Du film-opéra de Joseph Losey au roman musical de Pierre-Jean Remy : réécritures intermédiales du Don Giovanni de Mozart

Par Aurélia Gournay
Publication en ligne le 23 décembre 2024

Résumé

The opera Don Giovanni has inspired many artists and marks an important step in the evolution of the myth of Don Juan. Joseph Losey manages to use the constraints and codes of the hybrid film-opera genre to further enrich Mozart’s masterpiece. Pierre-Jean Remy, after having taken an interest in Losey’s work in a critical essay, offers his own rewriting of the film. His novel makes numerous references to earlier versions of the myth and is presented as an intermedial work which combines literature, music and film.

L’opéra Don Giovanni a inspiré de nombreux artistes et marque une étape importante dans l’évolution du mythe de Don Juan. Joseph Losey parvient à utiliser les contraintes et les codes du genre hybride du film-opéra pour enrichir encore le chef d’œuvre de Mozart. Pierre-Jean Remy, après s’être intéressé au travail de Losey dans un essai critique, en propose, à son tour, une réécriture romanesque. Son roman multiplie les mises en abyme des versions antérieures du mythe et se présente comme une œuvre intermédiale, mêlant littérature, musique et cinéma.

Mots-Clés

Texte intégral

1Dans leur présentation du concept d’intermédialité, Louis Hébert et Lucie Guillemette mettent l’accent sur la notion de « coprésence ». Cette dernière leur permet, non seulement, de proposer une première définition du terme, mais aussi d’en classer les différentes acceptions en fonction du degré et de la forme de coprésence mise en jeu : « Dans l’intermédialité, au moins deux formes relevant de médias distincts sont rendues coprésentes ; cette coprésence connaît divers degrés d’intensité et diverses natures1 ». Parmi ces niveaux de coprésence, les auteurs distinguent la « coprésence par transposition2 » qui intègre tous les phénomènes d’adaptation et de réécriture3. A la suite des travaux qui présentent l’ekphrasis comme l’une des formes premières d’intermédialité4, Silvestra Mariniello trouve dans l’ekphrasis un exemple de « coprésence par transposition » et met en évidence l’importance de la relation au temps dans cette pratique : « Comme l’ekphrasis, l’intermédialité habite une temporalité complexe où plusieurs médias sont coprésents de façon anachronique et où le sujet n’est plus souverain5. » Cette idée s’applique aussi à un mythe tel que celui de Don Juan, dont les très nombreuses réécritures illustrent cette coprésence anachronique entre différents médias. L’intermédialité peut ainsi s’y observer au travers des processus d’adaptation (du théâtre vers l’opéra, par exemple, ou de la littérature vers le cinéma) mais aussi directement au sein de certaines œuvres que l’on peut qualifier d’intermédiales.

2Si l’on considère les « métamorphoses latérales » du mythe, telles que les évoque Jean Rousset6, une transposition semble déterminante : le passage par le genre opératique, magistralement accompli par Mozart dans son Don Giovanni. Rousset remarque, en effet, que « la musique convient à Don Juan7 ». Don Juan est un mythe et, si l’on se réfère aux travaux de Claude Lévi-Strauss, le mythe semble entretenir un lien privilégié avec la musique : tous deux présentent une similitude de structure et requièrent un mode de lecture non linéaire.

3Mais au-delà de cette relation de ressemblance, l’anthropologue établit aussi un rapport de contiguïté : il montre que les grands styles musicaux apparaissent au moment où les récits mythiques passent au second plan derrière la littérature romanesque et il conclut que « la musique moderne en vient à assumer les structures de la pensée mythique au moment où le mythe perd sa prégnance sociale dans un monde désormais en voie de laïcisation8. »

4Mais l’histoire de Don Juan semble surtout présenter elle-même une dimension musicale. C’est la thèse développée par Sören Kierkegaard9. Selon lui, la « génialité sensuelle », sujet central du mythe, ne peut être correctement exprimée que par la musique, le langage n’étant pas apte à traduire la spontanéité qui caractérise le héros mythique. Dépourvu de réflexion et entièrement tourné vers la sensualité, le désir donjuanesque est donc en accord avec un traitement musical et peut se dispenser de la parole. Seule la musique est à même de rendre compte de cette force vitale qui emporte tout sur son passage. Or, cette affinité entre la matière donjuanesque et le médium musical trouve justement son illustration dans l’opéra mozartien. Le chef d’œuvre de Mozart donne un nouveau souffle au scénario mythique qui commençait à s’épuiser et devient, à son tour, une source d’inspiration pour les réécritures ultérieures. Ce sont deux de ces réécritures qui retiendront notre attention : le film-opéra de Joseph Losey, sorti en 1979, et le roman de Pierre-Jean Remy qui paraît en 1981. Comment ces deux œuvres illustrent-elles les enjeux de l’intermédialité dans le processus de réécriture et quels questionnements contribuent-elles à faire émerger ? En adaptant Don Giovanni à l’écran, Losey parvient à ruser avec les écueils d’un genre hybride : celui du film-opéra. Si le cinéaste est forcé, par moments, de sacrifier le lyrisme aux exigences cinématographiques, il parvient toujours à justifier ces écarts sur le plan sémantique ou symbolique. Acclamé par la critique, pour son esthétique et ses qualités picturales10, le film ne cède jamais à la tentation de la virtuosité formelle gratuite : la beauté plastique des scènes vient appuyer la musique mozartienne et le texte de son librettiste Lorenzo Da Ponte, tout en construisant une vision très personnelle du mythe de Don Juan. En affichant tour à tour les artifices et les contraintes de l’opéra et du cinéma, Losey s’inscrit au cœur des enjeux de l’intermédialité, tels que les définit Silvestra Mariniello :

5La représentation implique la transparence de la technique et de la technologie, tandis que l’intermédialité insiste sur la visibilité de la technique, sur son opacité, et attire son attention sur la médiation, la matière, la différence11.

