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« Il n’y a pas de carte routière pour rejoindre les paysages d’Adalbert Stifter » : le vagabondage dans les romans d’Anne Serre
Par Feya Dervitsiotis
Publication en ligne le 05 novembre 2025
Résumé
This article examines the part of Anne Serre's work in which characters take to the road and set off to wander through the countryside. Such wanderings rarely feature in contemporary French literature and they play a major role in the uniqueness of this author. Based on a corpus of eight novels, this article first seeks to describe the paths followed by these characters, and how they are determined by a set of signs. It then aims at showing how these complex journeys stand for the writing of a novel as a series of breaks with convention, and how they are the source of the subtle magnetism of this work.
Cet article étudie le pan de l’œuvre d’Anne Serre dans lequel les personnages prennent la route, partent vagabonder en pleine campagne. Pareilles errances se rencontrent rarement dans la littérature française contemporaine et elles tiennent une grande part dans la singularité de cette autrice. À partir d’un corpus de huit romans, cet article cherche à décrire les trajectoires que suivent ces personnages puis à montrer que ces cheminements complexes, déterminés par un ensemble de signes, représentent le roman en train d’être inventé comme une suite de ruptures avec les conventions, et qu’ils sont à l’origine du fin magnétisme de cette œuvre.
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« Il n’y a pas de carte routière pour rejoindre les paysages d’Adalbert Stifter » : le vagabondage dans les romans d’Anne Serre (version PDF) (application/pdf – 402k)
Texte intégral
1Dans tout un pan de l’œuvre d’Anne Serre, les personnages prennent la route, ils partent vagabonder en pleine campagne, le plus souvent à pied. La quête qu’ils entreprennent alors, entre la promenade et l’aventure, s’apparente à une opération magique : son cheminement complexe, hasardeux et signifiant, est à l’origine du fin magnétisme qui anime ses livres. Pareilles errances se rencontrent rarement dans la littérature française contemporaine – elles rapprochent d’emblée Anne Serre d’une constellation d’auteurs étrangers : Virginia Woolf, Robert Walser, W.G. Sebald, et plus récemment Peter Handke, Esther Kinsky dans La Rivière, ou encore l’Argentin Sergio Chejfec dans Mes deux mondes1.
2Mais les chemins choisis par Anne Serre lui sont propres. Au début du Cheval blanc d’Uffington (2002), une phrase programmatique vient définir le type de quête que l’on rencontre dans ses livres : « Il n’y a pas de carte routière pour rejoindre les paysages d’Adalbert Stifter2 ». S’il existe certes un but, un lieu qu’il s’agit de « rejoindre », celui-ci se situe au-delà du réel (« les paysages d’Adalbert Stifter »), là où les moyens connus et homologués ne permettent pas d’accéder (« il n’y a pas de carte routière ») : le territoire dans lequel déambulent les vagabonds d’Anne Serre ressemble à la littérature, ces promenades sont le corps de son écriture.
3Nous allons examiner de plus près ces cheminements en nous appuyant surtout sur Le Cheval blanc d’Uffington, qui présente le cheminement le plus détaillé et continu. Nous parlerons également de quatre autres romans qui s’organisent aussi autour d’une quête de cette nature : La petite épée du cœur (1995), Au secours (1998), Petite table, sois mise ! (2012), Grande tiqueté (2020). Nous ferons également référence à trois autres textes dans lesquels le thème du vagabondage est discuté, en lien avec la littérature : dans Le narrateur (2004), Le.Mat (2005), et Dialogue d’été (2014).
La pulsion du vagabondage
4Les personnages d’Anne Serre prennent la route avec entrain. Comme dans un conte, leur désir de départ se réalise facilement, car tous sont libres de leurs mouvements, libres de laisser l’aventure remplacer la vie quotidienne, libres de diverger du cours de l’histoire et des sociétés. Une fois embarqués, ils se déplacent par tous les moyens de locomotion possibles : en barque, en train, en voiture ou auto-stop, en car, mais surtout à pied. Le tout est de partir.
5Jeune femme, figure du tarot, narrateur, écrivain… ces personnages sont essentiellement des vagabonds. Il en va de leur santé, si ce n’est de leur survie : « Mais il arrive un moment où trop de repos n’est pas bon. Il faut sinon agir du moins marcher car alors le monde tourne sa toupie3 ». Dans Au Secours, Le Cheval blanc d’Uffington, et Petite table, sois mise, une narratrice s’élance seule dans l’inconnu : « ayant sauté sur le fond plat de la barque, je sortirai de chez moi, de l’île, et en avant4 ». Mais la solitude n’est pas une règle et le vagabondage se fait à plusieurs dans La petite épée du cœur (une troupe d’acrobates), comme dans Grande tiqueté (un trio).
