Anne Serre, une écriture insulaire

Par Sofia Samatar
Publication en ligne le 05 novembre 2025

Notes de la rédaction

Texte traduit de l'anglais par Alix Tubman-Mary

Résumé

This essay traces several themes through the work of Anne Serre, focusing on metaphors of literature and the practice of writing. Recurring images of isolation, such as the island and the private room, evoke the technique of encapsulation in Serre’s taut, brief texts. In contrast, the image of the troupe and the multiplicity of Serre’s narrators indicate the proliferation of voices and allusions within her novels. Serre’s oeuvre reveals the writing process as a paradoxical feat that encompasses the large within the small, embedding the author’s experience of writing inside a fictional text to produce the strange spacetime of narrative.

Cet essai met en valeur plusieurs thèmes présents dans l'œuvre d'Anne Serre, se focalisant sur les représentations métaphoriques de la littérature et de la pratique de l'écriture. Des images récurrentes d'isolement, celles de l'île ou de la chambre, évoquent la technique d'encapsulation à l'œuvre dans les textes concis et tendus de Serre. Au contraire, les images de troupe de théâtre, la multiplication des narrateurs correspondent à la prolifération des voix et des allusions intertextuelles dans ses romans. L'œuvre d'Anne Serre réalise par l'écriture l'exploit paradoxal d'insérer le plus grand dans le plus petit, mettant en abyme toute une expérience de l'écriture au cœur de la fiction, générant l'étrange espace-temps du récit.

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Texte intégral

Il y a quelques années, vous avez acheté une île, où vous vivez seule. Vous avez un bateau, mais vous ne vous rendez que rarement sur le continent. Quand vous le faites, vous vous sentez mal à l’aise, vous errez de place en place, vous dormez dans d’étranges hôtels, vous vous réfugiez dans des cafés. En comparaison avec l’activité qui règne sur le continent, votre île – le seul endroit où vous vous sentiez bien – vous semble insignifiante, froide, sombre, et même irréelle. Dans ces moments-là, le seul moyen pour vous d’aller mieux consiste à déployer une carte géographique. Et quand vous y reconnaissez l’emplacement de votre île, minuscule comme une tête d’épingle mais fidèlement indiquée par le cartographe, vous en ressentez un afflux d’énergie. Vous vous sentez revigorée, pleine de dynamisme et justifiée dans votre mode de vie, comme si c’était votre propre nom que vous aviez aperçu imprimé sur la carte.1

« Pleine comme un œuf »

1Mon premier contact avec le thème de l’île chez Anne Serre date de ma lecture de son sixième livre, Au secours. C’est alors que j’ai commencé à me figurer son travail comme celui d’une écriture insulaire : textes mystérieux, compacts, qui souvent semblent se mouvoir à l’intérieur d’une clôture, se focalisant sur un lieu, une image, une relation unique. Il est arrivé à l’autrice de décrire son travail comme un processus d’encapsulation :

Ce qui détermine le commencement d’un roman, explique-t-elle, c’est le surgissement d’une phrase qui s’impose tout à coup et me semble porter un livre tout entier. Pour Petite table sois mise, cette phrase, c’était : « La première fois que je vis mon père vêtu en fille, j’avais sept ans. »2

2Véritable formule magique, à la fois clé et coffre du trésor : formule d’entrée dans le récit et matrice de l’histoire tout entière, « bien refermée sur elle-même, pleine comme un œuf »3.

3À la question de savoir ce qui l’attire dans le roman court ou la novella, Serre répond :

je me sens incapable d’écrire un gros roman. C’est une question de contenance, au sens propre du terme. Pendant que j’écris un roman, j’ai besoin de l’avoir entièrement présent à l’esprit, à tout moment, avec tous ses micro-détails.4

L’espace-temps de la narration

4C’est un rêve pour qui écrit : que tout lui soit donné en même temps. Posséder l’histoire dans son entier, la sentir qui scintille au bout de vos doigts, enfin la gober comme un œuf. Quand elle a un livre en train, Anne Serre travaille à son roman quotidiennement. Et chaque fois qu’elle s’assoit à sa table de travail, elle relit l’intégralité du manuscrit avant de commencer. De cette façon, elle le garde présent à l’esprit, au complet, à mesure qu’elle avance. Si le travail fait fausse route, elle tourne court et revient au point où le problème est apparu. Je l’imagine tranchant dans l’œuvre avec une autorité fascinée. Portée par un rêve d’immersion totale et de cohérence parfaite, comme laissant résonner en soi une note unique.