6Fasciné par le travail de Losey, auquel il consacre d’ailleurs un essai12, le romancier et membre de l’Académie Française Pierre-Jean Remy propose, de son côté, une version romanesque du mythe. Œuvre palimpseste, son Don Juan multiplie les références aux œuvres antérieures, de Molière à Byron, en passant par Laclos et, bien sûr, Mozart. La présence de l’opéra, centrale dans le roman, n’est pas uniquement thématique : elle est aussi l’occasion d’une réflexion sur l’écriture et sur les rapports entre littérature et musique. Mais la présence du Don Giovanni est également médiatisée par le souvenir des autres œuvres que le dramma giocoso a inspiré : le film de Losey, mais aussi la nouvelle d’E.T.A. Hoffmann. En s’inscrivant explicitement dans ce triple héritage, Pierre-Jean Remy confère à son texte une dimension intermédiale et l’inscrit au croisement de la littérature, de la musique et du cinéma.

1. Hybridité du film-opéra : le Don Giovanni de Losey, une œuvre intermédiale ?

1.1 Le conflit de l’image et du son, ou l’art de dépasser les contraintes

7Le genre du film-opéra repose sur un équilibre délicat. Il peut aisément être confondu avec l’opéra filmé, qui ne retient du cinéma que ses capacités d’enregistrement et se contente de filmer une représentation de l’opéra. Mais il court aussi le risque de quitter le champ de l’adaptation. Annie Goldmann nous en apporte la confirmation :

8Le cinéma se trouve, par rapport à l’opéra, dans la même situation que celui-ci par rapport au théâtre : il peut ajouter quelque chose aux divers ingrédients de l’opéra (…) ; il peut ajouter l’image en mouvement ; et c’est seulement si cet ajout enrichit l’œuvre, lui donne une signification plus ample, que l’on peut parler d’adaptation réussie. Sinon, il y a création d’autre chose - qui n’a plus rien à voir avec l’opéra13.

9Le film-opéra révèle donc sa nature profondément hybride : il doit ajouter quelque chose de spécifiquement cinématographique aux ingrédients de l’opéra, tout en venant appuyer, et même enrichir, le sens de l’œuvre adaptée. Annie Goldmann résume les enjeux du film-opéra au travers de l’idée de « conflit de pouvoir14 ». Elle explique ainsi que, dans l’opéra, c’est la musique qui l’emporte et qui est à l’origine du plaisir du spectateur, quelle que soit l’attention portée à la mise en scène et à la dimension visuelle :

10Même si les mises en scène modernes ont dépoussiéré les vieilles conventions théâtrales, le plaisir de la musique y reste prédominant. Car la mise en scène la plus révolutionnaire est obligée de tenir compte de la musique et de la fixité de la scène théâtrale qui limite les jeux de scène […] car le temps musical l’emportera toujours sur le temps de l’action15.

11De fait, la question de la temporalité est l’un des points les plus épineux dans l’adaptation cinématographique de l’opéra. Musicologue et écrivain, Pierre-Jean Remy le rappelle : « n’importe quel metteur en scène confronté à un script en choisit le rythme et l’adapte à ses intentions propres16. » Or, en décidant d’adapter Don Giovanni, Joseph Losey se trouve confronté « non pas à un script mais des impératifs très précis de temps et d’espace. De temps d’abord : les airs et les ensembles enregistrés ont une durée précise qu’il n’est en aucun cas possible d’altérer, fût-ce d’une fraction de seconde17. » Les airs de l’opéra ont donc des durées fixes qui sont autant de contraintes pour le réalisateur et il en va de même pour les duos et les ensembles accompagnés par l’orchestre. Mais le tour de force de Losey est de jouer sur l’alternance entre ces moments extrêmement codifiés et les récitatifs qui, pour leur part, sont uniquement accompagnés de quelques accords de clavecin et dans lesquels les personnages chantent ou parlent librement. Ces passages offrent, selon Pierre-Jean Remy, la possibilité au réalisateur de « choisir ses temps, ses moments, ses respirations18. » Cette liberté rythmique offerte par les récitatifs permet de quitter le domaine de l’opéra filmé et d’impulser un dynamisme à l’enchaînement des scènes. C’est notamment le cas après la mort du Commandeur et le duo entre Anna et Octavio qui scelle le pacte de vengeance des deux fiancés : filmé en forêt au rythme de la chevauchée de Don Juan et Leporello, le récitatif amorce, pour reprendre les termes du critique, un enchaînement de scènes « enlevées d’un seul mouvement cinématographique avec une virtuosité poétique » : « le cinéma éclate, crève l’écran et déborde19. »

12Cette alternance entre airs et récitatifs est d’autant plus importante qu’elle entraîne un choix déterminant en matière de prise de son. La question du son dans le film-opéra est, en effet, délicate et elle suscite même, selon Gérard Loubinoux, une certaine défiance des amateurs d’opéra à l’égard de toute tentative d’adaptation cinématographique. En effet, le plaisir de l’opéra provient avant tout de la voix des interprètes et :

13Cette volupté naît d’abord du contact direct entre la voix de l’interprète et l’oreille de l’auditeur. C’est précisément l’absence d’amplification qui assure une adéquation parfaite entre l’œil et l’oreille. Sans parler naturellement de l’inévitable distorsion du son lui-même que comporte le passage par le microphone20.

14De l’impossibilité d’utiliser l’amplification du son au moyen de microphones découle le choix de recourir au play-back pour les airs et les ensembles, c’est-à-dire pour tous les morceaux exigeant un accompagnement orchestral et une perfection absolue du son. Mais, si l’ensemble de la musique est enregistré en studio, Losey choisit d’alterner entre playback et son direct pour les récitatifs. Cette alternance garantit, selon Pierre-Jean Remy, des temps de respiration et permet au réalisateur « de se donner de grandes plages de (relative) liberté21.» et de « donner un naturel, une aisance à ses comédiens, que le play-back aurait entravés pour toutes les parties dialoguées22 ».