6Pour tous, le vagabondage est une identité séduisante : « Maintenant je me faisais l’effet d’être presque une vagabonde et cela me plaisait5 ». Elle l’est d’autant plus qu’elle abrite une énigme, la raison d’être de ces errances demeurant obscure, indéfinissable, aux personnages qui l’entreprennent : « Je me promène sur la terre à la recherche de quelque chose6 ». Lorsqu’un but plus clair se dessine, la route paraît floutée, et la progression se fait dans un demi-sommeil : « La forme de l’autre est comme une petite lampe, une veilleuse vers laquelle on se dirige sans même le savoir7 ». D’emblée, il est clair que ces récits n’évoquent pas des voyages vers soi, ni exactement vers les autres. Il ne s’agit pas d’être un péripatéticien, ni de découvrir le monde, ni de s’y trouver soi-même ; ici, pas de psychogéographie situationniste, ni de carte des émotions qui se compose peu à peu. Le mystère réside dans la déambulation. Le lecteur n’en sait pas plus, il est pris lui aussi dans ce flottement.
Les paysages d’Anne Serre
7D’un livre à l’autre, ce sont les paysages qui décident les personnages au départ, par l’attrait puissant qu’ils exercent sur eux. Un face à face intense s’établit entre les personnages et une nature absorbante et active, voire autoritaire : « La nature vous regarde. Tenez-vous bien8 ». La promenade démarre sur une promesse, une supposition, un espoir bien mince, ainsi de l’appel à l’aventure qu’émet la forêt au tout début de La Petite épée du cœur : « et ces deux yeux fixes qu’on voit briller derrière les sapins, n’est-ce pas quelque chose comme la vraie vie qui commence là9 ? » Les personnages désirent avant tout se promener dans les paysages. Ceux-ci sont extraits de toute temporalité, la nature y est inviolée, brillante, et les villes, lointaines, se font oublier. S’éloigner du monde social semble même une condition pour que le voyage – et le roman – puisse commencer. Plusieurs des narrateurs d’Anne Serre insistent sur ce point : pas de roman en ville, seule la campagne est « le canevas d’une tapisserie auquel on peut travailler sérieusement10 ».
8À quoi ressemblent donc les paysages d’Anne Serre ? Ils sont constitués de repères immuables qui, d’un texte à l’autre, dessinent un horizon reconnaissable. C’est une campagne française générique, inspirée de ce qu’elle appelle « ma région magique », dans le Cantal. Ce sont des paysages qui ont quelque chose de naïf, d’enfantin, tant ils sont schématiques. Comme chez Robert Walser, ils sont précis dans leur troublante simplicité. Anne Serre en nomme les parties plutôt qu’elle ne les décrit dans leur ensemble. L’incipit de La Petite épée du cœur expose ces balises qui apparaissent dans tous les textes suivants11 : « Sous les arbres : une prairie », « Derrière est un lac où nagent des oiseaux », « Devant est une forêt sombre et haute », plus loin enfin, se tient « la montagne ». En plus du lac, de la prairie, de la forêt, de la montagne, on trouve souvent aussi un ruisseau, un pré, une île, et toutes sortes d’animaux. Même dans Grande tiqueté, dont la langue inventée vient tout bouleverser, ces repères demeurent. C’est notamment le cas du lac : « Et voilà le lac. Le lac, le vlac, le clav, l’écla, le cal que nous avions toujours tant aimé et je me demande pourquoi à ce point12. » Comme nous le verrons, c’est précisément la simplicité extrême de cet environnement qui permet aux plus violents bouleversements d’y naître. Jean-Pierre Richard exprime cela très clairement : « Au bout de cette surenchère du simple, au comble de ce dépouillement, jaillira, nécessairement, le neuf d’une existence13. »
9Cette campagne vibrante, absorbante, est surtout factice. Pas de nature writing ici, ces paysages n’existent pas en soi, ils servent de décor, de trompe-l’œil, de toile qui oppose de la résistance et qu’il s’agit de fendre. Ils sont une incarnation du ton ironique et malicieux qui triomphe dans les romans d’Anne Serre. De fait, ils plaisent aux personnages pour leur proximité avec la littérature : « Le paysage que je n’ai pas le temps de décrire ici était admirable comme un livre14. »
À la recherche des signes
10Les personnages d’Anne Serre arpentent donc cette campagne littéraire, et ils le font sans carte. Pour autant le trajet ne se fait pas à l’aveugle puisque chacun progresse en étant à l’affût de « signes » (ou « indice » ou « signal ») : tout un réseau de choses, de personnes, de bâtiments, de qualités, de hasards, qui surgissent dans les paysages d’Anne Serre telles des épiphanies et servent de carte aux personnages. Revenons à présent à la citation sur les paysages d’Adalbert Stifter, et continuons un peu :
Il n’y a pas de carte routière pour rejoindre les paysages d’Adalbert Stifter. On fait cela au flair. On a des indices. On les trouve sur la route. C’est quelque chose qui vous attire : un ciel plutôt qu’un autre, un tournant, une construction, une forme réussie15.
