Voyage avec Anne Serre. Circuler dans l’œuvre : tunnels et correspondances

Par Guillaume Narguet
Publication en ligne le 05 novembre 2025

Résumé

Studying the connections between the twenty or so works that make up Anne Serre's multifaceted bibliography is to embark on a treasure hunt that is as playful as it is labyrinthine. Indeed, as a critical disciple of Vila-Matas, Anne Serre multiplies occurrences, references, false (or not?) leads, blurred landmarks and intertextual allusions in a global metafiction where author, narrator and protagonist intermingle. But this confusion is only apparent, since Anne Serre's literature, on the contrary, obeys the logical and meticulous construction of a great work which, from The Governesses to her latest book to date, references itself throughout the texts, which communicate with each other through a network of ‘tunnels’. There is a great deal of distance, perspective and lucidity in Anne Serre's view of her contemporaries and the world in which they live. This critical view is expressed in particular through a (deceptive!) lightness and biting irony that flourish in a playful narrative space. It seemed therefore appropriate to develop a text exploring this network of correspondences based on a selection of the most revealing texts, using various techniques such as pastiche, stylistic exercises, and the intervention of the author-narrator-fictional character triptych in a form that is certainly not very academic but which, we hope, will make readers want to lose themselves in Serres' tunnels.

Étudier les correspondances qui relient la vingtaine d’ouvrages composant la bibliographie protéiforme d’Anne Serre, c’est se lancer dans un jeu de pistes aussi ludique que labyrinthique. En effet, en disciple critique de Vila-Matas, Anne Serre multiplie les occurrences, les références, les pistes fausses (ou non ?), le brouillage des repères, les allusions intertextuelles dans une métafiction globale où auteur, narrateur, protagoniste se mêlent. Mais ce brouillage n’est qu’apparent puisque la littérature d’Anne Serre, au contraire, tend vers la construction logique et méticuleuse d’une grande œuvre qui, des Gouvernantes à son dernier ouvrage à date, manie l'autoréférence au fil de textes qui communiquent entre eux par un réseau en « tunnels ». Il y a beaucoup de distanciation, de prise de hauteur et de lucidité dans le regard que porte Anne Serre sur ses contemporains et le monde dans lequel ils évoluent. Ce regard critique s’exerce notamment par une légèreté (trompeuse !) et une ironie mordante qui s’épanouissent pleinement dans un espace narratif ludique. C’est à ce titre qu’il est apparu pertinent d’élaborer un texte explorant ce réseau de correspondances à partir d’un choix de textes révélateurs, en ayant recours à divers procédés tels que le pastiche, l’exercice de style, l’intervention du triptyque auteur-narrateur-personnage fictif sous une forme, certes peu académique, mais qui, espérons-le, donnera aux lecteurs l’envie de se perdre dans les tunnels serriens.

Mots-Clés

Texte intégral

1Qu’on me permette dans un premier temps de remercier Alix Mary pour son aimable invitation à m’exprimer devant vous aujourd’hui et l’Université de Poitiers pour son accueil. Je vous remercie aussi bien sûr d’être présents et en premier lieu Anne Serre, chère Anne, sans qui rien de tout cela ne serait possible. Sans oublier de saluer la présence du narrateur, qui se trouve quelque part dans la salle et qui vérifie qu’aucune ineptie ne sera proférée.

2À la fin du mois de février 2024, j’ai assisté à une rencontre avec Anne Serre dans une librairie parisienne. Cet échange consistait en une discussion déambulatoire parmi les lectures qui ont marqué notre chère dame auteur. Après cette conférence, nous échangeâmes quelques mots au sujet du présent colloque et Anne Serre me dit à cette occasion : « Je voudrais tout d’abord qu’on s’amuse, à ce colloque ! » Une phrase en apparence tout à fait anodine, peut-être de pure courtoisie, comme allant de soi (il est évident que nous ne nous rendons pas à un colloque comme s’il s’agissait d’une veillée funéraire, même si la définition du mot colloque, en tant que « réunion de spécialistes en nombre plus ou moins limité convoqués pour discuter et confronter leurs informations et leurs opinions sur un thème ou un domaine donné » peut avoir une connotation austère, à tout le moins sérieuse) ; cette phrase toute simple, en apparente contradiction avec la solennité d’un colloque, a pourtant résonné à mon oreille de manière tout à fait logique et naturelle : le jeu, le divertissement est, me semble-t-il, une composante majeure de la littérature d’Anne Serre. Après tout, n’a-t-elle pas consacré un conte à une figure d’un jeu de cartes ? N’a-t-elle pas écrit dans une nouvelle d’Au Cœur d’un été tout en or : « Je me dis qu’au fond, c’était ainsi que je devrais écrire. Comme si je n’étais pas écrivain. Comme s’il n’y avait aucun enjeu professionnel dans le fait d’écrire et qu’il s’agissait seulement d’un jeu, d’une expérience amusante1 » ? Le jeu peut conduire à la joie et Anne Serre n’a-t-elle pas affirmé dans Voyage avec Vila-Matas qu’elle avait « toujours écrit le mot Joie avec un J majuscule2 » ?