15Cependant, ce procédé d’alternance ne résout pas tous les problèmes et le recours au play-back soulève d’autres enjeux. Comme le rappelle Gérard Loubinoux, la technique d’émission de la voix, adoptée par les interprètes pour produire un volume sonore suffisant, a pour corollaire un jeu très artificiel. Or, « un tel jeu […] n’est supportable que vu de loin, ce qui est le cas lors d’une représentation. Par ailleurs, le volume impressionnant qu’ils sont capables de produire ne se justifie que du fait d’une écoute éloignée23 ». Cette nécessaire distance entre l’acteur/chanteur et le spectateur est un écueil de taille dans l’adaptation et soulève de nombreuses questions : l’intensité sonore doit-elle varier en fonction des prises de vue ? Peut-on filmer les moments de chants en gros plan ? Et, surtout, « comment caler correctement une image en mouvement sur une prise de son statique24 ? » En effet, les airs sont des moments purement lyriques, dans lesquels l’attention du spectateur est entièrement portée sur l’écoute. Ils représentent donc un défi pour le cinéaste qui doit leur redonner un intérêt cinématographique, tout en prenant garde à sa façon de filmer les chanteurs en play-back. Ainsi, lors de l’air d’Elvire, le visage du personnage est entièrement enveloppé d’un tulle qui laisse deviner ses traits mais gomme les efforts du visage. L’expressivité est garantie par les mouvements du voile que produit le souffle du personnage et le choix reste cohérent dans l’esthétique générale du film, qui recourt fréquemment aux masques25. Losey semble donc parvenir à maintenir un équilibre entre l’utilisation de la technique cinématographique et la préservation des éléments constitutifs de l’opéra et du plaisir qu’il produit sur les spectateurs26. Les déplacements des personnages sont également soumis à cette exigence d’équilibre. Annie Goldmann rappelle qu’à l’opéra, les déplacements du chanteur pendant les airs ne peuvent, quelle que soit l’inventivité déployée, « casser la musique27 ». Le cinéma dispose, dans ce domaine, de ressources plus variées et de libertés plus grandes. Mais comment utiliser ces déplacements tout en préservant le lyrisme de la scène ? Le tour de force de Losey est de compenser sur le plan du sens ce qui pourrait être perdu sur le plan musical. Ainsi, dans l’air d’Elvire précédemment évoqué, la jeune femme parcourt la pelouse avec agitation. Or, Gérard Loubinoux remarque que « le problème de la variation d’intensité du son avec les changements d’éloignement n’est pas vraiment résolu.28 » Heureusement, les déplacements incessants du personnage attirent le regard et détournent l’attention auditive : si « le lyrisme de la scène en pâtit », Gérard Loubinoux concède que « comme il s’agit en fait de ce qu’on nomme un ‘air d’agitation’ ou ‘de furie’, on se trouve devant une sorte de transposition visuelle qui atténue les dégâts29 ».

1.2 Le traitement cinématographique des lieux : vers une symbolique de l’espace ?

16L’un des apports indéniables du cinéma à l’opéra réside dans le traitement de l’espace. Losey manie avec brio l’éventail de possibilités qui s’offrent à lui dans ce domaine. Il joue ainsi sur les contrastes entre des scènes parfaitement réalistes et d’autres scènes qui, au contraire, revendiquent leur filiation avec l’opéra et rompent volontairement le quatrième mur pour exhiber leur nature théâtrale. Dominique Sipière le confirme dans son étude du film :

17Losey met donc les outils du cinéma au service de Mozart. Mais il n’oublie pas pour autant les leçons de Brecht. La théâtralité, la distance constitutive de l’opéra pourrait d’ailleurs suffire à assurer la distance brechtienne, mais Losey alterne magistralement les passages en italiques […] et des scènes merveilleusement réalistes qui ne se refusent pas la beauté des architectures et des paysages de Vénétie30.

18Ces « passages en italiques » sont rattachés à un lieu en particulier : le Teatro Olimpico de Vicence. Ce dernier est utilisé lorsque le cinéaste ne cherche plus à gommer les contraintes de la représentation mais, au contraire, à accentuer la théâtralité. Gérard Loubinoux interprète le recours à ce lieu comme le signal d’un changement de genre : on quitte le film-opéra pour retourner du côté de l’opéra filmé. Lorsque les codes du cinéma ne peuvent être respectés de manière satisfaisante, Losey modifie donc les conditions de réception pour ne pas briser le contrat cinématographique : « Ainsi l’illusion n’est pas brisée mais déplacé31. » Ce glissement s’effectue de manière imperceptible et demeure toujours cohérent au niveau du sens :

19Dans la scène de confrontation générale entre les divers poursuivants de Don Giovanni et de Leporello, il finit par conduire les personnages sur la scène du Teatro Olimpico qui apparaît dans sa dimension proprement théâtrale, dimension confirmée, cette fois-ci par la présence d’un véritable public, et par une disposition des chanteurs ‘en rang d’oignons’ selon la plus pure tradition académique du théâtre lyrique32.

20La mise en exergue de la dimension théâtrale rappelle le caractère dramatique du mythe de Don Juan. A l’opposé des scènes qui revendiquent leur métathéâtralité, Losey sait aussi mettre le cinéma au service du réalisme. C’est notamment le cas lors de la mort du Commandeur. Pierre-Jean Remy insiste sur l’esthétique réaliste déployée par le réalisateur :

21Mais au-delà de cette élégie, Joseph Losey a voulu aussi montrer, lui, ce qu’est la mort qu’on voit en face : le sang qui tache d’abord la chemise puis macule bientôt le corps entier, dégoulinant, dégoûtant. Et le visage du mort qui devient bientôt jaune, vert, putréfié, pétrifié : à peine le Commandeur mort, il sera pourriture puis statufié et porté à l’intérieur de sa maison, gisant de pierre33.

22Le récit semble restituer ici, grâce à l’hypotypose, la puissance visuelle et cinématographique de la scène. En accélérant les étapes entre la mort de l’homme et sa statufication, le cinéma se revendique maître du temps, tout en multipliant les éléments visuels et symboliques. Car le symbolisme ne nuit pas au réalisme, comme en témoigne le défilé des passants autour du mort, à l’intérieur de sa demeure : 

23Réalisme aussi que cette valse pourtant purement irréelle dans sa rigoureuse chorégraphie que jouent autour du corps du mort les passants surgis de nulle part et qui, parapluies-ombrelles blanches et noires à la Goya à la main, « viennent voir » sous la pluie. […] Réalisme également que cette « levée » du corps sur sa civière par les domestiques vêtus de blanc peu à peu rassemblés34.

