Introduction

Par Anne Debrosse et Alix Tubman-Mary
Publication en ligne le 05 novembre 2025

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Texte intégral

1En utilisant dans notre titre le syntagme « Anne Serre auteur » et en lui apposant le substantif féminin, puis le pronom « autre », nous ne faisons que mettre en abyme des choix visibles ou sous-jacents chez la romancière. Le masculin est attesté à plusieurs reprises, discrètement dans le titre de l’onglet de son site1, de façon ostentatoire dans celui du roman Notre si chère vieille dame auteur (2022). Le féminin s’immisce pourtant : par exemple dans l’ironie très perceptible, dès la couverture de ce roman, qui fait s’entrechoquer « vieille dame » avec « auteur » au sein d’une expression lexicalisée à la fois compassée et désuète, donc insolite. Les personnages déférents qui entourent l'artiste âgée lui donnent de l’ « auteur », d’une manière qui semble de plus en plus décalée ou incongrue au regard du récit, à mesure que l’héroïne fossilisée reprend vie et proprement chair, retrouvant sa vigueur de jeune femme. La présence simultanée du masculin et du féminin, la stratification des instances énonciatives en narrateurs et narratrices produit des fissures de rétractation, par le fait qu’aucune des identités proposées ne semble avoir la taille suffisante pour embrasser la complexité de la réalité. De ce vacillement, de ces failles, surgit l’étincelant « autre », qui sourd partout, comme une lave sous la croûte desséchée ou la vieille peau d’un serpent en train de muer – ou une vieille dame auteur redevenant jeune femme parcourant les chemins. Ceci vaut pour l’identité de genre comme pour les identités de toute nature : celles de l’autrice, de ses narrateurs et narratrices, de ses personnages, dans un univers où se brouillent les frontières des genres littéraires et des choix esthétiques, et où sont récurrents les personnages duels et les situations clivées… Il nous est donc apparu que l’intitulé choisi soulignait bien la dimension ludique de l’œuvre, son goût des constructions en gigogne, la relation ambiguë qu’elle établit entre personnes et personnages, et l’attention qu’elle porte à l’expérience de l’auctorialité, tous aspects abordés ensemble ou séparément dans les articles ici rassemblés.

2À dix-huit ans, comme dans la chanson, Anne Serre quitte sa province pour conquérir Paris2 : faire des études littéraires, mais surtout – car elle écrit déjà – se frayer un chemin vers la publication. Tout de suite, une première plaquette de poésie, publiée à compte d'auteur en 1978, retient l'attention du peintre et poète Roger van Rogger. Suivent des envois de nouvelles à des revues qu’elle sélectionne sans a priori dans une librairie du Quartier latin, comme l’étudiante de vingt ans qu’elle est encore. Elle a la main heureuse et le discernement aigu : de jeunes revues, Obsidiane, fondée par Henri Thomas et François Boddaert, L’Alphée, qui ne connaîtra que peu de numéros, accueillent sa prose3 et l’invitent à participer à leurs comités de lecture. Le ciel de traîne de l’avant-gardisme telquellien, les recherches formalistes ne lui parlent guère, et elle fréquente plutôt des cercles poétiques proches du nouveau lyrisme. Elle fait aussi connaissance de son futur traducteur, Mark Hutchinson, poète, et avec lui d’un cercle de jeunes poètes anglais qui la marqueront durablement et lui diront qu’eût-elle été anglaise, elle aurait sans doute persévéré dans l’écriture poétique. Dans le même temps, elle fréquente régulièrement Julien Gracq, qui la présente à Alain Cuny, deux hommes qu’elle cite volontiers comme ses mentors (avec le peintre van Rogger et le compositeur Giacinto Scelsi)4. Dans ces années-là, elle recherche moins des échanges « techniques » sur le métier d’artiste que des occasions de réfléchir à la radicalité des choix existentiels que cet ordre d’activité peut exiger de soi, comme une aventure qui engage tout l’être. Elle opte pour une vie consacrée à l’écriture associée à des travaux alimentaires : cours de français pour étrangers, piges diverses, lectures pour différents éditeurs, animation d'ateliers d’écriture… Dans les années 90, elle se tourne vers la revue Recueil et les éditions Champ Vallon, qui l’incitent à passer de la nouvelle à la novella. Ainsi naît en 1992 son premier roman, Les Gouvernantes, d’une veine mi-libertine mi-loufoque, et proche à certains égards du nonsense anglais. Il est suivi, toujours chez Champ Vallon, par Voyage en ballon (1993) – retour à la nouvelle –, Eva Lone (1993) et Au secours (1998), tandis qu’elle publie La Petite épée du cœur (1995) et Film (1998) chez l’éditeur Georges Monti, au Temps qu’il fait. Le ton unique de ces premiers livres n’échappe pas à quelques lecteurs attentifs, comme Jean-Pierre Richard5, ou le critique et passeur américain John Taylor, dans Paths to Contemporary French Literature6.