3Ce jeu serrien peut se matérialiser de plusieurs manières : le symbolisme et la recherche du sens caché à la Sherlock Holmes (sujet d’une nouvelle intitulée En Souriant), le jeu de l’amour et du hasard (Les Débutants), le jeu sur le langage (Grande tiqueté), le jeu sur l’identité (Le Narrateur), le jeu sur les conventions (Petite table, sois mise !), le jeu comme brouillage de repères, qu’ils soient temporels, géographiques ou sur les différents niveaux de lecture (Notre si chère vieille dame auteur) etc.

4Il y a chez Anne Serre comme une répulsion à la linéarité, à la ligne droite (on le voit par exemple dans Un Chapeau léopard, où la vie de Fanny nous est reconstituée par fragments) et une attraction pour la circonvolution, le labyrinthique, les chemins de traverse (évoqués dans la citation de Sterne en exergue de Notre si chère vieille dame auteur3), les passages, tout comme Anna Lore, héroïne serrienne, aime « les endroits biscornus dans une maison4 » ou comme la narratrice de Notre vieille dame aime les slaloms. Après tout, si la vie était simple et en ligne droite, cela se saurait. Et c’est bien la raison pour laquelle Anna Lore ne peut pas se résoudre à choisir entre Guillaume et Thomas ni suivre les conseils avisés et si pleins de bon sens de ses amis : sauter le pas et se prononcer enfin pour l’un ou l’autre et non les deux en même temps. Et c’est à ce constat que je souhaiterais en venir pour expliquer l’objet de mon intervention : il y a, dans l’œuvre d’Anne Serre, des tunnels, des correspondances qui serpentent. Mis bout à bout, ils révèlent des interrogations constantes, et à mon sens passionnantes, qui relient ses ouvrages et aboutissent à la grande question qui nous agite tous : celle de l’identité et la quête de soi à travers la compénétration du réel et de la fiction. Ayant eu le plaisir et l’honneur d’interviewer Anne Serre (et c’est ainsi que tout a commencé), je m’étais permis de poser la question du jeu de chausse-trapes, du plaisir de s’égarer et d’égarer le lecteur. Anne Serre avait alors répliqué que c’était à son corps défendant, qu’elle n’aimait pas se perdre mais qu’elle s’était rendu compte qu’en effet, ses lecteurs avaient l’impression d’évoluer dans un labyrinthe : « J’ai cru comprendre que c’était parce que les morts et les vivants y étaient sur le même pied, le passé et le présent simultanés, l’imagination des uns et l’expérience des autres sur le même registre5. » Voilà un exemple de correspondance.

5Prenons le mot « correspondance » dans ses diverses acceptions : correspondance en tant que similitude (et nous verrons, à travers quelques exemples, comment les œuvres d’Anne Serre peuvent communiquer et se répondre), correspondance en tant que synesthésie baudelairienne (« les parfums, les couleurs et les sons se répondent » ; pensons aux tombes du cimetière auxquelles correspond, pour chacune, une note de musique, dans Notre si chère vieille dame auteur), correspondance épistolaire (courrier qu’on s’échange ou livres qui se répondent, comme ceux d’Anne Serre et de Vila-Matas) et enfin correspondance comme étape, entre deux stations de train. Et qui dit étape dit passage, pont, tunnel (de verdure, toujours dans Notre vieille dame auteur) qui relie deux ou plusieurs points ou qui ne mène nulle part, des régions où l’on ne veut pas aller, vers la mort ; dans la nouvelle Ce qui manque, l’auteur a l’impression d’entrer dans un tunnel où tout rétrécit et s’assombrit. Et c’est à un voyage dans l’œuvre d’Anne Serre que nous sommes conviés, un voyage qu’il faut entendre de plusieurs façons : géographique, temporel, sentimental... Bien sûr, il aurait été envisageable de formuler une problématique de la manière suivante : « par quels moyens (mises en abyme, autoréflexivité de l’œuvre…), mis en évidence via une analyse intertextuelle, la métafiction d’Anne Serre révèle-t-elle une quête d’identité, passant par une réflexion sur la relation entre auteur, narrateur et personnage ? » suivie d’une démonstration en deux ou trois parties et sous-parties. Mais donnons plutôt le mauvais exemple et proposons un vagabondage digressif dans des œuvres choisies.