11Les signes glanés en route constituent la seule carte qui vaille dans ce territoire. Comme une suite à cette définition, on trouve trois ans plus tard, dans Le.Mat (2005), une description des qualités requises pour réussir à percevoir ces signes et à les lire, applicables à tous les personnages d’Anne Serre :
Il faut être à la fois d’une vigilance extrême et dans un état de rêverie extrême pour que vous parviennent toutes les indications qui plus tard réunies, examinées, étudiées, vous permettent de progresser un peu16.
12Ces signes sont de plusieurs sortes, de plusieurs natures, ils ne sauraient être répertoriés. En attendant que les signes importants apparaissent d’eux-mêmes, la narratrice du Cheval blanc d’Uffington trouve des pis-aller, par exemple elle décide de suivre un temps « les tours des cathédrales17 » et les flèches des églises. Cette dernière piste revient dans d’autres romans, notamment dans Au Secours et Petite table, sois mise !. Mais ce peut être encore plus élusif que cela et tenir, comme chez Proust, à la sonorité des noms : « J’ai pour principe, en l’absence de tout autre indice plus concluant, de me fier aux noms et à l’écho qu’ils produisent en moi18 ». Parfois, au contraire, la narratrice peut se montrer extrêmement exigeante quant aux signes dont elle a besoin : « Il me fallait une église restée vierge de toute expérience, il fallait aussi que je l’aie croisée pour qu’elle se soit fichée dans ma mémoire et par là, reliée par mille fils à ma vie19. » Enfin, certains signes reviennent d’un livre à l’autre, et constituent des balises dans l’œuvre : ainsi, dans Le.Mat, Au Secours, Dialogue d’été, Petite table, sois mise !, les chemins qu’emprunte la narratrice la mènent tout naturellement à un hôtel dans lequel elle séjourne et qui donne sur un lac.
13L’apparition d’un signe, quel qu’il soit, constitue un événement à la fois attendu et bouleversant, chacun paraissant un court instant comme une fin en soi, une justification fulgurante de la promenade en cours. Ces signes ne nécessitent pas toujours d’être déchiffrés, le plus souvent ils agissent instantanément : « vous les croisez par hasard, et soudain ce contact vous place bizarrement au centre de vous-même20 ». La rencontre d’un signe est la condition pour ne pas renoncer au voyage, pour s’assurer que l’on est « sur le bon chemin, sur celui de la grande aventure21». Parfois les signes sont compris rétrospectivement, c’est le cas dans Petite table, sois mise ! et de son subtil jeu de piste. L’arrivée au lac Majeur dans la deuxième partie du texte, qui conduira dans un second temps à la naissance de l’écriture, est un écho de la table familiale et incestueuse de la première partie, cette « immense table toujours cirée et brillante comme un lac gelé22 ».
