sautant du mur, les photographies que l’on connaît de lui doivent être vues comme des re-constructions. Il retravaille les tirages anciens qu’il colle dans ses Albums dans les années 1970. Cette nouvelle lecture de l’image aboutit à une situation antagoniste. Cette photographie qui ne correspondait pas au goût de 1908 devient l’archétype d’une production amateur du début XXe siècle en 1963. Vu avec nos yeux contemporains et l’évolution de l’histoire de l’art du XXe siècle, ce flou du mouvement arrêté est devenu artistique, donc acceptable.

c. Vitesse et modernité photographique

22Comme le rappelle Dominique Kalifa dans La véritable histoire de la Belle Époque, « les années 1950, tout aux prémices de la révolution sexuelle, s’extasient devant les corsets, les jupons, les bottines5. » Les quatorze années qui précèdent la guerre entre 1900 et 1914, et leur prétendue insouciance séduisent le grand public. Les photographies de Lartigue s'intègrent parfaitement dans cette fascination. Et Plécy parle d’une collection « d’archives personnelles », de l’importance de l’accumulation de documents, en aucun cas d’œuvre d’art.

23Cependant, moins de dix ans plus tard, John Szarkowski construit un discours sur l’œuvre du photographe.

He saw the momentary, never to be repeated images created by the accidents of overlapping shapes, and shapes interrupted by the pictures edges. This is the essence of modern photographic seeing : to see not objects but their projected images6.

24Cet extrait du catalogue, destiné à servir la vision de la photographie de Szarkowski, transforme Lartigue en enfant prodige, en amateur idéal, en père de la photographie instantanée et moderne, précurseur de Cartier-Bresson. Le conservateur semble oublier le travail post-prise de vue pour ne chanter que la facilité d’une vision photographique. Par ailleurs, dans les années 1960 américaines, le flou, le bougé, l’imperfection associée à la pratique amateur du début du XXe siècle semblent désormais acceptables. C’est dans ce nouveau contexte que le photographe élabore un discours collant aux attentes des spectateurs et des institutions.

25L’artiste puise dans ses archives qu’il classe, et se transforme en véritable « agence photographique », usant de différents artifices esthétiques - notamment le cadrage et le recadrage - pour accentuer son propos et affirmer une position de photographe amateur qu’il n’est pourtant plus depuis longtemps. Il souligne la dimension instantanée de la prise de vue, le sentiment de rapidité du sujet et l’illusion du mouvement grâce au cadrage. Si ce travail est particulièrement difficile à dater, les traces de feutres ou de crayons bic sur des tirages contacts attestent de son caractère postérieur à la prise de vue (figure 5).

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Figure 5. Tirage réalisé peu après la prise de vue en 1914 retravaillé tardivement au feutre pour réaliser deux cadrages qui chacun accentuent différents effets.

Photographie J. H. Lartigue © Ministère de la Culture (France), MPP-AAJHL

26Pour donner le sentiment d’être resté un amateur, tel qu’il est perçu en 1963, Lartigue élabore un discours approprié et accentue certaines caractéristiques esthétiques qui lui sont associées, sur ses œuvres en noir et blanc, d’ores et déjà instantanées, mais aussi sur celles en couleurs. Il assume l’accident visuel témoignant d’une maîtrise relative de la technique, il diffuse les photographies répétant à l’envie les motifs spécifiques tels que les sauts et il utilise la photographie comme une mémoire familiale visuelle.

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Les légendes qu’il y ajoute, imitant celles des albums de famille, offrent au feuilleteur ce sentiment de proximité. Feuilleter ses albums reviendrait à regarder un ensemble de photographies témoignant de la vie, légère et sans aléas apparents, d’un homme fortuné évoluant auprès d’artistes célèbres. Tout au long de ses albums, il réinvestit les événements de sa vie pour mieux s’arranger avec le réel.

28Le travail de réinterprétation de son œuvre est particulièrement flagrant sur ses autochromes7. Alors qu’ils avaient été oubliés pendant près de cinquante années, Lartigue commence à les diffuser de nouveau au début des années 1970.

29Avec l’autochrome, Lartigue adopte la couleur mais perd la rapidité de la prise de vue. L’autochrome est l’apprentissage de la frustration en quelque sorte. Ces images sont d’abord connues du grand public par des tirages ou une diffusion dans la presse. Compte-tenu du temps de pose, il remplace l’instantané par la réflexion, le témoignage de l’instant par la mise en place (mise en espace) et la pose (figures 6 et 7).