6Commençons par une mise en situation illustrative, imaginative et ludique : vous (le vouvoiement cher à Michel Butor dans La Modification que nous reprenons par allusion et pour trois raisons : 1) l’histoire se déroule dans un train ; 2) le lecteur est directement interpellé et par conséquent impliqué dans l’histoire ; 3) le personnage est plongé par une mise en abyme dans son propre récit et nous reviendrons justement sur l’utilisation de ce procédé chez Anne Serre), vous, donc, prenez le train de Paris pour Poitiers afin d’assister à un colloque littéraire. Vous aviez, quelque temps auparavant, décidé de vous relancer dans la lecture des livres d’Anne Serre et, pour le trajet, vous avez prévu de relire Voyage avec Vila-Matas. Vous êtes assis dans le compartiment 3, place 58, et en face de vous se trouve une jeune femme endormie (peut-être se rend-elle aussi à ce colloque, vous demandez-vous ; elle est profondément endormie, sans doute trop et cela vous semble suspect). Vous pensez à Anne Serre car le sujet du colloque auquel vous allez participer porte sur son œuvre et vous vous dites qu’au fond, cela ne serait pas si bête de vous replonger dans Voyage avec Vila-Matas car ce livre « traite de la question de l’écrivain au travail et [il] y aurait donc des ponts, des passerelles faciles à trouver6 ». Vous en parlez à Anne Serre, qui est apparue et s’est tout simplement assise à votre droite dans le fauteuil du train, et elle vous répond, tout en regardant elle aussi la jeune femme endormie, que cela serait une bonne idée de bien préparer cette conférence. Car, comme le dit l’écrivain guatémaltèque Porfirio Eufemiano Fuentes : « Toute prise de parole en public se doit d’être préparée et anticipée pour le plus de clarté possible et par respect pour l’interlocuteur. » Un tunnel se profile, le train s’apprête à s’y engouffrer, vous entrez dans le roman.

7Le paragraphe qui vient de s’achever est un court pastiche d’un passage de Voyage avec Vila-Matas qui illustre l’imbrication entre réel et fiction où une personne réelle (vous-même, par exemple), dans une situation réelle (le trajet Paris-Poitiers) convoque une autre personne réelle (Anne Serre) pour en faire un personnage de fiction. Je cite Voyage avec Vila-Matas, et je reprends à mon compte une phrase réellement écrite dans le livre (sur la question de l’écrivain au travail), tout en convoquant une citation fausse d’un auteur imaginaire que j’ai créé, procédé récurrent chez Vila-Matas et plaisamment repris par Anne Serre. Cet exercice mental, amusant ici dans le cadre de notre discussion, constitue l’une des grandes questions de notre dame auteur tout au long de son œuvre et nous allons principalement nous arrêter sur deux recueils de nouvelles (Un voyage en ballon et Au cœur d’un été tout en or), trois contes (Petite table, le Narrateur, le Mat) et trois romans (Voyage avec Vila-Matas, les Débutants et Notre si chère vieille dame auteur).

8La confusion entre réalité et fiction est un des moteurs de la littérature d’Anne Serre et constitue la raison d’être même de Voyage avec Vila-Matas. Le lecteur pardonnera l’inélégante auto-référence à l’entretien que m’a accordé Anne Serre (et l’on peut déjà repérer ici une imbrication, comme si j’étais le réalisateur/intervieweur de la dame auteur dans le livre éponyme ; le lecteur se rend alors compte de la facilité avec laquelle ces deux niveaux peuvent se confondre et avec quelles délices on peut s’y livrer). Elle dit ainsi :

Cette confusion […] n’est pas un trouble mais au contraire un espace lumineux, où […] mémoire et imagination, expérience et rêve sont de même nature, de même qualité, s’accordent et vivent ensemble au point qu’on ne sait plus très bien parfois qui est mémoire et qui est imagination, qui est rêve et qui est expérience vécue. Ce que cette disposition mentale a de particulier, c’est qu’elle assure une sorte de joie et de tranquillité perpétuelle. Et puis une sorte d’isolement aussi7

9Cela est tout à fait explicite dans le Voyage, où la narratrice, qui est Anne Serre, avoue :

Comme presque toujours, j’étais divisée entre le passé et le présent, comme s’il y avait un diablotin qui m’empêchait de pouvoir être absolument présente dans le présent et absolument concentrée dans le passé, qui tenait à emmêler les choses, à me contraindre aussi bien dans mes rêveries sur le passé que dans ma présence dans le présent8.