24Les effets de contrastes entre le noir et le blanc, ainsi que les nombreux jeux de voiles et de linges blancs qui s’envolent et soulignent les perspectives architecturales renforcent l’esthétique de la scène. La référence à la peinture de Goya n’est pas isolée dans le film et la dimension picturale est surtout appuyée par la présence à l’écran de nombreux tableaux et sculptures qui ajoutent à sa beauté plastique, tout en offrant des résonances au niveau du sens. Ainsi, l’intérieur de la Villa Caldogno, demeure du Commandeur, est ornée de statues de marbres qui seront recouvertes de gazes noires transparentes, soulignant encore, par contraste, la blancheur des voiles et rideaux, avec lesquels se confond la chemise trempée d’Anna. Quant au premier duo entre Anna et Octavio, il se fait, selon Pierre-Jean Remy, « dans un cadre à la mesure de l’ambiguïté d’Anna, car les fresques, sur les murs, sont d’une insolente lascivité dans leur apparente retenue35. » La présence des peintures à l’écran n’est donc pas uniquement ornementale : elle renforce l’ambivalence que Losey confère, dès l’ouverture du film, au personnage d’Anna. L’intermédialité n’est jamais gratuite : elle contribue à l’adéquation entre le fond et la forme. Mais cet apport sémantique des lieux et des décors est surtout remarquable dans l’utilisation que Joseph Losey fait des constructions architecturales de Palladio. Ce choix de recourir aux constructions de l’architecte du XVIème siècle donne une cohérence esthétique au film, tout en se révélant pertinent sur le plan symbolique et dramatique. En effet, les architectures palladiennes se prêtent à des jeux scéniques particulièrement riches et leur diversité dicte aussi la technique filmique adoptée. Ainsi, lorsque les personnages sont dans des endroits qui, tels le Teatro Olimpico, évoquent des espaces scéniques et opératiques, Losey les filme avec une sobriété de plans qui évoque l’opéra filmé ou toute autre pratique d’enregistrement « simple » : fixité de cadre, chanteurs qui restent majoritairement de face et évitent, comme au théâtre, de tourner le dos à la caméra… Au contraire, d’autres passages sont explicitement rattachés à l’univers du « réel » et non plus du théâtre : les scènes en intérieur alternent alors avec les extérieurs. L’alternance de ces deux façons de filmer est d’autant plus subtile qu’un même bâtiment peut contenir les deux types d’espaces, comme le remarque Gérard Loubinoux : « Le grand talent de Losey a été de trouver le moyen d’effectuer ce glissement sans qu’il n’y paraisse. L’ambivalence des architectures le lui permet36. » La demeure du Commandeur en est un exemple : la galerie où est porté le mort et la cour où Anna se désespère dans son récitatif laissent ensuite la place à un espace plus théâtral avec des colonnes et des tentures qui servira de cadre à l’air, beaucoup plus conventionnel et codifié, de la fille du Commandeur. C’est dans cette même villa que se forme le trio des Masques (Anna, Octavio, Elvire) face à Don Juan : la disposition des portes permet à Elvire de pénétrer dans la demeure par une porte, tandis que Don Juan, Anna et Octavio sont entrés par la porte qui lui fait exactement face. Pierre-Jean Remy souligne la beauté plastique de ce choix :

25D’un seul mouvement, Joseph Losey a ainsi joué sur la topographie palladienne pour rassembler tous les personnages du drame au cœur même où celui-ci a fusé : le lieu du serment. […] Face à Don Juan, le trio des opposants s’est formé […] L’important est que, plastiquement et musicalement, il existe désormais37.

26L’esthétique est donc toujours justifiée, à la fois, sur le plan musical et sur le plan du sens. C’est le cas lorsque les Masques découvrent la Villa Rotonda où réside Don Juan. Entrés dans la demeure au crépuscule, ils la traversent de part en part et, lorsqu’ils en ressortent par la porte Sud, la nuit est tombée, ce que Pierre-Jean Remy analyse comme « une sorte de plongée radicale, sans retour, au domaine de la nuit38 », qui annonce le dénouement funeste. Ce dernier aura d’ailleurs également pour cadre la Villa Rotonda, choix encore symbolique puisque Losey place la table ronde sur laquelle Don Juan prendra son dernier souper au cœur même de la salle centrale. Pierre-Jean Remy note à ce propos : « Cette localisation topographique est importante car c’est là que conduisent tout droit les quatre perrons, les quatre rangées de colonnes, les quatre portes…39 » Il s’agit bien du lieu vers lequel tout converge et donc de la destination finale pour le héros. Une nouvelle fois, l’espace fait sens.

27Losey a donc su tirer parti de toutes les particularités des lieux qu’il investit. Il n’hésite pas à en modifier certains détails pour servir son interprétation. Ainsi, dans toute la scène où Don Juan tente de séduire Zerline au beau milieu de ses noces, les portes et les fenêtres de la Villa Rotonda ont été enlevées. Cela accentue les perspectives architecturales de la demeure mais permet surtout au réalisateur de placer à chacune de ces issues des paysans muets qui, doubles des spectateurs, assistent à la tentative de séduction en voyeurs ou en témoins de la provocation du grand seigneur.