Trajectoires insensées
14En se laissant orienter par les signes qui jalonnent le paysage, les personnages d’Anne Serre obéissent à des trajectoires imprévisibles, comiques mais solennelles. Ils gravissent puis descendent une montagne, avancent en zigzagant, se déplacent en spirales, reviennent sur leurs pas, piétinent tout esprit pratique. Aux trois quarts du Cheval blanc d’Uffington, qui ressemblait jusqu’à ce point à un récit linéaire, la narratrice défait le chemin parcouru, revenant à l’envers sur chacune des étapes. Celle de Petite table, sois mise ! parvient au lac Majeur sans se souvenir des chemins empruntés, puis finit par se retrouver, toujours par hasard, à son point de départ, sa maison natale quittée depuis longtemps. Elle commente ainsi cette trajectoire : « Et je trouvai que tout était bien, que le monde traçait en riant des boucles, des volutes23 ». Dans Au secours, la narratrice se déplace en étoile à partir de son île, elle fait des allers-retours insensés jusqu’au continent, en essayant désespérément de rejoindre son amie Paula alors qu’elle ne sait pas où Paula se trouve. Souvent, elle attend Paula de façon gratuite à un endroit où Paula ne sait pas qu’elle est attendue. On pourrait ainsi appliquer aux personnages d’Anne Serre cette description, dans Petite table, sois mise !, des trajets de Leonella, une jeune femme que la narratrice suit à Rome :
Elle me faisait penser à ces mouches qui tracent à toute allure des figures géométriques autour d’une ampoule, fabriquant une toile invisible, tendant des fils invisibles, faisant se tenir ensemble et s’emboîter l’un dans l’autre, parallélépipède, trapèze, triangle, comme autant d’exercices ou de vues de l’esprit24.
Rencontre avec l’invisible
15La promenade revêt ainsi chez Anne Serre les atours d’un art très sophistiqué, où la combinaison d’un paysage immuable et de signes imprévisibles permettent de faire surgir des configurations toujours nouvelles. En se multipliant et en se recoupant, les signes finissent par mener à un territoire insoupçonné, hors de toutes les cartes, nommé, comme chez Peter Handke, l’« autre pays » : « nous passons d’un seul coup de la route goudronnée à la nature totale, entrant dans une sorte de taillis jaune et débouchant aussitôt sur l’autre pays, celui qu’on ne perçoit pas de la route, d’aucune route25 » ; « Pour l’avoir souvent traversée [cette grande forêt noire], je savais qu’elle marquait l’entrée d’un autre pays26 ». Là, les personnages perdent tout contact avec ce qu’ils connaissaient. Il n’est pas question d’épiphanies qui éclaireraient des événements passés, ni de monologues intérieurs actionnés par l’environnement. Au contraire, les personnages d’Anne Serre se défont alors de leur passé, de tout ce qui existait, et ils s’ouvrent à la création : on arrive au « point sublime de la promenade », cet endroit dans la promenade où il faut « renoncer à l’idée d’un passé, d’un retour en arrière, être forcés de passer par des passages inconnus, forcés de s’aventurer27. »
16À partir de ce moment de bascule, à l’errance succèdent des événements capitaux et magiques. On passe soudainement du paysage visible à l’invisible et de la multiplicité des signes à une forme unique qui se présente souvent comme une figure de la mort. Une brèche fatidique s’ouvre et les personnages font face à une essence indicible qui apparaît en personne, elle est là. C’est par exemple le moment où le mat surgit, et où la narratrice doit dompter cette figure maléfique qu’elle décrit comme étant « la rencontre que j’attendais depuis toujours28 ». Dans Le Cheval blanc d’Uffington, les signes que suit la narratrice lui font successivement rencontrer sa mère morte, des formes inconnues qui lui parlent dans une petite chapelle, puis entendre les voix de ses ancêtres. Dans Au Secours, une femme inconnue se présente comme la mère de la narratrice, puis finit par mourir. Dans Petite table, sois mise !, c’est l’enfance qui réapparaît à l’improviste dans son aspect le plus douloureux.
17Lorsque pareil événement est au bout du chemin, la phrase qui est ce chemin est alors structurée comme une montagne à gravir, avec une précipitation finale au sommet. Ainsi, du moment où la narratrice croise le chemin de sa mère morte dans Le Cheval blanc d’Uffington : « je vis une femme en pleurs, agenouillée dans le chemin, qui me rappela d’abord la mère d’Élisabeth prenant connaissance de son deuil, puis très vite, ma propre mère, et c’était elle29. » On trouve une structure similaire dans Petite table, sois mise !, où le dernier mot est le lieu auquel mènent les signes du début de la phrase : « j’allai jusqu’à l’église qui se révéla être une cathédrale dont les flèches noires me précipitèrent aussitôt dans mon enfance30. » Dans Le Cheval blanc d’Uffington, c’est le dessin même du trajet qui fait apparaître cet indicible. En évitant les signes qui lui rappelaient son histoire d’amour perdu, la narratrice dessine « comme une forme en creux31 » qu’elle finit par déchiffrer comme étant « le corps immense de mon amour32 », redonnant ainsi une cohérence d’ensemble aux signes qui semblaient arbitrairement croisés.