10Il y a bien là un brouillage de repères temporels qui aboutit, à la fin du livre, à un constat d’abandon de l’importance du temps dans la narration : « les catégories passé, présent et avenir, cet étrange et arbitraire découpage du Temps, [n’ont] pas vraiment lieu d’être9. » La narratrice nous assurait pourtant quelques pages plus haut qu’elle écrivait « toujours le mot Temps avec un T majuscule par révérence10 ». Or, le Temps se tord, se malmène, et nous retrouvons ce brouillage du Temps par effet de tunnel dans le Mat où la narratrice révèle que le Temps avec un T majuscule est celui du récit : le Temps qu’elle prend pour raconter une histoire à la figure du tarot, le Mat. Pour affronter ce dernier, il a fallu qu’elle redevienne enfant à l’imagination développée car seul « un enfant peut affronter ce genre d’apparition11. » Et c’est ainsi, dit Anne Serre plus loin, qu’elle est « devenue écrivain12. » Dès lors, faut-il avoir gardé une âme d’enfant, son innocence, pour être écrivain ? La figure du narrateur est par définition, et dans tous les ouvrages où il apparaît, la figure innocente, celle qui introduit des personnes réelles dans sa narration, dans ses contes, pour en faire des personnages fictifs et ce, parfois contre leur gré (nous le voyons bien dans les récriminations adressées par ces mêmes personnes devenues personnages mais qui n’étaient pas en quête d’auteur et encore moins de narrateur, à la fin du conte Le Narrateur. Et c’est cela qui pousse le narrateur à ne plus l’être, son imagination est tarie, il rentre dans le rang, il n’y a donc plus de création possible dans un monde adulte où l’enchantement, la Joie, le rêve ne sont plus valorisés mais au contraire dépréciés). Nous verrons par la suite comment l’inverse est également possible, à savoir par quels moyens des personnages de fiction surgissent du récit pour investir la réalité. Mais il se peut aussi que des personnages réels entrent dans la fiction de leur plein gré ; ainsi, dans Voyage avec Vila-Matas, le père et la sœur d’Anne sont « engoncés dans la fiction13 ». Vila-Matas lui-même, grand ordonnateur, est aussi convoqué dans la fiction mais voyage en même temps dans la réalité. D’un côté, il est, par mise en abyme, le héros d’une courte nouvelle policière qui prend place à l’intérieur même du livre, et de l’autre, il est ce personnage fictif qui surgit dans la réalité pour apparaître dans le TGV à côté d’Anne Serre. Il y a là un véritable jeu de poupées russes : Enrique Vila-Matas existe réellement, il devient un personnage d’un livre, donc un élément fictif, et c’est ce même élément fictif qui revient dans la réalité à côté d’Anne Serre pour lui parler dans le train ou dans sa chambre d’hôtel, comme une sorte de dégradé de Vila-Matas, reproductible à l’infini. Notons pour l’anecdote que dans son dernier ouvrage, Montevideo, Vila-Matas procède de même en faisant intervenir la personne (réelle) de l’acteur Jean-Pierre Léaud dans une chambre d’hôtel ; ce dernier devient par ce fait un personnage fictif. Mais s’agissait-il bien d’une fiction ou était-ce la réalité ? Pour avoir interviewé également Vila-Matas, je n’en sais pas plus et je me demande maintenant si j’ai interviewé le vrai ou bien son double fictif14. Notons également qu’on passe dans le Voyage de l’intrigue principale à la nouvelle policière par la porte d’une chambre d’hôtel, passage entre deux mondes, entre deux fictions, et ce sera le thème même de Montevideo.

11Le jeu du voyage entre réalité et fiction ne concerne d’ailleurs pas que des personnes et des personnages mais aussi des livres. C’est ainsi qu’Anne Serre, auteur de Voyage avec Vila-Matas et qui est aussi la narratrice, indique dans le roman qu’elle va se mettre à écrire « un nouveau roman qui s’appellerait Voyage avec Vila-Matas15 ». Il est loisible d’établir une correspondance évidente avec Notre si chère vieille dame auteur où il est question de compléter un manuscrit parcellaire qui est, de fait, l’ouvrage intitulé Notre si chère vieille dame auteur.