2. Don Juan de Pierre-Jean Remy : vers une intermédialité entre musique, littérature et cinéma ?

2.1 De l’intertextualité à l’intermédialité : une œuvre palimpseste.

28Tout comme E.T.A. Hoffmann, auquel il emprunte un certain nombre d’éléments, Pierre-Jean Remy a de solides connaissances musicales puisqu’il est, à la fois, musicologue et romancier. Il publie d’ailleurs, peu de temps avant son roman Don Juan, son essai sur le film opéra. Son œuvre met en évidence une triple intermédialité puisque l’on y retrouve, aux côtés des références intertextuelles à la nouvelle hoffmannienne, une présence écrasante de l’opéra de Mozart, ainsi que des éléments provenant de sa transposition filmique par Joseph Losey. L’opéra est donc médiatisé par cette double réécriture littéraire et cinématographique. Le personnage de Fabio, le « page noir » qui, dans le roman, accompagne Isabelle, l’épouse de Don Juan, telle une ombre à la fois protectrice et inquiétante, provient ainsi directement du film. Cette multiplicité des sources confère au roman une forte dimension réflexive et favorise les effets de mise en abyme. Le chapitre 10 en est l’exemple principal puisqu’il met en abyme la première représentation de l’opéra de Mozart, à laquelle Don Juan assiste. Celle-ci est résumée et commentée par le narrateur omniscient mais ce dernier s’efface, à la fin du chapitre, au profit d’une citation de l’opéra. Celui-ci est perçu du point de vue du héros qui fait des rapprochements constants avec son propre itinéraire, ce qui produit un effet de dédoublement et souligne tout ce que l’auteur a emprunté à Mozart. Mais le récit de la représentation est, en même temps, récit de sa réception, puisque la présence de Don Juan permet de transmettre au lecteur la gamme des sentiments qu’il ressent face au spectacle de sa propre vie. La tension extrême est, tout d’abord, évoquée :

29Les mains crispées sur la mince brochure qu’on lui avait tendue à l’entrée et qui n’était plus entre ses doigts qu’un chiffon déchiré, les dents serrées, le visage tendu par l’attention, il avait cette immobilité cataleptique qu’il avait déjà connue40.

30Elle cède ensuite la place à l’émotion, voire au repentir : « Et ce fut le miracle : deux larmes, deux larmes seulement mais deux larmes véritables et comme il n’en avait jamais versé, coulèrent des yeux de Don Juan41. » Ce passage, avec l’insistance sur le mot « larmes », mis en valeur par le rythme ternaire, met en abyme l’effet cathartique de l’opéra sur le héros. La double intertextualité mozartienne et hoffmannienne s’enrichit donc de ce procédé de dédoublement et de mise en abyme et ajoute une réflexion sur les effets de la musique et de la représentation sur le spectateur. Cet effet se poursuit après la fin du spectacle puisque la seule citation de l’opéra au discours direct apparaît justement alors que Don Juan a déjà quitté le théâtre. Elle est donc détachée du compte rendu de la représentation, comme si elle continuait à hanter le héros :

« Viendras-tu dîner avec moi ? » demandait dans l’opéra de Mozart la statue à Don Giovanni.
« Jamais je ne me suis laissé accuser de lâcheté… »
La statue s’avançait.
« Donne-moi ta main en gage. »
Mais Don Giovanni ne reculait pas.
« La voilà… Horreur ! »
Il avait senti la glace et le feu des enfers qui, déjà, le dévoraient.
« Quel est donc ce froid ? »
« Repens-toi. Change de vie : c’est ta dernière chance. »
Le regard de Don Juan était immobile et les mots de Mozart, sa musique, tonnaient
à ses oreilles :
« Repens-toi, scélérat ! »
« Non. »
« Si. »
« Non. »42

31Le récit de la représentation de l’opéra de Mozart est donc narré de façon à mettre au premier plan les réactions que cette dernière provoque sur Don Juan. L’anaphore du mot « seul » montre bien que la narration se focalise sur ce spectateur très spécial : « Dès lors, Don Juan fut seul. Seul pour écouter la fin de l’opéra, seul pour entendre le récit de sa propre fin. Seul, donc, pour assister à l’ultime défi43. » Mais la présence d’un narrateur entraîne nécessairement des choix dans la façon dont la musique est évoquée. Toute transposition narrative fonctionnerait ainsi, selon Jean Rousset, comme une tentative d’interprétation de l’œuvre musicale :

32Connaissant l’opéra qui appartient à la mémoire commune, le lecteur comprend d’emblée qu’on lui en propose une image déformée ; mis en alerte, il porte cette déformation au compte de celui qui parle. Dès qu’il y a narrateur, ce grand absent du spectacle, et plus encore si ce narrateur est un personnage opérant au centre du récit, il y a mise en perspective, perspective unique et partiale, donc novatrice44.

33La narration peut aussi expliciter des aspects de l’opéra qui échappent au spectateur. Ainsi, le roman de Pierre-Jean Rémy mentionne la genèse de l’œuvre de Mozart, les étapes de sa composition, les répétitions. De plus, les mélodies semblent préexister au compositeur, comme si la musique était déjà présente dans le mythe, avant même son immortalisation dans le chef d’œuvre mozartien. La quête du héros consiste à retrouver ces musiques intérieures qui le hantent, pour pouvoir les comprendre. Le roman tout entier permet alors de s’interroger sur la capacité du langage à décrire ces mêmes musiques. Ainsi, Pédrille ne parvient absolument pas à les imaginer d’après l’évocation qu’en fait son maître : « Et Pédrille, qui avait jugé depuis longtemps que les éclats de cuivre et les accords qui résonnaient ou ne résonnaient plus dans le crâne de son maître n’étaient que sornettes, ne l’interrogea pas davantage45. » C’est auprès de Casanova et du Comte de Cagliostro que le héros parvient le mieux à saisir ces musiques :

34D’ailleurs, à mesure qu’il exprimait les sentiments qui l’agitaient, les nuages sur la vallée achevaient de se dissiper et il en montait les grands accords très sombres, ces cuivres qui répondaient en écho et qui semblaient, avec les mois, être devenus la clef tragique d’une fuite éperdue aux violons... 46

35Cette citation confirme que, pour rivaliser avec la musique, la littérature doit renoncer au fantasme de l’imitation parfaite, accepter de se situer sur le plan de l’émotion et d’utiliser les ressources qui sont à sa disposition. La description imagée est privilégiée et les procédés convoqués sont proprement littéraires. Cependant, cela n’exclut pas de reprendre des termes techniques appartenant à l’analyse musicale :

36Dans le silence de la nuit, une musique encore s’élevait. Elle était chargée des mêmes accents profonds et funèbres que celle qui tournoyait sur la place de T. où la pluie et le vent balayait le sang qui inondait le corps du commandeur, mais dans le même temps, s’élevait aussi, très loin, un andante grave et beau, six notes seulement qui retombaient suivies d’une brève gamme descendante47.