3Pendant la décennie suivante, un malentendu s’instaure entre le mode de lecture qu’imposent par exemple deux « contes » parus chez Verdier, Le.Mat (2005) et Petite table, sois mise ! (2012), au caractère inclassable ou détonnant – voire détonant –, et celui que permettent certains des livres publiés désormais au Mercure de France, et dont la veine autobiographique et le caractère analytique peuvent sembler correspondre à un horizon d’attente traditionnel dans le domaine du roman psychologique français. Ainsi Marc Fumaroli, son ancien directeur de maîtrise, commente-t-il en ces termes élogieux, mais un peu convenus Un chapeau léopard (2008), transposition fictionnelle et tombeau d’une jeune sœur disparue après de longues années de lutte avec une maladie mentale7: « un chef-d’œuvre de naturel, d’émotion et d’élégance qui consomme et accomplit toute une expérience intérieure8 ». Ainsi le roman Les Débutants (2011) revisite-t-il le thème de l’inconstance amoureuse, sujet apparemment classique, même si Irène Le Roy Ladurie a montré dans sa thèse que le livre relève d’un « nouveau discours sur l’amour et l’érotisme », où la caresse, « objet métaphorique, se vêt de significations multiples9 » et s'éloigne du désir de possession attaché à la figure de l'amour-passion. Dans les livres suivants, le balancier se met à pencher de plus en plus nettement du côté des jeux métafictionnels, recourant à la forme dialoguée (Dialogue d'été, 2014), au pastiche (Voyage avec Vila-Matas, 2017), retrouvant ici ou là loufoquerie et tonalité farcesque des premiers livres, minées cependant par le tragique – sur un mode qui fait parfois penser à Beckett. C’est le cas dans Grande tiqueté (2020), ou, de façon plus contrastée et nuancée, dans le recueil Au cœur d'un été tout en or – couronné par le Goncourt de la nouvelle en 2020 –, qui donne à lire, à vrai dire, moins des nouvelles que des éclats d’un autoportrait à trente-trois facettes, comme cela a été remarqué par ailleurs. Ainsi, dans la diversité de son écriture, Anne Serre s’est-elle affirmée progressivement dans les marges, puis plus au centre du paysage littéraire francophone de notre temps, traduite ou en cours de traduction dans une quinzaine de langues.

4L’un des aspects les plus saillants de l’œuvre est bien une certaine instabilité de l’énonciation et des codes narratifs, où l’autrice affiche une identité androgyne, met en scène la duplicité naturelle des êtres (« Les gens ont bien le droit d’avoir deux vies », dit la narratrice de la nouvelle « Fort comme un Turc », dans Au cœur d’un été tout en or). Anne Debrosse aborde de front la question de l’auctorialité féminine et celle des vertiges dans le genre des personnages, à propos d'un corpus volontiers ironique sur ce sujet, et qui multiplie les jeux d’esquive et les dérobades. Elle montre que, derrière le recours à certains topoï du féminin et du masculin, se cache un traitement inhabituel, dans la fiction écrite par des femmes, des motifs de la fixation et de la fuite. Les personnages refusent de se laisser assigner à une répartition tranchée des rôles féminin et masculin, ce qui se concrétise par des emboîtements narratifs, des évocations de créatures changeantes, métamorphiques, qui témoignent au contraire d’une grande fluidité des sexes et des rôles – parfois même trans-spéciste au-delà de l’androgynie (cum grano salis, car il s’agit là d’ânes-cerfs et de jars-daims). Chez Anne Serre, l’écriture romanesque mine la façade sociale au moment où celle-ci s’affiche le plus. On pourrait peut-être utiliser le queer comme outil pour envisager son œuvre, en ce qu’elle joue sur le bizarre et le déviant, en ce qu’elle tord à la fois les codes genrés, sociaux et littéraires. Petite table, sois mise ! est un texte perturbant, qui semble dissoner avec le reste de l’œuvre, alors qu’en réalité il en souligne l’unité. Ou plus précisément reprendre à la critique américaine l’adjectif weird – bizarre –, qui a accueilli la publication des Gouvernantes aux États-Unis. Dans le New York Times, Parul Sehgal parle d’un être étrange surgi telle la baudroie, ce poisson solitaire qui hante « les fosses profondes des mers », « seriously weird and seriously excellent » 10