12Ce roman joue hardiment avec les repères temporels : le personnage du père de la narratrice, l’homme de la Riviera, qui est dans la force de l’âge, intervient dans le temps de l’action, qui est aussi celui de la vieille dame auteur, elle-même la version vieillie de la narratrice avec cinquante ans de plus. Se présentent alors, juxtaposés, différents personnages appartenant à des repères temporels variés et qui interagissent. De même, dans Le Narrateur, ce dernier ajuste son âge et grandit à vue d’œil à mesure qu’il tente de rattraper sa mère qui s’enfuit, tel le Petit frère dans L’Hôpital et ses fantômes de Lars Von Trier. Fantômes, correspondance…

13Ce narrateur qui est une figure récurrente dans l’œuvre d’Anne Serre pose la question primordiale de l’identité : qui est ce narrateur anonyme ? Tout au plus sait-on qu’il fait partie d’une caste, d’une confrérie de narrateurs qui obéit à une stricte hiérarchie : au-dessus d’eux se trouve le Super Narrateur, un narrateur omniscient complètement hétérodiégétique, alors que le narrateur des œuvres serriennes a pour particularité d’être à la fois intra et extradiégétique, mais non omniscient lui-même, souvent passif et contemplatif (pensons à la figure de Hans qui ne fait rien et ne dit rien, sauf une seule phrase, dans Notre si chère vieille dame auteur), solitaire et relativement taiseux. Le narrateur, dans le conte éponyme, est même assimilé à l’arcane du tarot qui figure la mort, tunnel établi ici avec le Mat. Cette figure du narrateur est intrinsèquement vagabonde ; pensons aux trois vagabonds de Grande Tiqueté, à la narratrice d’Au Secours, à celle de Petite table, à Anna dans les Débutants, tous ces personnages, avatars d’Anne Serre, pour qui la promenade, la randonnée, est, à l’image de Robert Walser, un des maîtres d’Anne Serre régulièrement mentionné, notamment dans Voyage avec Vila-Matas, et qui est mort au cours d’une promenade, cette pratique essentielle pour écrire ou survivre au trop-plein d’émotions ; par opposition à la maison, qui est le lieu qui renferme, qui enclot, qui emprisonne la famille, elle-même carcan, noyau familial où l’on étouffe et qu’on cherche à fuir, et l’on pense à Petite Table où la mère de famille ne quitte jamais la maison où les ébats sexuels ont lieu, « cette maison qui ressemblait un peu à celle d’Eva Lone16 », correspondance ici avec Eva Lone, autre ouvrage d’Anne Serre. Le narrateur, promeneur par excellence, pourrait-il être aussi le Mat, lui-même grand promeneur, tel le joueur de flûte de Hamelin ? Mais le Mat, figure également dangereuse, est protéiforme et peut prendre possession de plusieurs corps. Il incarnerait aussi Guillaume, l’ex-compagnon d’Anna qui l’a initiée aux longues marches méditatives et qui, après leur rupture, se transforme en menace potentielle. Il est le personnage de fiction par excellence. La narratrice le dit explicitement :

Reconnaître en mon amoureux le Mat m’a donné un petit coup. Il arrive un moment où la vie et la littérature se mettent à entretenir des liens si serrés que c’est comme si […] vous faisiez surgir dans votre existence ce qui se passe dans vos livres. Cet homme qu’on aime devient soudain un sujet de votre livre17

14Et nous serons tenté de dire également : et vice versa ! Car le Mat peut aussi sortir de la fiction. Sa carte est la seule à ne pas porter de numéro et « le seul être au monde à ne pas pouvoir porter de numéro est l’homme18 ».

15Comme le dit la vieille dame auteur, il ne tient qu’à elle de faire sortir son narrateur Hans de son grenier et de l’entraîner sur les routes. Ce qui sera effectivement le cas. Cela tient bien sûr à la toute-puissance de l’auteur démiurge qui, même si elle s’en défend, reste maîtresse de son œuvre. Elle a beau dire que le personnage de Holl, situé sur un fil entre imaginaire et non-imaginaire, a été créé par la narratrice, cette dernière n’est qu’une version rajeunie de notre vieille dame auteur. Il est intéressant de noter qu’il y a là une indécision, un flou, assez fréquent chez Anne Serre. Dans Voyage avec Vila-Matas, elle se demande si elle doit descendre à Bordeaux pour rejoindre ses souvenirs d’enfance, son passé, son imaginaire, ou bien continuer à Montauban où se déroule son festival littéraire, donc la vraie vie, la réalité triviale. Dans Les Débutants de même, Anna, double d’Anne, est en proie à une valse-hésitation : rester ancrée dans le réel avec Guillaume, son compagnon de vingt ans, ou bien se lancer dans l’aventure (dans tous les sens du terme) avec Thomas pour une vie fantasmée ; Thomas qu’elle transforme en personnage de fiction : il est tantôt Jude l’obscur, personnage de Thomas Hardy « qui l’a tant fait rêver » et cow-boy justicier vêtu de noir à la Clint Eastwood. Passer d’un corps à un autre n’est pas évident et elle reste dans un entre-deux qui n’est bien sûr pas satisfaisant car il faut toujours choisir. Les cinéphiles penseront à Last Action Hero de John McTiernan ou à La Rose pourpre du Caire de Woody Allen où des personnages sortent de l’écran de cinéma pour rejoindre la réalité mais devront bien finir par y retourner. Anna fait donc face à la solitude sans possibilité de choisir : retourner vers Guillaume, c’est dire adieu à la possibilité de vie nouvelle ; aller vers Thomas, c’est perdre une vie ancienne. Mais elle ne peut pas revenir en arrière, comme Ève qui pleure et qui a été chassée. Alors Anna Lore pleure comme Ève, Alone – Eva Lone. Anne alors ?

