De Venise à Paris, l’intermédialité du théâtre dans « l’écritoire » de Carlo Goldoni

Par Silvia Manciati
Publication en ligne le 06 janvier 2025

Résumé

This article aims to analyse the « scriptorium » of Goldoni, an author who chose to define himself as a professional writer for the stage and to bridge the irreducible distance between the latter and writing, through his presence in the entire life process of the dramatic text – from creation to staging and publication – and through the constant, fruitful and complex relationship with the troupes of actors with whom he collaborated. The study of the dialectical relationship between author and actor allows for a better analysis of the creative process of the dramatic work, showing how, in the case of Goldoni, writing reveals the profound intermediality of the theatre.

Cette contribution envisage d’analyser « l’écritoire » de Goldoni, un auteur qui choisit de se définir comme un écrivain professionnel de la scène et de combler la distance irréductible entre celle-ci et l’écriture, à travers sa présence dans tout le processus de vie du texte dramatique – de la création à la mise en scène jusqu’à la publication – et à travers la relation constante, fructueuse et complexe avec les troupes des comédiens avec lesquelles il collabore. L’étude de la relation dialectique entre auteur et acteur permet de mieux analyser le processus de création de l’œuvre dramatique, en montrant comment dans le cas de Goldoni, l’écriture révèle l’intermédialité profonde du théâtre.

Mots-Clés

Texte intégral

1. Carlo Goldoni « scrittor di commedie »

1Au cours de sa longue carrière d’écrivain pour la scène – de « scrittor di commedie » comme il se qualifiait lui-même dans la Préface à l’édition Bettinelli de ses œuvres1 – Carlo Goldoni a été constamment confronté à la nature intermédiale2 de l’écriture dramatique, à l’» incomplétude » du texte dramatique, une écriture qui ne se réalise pleinement qu’au moment de la représentation et par la médiation scénique. Il comprend très tôt que cette double vie du texte dramatique, celle de la scène et celle de la page, met inévitablement en jeu l’autorité du texte, celle de l’auteur, et l’autorité de la scène, un espace symbolique et sémiotique qui, au XVIIIe siècle, appartient pleinement à l’acteur et que Goldoni tente de s’approprier en imposant sa présence dans tout le processus de création. Cette « volonté de présence » se manifeste dans l’ensemble des œuvres de Goldoni ; Anna Scannapieco a résumé ce processus par l’expression « écritoire, scène et presse3 », afin de souligner comment la production des œuvres de Goldoni est caractérisée par l’intermittence, la circularité et l’interdépendance de ces trois phases : la composition, la vérification scénique, une phase optionnelle de corrections du texte par rapport à la performance scénique et enfin la révision éditoriale. C’est Goldoni lui-même qui, dans une de ses lettres, déclare :

J’essaie de corriger et d’améliorer mes pièces autant que je peux, au fur et à mesure que le temps passe, je les élague, je vois l’effet qu’elles me font sur scène, j’écoute les critiques et les censures ; lorsque je décide de les publier, je les révise, je réécris certaines d’entre elles, je les change presque complètement4.

2Il est presque impossible de reconstituer de manière exhaustive toutes les modifications apportées par Goldoni à ses œuvres, et cela pour plusieurs raisons : tout d’abord, en raison du hic et nunc du théâtre, et donc de l’impossibilité de reconstituer clairement le moment de la représentation5 ; deuxièmement, en raison de la forte diffusion éditoriale des œuvres de Goldoni : quatre éditions des œuvres complètes approuvées par l’auteur, plus au minimum cinq éditions non approuvées, créent un vaste ensemble difficile à démêler, avec de nombreuses versions de la même pièce ; enfin, à cause de la réticence de l’auteur lui-même à montrer les traces de ce parcours, enterrant ce que Laura Riccò a appelé la « préhistoire du texte6 », c’est-à-dire tous les essais, rejets, écritures et réécritures, modèles dramaturgiques esquissés et laissés sur le bureau, qui n’ont pas été fixés dans des éditions. En affirmant le caractère professionnel de son activité d’écrivain pour la scène, Goldoni porte néanmoins une attention obsessionnelle à la vie éditoriale des œuvres, soulignant que la vie de la scène et la vie du texte sont deux voies distinctes, d’égale importance.

2. La présence de l’acteur dans le processus d’écriture

3La distinction entre vie du texte et vie de la scène est créée par les destinataires de la communication théâtrale : le spectateur d’une part, le lecteur d’autre part. En tant qu’écrivain, le texte était le point de départ et d’arrivée du parcours intermédial de Goldoni, mais le médiateur de ce processus, le rival, le collaborateur et l’obstacle sera toute sa vie durant l’acteur, avec lequel il va partager, « servatis servandis7 », toute sa carrière. C’est Goldoni lui-même qui décrit sa technique d’écriture basée sur l’observation de l’acteur :

[…] toutes les pièces que j’ai composées, je les ai écrites pour des personnes que je connaissais en ayant sous les yeux le caractère et l’habileté technique des acteurs qui devaient les jouer. Je crois que cela a beaucoup contribué au succès de mes œuvres. Je me suis tellement habitué à cette technique que, lorsque j’ai trouvé le sujet d’une pièce, je n’imagine pas les personnages pour ensuite chercher les acteurs, mais j'examine d’abord les acteurs pour ensuite imaginer le caractère des personnages8.