5En effet, l’œuvre présente un certain nombre de créatures qui se distinguent par leur bizarrerie : Ménades en délire, narrateurs déphasés ou picaresques « gueridans »… Mais aussi paraboles, autoportraits diffractés en autant de miniatures, carrousels d’images, récits symboliques ou contes philosophiques. Le regard est à la fois frontal et oblique, et oblige à suivre des chemins et des personnages étranges, et plus étranges encore quand ils sont décrits dans une langue inventée, comme c’est le cas dans Grande tiqueté. La romancière cite dans ses carnets le texte que Walter Benjamin a consacré aux personnages de Robert Walser : « Ce sont des personnages qui ont passé par la démence, et c’est pourquoi ils restent d’une superficialité aussi déchirante, inébranlable, inhumaine. Si l’on veut nommer d’un mot ce qu’ils ont de réjouissant et d’inquiétant, on peut dire : ils sont tous guéris11. » Dans le même texte, Benjamin observe que Walser « commence là où s’arrête le conte ». Chez Anne Serre, les personnages, tout comme l’ensemble de l’œuvre, semblent situés dans un en deçà ou un au-delà du conte de fée (jadis objet de son mémoire d’étudiante), dans cet espace indéterminé, justement, « où s’arrête le conte ». Cette entreprise ludique de déstabilisation est ainsi au cœur du propos de Guillaume Narguet, qui s’attache à décrire cet espace déroutant et à suivre les modes de « compénétration du réel et de la fiction » dans l’écriture en slalom que pratique l’autrice. Sous la forme d’un ingénieux pastiche du Voyage avec Vila-Matas, assaisonné d’une touche de La Modification, il illustre par la forme même de son propos le caractère labyrinthique et codé du cheminement serrien, pratiquant lui-même, en miroir, le jeu métaleptique qui enjambe allègrement les frontières dans tous les sens. La vraie vie de Guillaume Narguet, dans laquelle il a mené des entretiens à la fois avec Anne Serre et avec Enrique Vila-Matas, lui permet de surenchérir avec humour sur les effets de mise en abyme du texte. À ces correspondances et ces trajectoires réversibles, il ajoute le décryptage de certaines références implicites, de certains jeux onomastiques autour du prénom de l’autrice. Là aussi, il y a symétrie, chiasme et réversibilité.

6Nous aurions pu également titrer ce collectif « Qui a peur d’Anne Serre ? », tant l’œuvre déroute le lectorat et la critique, du fait de sa nature polymorphe, de ses jeux plus ou moins pervers, au point de susciter malaise et réactions indécises. Longtemps qualifiée d’« inclassable », l’autrice a défrayé la chronique en 2012 avec son très iconoclaste Petite table, sois mise ! Ce livre aborde le thème de l’entrée en littérature sous la forme d’un conte orgiaque conçu comme une audacieuse allégorie : la naissance à l’écriture y prend son origine dans un milieu familial totalement déréalisé, où règne une pansexualité incestueuse et pédophile, sans qu’intervienne le moindre jugement moral. Mais la même narratrice, dans la seconde partie du texte, impose une bascule du point de vue et invite le lecteur à revisiter sa première réaction au récit, à dépasser son indignation première – ou son rire incrédule –, pour entrer dans une lecture allégorique. Le texte impose subtilement au lectorat le passage d’un type de contrat de lecture à un autre, depuis l’intériorisation choquée d’une réalité scandaleuse jusqu’à la mise à distance du récit par le biais d’une interprétation symbolique. La lectrice réelle qu’est Béatrice Bloch ressent donc plusieurs des fictions d’Anne Serre comme des pièges, plus encore que comme des jeux. Elle mobilise les outils théoriques fournis par Umberto Eco, Raphaël Baroni et Herman Parret pour s’interroger sur la fascination/frustration que ces fictions peuvent produire sur le lectorat non averti. Avec leurs textes troués, énigmatiques, souvent jubilatoires, elles font naître une excitation paradoxale, en assignant au lecteur une position semblable à celle du narrateur-personnage, habité par la passion chiasmatique de savoir. Au cours du débat qu’Alix Tubman-Mary a animé autour de la façon de traduire Anne Serre, Feya Dervitsiotis insistait sur le contraste entre la langue très tenue, classique – dix-huitième siècle parfois même – qu’on trouve dans cette œuvre, et la « férocité soudaine », les « glissements de terrain » qui font que tout à coup « on ne sait plus où on est ». Cette caractéristique la conduit à mêler dans la traduction le grec épuré de la catharevousa et la langue colorée, imagée de la dimotiki. Béatrice Bloch montre aussi la coïncidence paradoxale, dans certains passages, entre le choix d’une forme hyperclassique, lisse, limpide, harmonieuse et le gouffre intérieur que suggère le récit.

