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Le mythe de Médée entre médias et intermédialité : de la pièce From Medea de Grazia Verasani au film Maternity Blues de Fabrizio Cattani
Par Francesca Chiara Guglielmino
Publication en ligne le 23 décembre 2024
Résumé
This article analyses a contemporary rewriting of the myth of Medea, the play From Medea by Grazia Verasani, as well as its film adaptation directed by Fabrizio Cattani. Starting from a reflection on the nature of the myth, a hybrid and changing form par excellence, this article explores the operation of transferring this story from one medium to another, highlighting the intermedial references and relations present in each medium.
Cet article se penche sur une réécriture contemporaine du mythe de Médée, la pièce From Medea de Grazia Verasani, ainsi que sur son adaptation cinématographique, portée à l’écran par Fabrizio Cattani. À partir d’une réflexion sur la nature même du mythe, forme hybride et changeante par excellence, cet article analyse l’opération de transfert de ce récit d’un médium à l’autre, mettant en exergue les références et les relations intermédiales présentes dans chaque support.
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Table des matières
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Le mythe de Médée entre médias et intermédialité : de la pièce From Medea de Grazia Verasani au film Maternity Blues de Fabrizio Cattani (version PDF) (application/pdf – 373k)
Texte intégral
1Parmi les réécritures des figures mythologiques grecques, Médée a toujours occupé une place centrale. La fortune de ce mythe, peut-être le plus réécrit de l’Antiquité à nos jours1, tourne autour d’un questionnement à la fois effroyable et fascinant qui traverse les époques et demeure toujours d’actualité : comment cette héroïne incarnant une altérité redoutable peut-elle briser tous les liens les plus sacrés ?
2From Medea a été conçu par Grazia Verasani, écrivaine, musicienne et actrice italienne, à l’époque du « delitto di Cogne » (2002), un cas d’infanticide commis dans un petit village de montagne de la Vallée d’Aoste par une mère de famille, Anna Maria Franzoni, qui a battu à mort son fils de trois ans. Grazia Verasani raconte que face à l’engouement médiatique pour ce fait divers sanglant, qui a été très suivi par le grand public et très instrumentalisé par les médias, elle a éprouvé le besoin de trouver un moyen de dépasser toute lecture simpliste du phénomène2. De cette nécessité naît From Medea en 2002, qui vaut à son auteure le prix du 64ème Festival National d’art dramatique de Pesaro et qui est porté à l’écran en 2011 par Fabrizio Cattani, réalisateur et scénariste italien. Le film, intitulé Maternity Blues et présenté au 68ème festival international du cinéma de Venise, a aussi remporté le prix Tonino Guerra pour le meilleur scénario écrit en collaboration avec Grazia Verasani elle-même. Ainsi s’opère un processus de transposition d’un support à un autre, d’un médium à un autre3. L’opération de transfert de ce récit concerne le passage des médias à la scène (d’un fait divers très médiatisé naît une pièce en 2002) et du théâtre au cinéma (Fabrizio Cattani porte à l’écran une adaptation cinématographique de la pièce en 2011), sans compter que From Medea devient un livre publié en 2004, puis en 2011, ce qui implique une dissociation entre le texte dramatique et son « devenir scénique4 ».
1. Le contre-pouvoir du mythe face au pouvoir médiatique : l’infanticide entre médiatisation, mythe et théâtre
3Le mythe, en tant que récit fondateur qui ne cesse d'évoluer au fil du temps, et qui se prête à toute sorte de manipulations, puisqu'il ne fournit pas d’explications ni de réponses définitives, est voué par nature au déplacement spatio-temporel, à l’intertextualité (toute réécriture absorbe et transforme un texte précédent), à la transmédialité (le préfixe « trans » indique un phénomène de transversalité médiatique qui convient particulièrement au mythe, forme narrative dont tous les arts se sont emparés au fil des siècles) et à l’intermédialité5 (l’intégration des codes narratifs propres à un autre médium est une tentative d’aller au-delà des limites fixées par chaque dispositif, qui s’accorde bien avec la nature « sans limites6 » du mythe). Sans omettre que la définition du mot « mythe » a fait couler beaucoup d’encre, et que, en s’appropriant de ce nom grec, on a projeté sur son usage dans l’Antiquité le sens moderne qu’on lui a attribué7, nous entendons par mythe « un système cohérent d’explication du monde8 », composé de « l’ensemble de ses variantes9 », qui devient « le lieu inévitable de toute réflexion sur la réécriture10 » et « un thème littéraire11 » qui transforme toute réécriture en écriture du présent.