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Figure 6. Stéréo-autochrome représentant Simone Roussel dans le sens de lecture originel, 1913

Photographie J. H. Lartigue © Ministère de la Culture (France), MPP-AAJHL

30Si l’on suit le sens de lecture original de « Simone Roussel sur le bob à deux roues », le personnage conduit son engin à roues de droite à gauche. Certes, elle n’est pas floue, mais elle ne donne pas le sentiment de se déplacer à l’instar des photographies en noir et blanc des mêmes années.

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Figure 7. La même autochrome recadrée et tirée dans les années 1970. Le recadrage permet de lui redonner l’impression d’instantané.

Photographie J. H. Lartigue © Ministère de la Culture (France), MPP-AAJHL

31Au moment de la prise de vue (probablement 1913), on ne peut pas réaliser de tirages d’après les autochromes, le travail de recadrage ne peut être daté que des années 70, moment où il fait réaliser les tirages pour les coller dans les albums.

32Lartigue décide de ne montrer qu’une des deux vues de la stéréo, de retourner l’image et de basculer le sol, donnant ainsi l’impression que Simone Roussel dévale la pente. Il remplace la réalité de la prise de vue par le sentiment du mouvement et de la vitesse. Il reconstitue artificiellement cet « instant décisif ». Il fera de même avec ses instantanés en noir et blanc, accentuant toujours plus cette idée de la vitesse et d’effet du mouvement.

33En posant un regard rétrospectif sur son œuvre, Lartigue affirme ce positionnement d’amateur photographe qui, bien qu’artificiel, lui permet d’obtenir la reconnaissance qu’il désirait en tant que peintre. Il laisse ainsi à penser que la photographie qu’il pratique dépend uniquement de la chance, celle d’être au bon endroit, au bon moment. Pourtant, la réalisation de ses 120 000 négatifs et diapositives, de ses 14 000 pages d’albums n’est pas le fruit du hasard. Le terme d’illusionniste devient essentiel pour qualifier son travail. En offrant une nouvelle lecture à ses photographies anciennes, il leur permet d’accéder à un nouveau statut.

2. Du témoignage à l’œuvre d’art

34Avec Jacques Henri Lartigue, la question de la représentation de la vitesse est intrinsèquement liée à celle du statut de l’artiste et du statut de l’image, jouant sur les notions de réel et de fiction. Identifiée à tort comme celle d’un amateur, son œuvre la plus aboutie est très certainement la réinterprétation d’un objet issu de la pratique photographique amateur, l’album. Loin d’être un simple ensemble d’images chronologiques, un « book » ou des planches contacts classées, Lartigue pose son œil d’artiste sur les photographies qu’il met en scène et en espace.

a. L’Album de l’amateur ou la parfaite illusion

35Il crée un ou plusieurs volumes par année, utilisant ses images ou celles d’autres pour raconter une histoire, son autobiographie visuelle. En réinvestissant le réel supposé de la photographie, il propose au « regardeur8 » une vie idéale, gommée des scories et des drames, s’extirpant ainsi du monde et de la « grande histoire », se jouant des dates et des faits. On pourrait dire de lui ici qu’il se fait « feuilleteur » à l’instar du schéma inventé par Marcel Duchamp pour qualifier le spectateur d’une œuvre.

36Malgré le nombre important de documents conservés, le mystère entoure la création de ses albums. Les véritables certitudes viennent de l’observation de ces objets sculpturaux (fermés ils mesurent en moyenne 50x65 cm et une quinzaine de centimètres d’épaisseur), au nombre de 126 volumes reliés. Les feuillets sont composites, de couleurs différentes, de qualités et d’époques diverses, certains sont marqués par des traces de colle, autant de signes que ces albums ne sont pas l'œuvre présentée comme débutée dans les années 1910. Suite au succès de Diary of a Century, ouvrage réalisé par Richard Avedon et Bea Feitler, paru en 1970, Lartigue va compléter et remanier considérablement les planches existantes mais d’un moindre format, composées de ses photographies commentées, pour en faire celles que nous connaissons aujourd’hui.

37Ce travail de longue haleine, mené par un homme de quatre-vingts ans réinvestissant le réel et offrant à ses photographies une nouvelle lecture, aboutira à son œuvre la plus complexe et complète, donnant l’illusion d’une vie idéale. Pour ce faire, ses photographies deviennent sa matière première. Classés par périodes, ses négatifs, associés à ses journaux qu’il remanie de façon concomitante, lui permettent de reconstituer sa mémoire.

38Cette relecture largement réalisée a posteriori de la prise de vue entraîne nécessairement des erreurs de datation, comme c’est le cas pour l’une de ses œuvres les plus connues.

b. L’automobile déformée par la vitesse (figure 8)

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Figure 8. René Croquet sur la Théo Schneider n°6, 1913. Aussi appelée « L’automobile déformée », elle a toujours été diffusée par Lartigue comme datée de 1912.