5Il y a là quelque chose d’une incantation, du charme qu’exerce un magicien. Dans Le.Mat5, la narratrice est terrifiée par l’apparition soudaine de cette figure du jeu de tarot. Pour lui faire face, elle se met à raconter une histoire très vite, « à une telle vitesse que j’en étais moi-même surprise », affrontant Le.Mat au moyen de la langue, d’un flot de mots ininterrompu. Et sa parole a pour effet de suspendre le temps. Le.Mat écoute, fasciné. La conteuse n’a pas exactement vaincu le cours du temps ; elle est plutôt entrée dans une autre forme de temporalité, qui est indissolublement liée au paysage engendré par les mots qu’elle a employés. Cet espace-temps différent, c’est celui que crée le récit.

Le cheval blanc d’Uffington

6Pour garder en tête l’ensemble d’un livre qu’on écrit, il faut en limiter le nombre de pages. Pourtant Serre, quant à elle, aime les gros livres. Elle se réfère à Laurence Sterne comme à une de ses sources d’inspiration, elle se souvient d’avoir, jeune, aimé Boccace, et elle admire Henry James – et Proust, dont le début de La Recherche est bien sûr emblématique de ces premières phrases matricielles qui portent en elles, en germe, l’ensemble d’une œuvre. Pourtant, il aurait été hors de question, pour Proust, de relire l’ensemble de son manuscrit chaque fois qu’il voulait y ajouter quelque chose. À sa façon, cependant, Anne Serre, à l'échelle de ses dix-sept livres, évoque ici ou là la richesse proustienne, emprunte à James quelque chose de sa complexité, à Boccace sa construction par épisodes, à Sterne son goût des amples digressions. Sa démarche se refuse à choisir entre la brièveté et l'ampleur. Bien qu’elle ait recours à des formes variées – certains de ses livres adoptent la tonalité libre et familière du journal ou de la conversation, tandis que ses contes recourent à un style plus tenu –, toutes sont liées les unes aux autres par la récurrence d'un système de signes et de figures.

7Lire Anne Serre, c’est évoluer à travers un paysage sous-jacent, où les personnages se heurtent à répétition à un certain arcane du tarot, croisent des figures de la mère, fantasmatiques ou étrangement modifiées. Des indices permettant de situer les lieux sont suggérés : la narratrice de Petite table, sois mise ! fait en passant la remarque que sa maison « ressemble à celle d’Eva Lone », personnage éponyme du deuxième livre d’Anne Serre6. On voit apparaître des repères connus, comme la mystérieuse demeure de la famille Irondelle, voisine d’une maison qui ressemblait de façon sinistre à la maison de Norman Bates dans Psychose, avant qu’elle ne soit rachetée et remodelée par un parent du maire. Souvent l’un des personnages se nomme Anne ou Anna. Et ses textes sont peuplés de figures d’écrivains et de narrateurs – tantôt narrateurs, tantôt narratrices, tantôt les deux à la fois, comme dans son dernier livre, Notre si chère vieille dame auteur7 (à moins que le narrateur ne soit neutre, comme dans Grande Tiqueté8). Il y a un village nommé Riffuges, où quelque chose de capital est arrivé – ou a manqué arriver. Ce nom revient dans plusieurs des livres, où il résonne de manière inquiétante. Chaque nouvelle lecture replonge parmi ces éléments narratifs qui font retour par vagues successives. Pour comprendre quelque chose à la structure d’ensemble, il faudrait prendre de la hauteur, escalader une montagne, comme la narratrice du Cheval blanc d’Uffington9, qui gravit une colline pour saisir le paysage à vol d’oiseau. Car l’immense dessin du Cheval blanc d’Uffington, jadis gravé au sol par les Celtes, n’apparaît dans son entier que depuis un avion en vol.