L’épreuve du paysage
18Cette acmé de la promenade est décisive : les personnages parviennent à conjurer l’apparition, mais ils pourraient échouer et sombrer dans la folie. Ces longues promenades s’apparentent ainsi à des rituels salvateurs, hypothèse portée par Anne Serre dans sa postface à Grande tiqueté : « je me demande surtout si la littérature à laquelle j’aspire et travaille depuis le début, […] n’est pas, au fond, de l’ordre de la conjuration et de l’exorcisme33. » En pénétrant dans ce labyrinthe de chemins, en se mesurant à la mort qui les attend à un tournant, les personnages guérissent. Ils ressortent libérés de cette épreuve, désireux de vivre et donc de poursuivre la promenade. Dans Petite table, sois mise !, la narratrice s’interroge sur le nombre de personnes devenues folles autour d’elle et voit le salut dans un lac italien : « N’était-il pas évident, pour eux comme pour moi, que c’était ce lac et son eau noire qui nous sauverait, à condition de les scruter34 ? » C’est le remède qu’elle s’administre, arpentant le lac Majeur en même temps que les énigmes de son existence :
Je passais aussi beaucoup de temps en bateau, allant d’une île à l’autre, d’une rive à l’autre, comme si je voulais circonscrire, embrasser, considérer de tous les points de vue possibles cette table immense trop grande pour ma vie35
19Le personnage de Rutila, dans La Petite épée du Cœur, trouve elle aussi un remède à son mal-être dans le paysage, lorsqu’elle arrive dans une verte montagne qui lui rappelle celle de son adolescence :
Faut-il que nous fassions ce grand détour pour pouvoir vivre ? Est-ce si nécessaire pour qu’un jour Le matin vous apparaisse vraiment ? Pour qu’à la seule vue de la terre, on plie de contentement ? Il est incroyable le trajet qu’on fait lorsqu’on est attentif à vivre36.
20Une fois guéris ou désensorcelés par les chemins qu’ils ont empruntés au gré des signes, les personnages parviennent à lire leur vie – comme sur une carte. Ainsi de la fin de Petite table, sois mise, lorsque la narratrice retourne voir sa sœur :
Avec Ingrid, secrètement, nous avions déployé la carte de notre vie sur une table sombre et j’avais pu y distinguer clairement, peut-être pour la première fois, le tracé des routes, la configuration du paysage37.
21Paradoxalement, cette guérison par la promenade campagnarde n’est que l’envers d’une opération de fusion avec le paysage, qui a de nouveau trait à la mort. Cela est très net dans la scène fondatrice du Narrateur. La mère du narrateur disparaît au sommet d’une colline et lorsque celui-ci y arrive à son tour, il n’y a plus qu’une vue dégagée. Il s’adresse alors à sa mère : « Très bien, décide le narrateur : tu deviendras paysage38. » Dans Au secours, la narratrice se figure sa mort comme un paysage : « Quant à notre mort qu’on appelle disparition, je la vois ainsi : nous nous mêlerons si bien au paysage, si exactement au monde, qu’ils nous avaleront comme un buvard une goutte d’eau39. » Et enfin, dans La Petite épée du cœur, c’est le récit lui-même qui est absorbé par la terre : « l’histoire est engloutie… La terre à nouveau se referme et voici enfin la prairie muette40. »
La littérature comme pays
22En faisant fusionner ainsi récits, êtres et lieux, Anne Serre fait sauter toutes les délimitations entre fiction et réalité, intérieur et extérieur, terre et pensée, vie et mort, aboutissant à un seul espace de communion. Cet espace-là, vers lequel tous les signes convergent, ce lieu paradoxal qui est à la fois le seul lieu où l’on peut converser un instant avec la mort et celui d’une renaissance, d’un élan retrouvé – c’est l’espace même du roman. Dans Dialogue d’été, l’écrivaine interrogée décrit le roman comme un « jardin » qui est en même temps « le lieu de la fabrique de l’œuvre41 » et ajoute-t-elle : « Cela se fait en y marchant, en y demeurant42. » Anne Serre établit souvent un parallèle entre son travail d’écriture et la promenade à pied : elle dit avancer phrase par phrase, comme pas à pas, et rebrousser chemin lorsque le sentier - la phrase - emprunté n’aboutit pas :
En ce qui me concerne, marcher dans la campagne a toujours eu un rôle très particulier : c’est dans ces circonstances que je “mesure” mes livres, leur construction, leurs qualités et défauts. Il me semble que je compare mes histoires aux lignes et à la présence du paysage, comme si je posais un calque sur un dessin43.