4À ce propos, Goldoni fournit de nombreux exemples dans ses Mémoires, dans ses lettres, dans ses préfaces aux éditions Bettinelli et Pasquali de ses œuvres9. Le cas de la comédie I due pantaloni, qui portera dès sa publication le titre I mercatanti, est particulièrement intéressant pour notre propos, car il nous permet de voir à la fois comment Goldoni a modelé la comédie sur l’acteur de référence, mais aussi comment il est resté fidèle à la vie éditoriale du texte. La pièce fut représentée pour la première fois par la troupe Medebach au théâtre Sant’Angelo de Venise en 175310 et le jeu scénique était lié à la capacité de l’acteur à jouer à la fois les deux rôles principaux de Pantalone et Pantaloncino, dans une pièce conçue de manière à ce que le père et le fils ne se rencontrent jamais. Goldoni avait auparavant expérimenté sa méthode de composition sur le jeu d’acteur, comme on peut le voir, par exemple, dans Il servitore di due padroni et I due gemelli veneziani, écrits respectivement pour Antonio Sacchi e Cesare D’Arbes11. Également dans I due pantaloni, Goldoni écrit les rôles principaux en fonction des compétences spécifiques du nouveau Pantalone de la troupe Medebach, Antonio Collalto12, en exploitant sa capacité à jouer avec et sans masque :

J’imaginai, pour ce nouvel Acteur, un ouvrage à peu-près dans le même genre, lui faisant jouer Pantalon père et Pantalon fils dans la même Pièce ; le premier sous son masque, l’autre à visage découvert, et tous les deux dans le même costume13.

5Le cas de Collalto éclaire l’évolution de la technique de jeu de la Commedia dell’Arte en parallèle avec l’écriture : Goldoni a composé pour lui une comédie où il pouvait jouer deux rôles à la fois, néanmoins, au moment de la publication autorisée par l’auteur – après de nombreuses vicissitudes éditoriales –, il a décidé de séparer les rôles pour assurer le succès de la comédie malgré l’interprétation d’acteurs moins habiles que Collalto :

[…] ; mais vu la difficulté de rencontrer pour l’avenir des Acteurs aussi habiles que Collalto, je changeai ces deux personnages en la faisant imprimer, et je donnai le nom de Pancrace au père et celui de Jacinthe au fils, faisant parler à l’un et à l’autre le langage Toscan. Je gagnai, par ce changement, la facilité de les faire paroître tous deux en même-tems [sic] sur la scène, rencontre que j’avais évitée, lorsqu’un seul Acteur soutenoit les deux rôles [sic]14.

6Goldoni a donc séparé les deux rôles de Pantalon père et Pantalon fils, respectivement en Pancrace et Jacinthe, de I due pantaloni à I mercatanti.

7Dans ce cas, il est possible, du moins en partie, d’observer la « préhistoire du texte » : la pièce est apparue sans l’autorisation de l’auteur dans l’édition Bettinelli en 1755 ; elle est ensuite publiée un an plus tard avec un texte renouvelé dans l’édition Paperini. Enfin, l’auteur révisera la pièce pendant la période française et publiera une nouvelle version dans l’édition Pasquali15. Il est donc important de souligner la volonté de l’auteur : si Goldoni consacre son œuvre à la scène, en composant le texte sur et avec l’acteur, il défend en même temps l’autonomie éditoriale du texte.

8Cet exemple des I due pantaloni/I mercatatanti nous permet de nous arrêter brièvement sur deux autres aspects. Tout d’abord, ce n’est pas par hasard si Goldoni a révisé la pièce pour l’édition Pasquali dix ans après sa première version, précisément lors de son expérience parisienne, lorsqu’il était à nouveau en contact avec Antonio Collalto, et cela montre bien les correspondances entre les trois phases du processus de création de Goldoni. Ensuite, cela nous permet de parler du rôle élargi de Goldoni en tant qu’auteur.

3. Le rôle élargi de l’auteur, de Venise à Paris

9À Venise, Goldoni avait étendu la portée de son rôle d’auteur, en assumant des fonctions qui dépassaient de loin le domaine de la page écrite, pour essayer de conquérir l’autorité de la scène. Dès les années 1750, en effet, la critique a relevé comment les fonctions de Goldoni, surtout au théâtre San Luca, n’étaient pas seulement celle du poète de troupe, mais s’attachaient de plus près à la vie de la scène sous divers aspects, allant de la prise en charge des mises en scène et de la formation des acteurs (nous l’avons vu avec Collalto), au suivi des acteurs en tournée, jusqu’à exercer un pouvoir discrétionnaire dans les répertoires des théâtres.

10Dès son arrivée en France, où il passera les trente dernières années de sa vie (1762-179316), Goldoni se trouve dans l’obligation de réaffirmer sa ‘volonté de présence’ sur la page et sur la scène. Sa tentative de réappropriation d’un statut d’auteur ‘étendu’, déjà obtenu à Venise, est mise à l’épreuve par la nature des deux institutions avec lesquelles il a collaboré à Paris : la Comédie-Italienne et la Comédie-Française. À la Comédie-Italienne, les mécanismes de la Commedia dell’Arte dans leur évolution francophone, presque bicentenaire à l’arrivée de Goldoni, brouillent le concept d’autorité du texte et de la scène. La performance constituait à la fois l’impulsion de départ et le point d’arrivée du parcours dramatique. En estompant les limites des deux auctorialités, celle du texte et celle de la scène, qui se trouvaient réunies dans la figure de l’acteur, la performance engendrait inévitablement un conflit dialectique entre auteur et acteur, et donc entre Goldoni et la troupe des Italiens. La collaboration entre Goldoni et la Comédie-Française fut différente, moins intense que celle qui s’était nouée avec ses camarades italiens17. Dans le panorama théâtral parisien, la prestigieuse institution représentait pour Goldoni une étape importante dans l’affirmation du statut social d’auteur. Toutefois, la collaboration des comédiens français ne fut pas assez forte pour asseoir l’autorité de Goldoni : même à la Comédie-Française, la page était aux auteurs, la scène aux comédiens.