37Ce mélange de termes subjectifs et d’un vocabulaire plus objectif et plus technique est particulièrement frappant lors du récit de la représentation du Don Giovanni :

38Ces terribles accords qui étaient le prélude du drame, puis l’andante tragique qui annonce le Commandeur et le second mouvement, molto allegro, déchaîné et fiévreux, angoissé et dévorant dont le rythme même est celui du héros criminel et dévoré de toutes les passions du monde48.

39Le roman de Pierre-Jean Remy propose donc une réflexion sur la difficulté des mots à dire la musique et nous met au cœur d’une véritable « quête musicale » du héros. Jean-Louis Backès s’interroge ainsi : « Est-il vraiment possible de faire parler la musique sans recourir au paratexte : titre, commentaires, programmes, notices diverses, ou au texte chanté49 ? » Pour Isabelle Piette :

40Conscients des limites de leur matériel, les auteurs littéraires ne prétendent pas atteindre un mimétisme parfait. Les mots ne peuvent remplacer la musique réelle mais, artistement disposés, ils s’évertuent à en communiquer les effets. Susciter chez le lecteur ce que ressent un auditeur lorsqu’il découvre telle ou telle œuvre est l’un des buts de ces écrivains50.

41Le déplacement sur le plan de l’émotion serait donc bien l’une des solutions les plus fréquentes pour dire la musique dans un texte littéraire, mais ce dernier dispose aussi de moyens d’expression spécifiques qui peuvent, à leur tour, infléchir le discours musical. La mise en mots s’accompagne, comme nous l’avons vu, du désir d’introduire, par l’entremise des images, une dimension visuelle, absente de l’œuvre musicale. Plus qu’à une visualisation, c’est à une spatialisation de la musique que se prête le roman de Pierre-Jean Rémy, les mélodies prenant les proportions d’un véritable paysage :

42Il montait de la rue une immense clameur, tandis qu’une longue musique, semblable aux accents funèbres et lents d’une lente gamme qui se meurt, emplissait la place, et la ville, et le ciel, et tonnait à la tête de celui qui venait de tuer. Un moment, la musique plana dans le ciel très noir que les éclairs déchiraient en brusques arpèges frissonnants, haletants, puis le bruit des sabots des chevaux qui emportaient l’assassin et son serviteur sonna si fort sur le pavé qu’il recouvrit et la musique et la clameur d’un roulement continu de tonnerre et de tambour51.

43La musique envahit l’espace et c’est à travers elle que se fait la description du paysage. En s’efforçant de décrire la musique de Mozart, le romancier interroge donc le pouvoir de la littérature et s’inscrit dans la très longue tradition de l’ekphrasis, comme le remarque Christian Corre : « rendre visible l’invisible et faire ouïr hors d’elle, in absentia, l’œuvre sonore seraient les deux faces d’une même visée : par la seule lecture entendre et voir enfin, sur un mode quasi hallucinatoire, ce qui se dérobe à toute emprise. Avoir l’image et le son, quoi de plus désirable ? La littérature le peut-elle52 ? »

2.2 Un dialogue permanent entre exégèse et création : intermédialité et métamédialité.

44Silvestra Mariniello remarque que l’intermédialité « reconnaît à la technique une dimension centrale et révèle sa présence là où elle était devenue invisible (l’écriture est une technique, ainsi que le cinéma, malgré leur transparence)53. » Cette attention portée à la matérialité du médium, cette volonté de lui redonner toute son importance et toute son épaisseur, s’accompagnent évidemment d’une dimension réflexive. Ainsi, lorsque Joseph Losey parvient à concilier les codes de l’opéra et les contraintes cinématographiques, il nous livre, par la même occasion, une réflexion sur les propriétés spécifiques de chaque médium et sur les conditions de leur rencontre et de leurs interactions. Le tour de force de Losey est, en effet, de ne rien modifier de l’opéra mozartien mais de parvenir néanmoins à proposer, pour reprendre les termes de Dominique Sipière, « une expérience d’écriture cinématographique originale, qui illustre le difficile passage d’un art à un autre54. » Cette définition place bien l’intermédialité au cœur de l’entreprise du réalisateur : le travail d’adaptation s’accompagne d’une prise en compte de chaque medium dans toutes ses spécificités et d’une réflexion sur la nature et les pouvoirs spécifiques de chacun.