16Si l’on poursuit la question de l’identité, on remarque, dans les nouvelles d’Au cœur d’un été, que celle-ci est parfois sous-jacente, parfois explicite. Dans la toute première nouvelle, Plus mystérieuse, plus inconnue, la narratrice ne reconnaît plus sa mère, qui lui semble être une tout autre personne, se comportant de manière inhabituelle, tout à fait différente. On pense ici à la nouvelle de Philip K. Dick, Le Père truqué, où le fils de famille ne reconnaît plus son père et pour cause, un extraterrestre ayant pris possession de son enveloppe charnelle. Plus loin dans le recueil, la nouvelle Fort comme un Turc présente les deux visages d’un amant de la narratrice : celui qu’il lui présente quand ils se retrouvent dans l’intimité et le visage de la vie de tous les jours, au sein de son foyer. Là encore, connaît-on vraiment ses proches ? Quand la narratrice rend visite à Madame Gandi, qu’on imagine psychiatre ou rebouteuse et qu’on lui a recommandée, elle la reconnaît comme étant sa cousine ; or cette dernière ne réagit pas et se contente de sourire mystérieusement. Sommes-nous dans la réalité ? Le fantasme ? L’imagination ? Il s’agirait presque de fantastique, ce que confirme la nouvelle suivante, avec l’apparition d’une ombre surgie de nulle part alors qu’il n’y a pas une once de soleil. La narratrice elle-même est prise pour une autre, dans Il y a quinze ans à Londres, et elle se pose la question primordiale : pourquoi vouloir toujours rétablir la vérité ? Cette question pourrait se poser dans tous les livres d’Anne Serre car l’identité est trouble et l’on ne sait pas très bien délimiter rêve et expérience vécue, mémoire et imagination. Faut-il toujours vivre dans la réalité ? Peut-on aimer hors de la fiction ? Et c’est bien là la question majeure des Débutants : Anna aime Thomas, Jude l’obscur, mais elle ne veut pas vivre avec lui et refuse l’appartement qu’il lui a acheté, car ce serait plonger dans le réel avec lui. Et l’amour est-il autre chose que romanesque ? J’établis moi-même un tunnel, une correspondance avec le dernier livre, qui s’intitule Irène, de l’espagnol Manuel Vilas, un ami de Vila-Matas (tout est toujours lié) : Irène vit une histoire d’amour passionnée depuis des années avec son mari mais ce dernier meurt d’un cancer ; en proie à la solitude et au manque, elle tente de le retrouver dans les bras d’autres hommes et même de femmes, et se réfugie dans l’imagination. Mais il s’avère finalement qu’elle a fait de son mari un personnage de fiction et que la réalité ne correspond en rien à ce qu’elle a imaginé.