11La période française de Goldoni peut donc être un bon exemple pour analyser les échanges entre texte et pratique du théâtre de Goldoni, et ce pour plusieurs raisons : tout d’abord, parce que l’auteur tente de récupérer l’autorité du texte et de la scène, en essayant de s’imposer même en France comme un auteur professionnel pour le théâtre ; ensuite, parce que le changement de contexte productif (les comédiens avec lesquels il collabore) et réceptif (le public, les critiques) a profondément influencé son écriture. Goldoni se nourrissait de son expérience aux côtés des comédiens italiens et français et sa dramaturgie leur en est fortement redevable.

4. L’intermédialité dans l’expérience française de Goldoni

12Analysées dans leur ensemble, les comédies françaises de Goldoni révèlent dans certains cas les traces de la technique du jeu de l’acteur, formant une sorte de radiographie, certes floue, de l’étape impalpable de la vie scénique. Si la dimension performative des Italiens influença de plus en plus l’écriture de l’auteur, au point de convertir certains outils d’acteur en nouveaux éléments dramaturgiques, l’expérience aux côtés des Français permit à Goldoni d’assimiler le langage performatif dans des structures dramatiques plus régulières.

13En ce qui concerne la Comédie-Italienne, il convient de dire que Goldoni a composé peu de comédies entièrement écrites, mais surtout des scénarios, perdus pour la plupart, qui continuent à poser des questions sur la paternité partagée entre auteur et acteurs. Cependant, le dramaturge continua à collaborer à distance avec le théâtre San Luca de Venise, en utilisant les mêmes matériaux dramaturgiques pour les deux contextes, français et italien : toutes les comédies envoyées de Paris à Venise ont un rapport de filiation avec les canevas composés pour et avec les comédiens italiens de Paris18. Toutes ces pièces, en effet, sont écrites après le processus de concertazione avec les Italiens et la forte présence de l’acteur dans l’écriture est justement due à cette gestation à côté de la scène. Dans certaines de ces œuvres, transformées par la suite en comédies pour la scène vénitienne, on assiste de plus en plus à l’introduction d’éléments nés de l’observation des acteurs, qui sont utilisés comme support (et dans le même temps comme contrôle, du point de vue de Goldoni) de la pratique du jeu. C’est le cas de ce que l’on pourrait définir comme la « dramaturgie des actions » avec laquelle Goldoni construit certains monologues de Gli amanti timidi (Les Amants timides19) ou de la trilogie des Avventure di Zelinda e Lindoro (Les aventures de Zelinde et Lindoro), tirée des trois canevas composés chez les Italiens sous le titre Les aventures d’Arlequin et Camille20. La Trilogie représente le plus grand moment de succès du dramaturge à la Comédie-Italienne et doit aussi être lue comme le résultat d’une médiation réussie entre Goldoni et la Troupe des Italiens, la réalisation d’un équilibre subtil mais précaire dans la bataille pour l’autorité de la scène. On peut considérer la Trilogie comme la réussite du processus associant efficacement la pratique de l’acteur à l’écriture : à cette époque (saison 1763-64), Goldoni avait en effet déjà acquis une bonne connaissance des codes expressifs de la Troupe, et il était en mesure d’exploiter pleinement les caractéristiques de jeu des acteurs du calibre de l’Arlequin Carlo Bertinazzi, du Pantalon Antonio Collalto et de la Soubrette Camilla Veronese21.

14Tant les didascalies que la structure de certains épisodes de la Trilogie mettent en évidence la contribution de la Troupe à la construction des moments comiques et pathétiques, confirmant finalement comment leur écriture a été fortement influencée par l’expérience scénique de Goldoni avec les comédiens22. Les tirades pathétiques de Camilla Veronese et le mélange de pathétique et de bouffonnerie opéré par Carlo Bertinazzi furent enregistrés dans les didascalies qui menaçaient ainsi de plus en plus de dévoiler ce que Ferdinando Taviani définit comme le « secret » des comédiens, à savoir la pratique dramatique ou, du moins, d’en restituer une image23. Les didascalies minutieuses de la Trilogie constituent un exemple de l’évolution de l’écriture goldonienne au contact avec les acteurs, qui concerne autant l’intonation que la gestuelle, ainsi que la construction de certains personnages et de certains passages à travers une progression d’actions physiques s’appuyant sur les objets. Dans la scène XVI du deuxième acte on peut observer comment s’exprime la réaction colérique de Zelinda, qui repose sur l’utilisation des objets et donc les actions menées par la comédienne :

Zelinda (elle revient pleine de colère et de rage, traînant la malle que l’on a déjà vue dans la première comédie, et elle la tire au milieu de la pièce). - Me voilà, allons-nous-en, partons. Voilà ma maudite malle. Allons, courage. Hors de cette maison. (Elle ouvre la malle avec violence) Comme ça, vous serez content. C’est votre affaire de me nourrir, de me donner de quoi vivre, de pourvoir à mes besoins. (Avec colère, elle jette dans la malle tout le linge qui était sur la table) Je suis une épouse indigne, une épouse infidèle, il faut me rudoyer, me mortifier, me faire mourir de faim, de soif, me plonger un poignard dans le cœur. (Elle court à l’armoire, l’ouvre, en sort une grande panière qui contient tous ses vêtements et quelques affaires de son mari, traîne la panière près de la malle, puis prend les vêtements dans la panière et les jette dans la malle avec colère et mépris. Lindoro en reste le souffle coupé et ne dit mot) Allons-nous-en, oui, allons demander l’aumône, chanter dans les rues, vendre ceci, mettre en gage cela, manger ce qui nous reste… (Elle fourre le reste des effets dans la malle et les tasse du pied).

Lindoro (un peu radouci, et manifestant son déplaisir à voir qu’elle risque d’abîmer leurs affaires) Eh, eh, arrêtez. Ce n’est pas du bien volé.

[…]

Lindoro (en cherchant dans la malle, il trouve un éventail et le sort, à Zelinda) – Qu’est-ce que c’est que ça ?

Zelinda Vous ne voyez pas ? C’est un éventail.