45En s’interrogeant sur la capacité des mots à dire et décrire la musique, Pierre-Jean Remy introduit, lui aussi, une réflexion sur la technique et met en évidence le lien étroit qui unit intermédialité et réflexivité. Mais l’intermédialité dans le roman est aussi présente sous forme d’un dialogue avec toutes les réécritures antérieures du mythe donjuanesque. Cette omniprésence des citations et des références s’inscrit dans le champ de l’intermédialité puisqu’elle inclut, non seulement, des textes littéraires, mais aussi des œuvres issues d’autres arts et d’autres médias. L’opéra de Mozart est ainsi évoqué au travers de diverses mises en abyme qui touchent à sa représentation, sa composition, sa création sur scène et sa réception. En présentant toutes ces étapes, Pierre-Jean Remy illustre bien la dimension réflexive de l’intermédialité qui permet d’offrir au lecteur une expérience élargie et d’assister à toutes les étapes du processus de création d’un chef d’œuvre. Mais l’auteur ne se contente pas de reprendre le Don Giovanni de Mozart, il reprend d’autres éléments que nous pouvons identifier non pas comme provenant de l’opéra mais plutôt de son adaptation filmique par Joseph Losey. Il ajoute donc une strate supplémentaire à la mise en abyme et fait apparaître dans toute sa complexité le processus de réécriture du mythe. En effet, la lecture ouverte proposée par Joseph Losey se nourrit de toutes les interprétations formulées au sujet de l’œuvre de Mozart. L’adaptation cinématographique vient même enrichir à son tour ces pistes de lecture, sans pour autant les imposer au spectateur. L’intermédialité prend donc place au cœur d’un dialogue fertile entre création et exégèse : les œuvres donnent lieu à des lectures critiques qui, à leur tour, influencent les auteurs et inspirent de nouvelles réécritures. Placée par Otto Rank, dès 1932, au cœur de son analyse de l’opéra55, la thématique du double gagne ainsi en complexité dans le film grâce à l’ajout, aux côtés du valet de Don Juan, d’une deuxième figure de double : le page noir. Pierre-Jean Remy nous explique que « le page noir est né d’un désir commun de Francis Salieri et de Losey : donner à Don Juan un autre double que Leporello, un reflet plus ambigu encore56. » Reflet du séducteur dont il partage la beauté et semble prévoir tous les actes, le page est aussi un contrepoint au héros puisque « son silence exaspère encore davantage face au débordement - au bourdonnement - verbal de Don Juan57. » Personnage mystérieux, il intrigue le spectateur : dans son essai sur le film, Pierre-Jean Remy se plaît à l’imaginer fils du séducteur, hypothèse qui confirme à quel point l’adaptation de Losey est propice à la rêverie et aux extrapolations. Cette extrapolation se déploie encore davantage dans Don Juan qui développe considérablement ce personnage de Fabio et lui donne un rôle déterminant dans la destinée du héros mythique. Page de l’épouse de Don Juan au début du roman, il se révèle être une créature ambiguë, au genre indéterminé et dont le caractère surnaturel est suggéré à la fin de l’œuvre : « mignon comme tu es, joli comme une faunesse et cruel comme elle, tu as un bel avenir sur cette terre s’il t’amuse d’y demeurer encore un peu58. » La thématique du Double est, par ailleurs, encore approfondie dans le roman avec la gémellité de Don Juan et d’Anna qui fait du séducteur et de sa victime des doubles unis par un amour impossible et tragique : « Don Juan le frère d’Anna et Anna la sœur de Don Juan, ou l’amour unique59 ». D’autres théories contemporaines sont reprises et appuyées par Losey. La thèse de l’homosexualité du héros en fait partie. Pour Pierre-Jean Remy, cette révélation des penchants homosexuels de Don Juan est « flagrante au final du deuxième acte » puisque « toutes femmes disparues, Don Juan n’est plus entouré que de mignons fatigués60. » L’écrivain reviendra d’ailleurs sur ces jeunes garçons en présence desquels le héros prend son dernier repas, « jeunes gens aux regards lourdement ambigus61. » Pour Remy, le film de Losey explicite donc ce qui était déjà latent dans l’opéra mozartien, notamment au travers de la relation entre le maître et son valet : « Cette blessure qui pousse Don Juan à aller toujours plus loin sur la route semée de femmes qu’est la vie, c’est le goût qu’il a, au fond de lui, d’autre chose62. » Le roman reprend, à son tour, cette allusion à l’homosexualité du héros et il l’approfondit encore. Or, il le fait, une fois de plus, par la médiation du film-opéra puisque c’est le personnage de Fabio, créé par Losey et repris par Pierre-Jean Remy, qui introduit ce motif de l’ambiguïté sexuelle de Don Juan dans l’œuvre et cristallise ses penchants homosexuels.

46Le film-opéra de Joseph Losey confirme, en somme, sa capacité à déployer les sens de l’opéra et à susciter de nouvelles interprétations. Moins contraint dans sa forme que l’opéra ou le cinéma, le genre romanesque peut ensuite s’emparer de toutes ces pistes interprétatives et les développer. Roman intermédial qui se nourrit de théâtre, de littérature, de musique et de cinéma, Don Juan s’inscrit comme une extrapolation à partir du film de Losey et comme un hommage à tous les auteurs et critiques qui, avant lui, ont écrit sur le personnage. Saturé de références et de citations, il pose la question du langage apte à raconter, de nos jours, le mythe dans toute sa richesse et son épaisseur. Par leur forte portée réflexive, nos deux œuvres illustrent parfaitement les enjeux de l’intermédialité qui, comme le rappelle Silvestra Mariniello, « est différente de l’intertextualité ou de l’interartialité parce qu’elle implique la centralité de la technique à la compréhension des différentes dynamiques63 ».

Notes

1 Louis Hébert et Lucie Guillemette (dir.), Intertextualité, interdiscursivité et intermédialité, PUL, 2009, p. 2.

2 Ibid.

3 Les auteurs prennent l’exemple du montage cinématographique d’un roman, autrement dit, son adaptation à l’écran.

4 C’est notamment le cas de l’ouvrage de référence de Gabriele Rippl, Handbook of intermediality, dont la première partie porte sur les relations entre texte et image et qui accorde à l’ekphrasis une place particulière (Gabriele Rippl, Handbook of intermediality, Berlin, Boston, De Gruyter, 2015).

5 Silvestra Mariniello, « L’intermédialité : un concept polymorphe », dans Inter Média : Littérature, cinéma et intermédialité, Isabel Rio Novo et Celia Vieira (dir.), L’Harmattan, 2002, p. 11-29, p. 17.

6 Jean Rousset nomme « métamorphoses latérales » les « changements de genre et les transpositions qu’ils commandent : drame écrit, commedia dell’arte, opéra, conte ou roman », Le mythe de Don Juan, Armand Colin, 1978, p. 130.

7 Ibid., p. 137. Notons que l’opéra peut apparaître comme le genre intermédial par excellence. Jürgen Ernst Müller accorde d’ailleurs une place importante à Richard Wagner et à sa conception de l’œuvre d’art totale dans la présentation qu’il propose des racines historiques de l’intermédialité (Jürgen Ernst Müller, « L’intermédialité, une nouvelle approche disciplinaire : perspectives théoriques et pratiques à l’exemple de la vision de la télévision », in Cinéma, 10, 2-3, 2000, p. 105-134).

8 Propos repris par Jean-Pol Madou, « Langue, mythe, musique. Rousseau, Nietzsche, Mallarmé, Lévi-Strauss » dans Littérature et musique, Raphaël Célis (dir.), publications des facultés universitaires Saint Louis, Bruxelles, 1982, p. 75-110, p. 79.

9 Sören Kierkegaard, Ou bien… ou bien, Paris, Gallimard, 1943, trad. Ferdinand et Olivier Prior, Marie-Henriette Guignot, 1984.