8En somme, explique Anne Serre, ce qui me vient sous la plume quand j’écris « est un patchwork absolument composite, mais qui bizarrement semble alors fait du même tissu, et d'un tissu neuf sans accroc. »10

Autoportrait en trompe-l’œil

9La cohérence du territoire narratif d’Anne Serre tient pour une part à des constantes biographiques. Trois sœurs, ou trois femmes, apparaissent souvent : l’autrice a en effet grandi avec deux sœurs. Plusieurs de ses œuvres évoquent une mère disparue et un père veuf, inconsolable : la mère d’Anne Serre est morte quand elle était enfant. Le dernier livre d’elle paru en anglais, A leopard-skin hat, Un chapeau léopard11, traduit, comme tous les autres, par son ami de longue date, le traducteur Mark Hutchinson, qui souvent fait une apparition dans ses récits sous son identité propre – évoque un personnage appelé le Narrateur, qui a perdu son amie d’enfance Fanny, qu’il chérissait : le livre a été écrit peu après la mort de la sœur cadette d’Anne Serre.

10Le Narrateur et Fanny étaient déjà apparus dans son œuvre auparavant, dans Le Narrateur12. Dans cette histoire, comme dans Un chapeau léopard, Fanny passe beaucoup de son temps dans des hôpitaux psychiatriques. Son caractère imprévisible, la blessure ancienne dont elle porte des traces à la main, le charme qu'exerce sa personnalité attachante sont bien reconnaissables. Dans chacun de ces deux ouvrages, la relation de Fanny avec le Narrateur est passionnée et complexe, alourdie par les craintes que le Narrateur éprouve pour elle et par la jalousie que Fanny ressent, d’autre part, à l’égard de la vie secrète du Narrateur, sa vie d’écrivain qui lui donne tant de joie. Le sujet principal d’Anne Serre, comme toujours, est l’écriture, et c’est en raison de cette préoccupation obsédante qu’Un chapeau léopard échappe au genre du livre de souvenirs, non seulement parce que les liens de parenté sont remplacés ici par des liens d’amitié et que le Narrateur est figuré en homme, mais parce que le livre opère une plongée dans l’espace-temps volatile de l’écriture.

11Être un Narrateur – pense le Narrateur –, c’est habiter une « île », mais non pas pour y être seul, car on y est toujours au moins en compagnie de l’écrivain qu’on sert – écrivain qui est lui-même un personnage, peut-être entièrement fictif, un personnage qui rêve qu’il est un écrivain. Quelles que soient les données biographiques qu’Un chapeau léopard doit à la vie personnelle d’Anne Serre, ce qu’il y a de plus important dans cette vie, c’est l’écriture elle-même, et le livre est centré là-dessus : écrire, se démultiplier, habiter une île pleine de bruits, être à soi seul toute une troupe de théâtre, ainsi que le personnage de l’écrivain l’explique dans Dialogue d’été13.

12Nous sommes toujours un certain nombre à travailler quand un récit voit le jour, explique le je narratif qui fait irruption tout à coup à la surface d’Un chapeau léopard :

Pour que [l’histoire] vive nous sommes cent, les pairs, les personnages, et un tournage de film, à côté, je vous l'assure, ce n'est rien. Nous sommes cent d'époques très diverses. Les uns sortent du XVIIIe siècle avec leur langue merveilleuse mais leurs odeurs bizarres et les autres de la Renaissance ou d'ailleurs, d'Angleterre, d'Allemagne, que sais-je14.

13Ils sortent aussi, bien sûr, de la littérature elle-même et donnent à l’œuvre d’Anne Serre son atmosphère carnavalesque et son altérité. Pour désigner Au cœur d’un été tout en or, recueil de nouvelles couronné par le prix Goncourt, Jérôme Garcin emploie l’expression d’« autoportrait en trompe-l’œil »15.