[…]

Lindoro Sûrement un cadeau de Don Flaminio.

Zelinda (avec colère) De Don Flaminio?

Lindoro Oui, de lui.

Zelinda (de toute sa colère) Oui, bravo, il vient de lui, c’est un cadeau de Don Flaminio.

[…]

Lindoro Hors de cette maison. (Il jette l’éventail)

Zelinda Hors de cette maison. (Elle court à la panière et recommence à jeter les vêtements dans la malle)24.

15L’insertion d’actions crée une véritable partition gestuelle, un outil pour fixer non seulement les mots, mais aussi le comportement physique de la comédienne ; elle marque ainsi la présence de l’auteur sur la scène, domaine exclusif du comédien.

16Pour analyser plus largement l’expérience de Goldoni à la Comédie-Française, il faut aussi considérer le contexte de production du Bourru bienfaisant, le plus grand succès de Goldoni à Paris, qui a eu plus de trois cents représentations jusqu’au milieu du XIXe siècle25.

17L’existence de « la copie du souffleur26 » utilisée par la troupe de la Comédie-Française pour la première représentation de la pièce en 1771 permet une opération rare dans le cas goldonien : enregistrer avec plus de précision l’apport de l’auteur et de l’acteur dans la comédie. Ce manuscrit est en effet riche en modifications réalisées par la Troupe lors des répétitions, puis approuvées par Goldoni qui les rapporte presque à l’identique dans le texte édité la même année27. L’analyse du manuscrit montre sans le moindre doute que le processus créatif de la pièce s’appuie fortement sur la contribution des comédiens et du souffleur Delaporte, en révélant comment chaque personnage est le résultat de la médiation entre la proposition goldonienne, déjà modelée sur l’acteur, et les nuances personnelles ajoutées par chaque acteur, surtout dans le cas du protagoniste interprété par Pierre-Louis Dubus Préville28 ; il montre aussi comment la qualité scénique de l’écriture de Goldoni a été amplifiée par les talents dramaturgiques de la Troupe, en premier lieu celui du souffleur Delaporte.

18Un des nombreux exemples illustrant cet aspect est tiré de la scène d’ouverture de la pièce. On observe comment les répliques sont construites en décomposant et en retravaillant le matériel goldonien primitif :

Manuscrit de Goldoni :

marton Allez-vous-en dis-je. Si mon maître arrive… Vous le connoissez monsieur Géronte ?

valere C’est l’oncle d’Angélique, je le sais ; je le connois ; il me connoît ; mon pere étoit son ami ; mais je ne lui ai jamais parlé.

marton C’est un homme, monsieur, comme il n’y en a point ; il est foncièrement bon, honnête, généreux ; mais il est front, brusque et très difficile.

angélique Oui ; il me dit qu’il m’aime, et je le crois ; cependant, toutes les fois qu’il me parle, il me fait trembler.

valere Mais qu’avez-vous à craindre ? Vous n’avez ni père ni mère ; votre frère doit disposer de vous.

valere Comment !

marton Partez, partez ; j’entends du bruit.

valere Non, je ne partirai pas que je ne sache…

marton Voyons (elle va regarder à la porte de l’appartement de monsieur Géronte)

valere (d’un air effrayé) Ah ! Ma chère Angélique !
angélique Je n’entends rien à tout cela, je vous jure. (à Marton qui revient) Eh bien, ma bonne amie ?

marton Il est encore dans son cabinet : mais il pourrait bien nous surprendre.

angélique Il ne sort jamais la [sic] matin.

marton Cela est vrai ; mais, dans ce salon, vous le savez bien, il s’y promène, il s’y amuse ; voilà t-il pas ses échecs ; il y joue très souvent.

valere Mais parlez ; dépêchez-vous donc.

marton (à Valere) Ecoutez en peu de mots. Vous connaissez mon neveu ?

Correction de la troupe :

marton Partez vîte. Si mon maître arrivoit…

angélique (à Marton) Il ne sort jamais la [sic] matin.

marton Cela est vrai. Mais, dans ce sallon, vous le savez bien, il s’y promène, il s’y amuse. Voilà t-il pas ses échecs  ? Il y joue très souvent. Oh, vous ne connoissez pas monsieur Géronte.

valere Pardonnez-moi ; c’est l’oncle d’Angelique, je le sais ; mon pere étoit son ami ; mais je ne lui ai jamais parlé.

marton C’est un homme, monsieur, comme il n’y en a point ; il est foncièrement bon, honnête, généreux ; mais il est front, brusque et très difficile.

angélique Oui ; il me dit qu’il m’aime, et je le crois ; cependant, toutes les fois qu’il me parle, il me fait trembler.

valere Mais qu’avez-vous à craindre ? Vous n’avez ni père ni mère ; votre frère doit disposer de vous : il est mon ami ; je lui parlerai.

marton Eh ! oui, fiez-vous à monsieur Dalancour !

valere (à Marton) Quoi ! pourroit-il me la refuser ?

marton Ma foi, je crois que oui.

valere Comment !

marton Ecoutez en quatre mots. (à Angelique) Mon neveu […]29.

19Comme dans une sorte de patchwork, les corrections permettent d’arriver à une version définitive non seulement plus rapide, mais aussi plus fonctionnelle. On observe, par exemple, l’efficacité du renversement en négatif de la réplique de la servante Marton, au début de la scène (« vous ne connaissez pas monsieur Géronte »), plusieurs fois modifiée lors des répétitions, comme en témoigne le manuscrit. Dans ce cas, la nouvelle disposition dramaturgique permet de présenter Géronte non pas à travers le lien de parenté (dans la version originale : « c’est l’oncle d’Angélique »), mais plutôt à travers son occupation de l’espace (dans la réplique de Marton : « son salon, ses échecs »), espace qui tient une place prépondérante dès la version initiale de l’auteur. Dans le Bourru bienfaisant, la profonde maturité scénique de l’écriture goldonienne est visible dans la construction de ce qu’on pourrait appeler une « dramaturgie de l’espace » et encore un fois dans l’importance du langage proxémique, surtout dans le cas du personnage de Géronte. En effet, la réussite de ce personnage est confiée davantage à la proxémique qu’aux mots, et donc au talent de l’acteur, en l’occurrence le célèbre Préville30.