4Dans le cadre de cette étude, nous adhérons également à la définition de Roland Barthes, selon lequel le mythe est « un système de communication », qui « ne se définit pas par l'objet de son message, mais par la façon dont il le profère12 » : le mythe peut ainsi être considéré à la fois comme message et comme pratique de transmission d’information, comme contenu et comme ensemble médiatique.
5Les mythes, en tant que récits fondateurs, sont généralement utilisés comme argument de persuasion ou de légitimation d’un discours. De ce fait, le mythe de Médée a souvent servi d’exemplum inversé de la maternité13, pour renforcer et justifier un ordre social établi ; Grazia Verasani, au contraire, s’en empare pour contester une croyance et déconstruire le modèle culturel dominant. Si Médée a longtemps été « le visage mythique de l’horreur14 » comme Adriana Cavarero le dit, en soulignant le lien étroit entre paroxysme de l’horreur et féminin dans l’imaginaire misogyne de notre société, Grazia Verasani se sert de cette figure afin de bouleverser le scénario, traditionnel pour nous aujourd’hui, de la mère qui se sacrifie pour ses enfants15 et d’exorciser le tabou de l’infanticide.
6Médée étant dans l’imaginaire occidental l’archétype de la mère infanticide, Grazia Verasani décide de réécrire ce mythe, dans le but de briser les tabous autour de ce crime commis par une mère, perçu comme l’acte contre-nature par excellence, puisqu’il se heurte, entre autres, à des valeurs socialement reliées au féminin telles que l’instinct maternel et le modèle de la maternité heureuse. From Medea s’inscrit ainsi dans une tendance qui, à partir des années 70 jusqu’à nos jours, se propose de réécrire les mythes féminins pour déconstruire les stéréotypes de genre16. L’auteure se dit avant tout indignée par l’hystérie médiatique autour de l’affaire Franzoni ainsi que par la superficialité des jugements autour d’un crime de ce type17. Elle souligne le rôle crucial des médias dans la création d’un monstre, objet d’une réprobation collective. Elle décide donc d’écrire cette pièce, From Medea, pour opposer aux jugements précipités une suspension du jugement et, à la condamnation acharnée, une tentative d’interprétation. Si, d’un côté, le titre From Medea fait le lien avec le mythe de Médée, d’un autre côté, la préposition anglaise « from » souligne la continuité d’un phénomène qui s’est répandu dans le temps et dans l’espace : celui de l’infanticide. Le sous-titre Maternity Blues, ajouté à l’édition de 2011, relie le mythe antique à la modernité.
7L’objectif de Verasani est de montrer ce qu’il y a derrière cet acte meurtrier, qu’elle tend à rapprocher d’un suicide pour la mère qui le commet (« Se ammazzi tuo figlio, i morti sono due » dit Vincenza, « è te stessa che fai fuori… in quel momento18 » affirme Marga). L’auteure dénonce la coresponsabilité de la société et des familles, la solitude et l’isolement de ces femmes, le silence autour de la dépression postnatale (« Vuoi dire che non è colpa mia ma della depressione ? » demande Marga et Eloisa répond : « E anche di chi ti stava intorno e non... non ti capiva19 »). La réécriture du mythe de Médée semble alors s’affirmer comme contrepartie et comme contrepouvoir au pouvoir des médias : à l’acharnement médiatique autour de l’infanticide, aux discours dominants, Verasani oppose un contre-discours qui s’appuie sur la valeur archétypale du mythe. Adrienne Rich théorise à ce propos une « ré-vision » de l’Histoire à travers le prisme du mythe : relire le passé et ses textes fondateurs avec une approche critique deviendrait pour les femmes un instrument incontournable du changement, « un acte de survie20 ».