La chambre écarlate

14S’il s’agit d’un trompe-l’œil, ce n’est pas dans le sens où il y aurait une intention de leurrer, mais bien de révéler ce qui, dans l’écriture, échappera toujours à l’entreprise biographique : dire l’expérience que vit l’écrivain au moment même de l’écriture. Serre veut nous emmener dans son île, nous introduire dans la chambre rouge de l’hôtel où le protagoniste du Narrateur accomplit ses rites secrets. C’est un espace de séduction, « effrayant, toxique », plein de « formes fantômes qui ne l’invitent qu’à une seule chose : l’orgie… Il f[ait] l’amour dix-sept ou vingt-sept fois avec des corps tous différents et tous aussi épris de meurtre. « Raconte-nous ! Raconte-nous ! » suppli[ent]-ils » 16

15C’est un lieu de dépravation, de licence sexuelle débridée, où les jeunes femmes délicieusement perverses des Gouvernantes17 se jettent sur l'étranger sans méfiance et l’épuisent jusqu’à la dernière goutte de sueur et de sperme, où la famille incestueuse de Petite table, sois mise ! s’invente des configurations charnelles inédites dans un mépris complet des limites morales et physiques communément admises, où la superbe passagère du train évoquée dans Film (1998), tout en regardant par la fenêtre d’un air tranquille, ouvre soudain son corsage et offre son opulente poitrine aux regards dévorants de tous ceux qui partagent son compartiment. Il y a là du plaisir, mais aussi de l’horreur. Des figures menaçantes errent dans l’île. Des bruits inexplicables font battre le cœur. La narratrice du Mat décrit l’autre monde, celui de la littérature, comme « un piège, au pouvoir tour à tour malfaisant et bienfaisant18 ». Et cependant elle y revient toujours, irrésistiblement attirée par ce quelque chose qu’elle y trouve et qui n’appartient qu’à elle.

16Il n’y a rien d’héroïque à suivre cette compulsion de l'écriture, comme Serre s’acharne à le démontrer. Ses narrateurs sont des créatures ingénues, qui s’affolent dans les gares, ne comprennent rien à la politique et ont une propension – comme le confesse l’autrice dans Dialogue d’été – à « pr[endre] les personnes pour des personnages, comme si elles n’étaient pas dans la vie, mais dans une immense fiction»19 . La narratrice de Voyage avec Vila-Matas20 hommage ludique à l’écrivain espagnol, se donne fermement la consigne d’être bien « présente », de ne pas oublier que les organisateurs du festival auquel elle se rend « sont bien réels et pas dans [son] imagination »21. Il importe de faire la distinction entre ce qui est du domaine de l’île et ce qui se passe sur le continent, entre fiction et réalité, mais c’est extrêmement difficile, comme le dit la narratrice du Cheval blanc d’Uffington, car c’est comme si on vous donnait à séparer le bon grain de l’ivraie, selon les termes de la parabole évangélique, ou bien à trier en plusieurs tas un amas de graines mélangées, comme un héros de conte de fée pourrait s'en voir donner l'épreuve.

17Vivre par l’imagination est de fait une expérience, comme de vivre tout court. Le personnage de l’écrivain, dans Au cœur d’un été tout en or, évoque le souvenir flou d’une rue qu’il a arpentée à Barcelone, devenu vague et sans épaisseur, et qui a fusionné dans son esprit avec la représentation imaginaire de la rue qu’il a décrite avec moult détails dans un roman qui se passait en Espagne, et qui, elle, a élu domicile dans sa mémoire consciente22.

18Ainsi une réalité onirique sort-elle de la chambre écarlate, qui donne sa teinte propre à l’hôtel où se situe la chambre, au paysage où il se trouve, au monde tout entier.

19Et la vie fusionne de même avec la littérature, non pas seulement au sens où l’une parasiterait l’autre, où la littérature se repaîtrait de l’expérience, mais au sens où l’expérience de la lecture concerne aussi le corps, comme nous le rappelle la narratrice du Voyage avec Vila-Matas, et se mêle aux sensations d’avoir pris un bain, de s’être endormi puis éveillé.

« Le son de ma vie »

20À propos de la phrase qui est à l’origine de Petite table, sois mise !, Serre a pu dire :

… il y avait pour moi, dans cette phrase-là, à cette époque-là, toute ma vie, tout mon imaginaire, toutes mes lectures, tous mes souvenirs, toutes mes impressions. Cette phrase bizarre contenait toute ma vie, même si je n’avais jamais, bien entendu, vu mon père habillé en femme.23