7Portée aux formes brèves, Anne Serre frappe par l’alliance de la virtuosité, de la liberté de ton et d’une certaine cruauté. Volontiers moqueuse, prompte à se jouer du pédantisme comme de l’ignorance, avide de jouissances intellectuelles et morales comme de plaisirs charnels, l’œuvre entre en effet en résonance avec la passion rousseauiste pour la nature, sa lutte contre les contraintes sociales. Mais elle revendique également ses affinités avec des univers cinématographiques aux esthétiques très différentes, toutes fortement marquées par l’onirisme, ou du moins la démarche psychanalytique : Buñuel, Hitchcock, Losey, Fellini, Moretti… En phase mystérieusement avec l’expression de « cérémonie secrète » – empruntée au titre du film de Joseph Losey et qu’elle cite à plusieurs reprises dans des entretiens –, Anne Serre accorde une grande importance à des rituels d’écriture, de pérégrinations, d’amitié… Les trois articles de Feya Dervitsiotis, de Sofia Samatar et d’Alix Tubman-Mary mettent l’accent sur le caractère « magique » et symbolique de cet univers. Toutes trois s’attachent, chacune à sa manière, à interpréter l’atmosphère enchantée, non réaliste, qui se dégage du traitement de l’espace-temps et de la narration.

8En abordant l’œuvre d’Anne Serre par le prisme de la promenade et du vagabondage, Feya Dervitsiotis dévoile un imaginaire et l’une des problématiques essentielles de cette écriture : son rejet des conventions et sa quête de liberté (conclusion à laquelle d’autres articles de ce collectif parviennent par de tout autres voies, ce qui démontre la grande cohérence de l’œuvre). La narratrice du Mat le dit dans un style naïvement imagé : elle a une tendresse particulière pour les auteurs autrichiens et suisses (« l’écrivain avec montagne n’herborise pas à coup sûr [comme le ferait Rousseau] mais il est extrêmement rare qu’à un moment ou à un autre il ne se promène pas dans son paysage. »12) Paysage générique, donc, ramené dans les textes d’Anne Serre à des lignes simples et à des points de repères, comme autant de signes qui vont mener, mystérieusement, à l’acmé de la promenade, au lieu où se jouera l’épreuve décisive qui va permettre au vagabond de se désensorceler de ce qui le tient captif. Comme chez Peter Handke, la promenade est ici un art sophistiqué qui mène à « l’autre pays », un territoire insoupçonné qui a tout à voir avec la littérature. Ainsi, en s’attachant à un thème qui pourrait n’être que picaresque, on est peu à peu conduit à voir, dans l’itinérance des personnages, la représentation narrative d’une quête esthétique et spirituelle, à laquelle le propos de l’article s’élève par degrés.