2. Références et relations intermédiales dans la pièce From Medea
8La pièce se déroule dans un hôpital psychiatrique judiciaire, où quatre femmes sont soignées parce qu’elles sont reconnues irresponsables du meurtre de leurs enfants. L’infanticide est un geste inracontable : c’est pourquoi les personnages de From Medea sont dans l’impossibilité de le verbaliser, à l’exception d’Eloisa, qui est la seule à oser en parler de manière cynique (« La mia famiglia fa schifo, Rina. Tutte le famiglie fanno schifo. Ma non è colpa loro se ho infilato la testa di mio figlio in un sacchetto della Coop21 ») et sarcastique (« […] qui le balie sono disoccupate, non ci sono neonati e se ce ne fossero…22 »). Néanmoins, les trois autres personnages arrivent au fur et à mesure à exprimer l’indicible : Vincenza finit par raconter qu’elle a poignardé son enfant, Marga qu’elle a tué son nouveau-né comme « la bambina che rompe la bambola che non l'è mai piaciuta23 », Rina qu’elle a noyé sa fille dans la baignoire pendant qu’elle lui donnait son bain.
9À travers les dialogues entre ces personnages, nous assistons aussi à une tentative de déconstruction du cliché de l’instinct maternel, présenté comme un mélange inné d’amour et de sollicitude profonde : Marga raconte qu’elle a attendu en vain que ce fameux instinct surgisse (« Cos'è una madre, Vincenza ? Una che non può sbagliare mai ? Ho visto gatte più materne di me. L'istinto, dici tu... Mia madre mi diceva : ti verrà naturale appena lo vedrai. Pensavo, sono tutte uguali le donne, mi verrà naturale appena lo vedrò... Non è andata così24 ») ; quant à Eloisa, elle avoue qu’être mère c’était comme « costringere una mucca a imparare le tabelline25 ». Elle explique aussi ce que l’on entend par dépression post partum (« Succede quando una donna è depressa, prima e dopo il parto. Non sente più niente. Un vuoto assoluto. Zero emozioni. Insomma, nessun : hip hip urrà, cazzo, sono una madre ! Niente. Solo paura. Una gran paura di non essere all'altezza della situazione26 ») et finit par renverser l’association infanticide-folie (« Per il mondo siamo pazze. Mai che pensino che da pazzi è mettere al mondo qualcuno !27 ». Eloisa, de manière provocatrice, compare ses avortements à des meurtres en série (« Il giorno dopo ho abortito. Be', non era la prima volta. Vedi, Vincè ? Tu diresti che sono una pluriassassina28 »). Elle questionne ainsi le lien, présent dans l’imaginaire collectif, entre avortement et meurtre29.
10Par ailleurs, comme nous allons le voir, From Medea présente plusieurs références intermédiales, musicales et cinématographiques notamment, s’intégrant aux critiques qui s’expriment dans l’œuvre envers le traitement médiatique des faits divers. En effet, la pièce est ponctuée par le motif de l’instrumentalisation médiatique du crime de l’infanticide (« la cronaca è morbosa30 » dit Eloisa). Dès la première réplique, Eloisa souligne l’obsession des médias pour la mère infanticide (« è oggi che arriva la nuova ? Com’è che l’hanno chiamata sui giornali ?31 ») ; Vincenza de son côté témoigne de son incapacité à se reconnaître dans l’étiquette qu’on lui attribuait dans les journaux (« Mi è venuto da ridere quando ho letto su un giornale : ha assassinato suo... Assassinare. Io, un'assassina. Sì, mi veniva da ridere. Sono pazzi, pensavo. Come possono scrivere delle cose del genere ? Con che coraggio? Che assurdità !32 »). À travers le ressenti de ces personnages, Grazia Verasani dénonce la spectacularisation du crime féminin et la diabolisation de la mère infanticide, coupable entre autres d’avoir mis en danger la vision romancée de la maternité.
11Si à présent on se penche sur le rapport entre dramaturgie et musique, on constate qu’il n’y a pas d’interpénétration entre les deux. En revanche, des citations et des références à des chansons sont présentes dans le texte théâtral. Il ne s’agit pas de chansons extra-diégétiques, mentionnées dans les didascalies, mais de paroles mélangées au texte, qui s’intègrent à la matière dramatique, en lui donnant en même temps une dimension acoustique et une signification autre. « Io lavoro e penso a te, torno a casa e penso a te, le telefono e intanto penso a te... Non so con chi adesso sei, non so che cosa fai, ma so di certo a cosa stai pensando…33 », chante Vincenza. La didascalie précise que Vincenza se met à chanter et les paroles de la chanson de Lucio Battisti résonnent dans l’oreille du lecteur/spectateur italophone, puisqu’elles font partie d’une mémoire partagée, d’un bagage culturel commun ; elles créent des résonances, des échos, qui éclairent la perception du personnage avec un effet d’amplification dramatique. Les chansons de Battisti chantées par Vincenza tout au long de la pièce, centrées sur les thèmes de la trahison et du triangle amoureux, anticipent et amplifient le récit de la jalousie maladive envers son mari qu’elle-même relie à son acte meurtrier (« Ma quello che è più duro è quando nella mente ti ballano i mostri della gelosia, lì non puoi combattere, è tutta un'ossessione. Dicevo sempre a mia sorella : un giorno impazzirò, e lei rideva34 »).