21Comment une chose qui n’est jamais arrivée peut-elle contenir tout ce qui est arrivé ? « Cette phrase fait entendre un son – dit Anne Serre – qui serait le ‘‘son de ma vie’’ »24. Cette tonalité est comprise entre fiction et réalité, entre virtuel et actuel, entre jardin secret et banalité du quotidien. Ce dédoublement ne vaut pas que pour les narrateurs. Dans l’étrange et tendre Grande tiqueté, Serre pénètre dans le jardin secret d’autrui, écrivant dans la langue inventée que son père – professeur de lettres classiques – se mit à parler, dit-elle, peu avant sa mort. Dans Un chapeau léopard, le Narrateur réalise que Fanny, elle aussi, a son univers à elle. « Peut-être est-ce cela qui nous attire véritablement les uns vers les autres : la présence de cette vie secrète qui nous est révélée, parfois, par un mince et lumineux interstice. » 25

22Cet interstice, cette fissure, je pense qu’elle ressemble à la rainure par laquelle le Narrateur fait le guet depuis son grenier, régalant ses yeux du paysage enchanteur de Notre si chère vieille dame auteur, ou à l’ouverture qui se fait en soi, évoquée par le personnage de l’écrivain, dans Dialogue d’été, quand elle revient sur les souvenirs de lecture de son enfance. Fissure, rainure, ouverture laissent toutes trois entrer la lumière. La récurrence des postures de guet et d’espionnage me frappe, dans le travail d’Anne Serre : télescopes, jumelles, caméras, fenêtres allumées ouvrant sur d’obscurs jardins, tout est bon pour se mettre en quête d’un aperçu sur l’autre monde. Et chaque fois qu’elle découvre un monde qui se déroule (sur une pellicule ?), l’écrivaine de Dialogue d’été est touchée aux larmes. Cela lui rappelle l’époque où un miracle se produisait : une porte s’ouvrait et elle entrait en littérature.

23Par son aptitude à plonger et à replonger encore et encore au plus profond de sa vie secrète, et à en ressurgir, tenant un fragment d’étoffe scintillant au poing, Serre m’apparaît comme extraordinairement chanceuse. Dans Au cœur d’un été tout en or, elle répète ce processus trente-trois fois au cours d’une série de textes brefs, dont chacun s’ouvre sur une phrase extraite d’un livre de sa bibliothèque. Ses contes envoûtants et méditatifs prennent leur élan dans les mots de James Joyce, Sei Shonagon, Marie Ndiaye et de bien d’autres.

24La première phrase – la phrase miraculeuse qui contient toutes les autres – vient de la littérature. Le recueil est plein des impressions vibrantes que laissent le spectacle des films de Fellini, l’écoute des chansons des Pogues, et par-dessus tout, les lectures, quand on se laisse lentement descendre sur l’onde vers le monde caché de la littérature, comme dans le poème de Lewis Carroll qui donne son titre au volume. En s’appropriant le langage des autres, Serre invente une forme qui associe l’expérience de la lecture et celle de l’écriture dans une limpidité sidérante, témoignant d’une des qualités les plus étonnantes de son travail : un profond réalisme.

La chauve-souris

25Le narrateur du Mat fait la remarque suivante : « Je pense que tous les écrivains veulent en arriver à un seul mot. »26 Mieux même, à une seule syllabe, comme cela est dit dans Le Narrateur, dont le protagoniste voudrait s'étendre dans le pré, « chanter sa chanson, répéter cent fois la même syllabe, se perdre dans le vertige des répétitions et puis sentir la terre s'ouvrir et être englouti. » 27

26Une phrase, un mot, une syllabe – puis un silence. Comme l'autrice, la narratrice aimerait plus que tout arrêter d’écrire. Mais elle ne peut pas le faire, parce que, semblable au personnage de Walter Benjamin tel que le décrit une fiction d’Alexander Kluge, elle est « faite comme une chauve-souris28 ». Une chauve-souris utilise l’écholocation ; elle doit émettre des sons pour savoir où elle est. Elle a besoin de ces ondes, si faiblement émises soient-elles, pour comprendre le monde autour d’elle.

C’est pourquoi vous reviendrez toujours à votre île, si démunie qu’elle paraisse depuis le continent, parce que c’est le seul endroit d’où vous pouvez faire entendre ce qui est le son de votre vie.29

Notes

1 Ce prologue est une paraphrase libre, à la deuxième personne, de passages du roman homodiégétique d’Anne Serre, Au secours, Champ Vallon, 1998, rééd. 2025. Il en est de même pour la phrase d’épilogue en italique qui clôt l’article. Sofia Samatar s’exprime dans ce texte en romancière sur la poïétique d’une autre écrivaine.