10 La rétrospective proposée en janvier et février 2022 à la Cinémathèque Française a d’ailleurs réaffirmé la place particulière du film dans l’œuvre du cinéaste et le présente comme « l’un de ses films les plus remarquables » et comme un « objet culte pour les amateurs de cinéma mais aussi d’opéra ».

11 Silvestra Mariniello, « L’intermédialité : un concept polymorphe », art. cit., p. 18. 

12 Pierre-Jean Remy, Don Giovanni, Mozart, Losey, Albin Michel, 1979.

13 Annie Goldmann, « L’adaptation cinématographique des opéras : le conflit image-son » dans Film et histoire, Marc Ferro (dir.), Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 1984, p. 75-81, p. 76.

14 Ibid.

15 Ibid., p. 75.

16 Pierre-Jean Remy, Don Giovanni, Mozart, Losey, op. cit., p. 44.

17 Ibid.

18 Ibid., p. 45.

19 Ibid., p. 70-71.

20 Gérard Loubinoux, « L’adaptation filmique de Don Giovanni », dans L’univers filmique de Joseph Losey, Cinémaction, n°96, p. 95-100, p. 97.

21 Pierre-Jean Remy, Don Giovanni, Mozart, Losey, op. cit., p. 44.

22 Ibid., p. 45.

23 Ibid., p. 95.

24 Ibid., p. 96.

25 La scène où Anna découvre le cadavre de son père illustre, elle aussi, la façon dont Losey parvient à détourner les contraintes, comme le souligne Gérard Loubinoux : « Dans la séquence où Anna découvre le cadavre de son père et se désespère, Losey profite de l’affolement du personnage, qui est à la fois échevelé et trempé de pluie, pour faire en sorte que chaque fois qu’elle ouvre la bouche cette dernière se trouve cachée par la chevelure, soit qu’en se penchant sur le mort ses cheveux basculent vers l’avant, soit que, redressant la tête, une mèche lui reste en travers du visage. Elle ne l’écarte que lorsqu’elle a fini de chanter. » Cette trouvaille renforce l’expressivité de la scène et utilise toutes les ressources du cinéma, notamment la possibilité de tourner en extérieur. (Gérard Loubinoux, art. cit., p. 97).

26 Il évite ainsi le piège évoqué par Annie Goldmann qui remarque que « paradoxalement, c’est sur le terrain où il est le plus avantagé, celui de la technique, que le cinéma risque de perdre ce conflit musique-image. En effet, les énormes moyens mis à la disposition des cinéastes les encouragent à une reproduction du son de plus en plus sophistiquée. Mais il existe une limite au-delà de laquelle la reproduction, trop parfaite, trop exceptionnelle […] détruit le caractère humain de la voix.» (Annie Goldmann, art. cit., p. 81).

27 Ibid., p. 75.

28 Ibid., p. 97.

29 Ibid.

30 Dominique Sipière, « Don Giovanni » dans L’univers de Joseph Losey, Cinémaction n°96, p. 147.

31 Gérard Loubinoux, art. cit., p. 100.

32 Ibid.

33 Pierre-Jean Remy, Don Giovanni, Mozart, Losey, op. cit., p. 66.

34 Ibid., p. 66-67.

35 Ibid., p. 69.

36 Gérard Loubinoux, art. cit., p. 100.

37 Pierre-Jean Remy, Don Giovanni, Mozart, Losey, op. cit, p. 89.

38 Ibid., p. 109.

39 Ibid., p. 152.

40 Pierre-Jean Remy, Don Juan, Albin Michel, 1982, p. 365.

41 Ibid., p. 36.

42 Ibid., p. 369.

43 Ibid., p. 368.

44 Jean Rousset, Le mythe de Don Juan, op. cit., p. 160.

45 Ibid, p. 348.

46 Ibid., p. 328.

47 Ibid., p. 29.

48 Ibid, p. 365.

49 Jean-Louis Backès, Musique et littérature. Essai de poétique comparée, PUF, coll. Perspectives littéraires, 1994, p. 86.

50 Isabelle Piette, Littérature et musique. Contribution à une orientation théorique 1970-1985, Namur, Presses Universitaires de Namur, 1987, p. 58.

51 Pierre-Jean Rémy, Don Juan, op. cit., p. 12-13.

52 Christian Corre, « La description de la musique » in Littérature et musique dans la France contemporaine, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2001, p. 40.

53 Silvestra Mariniello, art. cit., p. 13.

54 Dominique Sipière, art. cit., p. 141.

55 Otto Rank, Don Juan et le Double, trad. S. Lautman, Paris, Payot, 1973.

56 Pierre-Jean Remy, Don Giovanni, Mozart, Losey, op. cit., p. 57

57 Ibid., p. 58.

58 Pierre-Jean Remy, Don Juan, op. cit., p. 410.

59 Ibid., p. 398.

60 Pierre-Jean Remy, Don Giovanni, Mozart, Losey, op. cit., p. 60.

61 Ibid., p. 152.

62 Ibid.

63 Silvestra Mariniello, art. cit., p. 25-26.

Pour citer ce document

Par Aurélia Gournay, «Du film-opéra de Joseph Losey au roman musical de Pierre-Jean Remy : réécritures intermédiales du Don Giovanni de Mozart», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Revue électronique, Italie : médialités, intermédialités, transmédialités, mis à jour le : 23/12/2024, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=1512.

Quelques mots à propos de :  Aurélia Gournay

Agrégée de Lettres Modernes et Docteure en Littérature Générale et Comparée, Aurélia Gournay est PRAG à l’Université Sorbonne Nouvelle au sein de l’UFR Arts et Médias. Ses travaux de recherche sont orientés sur les questions d’intermédialité et d’hybridité, notamment dans les réécritures et les adaptations. Elle a participé, autour de ces thèmes, à plusieurs colloques et journées d’études et a écrit plusieurs articles et chapitres d’ouvrages collectifs.

...

Droits d'auteur

This is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC BY-NC 3.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-nc/3.0/fr/) / Article distribué selon les termes de la licence Creative Commons CC BY-NC.3.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-nc/3.0/fr/)