12Dans l’une des dernières scènes, la chanson Sally de Vasco Rossi passe à la radio et les quatre personnages se mettent à chanter créant un effet polyphonique. La chanson de Vasco Rossi est un discours extérieur bien qu’intra-diégétique, déjà chargé de sens : Sally est une femme qui a commis beaucoup d’erreurs, qui en a payé les conséquences, mais qui arrive à se libérer du sentiment de culpabilité qui l’accable et à voir enfin une lumière au bout du tunnel. Ce discours vient ainsi éclairer la situation de ces femmes : une rédemption est possible, elles peuvent être pardonnées et surtout se pardonner. Au-delà de la dimension acoustique du texte, cette interaction entre parole écrite/dite et parole chantée permet donc au lecteur/spectateur d’accéder à un surcroît de signification que le langage musical donne au texte dramatique.
13Enfin, une référence cinématographique en particulier nous semble intéressante à relever dans le cadre de cette étude, celle au film Pension d’artistes (en italien Palcoscenico35), dont Rina récite une réplique (« Col sorriso sulle labbra e la morte nel cuore, lo spettacolo continua, è la vita dell'attore... Che avete da guardare ? È una battuta del film di ieri sera36 »). Dans le cas présent, il ne s’agit pas seulement d’une dimension plurielle créée par la citation ou d’une question d’interprétation : Rina reprend une réplique tirée d’un film que les quatre personnages ont vu à la télévision, dans lequel quatre actrices organisent la mise en scène d’un spectacle théâtral. Verasani joue donc avec le spectateur sur les niveaux de la représentation, puisque cette référence intermédiale produit un dédoublement du récit, contenant en elle l’idée même du procédé de création dramatique, ce qui nous amène dans une dimension que l’on pourrait presque qualifier de “méta-intermédiale”. De la même façon, Rina, à la fin de la pièce, propose à Eloisa de mettre en scène un spectacle qui pourrait s’intituler Medea ou qui pourrait avoir un titre anglais : nous avons ainsi l’impression d’assister à la création de la pièce que nous sommes en train de lire/regarder, dans un jeu de méta-théâtre et de méta-réécriture.
14En outre, dans From Medea nous trouvons aussi des relations intermédiales, un type d’interférence que Massimo Fusillo définit comme une « synergie entre les médias, héritière de l’utopie wagnérienne de l’Opéra comme art total37 ». Dans un entretien avec Riccardo Bruni, Grazia Verasani affirme qu’elle fait partie d’une génération « tondelliana » qui a fait sienne l’interaction entre les différentes disciplines artistiques, du cinéma à la musique, du théâtre à la bande dessinée38. Dans From Medea, c’est la relation entre théâtre et cinéma qui est prépondérante : c’est la rhétorique filmique qui semble influencer l’écriture dramaturgique, puisque la pièce intègre des codes narratifs propres au cinéma. Chaque scène correspond en effet à une action différente, comme dans le découpage séquentiel d’un film et c’est surtout dans la fragmentation du jeu théâtral que l’on voit les effets du montage filmique. Les formules « luce » et « buio » (lumière et obscurité), qui apparaissent respectivement au début et à la fin de chaque scène, peuvent rappeler les fondus au noir entre les différentes scènes d’un film.