20Au contact des Comédies Italienne et Française, le langage de Goldoni parcourt un trajet long et riche, en attirant toujours davantage la pratique du théâtre dans l’écriture. Dans la précision avec laquelle Goldoni utilise le langage de la scène, on entrevoit donc une attitude non seulement d’auteur, ou plutôt d’auteur élargi, mais aussi de régisseur, de metteur en scène, statut qu’il s’est forgé à Venise et qui le conduit vers de nouvelles conquêtes à Paris, où le langage scénique fait une entrée de plus en plus imposante dans le processus dramaturgique de Goldoni. Son expérience n’est qu’un cas parmi d’autres qui montre combien les frontières entre chaque pôle dialectique (auteur-acteur ; texte-mise en scène) sont floues au théâtre, ce qui révèle la nature intermédiale de l’écriture pour la scène, une écriture qui naît sur la page mais qui ne s’achève que dans l’instant unique de la mise en scène.

Notes

1 C. Goldoni, Prefazione dell’autore alla prima raccolta delle commedie, Venise, Bettinelli, 1750. Dans notre article, les œuvres de Goldoni seront citées en français ; dans le cas des œuvres écrites en italien, nous proposons une traduction dans le corps du texte et reportons le texte original en note.

2 Dans notre article, nous employons le terme « intermédialité » en reprenant le sens étymologique du terme (littéralement « entre les médias ») et en nous référant à ce que Müller appelait l’» archéologie de l’intermédialité ». Nous voulons donc nous référer aux échanges et dialogues qui, dans une même œuvre, peuvent conduire d'un art ou d'un média à l'autre, en abordant également la matérialité et les fonctions sociales de ces processus, encore plus importantes dans le cas d'un art visuel tel que le théâtre. Voir, entre autres, J. E. Müller, « Vers l’intermédialité. Histoires, positions et options d’un axe de pertinence », dans Métamorphoses, 16, 2006, p. 99-110 ; N. Mouakhar, « Introduction à l’intermédialité. Pour une méthodologie interdisciplinaire de l’art », dans Archée. Arts médiatiques et cyber culture, 12 novembre 2018 :  http://archee.qc.ca/wordpress/introduction-a-lintermedialite-pour-une-methodologie-interdisciplinaire-de-lart/.

3 A. Scannapieco, « Scrittoio, scena, torchio: per una mappa della produzione goldoniana », dans Problemi di critica goldoniana, n° 7, Ravenne, Longo, 2000, p. 25-242.

4 C. Goldoni, Lettera dell’avvocato Carlo Goldoni ad un amico suo di Venezia, dans Tutte le opere di Carlo Goldoni, G. Ortolani (éd.), Milan, Mondadori, 1935, t. XIV, p.  455-456 : « Cerco quanto posso correggerle e migliorarle, le ripulisco col tempo ; vedo l’effetto che sulla scena mi fanno, odo le critiche e le censure; e quando trattasi di stamparle, alcune di esse le riformo, le rifaccio, e quasi in tutto le cambio ».

5 Les seules sources à disposition dans le cas de Goldoni sont les paroles de l’auteur (dans ses Mémoires, préfaces, lettres), les journaux, les sources anecdotiques contemporaines et les documents internes des théâtres (registres, catalogues, etc.).

6 L. Riccò, « Parrebbe un romanzo ». Polemiche editoriali e linguaggi teatrali ai tempi di Goldoni, Chiari, Gozzi, Rome, Bulzoni, 2000.

7 C. Goldoni, Mémoires de M. Goldoni pour servir à l’histoire de sa vie et à celle de son théâtre, Duchesne, 1787, t. I, chap. XLI, p. 337. Voir : « […] la réputation d’un Auteur dépend souvent de l’exécution des Acteurs. Il ne faut pas se dissimuler cette vérité, nous avons besoin les uns des autres, nous devons nous aimer, nous devons nous estimer réciproquement, servatis servandis ».

8 C. Goldoni, Prefazioni di Carlo Goldoni ai diciassette tomi delle commedie edite a Venezia da G. B. Pasquali, Venise, 1761-1780, p. 694 : « […] tutte le opere teatrali, che ho poi composte, le ho scritte per quelle persone, ch’io conosceva, col carattere sotto gli occhi di quegli attori, che dovevano rappresentarle, e ciò, cred’io, ha molto contribuito alla buona riuscita de’ miei componimenti, e tanto mi sono in questa regola abituato, che trovato l’argomento di una commedia non disegnava da prima i personaggi, per poi cercare gli attori, ma cominciava ad esaminare gli attori per poscia immaginare i caratteri degl’interlocutori ».

9 On observe, par exemple, les mots de l’auteur sur la composition de I due gemelli veneziani (Carlo Goldoni, Mémoires, op. cit., t. II, chap. I, p. 7) : « J’avois eu assez de temps, et assez de facilité pour examiner les différens caracteres personelles de mes Acteurs. J’avois aperçu dans celui-ci deux mouvemens opposés et habituels dans sa figure, et dans ses actions. Tantôt c’était l’homme du monde le plus riant, le plus brillant, le plus vif ; tantôt il prenoit l’air, les traits, les propos d’un niais, d’un balourd, et ces changemens se faisoient en lui tout naturellement, et sans y penser ».