2 A. Serre, Petite table, sois mise !, Rieux-en-Val, Verdier, 2012, p. 7. Repris en Verdier poche, 2022, qui réunit : Petite table, sois mise ! ; Le Mat ; Le narrateur.

3 A. Serre, « Comment j'écris mes livres », revue Études, mai 2016, repris sur le site d'Anne Serre : https://anneserre.fr/textes/comment-jecris-mes-livres/

4 Ibid., https://anneserre.fr/textes/comment-jecris-mes-livres/

5 A. Serre, Le.Mat, Rieux-en-val, Verdier, 2005.

6 A. Serre, Eva Lone, Ceyzérieux, Champ Vallon, 1993.

7 A. Serre, Notre si chère vieille dame auteur, Paris, Le Mercure de France, 2022 (folio 7407).

8 A. Serre, Grande tiqueté, Ceyzérieux, Champ Vallon, 2020.

9 A. Serre, Le Cheval blanc d’Uffington, Paris, Le Mercure de France, 2002.

10 A. Serre, « Comment j'écris mes livres », Op.cit., https://anneserre.fr/textes/comment-jecris-mes-livres/

11 A. Serre, Un Chapeau léopard, Paris, Le Mercure de France, 2008.

12 A. Serre, Le Narrateur, Paris, Le Mercure de France, 2004.

13 A. Serre, Dialogue d’été, Paris, Le Mercure de France, 2014, p. 15 à 17.

14 A. Serre, Un chapeau léopard, Op. cit., p. 129.

15 Jérôme Garcin, « Effet de Serre », L'Obs, 4 juin 2020, p. 68.

16 A. Serre, Le Narrateur, Paris, Mercure de France, 2004, p. 45.

17 A. Serre, Les Gouvernantes, Ceyzérieux, Champ Vallon, 1992, rééd. 2021 : The Governesses, New Directions, 2018.

18 A. Serre, Le.Mat, Op. cit., p. 30.

19 A. Serre, Dialogue d’été, Paris, Le Mercure de France, 2004, p. 61.

20 A. Serre, Voyage avec Vila-Matas, Paris, Le Mercure de France, 2017.

21 Ibid., p. 55.

22 A. Serre, « Dirty old town », Au cœur d'un été tout en or, p. 109-111.

23 A. Serre, « Comment j'écris mes livres », Op.cit., https://anneserre.fr/textes/comment-jecris-mes-livres/

24 Ibid.

25 A. Serre, Un chapeau léopard, Op. cit., p. 35.

26 A. Serre, Le.Mat, Rieux-en-Val, Verdier, 2005, p. 16.

27 A. Serre, Le narrateur, Paris, Mercure de France, 2004, p. 81-82 et p. 149.

28 Alexander Kluge, The devil's blind spot, translated by Martin Chalmers and Michael Hulse, U.S.A., New Directions, 2004, p. 263, [Lücke, die der Teufel lässt. Im Umfeld des neuen Jahrhunderts, Frankfurt, Suhrkamp Verlag, 2003].

29 En écho au prologue fictionnel qui est une adresse à l'autrice (voir note 1), Sofia Samatar clôt le texte par une phrase d'épilogue fictionnelle également, qui renvoie également au contexte du roman d'Anne Serre Au secours, op. cit., où la narratrice homodiégétique vit dans une île.

Pour citer ce document

Par Sofia Samatar, «Anne Serre, une écriture insulaire», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Revue électronique, Anne Serre auteur, autrice... autre, mis à jour le : 03/11/2025, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=1693.

Quelques mots à propos de :  Sofia Samatar

Sofia Samatar, née en 1971 aux États-Unis, est écrivaine et universitaire. A Stranger in Olondria (trad. franç. Patrick Dechesne : Un étranger en Olondre), son premier roman, paru en 2013, a reçu le British Fantasy Award et le Word Fantasy Award. Il introduit dans le monde de la fantasy l'imaginaire des mythologies somaliennes croisé avec des influences littéraires diverses. Elle est Professeure à l'Université James Madison.

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