15Ce rapprochement entre théâtre et cinéma devient de plus en plus évident dans le passage du texte dramatique à la mise en scène, surtout si on analyse une captation dont nous disposons, celle de la représentation de la compagnie théâtrale Incontri, tournée sans public pour des plateformes numériques39. L’enregistrement d'un spectacle scénique – le théâtre filmé ou le « film-théâtre » comme préfère l’appeler Sandrine Siméon40 – relève déjà en soi d’une interdépendance entre la scène et l’écran et se configure comme une sorte d’entre-deux. Si on se concentre sur la scène, nous remarquons une transfiguration des catégories spatio-temporelles qui rapproche le théâtre du cinéma et permet le développement d’un espace-temps autre. Pour mettre en scène le flash-back notamment, un procédé narratif spécifique au cinéma, la scène est coupée en deux : nous avons à gauche la chambre de l’hôpital psychiatrique où se déroule le présent des quatre personnages principaux, tandis qu’à droite, dans un coin peu éclairé, une cinquième actrice aux prises avec un nourrisson représente l’espace de la mémoire, le passé de la “maternité malheureuse” de ces mêmes personnages. Couper la scène en deux et jouer avec les lumières permet ainsi la juxtaposition de différents niveaux du récit, ce qui est une manière de transcender les limitations scéniques. Si en revanche nous nous concentrons sur l’écran, nous remarquons que la perspective démultipliée de la scène et la présence de différents plans, éléments filmiques par excellence, font de la captation un nouvel objet sémiotique, à la fois filmique et scénique, qui fige la performance théâtrale, par nature éphémère, en lui donnant la pérennité et la reproductibilité propre à un film.
3. Codes narratifs théâtraux dans le film Maternity Blues
16Cattani intitule son adaptation cinématographique Maternity Blues (qui était originellement le sous-titre de la pièce, ajouté à l’édition 2011). Si dans le film le lien direct avec le mythe est donc absent, puisque le nom de l’héroïne grecque n’apparaît plus dans le titre, le fait que les personnages d’Eloisa et de Marga – qui s’appelle Clara dans le film – soient joués respectivement par une actrice roumaine et par une actrice hongroise, nous renvoie directement au lien propre à Médée entre barbarie (au sens étymologique) et infanticide : Jason affirme chez Euripide que jamais une femme grecque n’aurait commis une telle monstruosité41.
17Dans ce transfert d’un medium à un autre, l’intrigue reste presque identique, même si elle est enrichie de quelques épisodes supplémentaires. Dans l’un d’entre eux, Trudy, un personnage seulement cité dans la pièce à cause de sa folie sauvage (elle a découpé le cœur de sa fille avec des ciseaux), agresse Eloisa en lui coupant la langue pour la punir de son insolence. C’est une scène très violente alors que dans la pièce, le but étant celui de s’opposer à la spectacularisation de la violence du récit médiatique, il n’y a pas de place pour la représentation de la violence physique et l’ineffable est évoqué par les discours brisés des protagonistes. C’est aussi une scène fort symbolique puisqu’Eloisa, qui est la seule capable de dire l’indicible, se retrouve physiquement privée de parole à l’instar d’une autre figure mythologique féminine, Philomèle, réduite au silence après avoir été violée par Térée.
18Dans le film, le système de personnages s’enrichit également (nous y trouvons davantage de personnages internes à l’hôpital – médecins, autres patientes – et externes – la figure du mari de Clara) ; le temps et l’espace répondent à la possibilité du cinéma de s’étendre au-delà des limites matérielles de la scène (on n’est pas confiné dans une chambre, mais le film se déroule dans toute la structure de l’hôpital psychiatrique de Castiglione delle Stiviere en Lombardie ainsi qu’à l’extérieur); on n’y retrouve pas seulement le drame intérieur de ces quatre femmes comme dans la pièce, mais aussi le “hors-champ”. De plus, conformément à la liberté de l'action propre au cinéma, passé et présent s’entremêlent dans le récit, et ce qui était raconté à travers des dialogues ou des monologues, dans la pièce, est montré à travers la technique du flash-back, dans le film.
19Le saut dans le passé, dans la version cinématographique, diffère du retour en arrière de la mise en scène théâtrale : ici la linéarité du récit est modifiée par l’introduction des moments passés, qui ont amené ces femmes à l’infanticide. Dans Maternity Blues, sans doute dans le but de ne pas montrer un déchaînement de violence dont la vue serait difficilement soutenable, et de chercher plutôt à contextualiser le geste infanticide, Vincenza ne poignarde pas son fils. Mais dans le chaos qui règne dans sa maison, seule avec ses trois enfants, accablée par l’énième adultère de son mari, elle met son nouveau-né dans le lave-linge. Ce choix semble motivé par la volonté d'amener le spectateur à se demander si le personnage est conscient de son acte, voire à ressentir de l'empathie pour cette femme débordée par les événements, malgré l’horreur de son geste.