10 Les comédiens qui ont participé à la représentation étaient : Antonio Collalto (dans le double rôle de Pantalone et Pantaloncino), Caterina Landi (Beatrice), Luzio Landi (Lelio), Maddalena Marliani (Corallina), Girolamo Medebach (monsieur Rainmur), Teodora Medebach (madamigella Giannina). Les informations concernant la représentation de I due pantaloni sont tirées de l’Archivio Multimediale degli attori italiani : https://amati.unifi.it/

11 Goldoni a affirmé avoir composé Il servitore di due padroni (Le valet de deux maîtres) pour l’Arlequin Antonio Sacchi (C. Goldoni, L’autore a chi legge de Il servitore di due padroni, dans Tutte le opere, op. cit., t. II) et I due gemelli veneziani (Les deux juméaux vénitiens) pour le Pantalon Cesare D’Arbes (Carlo Goldoni, Mémoires, op. cit., t. II, chap. I, p. 7).

12 Antonio Cristoforo Matiuzzi Collalto (1717-1778) a travaillé dans la troupe Medebach avant de faire ses débuts en 1759 à la Comédie-Italienne de Paris dans le rôle de Pantalone ; Goldoni a personnellement suivi sa formation au Théâtre Sant’Angelo et a également collaboré avec lui lors de son expérience parisienne : « Cet homme, qui avait eu de l’éducation et ne manquoit pas d’esprit, ne connoissoient que les anciennes Comédies de l’art, et avait besoin d’être instruit dans le nouveau genre que j’introduisois. Je m’y attachai ; je pris soin de lui, il m’écoutoit avec confiance ; sa docilité m’engageoit toujours davantage, et je suivis la compagnie à Bologne, et à Mantoue pour achever de former mon nouvel Acteur qui était devenu mon ami » (ibid., t. III, chap. VII, p. 45). Sur la scène de la Comédie-Italienne Collalto fait une progression très rapide de sa carrière, ce qui l’amène à obtenir la « partie entière » dès 1765. Ce comédien a joué un rôle central dans la Troupe, comme en témoigne son entrée, en 1761, dans le comité des comédiens italiens chargé de la programmation, mais surtout son impressionnante activité dramaturgique. Il a composé de nombreux canevas et une comédie écrite entièrement en français, Les trois jumeaux vénitiens, qui l’a consacré également en tant qu’auteur : « Cet homme qui étoit Comédien dans l’ame, avoit l’art de faire parler son masque, mais c’étoit à visage découvert qu’il brilloit encore davantage: il avoit joué en Italie une de des Pieces, intitulée les deux Jumeaux Vénitiens, dont l’un étoit balourd et l’autre spirituel; il y donna à ce sujet une tournure nouvelle, et il ajouta un troisième Jumeau brusque, emporté; il rendit les trois différens caractère en perfection; il fut extrêmement goûté et applaudi, et je me fis un vrai plaisir de lui abandonner tout le mérite de l’imagination » (ibid., t. III, chap. III, p. 14-15). Sur la collaboration de Goldoni et de Collalto à la Comédie-Italienne voir S. Spanu-Fremder, « Antonio Collalto acteur et metteur en scène à la Comédie-Italienne de Paris », dans La fabrique du théâtre. Avant la mise en scène (1650-1880), M. Fazio et P. Frantz (dir.), Éditions Desjonquères, 2010, p. 228-23 ; S. Manciati, Carlo Goldoni negli anni parigini. Tra autore e attore, testo e scena, Rome, UniversItalia, 2019, p. 116-124.

13 Carlo Goldoni, Mémoires, op. cit., t. II, chap. XIV, p. 113-114.

14 Ibid.

15 La pièce est parue en 1755 dans ce qu’on a appelé l’édition Bettinelli « impure », c’est à dire l’édition que l’éditeur Bettinelli, en accord avec le chef de Troupe du théâtre Sant’Angelo Girolamo Medebach, a continué d’imprimer sans l’autorisation de Goldoni, s’appropriant les textes de scène qui, au XVIIIe siècle, étaient en fait la propriété des acteurs et non de l’auteur. Pour les différentes éditions voir : C. Goldoni, I due Pantaloni, I mercatanti, édition établie par Franco Vazzoler, Venise, Marsilio, 2001.

16 Carlo Goldoni est arrivé en France car il a été engagé par la Comédie-Italienne pour trois saisons (1762-1765). Pour les Italiens, il a composé une comédie entièrement écrite, une pièce à spectacle et plus de vingt canevas, perdus pour la plupart. Il a tiré de ces canevas sept comédies entièrement écrites en italien et destinées au théâtre San Luca de Venise. En outre, il a proposé deux comédies à la Comédie-Française, Le bourru bienfaisant et L’avare fastueux, » pensée et écrites » dans la langue d’accueil (C. Goldoni, Mémoires, op. cit., t. III, chap. XVI, p. 125). Sur la période française de Goldoni voir, entre autres, J. Goodman, Goldoni in Paris. La gloire et le malentendu, Oxford, Oxford University Press, 2017 ; A. Fabiano, La Comédie-Italienne de Paris et Carlo Goldoni. De la commedia dell’arte à l’opéra-comique, une dramaturgie de l’hybridation au XVIIIe siècle, PUPS, 2018 ; S. Manciati, Carlo Goldoni negli anni parigini, op. cit.

17 Si avec la Comédie-Italienne l'auteur signe un contrat de collaboration pour trois ans, pour la Comédie-Française il propose deux comédies au comité de lecture. La collaboration avec la troupe française est donc moins continue.