9Sofia Samatar, pour sa part, réfléchit en romancière sur la genèse de l’œuvre, et se penche sur sa « poïétique ». Elle tend à montrer qu’il existe chez Anne Serre une véritable philosophie de l’écriture, ancrée dans l’expérience vécue – ou dans la réalité existentielle d’une vie « en littérature ». Même un roman des plus autobiographiques comme Un chapeau léopard est l’occasion « d'une plongée dans l'espace-temps volatil de l'écriture », et échappe ainsi complètement à la forme du livre de souvenirs. Dans ce texte, le lien de parenté est remplacé par celui d'une amitié habitée par la passion de l’écriture, et la nature du livre en est profondément modifiée. La littérature d’Anne Serre, nous dit Sofia Samatar, fait preuve d’un grand réalisme dans sa manière d’envisager l’existence d’un écrivain. Les « figures de l’écriture » que la commentatrice identifie comme caractéristiques sont au nombre de cinq : l’île, métaphore de l’espace clos où s’ancre l’activité créatrice ; l’œuf, symbole de la première phrase matricielle qui ouvre chaque nouveau livre ; l’immense géoglyphe celtique du « Cheval blanc d’Huffington » – éponyme de l’un des romans, qui met en tension le désordre apparent du récit et la cohérence secrète du réseau sémiotique qui l’organise, mais qu’on perçoit seulement « vue d’en haut » – ; la chambre écarlate, témoin de l’éréthisme sexuel intense qui s’empare du Narrateur dans le cours de ses périodes de création et de la joie charnelle qui accompagne l’écriture fictionnelle ; la chauve-souris, introduite pour le procédé de « l’écholocation » par lequel la créature signale sa présence et comprend sa position. Anne Serre ne dit pas autre chose, dans sa conférence « Une langue étrangère ? », lorsqu’elle cite Alice Oswald13 : « A poem is a way of speaking into silence to see what speaks back » (« Un poème est une façon de s’adresser au silence pour voir ce qui répond »). Un poème ? Ou ne faudrait-il pas plutôt employer, ici ou là, le terme de roman poétique ?

10Alix Tubman-Mary voit dans l’œuvre une héritière lointaine de la démarche surréaliste, attentive aux surgissements du hasard et vouée à l’écriture comme à une « cérémonie secrète », une puissance de conjuration. Elle examine ce qui oppose le roman serrien à l’autofiction, malgré les enjeux autobiographiques prégnants dans l’écriture. L’indécision vient du fait que l’œuvre associe curieusement une dimension onirique, travaillée par un long compagnonnage de la folie et du deuil, à une créativité jubilatoire, tonique et à l’exposition des joies émerveillées que donnent la langue et ses pouvoirs. L’écriture est vive, joueuse, d’une grande limpidité, malgré la profondeur ténébreuse de ses eaux, refusant tout pathos, esquivant presque toujours les aveux de vulnérabilité. Moment voluptueux qui l’installe de manière fugace dans un univers uchronique semé de chausse-trappes et de dérobades. Mais cette liberté enchantée n'est pas sans risque : le roi des Aulnes guette pour emporter l’enfant – l’artiste ou son lectorat – qui se laisserait envoûter par son appel venu de l’autre monde. Chez Anne Serre, il y a une alliance paradoxale entre la manière dont elle flirte avec la littérature issue des Lumières, son amour de la nature, sa liberté, sa simplicité de ton et d’allure, et au contraire la fascination pour la mort et les pulsions meurtrières dont témoignent beaucoup de ses textes, qui nous ramènent plutôt dans un univers marqué par le romantisme et le post-romantisme européens, par l’expressionisme et le grotesque. La figuration inquiétante des phénomènes d’emprise et la violence sourde qui courent à travers l’oeuvre donnent la mesure de ses enjeux, qui sont mortels. L’écriture, dit Anne Serre, est un jeu avec les ombres.