20Au cours de la présentation du film Maternity Blues au cinéma Lumières de Bologne en 2012, Cattani a affirmé que le texte dramatique de Verasani a été plus qu’un simple point de départ pour son film et que les dialogues y sont repris presque à l’identique. Même si le film ne présente pas toutes les références intermédiales – à la musique, au cinéma, au méta-théâtre – que l’on trouve dans la pièce, l’origine théâtrale du modèle n’est pas complètement dissimulée. Deux scènes en particulier ont, pour ainsi dire, un effet de théâtralité. Dans la première, qui se déroule dans la chambre des quatre personnages principaux, un plan large alterne avec l’utilisation du champ/contrechamp, procédé devenu très habituel au cinéma, dans les séquences de dialogue. Le plan d’ensemble permet de situer tous les personnages dans le même décor et donne l’idée d’un espace clos, comme sur scène. Dans l’autre scène, à la buanderie, le réalisateur renonce entièrement aux effets de champ/contre-champ et une caméra quasiment immobile sur un plan large évoque une gestion théâtrale de l’espace, où le point de vue fixe pourrait rappeler celui d’un spectateur de théâtre.
21Pour conclure, dans la pièce From Medea, la rhétorique filmique influence par moments le procédé scénique, tandis que dans le film Maternity Blues certaines scènes relèvent d’une esthétique dramatique qui produit en quelque sorte un effet de théâtralité. Néanmoins, c’est la présence du mythe de Médée, intertexte convoqué par le titre même de la pièce, et évoqué en filigrane dans le film, qui s’avère être particulièrement enrichissant dans le cadre d’une approche intermédiale. Réécrire les mythes pour le théâtre revient en effet à mettre « la pratique intermédiale par excellence » qu’est le théâtre, selon les mots de Jean-Marc Larrue (ce dernier précisant : « dans la mesure où il est lui-même fait des médias interagissant les uns avec les autres42 »), en contact avec le mythe, forme hybride et changeante qui ne se fige pas en une version unique et définitive, mais « se compose de l’ensemble de ses variantes43 ». Aussi partagerons-nous l’attrait de Massimo Fusillo pour une « mythocritique transmédiale » comme nouvelle approche dans l’étude des mythes, c’est-à-dire une analyse de ces derniers à travers leurs réécritures dans les différents media afin de se concentrer, davantage que sur la relation entre l’original et sa réécriture, sur le processus même de la métamorphose44, qui est au cœur du mythe.
Notes
1 Voir M. Bettini, G. Pucci, Il mito di Medea, Torino, Einaudi, 2017, p. 25.
2 Voir A. Esposito, « La tragedia di quattro madri tra Medea e il delitto di Cogne », La Repubblica Bologna, 14 Septembre 2004, URL : https://ricerca.repubblica.it/repubblica/archivio/repubblica/2004/09/14/la-tragedia-di-quattro-madri-tra-medea.html.
3 P. Pavis, Dictionnaire de la performance et du théâtre contemporain (2e édition augmentée), Paris, Armand Colin, 2018, p. 210 : « un médium est un ensemble de techniques artistiques ou de matériaux propres à un art, un moyen d’expression ».
4 J.-P. Sarrazac, Poétique du drame moderne, Paris, Seuil, 2012, p.11.
5 En gardant à l’esprit que la littérature sur ce sujet demeure assez flottante et que les approches sont hétérogènes, voir : J. Müller, « L’intermédialité, une nouvelle approche interdisciplinaire : perspectives théoriques et pratiques à l’exemple de la vision de la télévision », dans Cinéma 10, n°2-3, Printemps 2000, p. 113 : « Nous entendons par intermédialité le fait qu'un média recèle en soi des structures et des possibilités qui ne lui appartiennent pas exclusivement […] Ce qui ne signifie pas pour autant que les médias se plagient mutuellement; mais qu'au contraire, ils intègrent à leur propre contexte des questions, des concepts, des principes qui se sont développés au cours de l'histoire sociale des médias et de l'art figuratif occidental »; M. Fusillo, La Grecia secondo Pasolini, Roma, Carocci, coll. « Frecce », 2022, p. 10 (nous traduisons) : « Nous entendons par intermédialité non simplement la combinaison de différents médias, mais plutôt leur synergie, la fluidité et la perméabilité de leurs frontières ». Voir également : I. Rajewsky, « Le terme d’intermédialité en ébullition : 25 ans de débat », dans C. Fischer (dir.), Intermédialités, Paris, Lucie éditions, coll. « Pratiques comparatistes », 2015, p. 19-54.