Photographie J. H. Lartigue © Ministère de la Culture (France), MPP-AAJHL

39La photographie la plus célèbre de Lartigue représentant une voiture de profil, aux roues déformées par la vitesse et floue, est le résultat d’une conjonction de faits techniques (fermeture de l’obturateur à rideau) et du mouvement du photographe. On peut ainsi parler d’un « accident originel9 » car il s’agit de la production d’une défaillance technique de l’appareil. La voiture allait trop vite pour la technique photographique utilisée.

40D’abord publiée par Point de vue, Images du monde, dans un numéro consacré au Salon de l’Automobile de 1954, cette photographie intitulée par son auteur « Grand Prix de l’Automobile Club de France, Automobile Delage, 1912 », aujourd’hui devenue une véritable icône, est accompagnée de différentes images de voitures d’avant la Seconde guerre mondiale, dans une sorte de mosaïque historique et technique de la voiture. Rien ne permet d’assurer que cette image était considérée comme ratée lors de sa prise de vue (comme on peut le lire souvent), il semble néanmoins qu’elle n’ait pas été tirée à l’époque ni diffusée avant 1954. Il faut donc attendre quarante années et autant d'œuvres modelant l'œil du spectateur pour accepter ce flou, composante essentielle de l’image.

41Aucune information ne permet d’affirmer qui de Lartigue ou de Plécy choisit de la montrer, mais le directeur de Point de vue semble être à l’origine du montage de ces deux images symbolisant la vitesse : d’un côté l’automobile déformée par la vitesse, de l’autre le portrait de profil et en gros plan d’Henri Lartigue, le père du photographe, en voiture (figure 9).

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Figure 9. Mise en page de « L’automobile déformée » et du portrait d’Henri Lartigue légendé « Ce martien d’avant les soucoupes volantes, c’est mon père dans le vent de la vitesse… », Point de vue Images du monde, 30 septembre 1954, n°330.

Photographie J. H. Lartigue © Ministère de la Culture (France), MPP-AAJHL

42Le court texte d’introduction présente les photographies reproduites comme des archives, non comme des œuvres, et Jacques Henri Lartigue comme un collectionneur de documents.

43La représentation de la vitesse se caractérise doublement par le flou et la déformation : un flou obtenu par un plan rapproché pour l’une, par une question d’obturateur pour l’autre, laissant penser qu’il s’agit d’un résultat visuel involontaire. S’il l’est probablement à la prise de vue, l’erreur photographique vient accentuer le propos de Plécy qui se concentre sur « Les temps héroïques de l'automobile » et l’effet visuel de la vitesse. En publiant ce portrait flou et l’automobile déformée, il contribue à considérer ces deux œuvres comme dignes d’être montrées donc regardées : il s’agit de la première étape avant sa reconnaissance définitive comme œuvre d’art par le Museum of Modern Art à New York en 1963.

44Le double intérêt de cette image tient à l'histoire de sa diffusion. Dès le départ, la légende qui l’accompagne la date de 1912. Or, à la fin des années 1990, des historiens se sont penchés sur ce qu’elle représente réellement (une voiture portant le numéro 6) et non sur la question esthétique. Ils en ont déduit que cette photographie ne représente pas une Delage mais une Théo Schneider et qu’il y avait une erreur sur la date. Cette image représente donc René Croquet lors de la course de l’A.C.F. de 1913.

45Cette « automobile déformée » incarne alors une double illusion, celle esthétique jouant sur tous les archétypes de la représentation de la vitesse déjà présents dans la presse sportive (le flou, la déformation, la sortie du cadre tout en réussissant à garder le coureur net) et l’autre historique, en y accolant sur une légende – probablement involontairement – incorrecte.

46Est-ce que cet instant décisif chez Lartigue ne tient pas à l’esthétique de l’accident (au sens de hasard) ? Le 4 mars 1912 il note que son 9X12 a un problème de rideau. L’automobile déformée serait ainsi l’expression d’un hasard technique. L’histoire de la photographie est une histoire de perturbations que les artistes apprennent à dompter mais cette image n’aurait jamais pu exister sans un demi-siècle d’avant-garde ayant permis au grand public de pouvoir l’apprécier.

Conclusion : De la photographie ratée à l’accident photographique

47La question de la représentation de la vitesse chez Lartigue est bien plus complexe que le rapport dynamique de la prise de vue ou que la fixation d’une action rapide. Elle ne se réduit pas à ses photographies anciennes mais interroge son œuvre photographique toute entière. Au-delà du support de mémoire propre à aux amateurs, chaque image possède plusieurs temps de lecture : celle au moment de la prise de vue, celle de la redécouverte des années 50-60, celle qu’il va en faire suite à sa reconnaissance, celle que l’on en fait actuellement.

