Dire l’interaction et l’écoute1 : le problème de la définition du dialogue comme genre

Par Jean-Pierre De Giorgio
Publication en ligne le 27 mars 2014

Texte intégral

1Introduction

2L’interaction est-elle un trait définitoire opérationnel du dialogue antique et plus particulièrement à Rome ? Dans l’Antiquité, il faut attendre la définition tardive de Diogène Laërce pour voir apparaître clairement l’enchaînement de questions et de réponses comme l’un des traits distinctifs du dialogue philosophique, même si la « forme socratique », qui suppose l’exposition d’un thème par alternance de questions et de réponses, existe depuis longtemps dans les textes théoriques. Le problème, pour un latiniste, est que la définition de Diogène Laërce concerne les seuls dialogues de Platon, qu’elle est tardive et qu’elle limite l’interaction à deux actes de langage (questions / réponses)2. Si l’on remonte un peu dans le temps, dans les progymnasmata d’Aélius Théon (89-90), le mode dialogué est également défini par une paire : « acte de se renseigner / acte d’informer ». Mais Aélius Théon ne parle pas du dialogue en tant que genre littéraire : le mode dialogué envisagé dans ses exercices scolaires renvoie à la séquence qu’un auteur peut insérer dans tout genre pour présenter des faits. Il s’agit d’un outil3. Le problème s’aggrave un peu plus si l’on considère à présent le dialogue romain, où l’interaction semble à première vue réduite à son strict minimum. Le dialogue cicéronien, en l'occurrence, procède rarement par enchaînements de questions et de réponses et, plus globalement, l'alternance de tours de parole et les paires adjacentes chères aux interactionnistes de l’école de Genève et de celle de Lyon4, qui proposent à ce sujet des analyses passionnantes, ne semblent pas au cœur des préoccupations d'écriture de l'auteur, qui laisse volontiers ses personnages s'embarquer dans les vastes plaines du discours. Les aspects monologaux du genre tel qu'il est pratiqué par Cicéron, mais aussi par Varron sautent davantage aux yeux du lecteur contemporain que la dimension interlocutive du texte. Celle-ci n’est pourtant pas absente, ne serait-ce que du fait des choix de mise en scène qui prévalent, plusieurs locuteurs étant en présence.

3L’observation du positionnement générique du dialogue à Rome, à partir de quelques textes théoriques et de séquences métalittéraires dans les dialogues eux-mêmes, permet de fait d’observer quelques descriptions des mécanismes de l’interaction et de leurs enjeux. Après un retour à la définition étymologique de sermo chez Varron, qui suggère l’importance de l’échange dans la signification initiale du terme, on s’intéressera successivement à la caractérisation du style du dialogue dans les traités de rhétorique, à l’approche éthique de la conversation (et du dialogue littéraire) dans le De officiis, aux lettres « philologiques » de la correspondance avec Atticus et enfin au discours auctorial des préfaces et des préambules du De oratore et des Tusculanes. La question des silences et de l’écoute, qui font pleinement partie des mécanismes fondamentaux de l’interaction verbale, fait l’objet d’une attention particulière.

L’approche étymologique du terme sermo : quand converser c’est « enchaîner »

4Les approches antiques du dialogue comme genre ou de la conversation comme pratique sociale semblent à première vue s’intéresser beaucoup moins aux mécanismes d’échange que la linguistique pragmatique contemporaine. Ce qui ne signifie pas pour autant qu’ils aient été totalement ignorés. Un passage souvent cité du De lingua latina de Varron5 permet par exemple de mettre en valeur le lien entre sermo et interaction. Sermo y est rapproché de la famille du verbe serere. Varron met en effet en valeur l’idée d’enchaînement et d’entrelacement en associant sermo et series (« trame », « tissage ») : l’échange verbal est un entrecroisement de paroles, une chaîne. Pour accentuer cette idée de réciprocité dans l’échange, Varron a même recours, dans sa définition, au verbe coniungere (oratio cum altero coniuncta), qui n’est pourtant pas, d’un point de vue étymologique, associé à la famille de sermo :

« Sermo » dérive, je crois, de « series » (série, enchaînement) : d'où « serta » (guirlande), et « sartum » (raccommodé, cousu), en parlant d'un habit. Par conséquent « sermo » ne peut se dire d’une seule personne, et implique l'idée d'interlocution. « Serere » (nouer, enchaîner) a produit « conserere manum » (en venir aux mains, livrer bataille), et la formule judiciaire : « manum consertum vocare » (appeler à comparaître6).