6 « Mythes sans limites » est le titre d’un ouvrage collectif dirigé par Perle Abbrugiati cité ultérieurement.
7 C. Calame, Qu’est-ce que la mythologie grecque ?, Gallimard, édition digitale, 2015, p. 57. Voir : M. Detienne, L’Invention de la mythologie, Paris, Gallimard, Bibliothèque des Sciences humaines, 1981.
8 P. Grimal, Introduction à La mythologie grecque, Paris, PUF, 1999, p. 9.
9 C. Levi-Strauss, Anthropologie Structurale, Paris, Librairie Plon, 1958, p. 240.
10 P. Abbrugiati (dir.), Introduction à Mythes sans Limites, Cahiers d’études romanes n° 27, 2013, URL: http://journals-openedition.org.gorgone.univ-toulouse.fr/etudesromanes/4015.
11 M. Fusillo, La barbarie di Medea: itinerari novecenteschi di un mito, 1 maggio 2009, URL : http://www.indafondazione.org/wp-content/uploads/2009/05/1-fusillo.pdf
12 R. Barthes, Mythologies (1957), Paris, Seuil, 1970, p. 181.
13 Pour la réception du mythe de Médée et la tendance à une condamnation moralisante de son geste qui s’impose à partir du XVIIIe siècle, voir : Z. Schweitzer, Une "héroïne excécrable aux yeux des spectateurs" : poétique de la violence : Médée de la Renaissance aux Lumières (Angleterre, France, Italie), Lille, Atelier national de Reproduction des thèses, 2008.
14 A. Cavarero, Orrorismo, ovvero, della violenza sull’inerme, Milano, Feltrinelli, 2007, p. 23.
15 Pour des écrits historiques sur la maternité, voir. : A. Rich, Naitre d’une femme. La maternité en tant qu’expérience et institution, traduit de l’américain par Jeanne Faure-Cousin, Paris, Denoël-Gonthier, 1980 et E. Badinter, Le conflit : la femme et la mère, Paris, Flammarion, 2010.
16 Les réécritures du mythe de Médée de Franca Rame (1977) et de Maricla Boggio (1981) marquent le commencement de cette tendance nouvelle en Italie. Quelques ouvrages critiques sur la question : E. Avezzù, S. Chemotti (dir.), Donne mitiche. Mitiche donne, Padova, il Poligrafo, 2007; A. Cavarero, Nonostante Platone: figure femminili nella filosofia antica, Verona, Ombre Corte, 2009; E. Porciani, Nostra sorella Antigone. Disambientazioni di genere nel Novecento e oltre, Catania, Villaggio Maori Edizioni, 2016.
17 Voir A. Esposito, art. cit.
18 G. Verasani, From Medea, Milano, Sironi Editore, coll. « Indicativo presente », 2004, traduit en français par Claudine Tissier sous le titre de From Médée (inédit). Nous remercions Grazia Verasani de nous avoir autorisé à utiliser cette traduction : « Si tu tues ton enfant, il y a deux morts » ; « C’est que quand… quand tu fais ça, c’est toi-même que tu élimines » (ici, par souci de clarté, nous avons proposé notre propre traduction).
19 Ibid. : « [MARGA] : - « Tu veux dire que ma dépression ce n’était pas de ma faute ? ». [ELOISA] : - « C’est aussi de la faute de ceux qui étaient autour de toi et qui... qui ne te comprenaient pas ».
20 A. Rich, « When We Dead Awaken: Writing as Re-Vision », dans College English, 34, n° 1, Women, Writing and Teaching, Oct. 1972, p. 18.
21 Ibid. : « Ma famille elle est moche, Rina. Toutes les familles sont moches. Mais c’est pas de leur faute si j’ai enfilé la tête de mon fils dans un sac de la Coop ».
22 Ibid. : « […] ici les nourrices sont au chômage. Y a pas de nouveaux-nés. Et si y en avait... ».
23 Ibid. : « la petite fille qui casse la poupée qui ne lui a jamais plu ».
24 Ibid. : « C’est quoi une mère Vincenza ? Quelqu’un qui ne peut jamais se tromper ? J’ai vu des chattes plus maternelles que moi. Tu dis l’instinct... Ma mère disait : ça te viendra naturellement quand tu le verras et moi je pensais : les femmes sont toutes pareilles, ça me viendra quand je le verrai... Ça ne s’est pas passé comme ça ».