48À chaque époque, sous l’influence d’une culture visuelle en perpétuel mouvement, l'œil du spectateur accepte certains principes esthétiques impossibles à envisager à certaines périodes. La question de la représentation de la vitesse chez Lartigue reste un bon marqueur de ce processus, elle est intimement liée à celle de l’historiographie et de sa découverte cinquante années après les premières prises de vue. Accepter de présenter et de diffuser des images floues symbolise une double évolution du siècle : celle de l’histoire de l’art permettant de pouvoir regarder des images considérées comme mauvaises ; et celle d’une esthétique de l’amateur telle qu’on la perçoit en 1960 : l’amateur est celui qui ne monétise pas son travail mais dont la technique ne serait pas totalement maîtrisée.

49Quand John Szarkowski présente ces œuvres, il propose au grand public de découvrir le plus grand photographe amateur de tous les temps - et non le plus grand artiste. Lartigue représente le plus grand photographe moderne mais primitif. De cette pratique de l’instantané non conscientisée d’avant la Première guerre mondiale serait issue la modernité visuelle et photographique. Ses photographies sont présentées comme réalisées par un enfant, à une période que tous veulent considérer comme idéale, la « Belle époque ».

50Le flou devient, par l’intermédiaire de Szarkowski, l’expression de la pratique amateur et celle d’une certaine modernité photographique. Il symbolise à la fois chez Lartigue la vitesse de l’objet mais aussi la rapidité d'exécution, à la fois le témoignage d’un instant et de la fragilité d’une technique. Avec le flou, la technique devient parfois plus impressionniste10 que le voudrait l'enregistrement scientifique de la réalité.

51Tel un artiste illusionniste, Lartigue se transforme à nouveau en photographe amateur et devient le conteur de sa propre histoire. L’accident photographique, qui devient l’une des clefs de lecture de son œuvre, est assumé, transformant un raté en œuvre d’art.

Notes

1 Jacques Henri Lartigue, L’œil de la mémoire, 1932-1985, Paris, Michel Lafon-Carrère, 1986. p. 440.

2 Plécy, Albert, « Avant-propos », Point de Vue, Images du monde, n°330, Septembre 1954, pp 7-11.

3 La problématique de ce texte s’inspire des recherches essentielles de Kevin Moore, réalisées pour sa thèse et publiées dans Jacques Henri Lartigue, L’invention d’un artiste, Editions Textuel, Paris : 2012 et Jacques Henri Lartigue et la naissance du modernisme en photographie, in Etudes photographiques, n°13, Juillet 2003.

4 Chéroux, Clément, Vernaculaires, essais d’histoire de la photographie, Editions du Point du Jour, Cherbourg, 2013.

5 Kalifa, Dominique, La véritable histoire de la Belle Époque, Paris, Éditions Fayard, 2017, p.146.

6 Szarkowski, John in Catalogue de l’exposition The Photographs of Jacques Henri Lartigue, The Museum of Modern Art, 1963, np. Cet extrait peut se traduire ainsi : « Il voyait l’instantané, ne recréant jamais d’images identiques grâce aux superpositions et aux formes débordant de l’image. Voici l’essence de la photographie moderne : savoir reconnaître non l’objet lui-même mais sa projection photographique. »

7 Premier procédé de photographie en couleurs, commercialisé en 1907 par les Frères Lumière, Lartigue s’y adonne entre 1912 et 1928 puis en 1946. 86 stéréo-autochromes et 4 autochromes sont conservées.

8 Terme utilisé par Marcel Duchamp notamment dans ses entretiens avec Georges Charbonnier en 1960. Diffusés sur France Culture, consulté le 20 mars 2022 : https://www.franceculture.fr/peinture/marcel-duchamp-une-oeuvre-dart-doit-etre-regardee-pour-etre-reconnue-comme-telle

9 Pour paraphraser Geimer, Peter, dans Images par accidentUne histoire des surgissements photographiques, Les presses du réel, Paris, 2018. p. 53.

10 Le terme impressionnisme est employé non dans le sens de l’histoire picturale de l’art mais au sens où la photo cherche à rendre une impression, un sentiment, ici, de vitesse.

Pour citer ce document

Par Marion Perceval, «Jacques Henri Lartigue, La vitesse et l'instantané», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Revue électronique, La vitesse dans l’image fixe, mis à jour le : 22/11/2022, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=1267.

Quelques mots à propos de :  Marion Perceval

L’intérêt de Marion Perceval pour la photographie, l'œuvre, le document et son organisation s’est développé grâce à ses études d’histoire de l’art. Depuis 2017, elle dirige l’Association des Amis de Jacques Henri Lartigue (dite Donation Lartigue) avec pour ambition de montrer toute la complexité, l’ampleur et l’importance de son œuvre.

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