23Dans Le Narrateur, c’est aussi ainsi qu’est décrit le travail de ce double de l’écrivain, celui-ci « racontera pendant un ou deux mois, puis les promenades reprendront pendant un ou deux mois, puis le pouvoir reviendra, et ainsi de suite44. » On trouve cette même image de la vie narrative qui apparaît autour des pas du marcheur dans Le.Mat :
C’est un personnage de conte qui produit des miracles à mesure qu’il avance : à son passage toute chose est nommée. Il passe ? Et la feuille qu’il touche de son épaule luit et resplendit un instant, se nommant soudain feuille alors que jusque-là elle dormait dans l’amas sombre de son feuillage45.
24Dans ce pays de la littérature, des tunnels et correspondances donnent accès au territoire d’autres textes. C’est le cas par exemple dans Le.Mat, lorsque la narratrice se retrouve dans les Alpes avec son ami Mark qui prononce une phrase « pareille à celle que Hans Castorp entendit un jour dans la montagne46 », et nous voici projetés dans La Montagne magique de Thomas Mann.
25Cette promenade en littérature se suffit en soi, elle est si délicieuse que les personnages ne se lassent pas d’y cheminer, d’un signe à l’autre. Contrairement au récit d’un voyage comme L’Odyssée, les quêtes chez Anne Serre ne sont pas circulaires, et ne présentent pas non plus de conclusion ferme, elles sont dirigées vers un perpétuel recommencement. Il n’y a qu’à lire les derniers mots du Cheval blanc d’Uffington : « je bondis alors comme un tigre sur le chemin de ma nouvelle vie47. » Plusieurs prétextes sont mis en avant pour prolonger la promenade. Il y a d’abord cette forme élusive, souvent celle de la mère morte, qui ne cesse de s’évanouir, nécessitant de reprendre la quête au livre suivant : « J’essayais de me figurer son corps mais je tournais autour comme autour d’une place forte bien défendue. Aucun accès48. » Puis il y a aussi la recherche infinie du mot manquant, théorisée dans Le.Mat : « Il manquait un mot à mon précédent livre ; longtemps j’ai été tourmentée par son absence puis je l’ai trouvé en me promenant avec Carl dans un chemin creux sous des feuillages49 ». Autre exemple de prétexte, dans Dialogue d’été, l’écrivain décrit en termes territoriaux la façon dont une scène de roman peut être perpétuellement complétée :
On peut certes y circuler longtemps, la règle veut qu’on aille le plus loin possible et toujours un petit peu au-delà de ce qui semble une limite, mais au contact de l’hymen il faut rebrousser chemin, aller ailleurs, et tout reconsidérer d’un autre point de vue50.
26Enfin dans Grande tiqueté, la nécessité de demeurer toujours en route est exposée comme un principe: « Mais vous connaissez le principe de la promenade : plus on avance plus l’horizon s’éloigne, c’est mathématique et burlesque51 ».
27L’œuvre d’Anne Serre ne se situe ni dans l’intimité des maisons ni dans les problématiques sociales des villes, mais affirme sa singularité en suivant résolument d’autres voies. Anne Serre fait de l’espace du roman une aventure vitale et mortelle autant qu’esthétique, qui devient en retour la matière même de ses romans. Le roman se montre sans cesse en train d’être inventé, chaque signe rencontré donnant l’impression de pouvoir tout reconfigurer. Ces promenades révèlent la littérature comme quête incessante de liberté ; l’écriture chez Anne Serre est subversive en cela qu’elle rejette les cartes, c’est-à-dire les cheminements conventionnels : « combien de fois ne t’es-tu pas dit que procéder ainsi, par intuition et par foi, n’était pas du tout dans la manière actuelle52 ».