25 Ibid.: « obliger un bœuf à apprendre les tables de multiplication ».
26 Ibid. : « Ben, ça arrive quand une femme est dépressive, avant et après l’accouchement. Elle ne ressent plus rien. Le vide absolu. Zéro émotions. Bref, pas de : hip hip hip hourra, putain, je suis une mère ! Rien. Seulement la peur. La peur énorme de ne pas être à la hauteur de la situation »)
27 Ibid. : « Pour le monde, on est folles. Jamais ils ne pensent que c’est fou de mettre quelqu’un au monde ! ».
28 Ibid. : « Le lendemain je suis allée avorter. Bah, c’était pas la première fois. Tu vois, Vincé ? Tu dirais que je suis une multi meurtrière ».
29 Comme le dit la philosophe Adriana Cavarero (Orrorismo, ovvero, della violenza sull’inerme, op. cit., p. 137), considérer une interruption de grossesse comme un infanticide ne fait que renforcer « la notion de corps féminin comme corps maternel par antonomase ».
30 G. Verasani, op. cit. : « Les faits divers sont morbides ».
31 Ibid. : « C’est aujourd’hui qu’elle arrive, la nouvelle ? Comment ils l’ont appelée dans le journal ? ».
32 Ibid. : « Quand j’ai lu dans un journal : la criminelle a assassiné son... j’ai eu envie de rire. Criminelle. Moi, criminelle. Oui, ça me faisait rire. Je pensais : ils sont fous. Comment ils peuvent écrire des trucs pareils ? De quel droit ? Quelle absurdité ».
33 C’est le début d’une très célèbre chanson de Lucio Battisti de 1972, intitulée E penso a te.
34 G. Verasani, op. cit. : « Mais ce qui est encore plus dur, c’est quand il y a la jalousie qui te danse dans la tête, comme un monstre, tu ne peux pas combattre, c’est une obsession. Je disais toujours à ma sœur : un jour je vais craquer, et elle, elle riait ».
35 Pension d’artistes [Stage Door], Gregory La Cava, RKO, 1937, 92 mn.
36 G. Verasani, op. cit. : « Le sourire aux lèvres et la mort dans le cœur, le spectacle continue, c’est la vie de l’acteur... Qu’est-ce que vous avez à me regarder ? C’est une réplique du film d’hier soir ».
37 M. Fusillo, « Miti, temi, modi. Per una comparatistica transmediale », dans Comparatismi 5, 11-20, 2020, p. 13, URL : https://doi.org/10.14672/20201712.
38 Grazia Verasani, « Le mie indagini tra noir e musica » (entretien avec Riccardo Bruni pour Giallorama), URL : https://giallorama.it/grazia-verasani-le-mie-indagini-tra-noir-e-musica/.
39 Compagnia teatrale Incontri, From Medea, URL : https://www.youtube.com/watch?v=FoGmsb7Kvhk&ab_channel=CompagniaIncontridiFrancescoIurlaro.
40 S. Simeon, « Film-théâtre, intermédialité et nouveaux enjeux esthétiques », dans Intermédialités / Intermediality, n° 33, printemps 2019, URL : https://doi.org/10.7202/1065016ar.
41 Euripide, Médée, traduit par M. Gondigas et P. Judet de La Combe, Paris, Les belles lettres, coll. « Classique en poche », 2012, p. 118, vv.1339-1340 : « οὐκ ἔστιν ἥτις τοῦτ΄ ἂν Ἑλληνὶς γυνὴ ἔτλη ποθ΄», « pas une femme de Grèce, jamais, n’aurait osé cela ».
42 J.-M. Larrue, « Du média à la médiation : les trente ans de la pensée intermédiale et la résistance théâtrale » dans Id. (dir.), Théatre et intermédialité, Villeneuve-d'Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2015, p. 40.
43 C. Levi-Strauss, op. cit., p. 240.
44 M. Fusillo, « Miti, temi, modi. Per una comparatistica transmediale », op. cit., p. 15.
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Quelques mots à propos de : Francesca Chiara Guglielmino
Francesca Chiara Guglielmino est agrégée d’italien depuis 2018, ATER d’italien depuis 2020 à l’Université de Toulouse Jean Jaurès et doctorante en études romanes. Ses recherches portent sur les réécritures du mythe de Médée dans le théâtre italien contemporain, des années 1970 à nos jours.
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