18 Goldoni a collaboré avec le théâtre San Luca de Venise jusqu’en 1766, date à laquelle il a signé un contrat avec la troupe Medebach, du San Giovanni Grisostomo ; à cet égard, voir D. Mantovani (dir.), Carlo Goldoni e il teatro di San Luca a Venezia. Carteggio inedito, Milan, Treves, 1885. Comme cela a été indiqué plus haut, chaque pièce envoyée à Venise provient d’un canevas composé pour les Italiens : L’amore paterno est tiré de L'amour paternel, Il matrimonio per concorso très probablement de Les deux italiennes; Il ventaglio de L’éventail, Le avventure di Zelinda e Lindoro de Les Aventures d’Arlequin et Camille, La burla retrocessa nel contraccambio de La dupe vengée, Gli amanti timidi de Le portrait d’Arlequin, La notte critica de Le rendez-vous nocturne, Il genio buono e il genio cattivo de Le bon et le mauvais génie. De nombreux canevas représentés à la Comédie-Italienne proviennent également de comédies composées précédemment par Goldoni. À ce sujet, voir A. Fabiano, La Comédie-Italienne de Paris et Carlo Goldoni, op. cit.; S. Manciati, Carlo Goldoni negli anni parigini, op. cit. Pour les œuvres françaises de Goldoni, voir l’édition établie par A. Fabiano : Carlo Goldoni, Scenari per la Comédie-Italienne, Venise, Marsilio, 2017. Pour les œuvres de la période française de Goldoni, voir Les années françaises, 5 vol., Imprimerie nationale, 1993.

19 L’un des nombreux exemples est la scène VIII du premier acte, où chaque action décrite en didascalie sert à rythmer le flux thématique du monologue, confirmant la gestation de la pièce à côté de la scène : voir C. Goldoni, Gli amanti timidi, P. Ranzini (éd.), Venise, Marsilio, 2004 ; C. Goldoni, Les amants timides, dans Les années françaises, vol. 3, L. Comparini (trad. fr.), Imprimerie Nationale, 1993. A ce propos, voir S. Manciati, « Goldoni à la Comédie-Italienne et à la Comédie-Française », dans Les théâtres parisiens sous l’Ancien Régime, Revue d’Histoire du Théâtre, n°289, 2021, 1, p. 103-114.

20 La Trilogie a été représentée pour la première fois en 1763 : le premier épisode, Les Amours d'Arlequin et de Camille, le 27 septembre, le second, La jalousie d'Arlequin, le 15 novembre et le troisième, L'inquiétude de Camille, le 20 décembre. La troupe de la première mise en scène était composée comme suit : Arlequin Carlo Bertinazzi, Soubrette Camilla Veronese, Pantalon Antonio Collalto, Scapin Luigi Ciavarelli, Amoureux Francesco Antonio Zanuzzi, Silvio Balletti, Amoureuses Anna Maria Piccinelli, Elena Savi. S’ajoutent mademoiselle Bognoli dans La jalousie d'Arlequin et Jean-Bapstiste-Françoise Dehesse dans L’inquiétude de Camille. Sur les représentations de la Trilogie des Aventures d’Arlequin et de Camille, voir P. Ranzini, « I canovacci goldoniani per il Théâtre Italien secondo la testimonianza di un Catalogo delle robbe inedito », dans Problemi di critica goldoniana, n° 9, Ravenne, Longo, 2002, p. 7-168 ; S. Manciati, « Dal testo e scena e viceversa: da Arlequin et Camille a Zelinda e Lindoro. Appunti per uno studio preliminare », dans Studi Goldoniani, n° 8, Pise-Rome, Serra Editore, 2019, p. 49-64.

21 Carlo Bertinazzi (1710-1783), leader de la Troupe, a fait ses premiers pas sur la scène dans le rôle du Docteur, avant de revêtir le masque d’Arlequin qui l’a accompagné jusqu’à sa mort. De ses débuts en France (1741), il a retenu quelques caractéristiques fondamentales de son style d’acteur : l’intégration de la danse au récitatif, la synthèse des registres de jeu physiques et pathétiques, ce qui l’a amené à combiner l’esthétisme élégant et raffiné avec le grotesque. Il a vraisemblablement eu une collaboration très active avec Goldoni, qui le considérait, bien qu’avec réticence, « au pair de Dominique et de Thomassin en France, et de Sacchi en Italie » (C. Goldoni, Mémoires, op. cit., t. III, chap. III, p. 13). Sur Carlo Bertinazzi (1710-1783) les études plus exhaustives ont été réalisées par Léon Chancerel : Le dernier Arlequin du Roi : Carlo Bertinazzi dit Carlin, carton R 4 - R 4 bis, Société d’Histoire du Théâtre, Paris ; voir aussi Paola Gianna Tomasina, L’ultimo Arlecchino del re. Carlo Antonio Bertinazzi detto Carlino (1710-1783), Bologne, Patron, 2013. Sur la collaboration avec Goldoni, voir A. Fabiano, Introduzione, in C. Goldoni, Scenari per la Comédie-Italienne, op. cit., p. 29-36. On se souvient surtout de Camilla Giacomina Antonietta Veronese (1735-1768), soubrette « charmante » (C. Goldoni, Mémoires, op. cit., t. III, chap. XX, p. 155), pour le caractère pathétique de ses performances. Issue de la famille d’art Véronèse, Camilla fait ses débuts à la Comédie-Italienne en 1744 aux côtés de son père et de sa sœur Coraline en tant que danseuse et Amoureuse, puis assume le rôle de Soubrette au départ de sa sœur. Elle a ainsi réussi à assimiler différents styles de jeu et à les appliquer à son rôle. Sur Antonio Collalto, voir note 11.