17Emprunter un chemin, un passage, choisir entre deux directions, c’est aussi se promener. Et qui dit promenade dit voyage. Celui-ci se fait en général en train, plus rarement en ballon, il peut être temporel, nous l’avons vu, géographique (mais on part rarement pour des contrées lointaines ou, si c’est le cas, on ne s’en souvient plus ou l’on ne veut plus s’en souvenir) et aussi sentimental. « Pour [les] cris [d’amour] de Clara, Pierre Glendinning aurait fait bien des voyages19 ». Le voyage peut être une quête rimbaldienne de l’absolu (on sait que la recherche, par Rimbaud, d’un ailleurs se fait aussi par l’intermédiaire de l’apprentissage de langues. Chez Anne Serre, il y a de même un travail sur la langue, et même l’invention d’une langue, avec Grande Tiqueté, qui rappelle Jabberwocky de Lewis Carroll). Penchons-nous sur les dernières lignes de la dernière nouvelle d’Un Voyage en ballon, qui s’intitule justement Voyage : « Puis se poursuivit mon voyage. À chaque fois, après chaque étape, on recommence avec le large devant soi […]. Dans ce caveau de ténèbres, avancer ne sert peut-être qu’à illuminer20 », référence aux Illuminations de Rimbaud ; souvenons-nous de l’espace lumineux évoqué par Anne Serre dans l’interview. Illuminer est peut-être l’acte d’écrire qui dissipe les ténèbres, à l’image de la nouvelle Voyage, où la narratrice part avec trois lampes qui n’éclairent pas grand-chose mais qui « éveillent des formes », permettant à la narratrice de donner des noms aux choses qu’elle distingue à peine, et c’est bien là une des formes de l’écriture, une métaphore de l’imagination. Ce voyage vers l’ailleurs, l’absolu, l’avenir, c’est aussi le voyage en carriole que font trois sœurs dans la nouvelle au titre huysmansien : En Route. Trois sœurs qui se rendent à la maison de leur père récemment décédé. Mais le périple est long et difficile et cela est l’occasion pour elles de se livrer à un exercice introspectif et de se retourner sur leur passé. Là encore, correspondance, hésitation entre passé et avenir : doivent-elles opérer un demi-tour ou avancer ? La digression et la déstructuration étant quelque peu les principes de cette intervention, qu’on me permette d’ouvrir une parenthèse sur le chiffre trois. Comme les trois sœurs de cette nouvelle, les trois autres sœurs d’une autre nouvelle intitulée Les Trois sœurs, les trois sœurs de Petite table, les sœurs Serre de Notre si chère vieille dame auteur (filles d’un veuf inconsolable et comme le dit la vieille dame, les veufs inconsolables produisent souvent des filles écrivains, qu’on pense aux sœurs Brontë ou aux quatre filles du docteur March, dont l’une Joséphine, veut écrire. Là encore, imbrication entre réel et fiction), l’équipe de télévision de, dans le même roman (le réalisateur, le caméraman et l’assistante, qui finiront par former un trio amoureux), le ménage à trois des Débutants, les trois gouvernantes, les trois vagabonds de Grande Tiqueté. Le chiffre trois de la Trinité, comme un possible retour aux sources, celles de la famille : le père, la mère, l’enfant ; les trois sœurs Serre ; le trois étant le chiffre parfait, celui de l’Impératrice au tarot, symbolisant la créativité… celle de l’écrivain. Étrangement, c’est plutôt le chiffre douze qu’Anne Serre reconnaît comme explicitement évocateur pour elle : elle n’a pas écrit avant douze ans, elle a perdu elle-même douze pages de son manuscrit de Notre si chère vieille dame auteur, comme si le destin lui jouait des tours.

18Il y aurait tant de tunnels à prendre encore au cours de ce voyage ; nous aurions pu nous perdre dans d’autres correspondances. Nous aurions pu évoquer par exemple ce beau symbole du grenier vivant d’images qu’est l’esprit d’Anna Lore et qui renvoie au grenier de la vieille dame auteur où Hans le narrateur aime se réfugier pour contempler l’extérieur. Le grenier est alors l’espace intérieur, la chambre à soi de Virginia Woolf. Nous aurions pu évoquer ce pseudonyme Ab Straight, double de l’écrivain, dans Petite table, quand Leonella reproche à la narratrice d’être trop abstraite et lui conseille de s’incarner, de revenir dans le réel et quitter la fiction ; « Ab Straight, ce n’est pas un mauvais nom d’écrivain, disait-elle21 ». Le nom est si bon qu’il reviendra dans Notre si chère vieille dame auteur quand Jacques le caméraman reproche à l’auteur d’écrire de manière abstraite « et je me souvins d’un roman de notre si chère vieille dame auteur dans lequel un personnage se nommait Ab Straight22 », du latin ab marquant l’éloignement et de l’anglais straight signifiant droit, direct. Un éloignement en ligne droite de la réalité, c’est peut-être cela que l’auteur voulait dire quand elle écrit : « Aussi lisais-je tout le temps. Au centre de chaque grand livre il y avait un puits où se jeter, non du tout pour mourir mais pour s’y engouffrer et déboucher ailleurs23 », ces mêmes lignes que Jacques désigne comme abstraites. Il n’a peut-être pas vu le tunnel qu’évoque l’image du puits, ce fameux puits dans lequel Alice tombe et ne cesse de tomber. Permettons-nous d’ailleurs de citer Lewis Carroll, et le lecteur comprendra bien vite pourquoi : « Pendant un certain temps, elle marcha droit devant elle dans le terrier comme dans un tunnel ; puis, le sol s’abaissa brusquement, si brusquement qu’Alice, avant d’avoir pu songer à s’arrêter, s’aperçut qu’elle tombait dans un puits très profond. » Alice, toujours présente quelques pages plus loin quand la vieille dame auteur avoue qu’elle buvait pour s'aider à écrire et à traverser le miroir, through the looking glass.