11Ce premier travail collectif confirme tout l’intérêt d'un corpus riche et difficile à saisir, et très contemporain dans son dynamitage insolent de bien des cadres de pensée considérés comme intangibles. Le renouvellement continu des formes, la variété des registres, la dimension carnavalesque des « troupes » de personnages rassemblés, issus de la bibliothèque de l’autrice comme de ses souvenirs personnels, donnent à cette œuvre la dimension d’une grande fête de la Littérature, une fête parfois mélancolique ou cruelle, dont les coulisses cachent des secrets poignants. Mais bien des choses restent à étudier : on n’aura abordé que fugacement ici le traitement de l’amour, de la sexualité et de la sensualité – éléments pourtant majeurs dès les premiers textes, et non réductibles à la question particulière du genre. On n’aura pas étudié non plus l’emploi des formes du monologue et de l’interpellation, systématiques dans certaines nouvelles ou dans le roman Au secours… Une approche de l’intermédialité pourrait aussi se révéler féconde, puisque l’intérêt d’Anne Serre pour le cinéma et les arts plastiques va jusqu'à la publication d’un pseudo-scénario intitulé Film. Il serait sans doute utile également d’aborder l’œuvre sans se fier à l’absence totale, chez l’écrivaine, d’un discours théorique d’escorte de sa production fictionnelle. La romancière porte pourtant une attention exigeante au substrat anthropologique qui fonde l’activité littéraire. Bref, c’est un chantier que nous ouvrons, et que, sans aucun doute, les publications prochaines de l’autrice alimenteront en matériaux nouveaux.

Notes

1 « Anne Serre / Site de l'auteur ». https://anneserre.fr/

2 Ou plutôt à dix-sept ans, pour entrer en hypokhâgne au lycée Fénelon.

3 Les premières nouvelles sont publiées en 1980 : « Le regard » (L’Alphée n°3) et « La marche des vieillards » (Obsidiane n°10).

4 Échanges téléphoniques entre Alix Tubman-Mary et Anne Serre, été 2020.

5 J.-P. Richard, « Histoires d’amour » dans Essais de critique buissonnière, Gallimard, 1999, p. 153-171.

6 J. Taylor, Paths to Contemporary French Literature, Transaction Publishers, vol. 3, 2011, Routledge (New Brunswick [U.S.A.]) & London (U.K.), 2017, p. 55-58.

7 Livre finaliste, à l'occasion de sa traduction anglaise, pour l'International Booker Prize 2025.

8 Le Point, 12 juin 2008.

9 I. Le Roy Ladurie, Une préférence pour la douceur : récit(s) de la caresse à l'époque contemporaine (1980-2019) : histoire, esthétique et poétique en bande dessinée et en littérature : domaines français, anglais, allemand, italien et nord-américain, thèse de doctorat sous la direction de Henri Garric, Université de Bourgogne, 2021.

10 “Call it the anglerfish of literature, after those solitary, crazy-looking lurkers in the sea’s deepest trenches. The strangeness of such stories isn’t just at the level of construction; it emerges from the writer’s very perception of the world and seeps into the syntax. Prim and racy, seriously weird and seriously excellent —The Governesses is not a treatise but an aria, and one delivered with perfect pitch.” Parul Sehgal, « ‘The Governesses’ Offers Subtle Lessons in Shame, Constraint and Lust », The New York Times, 27 novembre 2018.

11 W. Benjamin, « Robert Walser » dans Œuvres II, Paris : Gallimard, coll. « Folio/Essais », 2000, p. 160.

12 Le.Mat, p.16 à 17.

13 Citation introduite, traduite et commentée par Anne Serre dans sa conférence « Une langue étrangère ? », voir ci-après.

Pour citer ce document

Par Anne Debrosse et Alix Tubman-Mary, «Introduction», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Anne Serre auteur, autrice... autre, Revue électronique, mis à jour le : 03/11/2025, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=1729.

Quelques mots à propos de :  Anne Debrosse

Anne Debrosse, maîtresse de conférences à l’Université de Poitiers, s’intéresse à l'auctorialité féminine, à la réception des figures féminines antiques (« La Souvenance et le Désir ». La réception des poétesses grecques, 2018) et aux questions de genre (avec M. Saint Martin Horizons du masculin. Pour un imaginaire du genre, 2020 et, avec M. Charrier-Vozel et A. Cousson, Femmes de guerre à l’époque moderne (domaine français, miroirs étrangers). Jouer avec les représentations, 2023).

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Quelques mots à propos de :  Alix Tubman-Mary

Alix Tubman-Mary est PRAG à l’Université de Poitiers et docteure de l’Université Paris-Diderot. Spécialiste de la première NRF et de sa mythographie, elle a proposé ponctuellement des études critiques sur des écrivains contemporains aux revues Europe, Textyles, Critique, En attendant Nadeau. À paraître : Jean-Paul Goux, habiter dans la demeure du Temps, Lille, Presses universitaires du Septentrion, coll. Perspectives, 2026.

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