22 Bien que nous ayons perdu les canevas originaux, les documents disponibles permettent de reconstituer ce processus d’adaptation. En effet, concernant les scénarios originaux, nous avons des traces substantielles : un témoignage des trois spectacles à la Comédie-Italienne paru dans trois résumés fournis par les sources contemporaines (J. A. Jullien Desboulmiers, Histoire anecdotique et raisonnée du théâtre italien, depuis son rétablissement en France jusqu’à l’année 1769, Lacombe, 1769, t. VII, p. 5-44) ; en outre, le catalogue d’inventaire des comédiens contient les fiches relatives aux trois canevas (Registre n. 178, Répertoire, rôles, costumes, Bibliothèque nationale de France, disponible en ligne : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b531728028.r=th.%20oc.%20178?rk=21459;2), qui sont particulièrement utiles pour comprendre l’opération que Goldoni a effectuée sur les trois scénarios parisiens de la trilogie vénitienne, qui a été publiée par l’auteur en 1788-89 dans l’édition Zatta (Opere teatrali del sig. avvocato Carlo Goldoni, Venise, Zatta, 1788-89, t. I, II, III), mais qui était également parue un an plus tôt, avec de nombreuses différences, dans une édition allographe, l’édition Puccinelli (Le commedie del signor dottore Carlo Goldoni, del teatro comico, Rome, Puccinelli, 1787).

23 F. Taviani, M. Schino, Il segreto della Commedia dell’Arte. La memoria delle compagnie italiane del XVI, XVII, XVIII secolo, Florence, La casa Usher, [1986] 2007.

24 Carlo Goldoni, La gelosia di Lindoro, vol. III, Venise, Zatta, 1789, p. 47-49 (Les années françaises, op. cit., vol. II, trad. fr. G. Herry). La correspondance entre l’édition imprimée de la pièce et les objets indiqués pour le canevas dans le catalogue d’inventaire de la Troupe des Italiens (« baule, cesta di abiti e di biancheria e un ventaglio ») atteste comment déjà, dans le canevas parisien, ce passage se trouvait construit dans ses grandes lignes, sans doute à partir de la performance scénique de Camille Veronese. Voir La Gelosia d’Arlechino dans le catalogue d’inventaire de la Troupe : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b531728028.r=th.%20oc.%20178?rk=21459;2

25 La vitalité scénique de Le bourru bienfaisant le consacre comme un grand succès européen de Goldoni : il était représenté dans la Salle des machines par la troupe de la Comédie-Française le 4 novembre 1771 ; des représentations quasi constantes suivent, même pendant la période révolutionnaire ; il est ensuite repris de 1799, date de son entrée dans le répertoire, jusqu’au milieu du XIXe siècle, pour un total de près de trois cents représentations entre 1771 et 1849. Ce sont les interprètes de la première mise en scène : Géronte Pierre-Louis Du Bus Préville, Dalancour François-René Molé, Dorval Jean-Claude Gilles Colson Bellecour, Valere Jacques-Marie Boutet Monvel, Picard Luis-Henri Feulie, Mme Dalancour Madeleine Angélique Michelle Drouin Préville, Angelique Louise-Adélaïde Berton-Maisonneuve Doligny, Marton Rose-Perrine Le Roy de La Corbinaye Bellecour, un laquais Jean-Claude Marchand.

26 Voir Le bourru bienfaisant, ms. 276, Bibliothèque-Musée de la Comédie-Française, Paris.

27 C. Goldoni, Le bourru bienfaisant, Duchesne, 1771. Dans l’édition critique de la pièce, Paola Luciani cite le manuscrit dans son intégralité, en soulignant les changements qui sont intervenus entre celui-ci et l’édition imprimée. Voir C. Goldoni, Le bourru bienfaisant. Il burbero di buon cuore, P. Luciani (éd.), Venise, Marsilio, 2003 (Les années françaises, op. cit., vol. V, intro. J. Goldzink et M. Le Roux, Imprimerie nationale, 1993).

28 Pierre-Louis Du Bus, dit Préville (1721-1799) a travaillé en province et à la Foire Saint-Laurent avant de faire ses débuts à la Comédie-Française dans le rôle de Crispin le 20 septembre 1753. Goldoni admirait profondément ce célèbre acteur : » Il n’est pas possible de rendre le rôle du Bourru Bienfaisant avec plus de vérité que M. Préville l’a rendu. Cet acteur inimitable, foncièrement gai, d’une physionomie riante, sut si bien surmonter la contrainte de son naturel, et l’habitude de son jeu, qu’on voyoit dans ses regards et dans ses mouvements l’âpreté du caractère, et la bonté du cœur du protagoniste » : C. Goldoni, Mémoires, op. cit., t. III, chap. XV, p. 118. Sur Préville, voir aussi la notice historique fournis par son élève Dazincourt : J. J. B. A. Dazincourt, Notice historique sur Préville, membre honoraire de l’Institut national et Comédien français, par Dazincourt, comédien français, le 19 nivôse an VIII, Imprimerie de Ciguet, 1800.

29 Voir C. Goldoni, Le bourru bienfaisant. Il burbero di buon cuore, op. cit., p. 63-64.

30 En effet, le caractère brusque du personnage repose entièrement sur la proxémique. On observe, par exemple, les scènes finales du premier acte, dans lesquelles ce ne sont pas tant les mots mais davantage la proxémique de Préville qui définissent le personnage et l’action. On peut lire dans les didascalies : « apercevant Angélique et madame Dalancour, il parle à Angélique, mais en se tournant de temps en temps vers madame Dalancour […] il voudrait aller dans son appartement ; mais il ne voudrait pas passer devant madame Dalancour » (ibid., p. 71).

Pour citer ce document

Par Silvia Manciati, «De Venise à Paris, l’intermédialité du théâtre dans « l’écritoire » de Carlo Goldoni», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Revue électronique, Italie : médialités, intermédialités, transmédialités, mis à jour le : 07/01/2025, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=1468.

Quelques mots à propos de :  Silvia Manciati

 

 

Qualifiée aux fonctions de Maître de conférence (14e section), Silvia Manciati est chargée de recherche en littérature italienne (Università degli Studi di Roma « Tor Vergata ») tout en étant chercheuse associée au Centre d'études supérieures de la Renaissance — CESR. Ses recherches portent sur la période française de Carlo Goldoni, sur le jeu de l’acteur et sur le rapport entre scène et écriture au XVIIIe siècle.

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