19Mais j’en ai déjà trop dit et c’est ainsi que le voyage s’achève, car il doit bien s’achever. Vous reprenez le train en partance de Poitiers pour Paris. Le trajet n’est pas si long, mais il est propice à la rêverie. Le train n’est pas encore arrivé à Vendôme et soudain, une occurrence naît dans votre esprit et vous pensez à votre séjour à Naples, il y a longtemps. Vous portiez un invraisemblable pardessus rouge et il vous a bien semblé avoir croisé Anne Serre assise à la terrasse d’un café, en compagnie d’un homme, sans doute celui qu’elle aimait alors. Vos regards se sont croisés au moment même où l’homme prenait une photographie d’elle. Vous revenez de vos songes à la réalité et vous voyez en face de vous une jeune fille, casque vissé sur les oreilles, qui termine de lire un livre (ce qui vous a toujours surpris, car comment peut-on lire et écouter de la musique en même temps ?). Vous lui tendez alors votre exemplaire de Voyage avec Vila-Matas et vous lui dites : « Tenez, prenez-le, il est annoté, j’espère que cela ne vous dérange pas ? Voilà de quoi vous perdre entre réalité et fiction. Je vous souhaite un bon voyage avec Anne Serre. »

20Je vous remercie.

Notes

1 « À minuit, derrière chez toi » dans Au cœur d’un été tout en or, Paris, Mercure de France, 2020, p. 149.

2 A. Serre, Voyage avec Vila-Matas, Paris, Mercure de France, 2017, p. 44.

3 « À l’instant même je vais chercher un chemin de traverse uni, velouté, que l’imagination a jonché de roses. […] » dans Notre si chère vieille dame auteur, Paris, Mercure de France, 2022, p. 9.

4 A. Serre, Les Débutants, Paris, Mercure de France, 2011, p. 168.

5 Guillaume Narguet, entretien avec Anne Serre, « J’écris toujours dans une langue inventée », Zone Critique, 24 novembre 2022, https://zone-critique.com/critiques/anne-serre-jecris-toujours-dans-une-langue-inventee/

6 A. Serre, Voyage avec Vila-Matas, op. cit., p. 37.

7 Voir supra ; https://zone-critique.com/critiques/anne-serre-jecris-toujours-dans-une-langue-inventee/

8 A. Serre, Voyage avec Vila-Matas, op. cit., p. 21.

9 Ibid., p. 132.

10 Ibid., p. 44.

11 A. Serre, Petite table, sois mise !, Paris, Verdier, 2014, p. 86.

12 Ibid., p. 104.

13 A. Serre, Voyage avec Vila-Matas, op. cit., p. 21.

14 Entretien de Guillaume Narguet avec Enrique Vila-Matas à propos de Montevideo pour Zone critique, le 20 janvier 2024 : https://zone-critique.com/critiques/enrique-vila-matas-le-roman-est-un-voyage-mental/

15 A. Serre, Voyage avec Vila-Matas, op. cit., p. 64.

16 A. Serre, Petite table, op. cit., p. 22.

17 A. Serre, Le Mat, op. cit., p. 97-98.

18 Ibid., p. 110.

19 A. Serre, « Le dernier jour de leur amour », dans Un Voyage en ballon, Paris, Champ Vallon, 1993, p. 20.

20 A. Serre, « Voyage », dans Un Voyage en ballon, op. cit., p. 153.

21 A. Serre, Petite Table, op. cit., p. 60.

22 A. Serre, Notre si chère vieille dame auteur, Paris, Mercure de France, 2022, p. 73.

23 Ibid., p. 73.

Pour citer ce document

Par Guillaume Narguet, «Voyage avec Anne Serre. Circuler dans l’œuvre : tunnels et correspondances», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Revue électronique, Anne Serre auteur, autrice... autre, mis à jour le : 03/11/2025, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=1661.

Quelques mots à propos de :  Guillaume Narguet

Guillaume Narguet, né en 1987, est titulaire d’un master en affaires publiques à Sciences Po. En plus de ses activités professionnelles, il exerce celle de critique littéraire. Contributeur, de 2016 à 2024, de deux revues culturelles (Philitt et Zone Critique) pour lesquelles il rédige de nombreux articles et entretiens avec des écrivains et des cinéastes, il fonde sa propre revue de culture générale en ligne À Rebours en 2024, qui publiera son premier numéro papier en décembre 2025.

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