Notes
1 E. Kinsky, Am Fluss, Berlin, Matthes&Seitz, 2014, trad.fr. Paris, Gallimard, coll. « Du monde entier », 2017 et S. Chejfec, Mi dos mundos, Barcelona, Candaya, 2008, trad. fr. Mes deux mondes, Paris, Passage du Nord-Ouest, 2011, rééd. Do, 2024.
2 A. Serre, Le Cheval blanc d’Uffington, Paris, Mercure de France, 2002, p. 24.
3 A. Serre, Grande tiqueté, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2020, p. 45.
4 A. Serre, Au secours, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2024, p. 8.
5 Ibid., p. 112.
6 A. Serre, Le Cheval blanc d’Uffington, Op. cit., p. 93.
7 A. Serre, Au secours, Op. cit., 2024, p. 46.
8 A. Serre, Le Narrateur, Petite table, sois mise ! et autres contes, Rieux-en-val, Verdier, p. 115.
9 A. Serre, La Petite épée du cœur, Mazères, Le Temps qu’il fait, 1995, p. 10.
10 A. Serre, Le Cheval blanc d’Uffington, Op. cit., p. 41.
11 A. Serre, La Petite épée du cœur, Op. cit., p. 9.
12 A. Serre, Grande tiqueté, Op. cit., p. 42.
13 J.-P. Richard, Essais de critique buissonnière, Paris, Gallimard, 1999, p. 153.
14 A. Serre, Le Cheval blanc d’Uffington, p. 97.
15 Ibid., p. 24.
16 A. Serre, Le.Mat, Rieux-en-val, Verdier, 2005, p. 11.
17 A. Serre, Le Cheval blanc d’Uffington, Op. cit., p. 41.
18 Ibid., p. 29.
19 Ibid., p. 60.
20 Ibid., p. 38.
21 Ibid., p. 42.
22 A. Serre, Petite table, sois mise !, Rieux-en-val, Verdier, 2012, p. 19.
23 Ibid., p. 59.
24 Ibid., p. 48.
25 A. Serre, Dialogue d’été, Paris, Mercure de France, p. 42.
26 A. Serre, Le Cheval blanc d’Uffington, Op. cit., p. 116.
27 A. Serre, Le.Mat, Op. cit., p. 21.
28 Ibid., p. 22.
29 A. Serre, Le Cheval blanc d’Uffington, Op. cit., p. 45.
30 A. Serre, Petite table, sois mise !, Rieux-en-val, Verdier, 2012, p. 58
31 A. Serre, Le Cheval blanc d’Uffington, Op. cit., p. 67.
32 Ibid., p. 80.
33 A. Serre, Grande tiqueté, Op. cit., p. 86.
34 A. Serre, Petite table, sois mise !, Op. cit., p. 41.
35 Ibid., p. 44.
36 A. Serre, La Petite épée du cœur, Op. cit., p. 69.
37 A. Serre, Petite table, sois mise !, Op. cit., p. 58.
38 A. Serre, Le Narrateur, Petite table, sois mise ! et autres contes, Op. cit., p. 144.
39 A. Serre, Au secours, Op. cit., p. 114
40 A. Serre, La Petite épée du cœur, Op. cit., p. 76.
41 A. Serre , Dialogue d’été, p. 32
42 Ibid., p. 31.
43 « Incessante promenade, entretien d'Anne Serre avec Nina Leger », La Nouvelle Revue Française, n°644, le 15 octobre 2020.
44 A. Serre, Le Narrateur, Petite table, sois mise ! et autres contes, Op. cit., p. 120.
45 A. Serre, Le.Mat, Op. cit., p. 45.
46 Ibid., p. 10.
47 A. Serre, Le Cheval blanc d’Uffington, Op. cit., p. 169.
48 A. Serre, Au secours, Op. cit.,, p. 86.
49 A. Serre, Le.Mat, Op. cit., p. 36.
50 A. Serre, Dialogue d’été, p. 105-106.
51 A. Serre, Grande tiqueté, Op. cit., p. 19.
52 A. Serre, Le Cheval blanc d’Uffington, Op. cit., p. 97.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Feya Dervitsiotis
D’origine grecque, Feya Dervitsiotis a découvert l’œuvre d’Anne Serre en anglais, alors qu’elle travaillait pour son éditeur londonien. Elle est assistante éditoriale aux éditions Gallimard et critique littéraire. Elle écrit notamment pour les revues En attendant Nadeau, Le matricule des Anges (dossier sur l’œuvre d’Anne Serre) et La NRF (grand entretien avec Anne Serre).
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