5Il reste que les emplois spécialisés du terme sermo, dans les traités de rhétorique ou de philosophie éthique, lorsqu’ils évoquent le dialogue philosophique ou littéraire pour le définir, n’insistent pas nécessairement sur cette dimension interactive7. L’absence de mention des tours de parole pour caractériser le genre peut paraître curieuse. On peut considérer que la chose allant de soi, il était inutile d’en faire un trait définitoire caractéristique. Il faut aussi se souvenir que la définition du genre dépend aussi de la nature du développement dans lequel elle apparaît.

Le dialogue défini dans les traités de rhétorique : un des styles de la prose

6Dans les traités de rhétorique latine, lorsque le dialogue est mentionné comme genre, c’est au cours de développements sur les styles de la prose, jamais sous l’angle de l’interaction en elle-même, malgré l’emploi du terme sermo, à côté, notamment, d'altercatio et de disputatio.L’expression sermones Platonis (De or., 3, 60) rappelle de fait les logoi Platônos du rhéteur Démétrios (37), la « prose » de Platon, plus que les « échanges » platoniciens. Dans l’Orator, sermo est également associé à la « parole (oratio) des philosophes », dans le cadre d’une réflexion sur les styles de la prose. Cicéron distingue de fait cinq styles (Or., 62-68) : celui des poètes, des philosophes, des sophistes, des historiens et enfin celui des orateurs8. Le style de la « parole des philosophes » (mais l’expression désigne-telle uniquement le dialogue ?) se rapproche de la conversation privée (sermo) : « En effet, la parole (oratio) des philosophes est souple et propre aux périodes où l’on n’est pas en activité ; elle n’est armée ni des pensées ni des mots qui conviennent à l’éloquence qu’on emploie dans les assemblées, elle n’est pas réglée par un rythme mais elle est plus librement dénuée de contrainte. […] C’est pourquoi on la nomme "conversation" (sermo) plutôt que "discours" (oratio) »9.

Les codes de la conversation et l’interlocution : une éthique de l’écoute

7Sermo et dialogue philosophique sont également associés dans le cadre d’une réflexion sur la conversation dans le De officiis, dernier ouvrage philosophique de Cicéron, sous forme de lettre adressée à son fils. L'angle définitoire est alors tout autre. Sermo prend ici un sens plus abstrait que celui observé dans les traités de rhétorique : il n’est plus une catégorie de la prose mais une forme particulière de l’oratio. Il prend le sens large de « parole de conversation », opposé à contentio, « parole de débat ». S’il semble renvoyer dans ce cas à la conversation orale envisagée comme pratique sociale, il englobe aussi très naturellement le dialogue comme conversation écrite. Le dialogue comme genre apparaît en effet dans le De officiis comme une représentation possible de la parole de conversation, puisque celle-ci est associée non seulement au loisir amical mais aussi à la parole des philosophes que les socratiques pratiquent à merveille. « Que cette conversation (sermo) soit comme celle des socratiques, qui excellent dans sa pratique : douce (lenis), absolument pas agressive (minime pertinax), qu’il y ait en elle du charme (lepos) »10. Socrate et les socratiques apparaissent comme ceux qui savent débattre sans agresser leurs interlocuteurs. Le couple style graphique (dont relève l’épistolaire) / style agonistique (dont relèvent le dialogue et le théâtre) chez Démétrios (226), comme l’a montré S. Dubel11, est ici remplacé par le couple sermo / contentio, le dialogue étant désormais du côté du sermo, non de la parole agonistique représentée par contentio. Cette opposition doit toutefois, comme l’a montré C. Lévy12, être nuancée : dans les pratiques oratoires et littéraires, les frontières entre sermo et contentio sont loin d’être étanches. L’analyse de l’interaction apparaît, dans cette approche éthique du dialogue et de la conversation, à travers l’attention portée à l’interlocuteur et à l’écoute.

8On sait que Cicéron doit beaucoup, pour l’écriture du De officiis, au stoïcisme moyen représenté par Panétius de Rhodes, auteur d’un Peri kathekontos au IIe siècle av. J.-C. Celui-ci gravitait dans l’orbite de Scipion, et souhaitait développer un discours philosophique qui pût être entendu de l’élite politique. Nous retenons ici des analyses de F. Prost13 qu’il sut développer « un stoïcisme d’attention » et « d’écoute » avec ses interlocuteurs, et qu’il eut recours, loin de la sécheresse des démonstrations stoïciennes des scholarques qui l’avaient précédé, à une langue marquée par la douceur et la clarté, même s’il s’agit encore d’un « stoïcisme de combat »14. C’est à ce moment-là que dut être élaborée cette notion de parole de conversation (interprétable, donc, comme une parole d’écoute), qui n’était d’ailleurs peut-être pas étrangère non plus à Démétrios15.

9Qu’en est-il des lois conversationnelles dégagées dans le traité ? Cicéron indique de fait qu’il est légitime de postuler l’existence de règles pour la conversation16.Et d’ajouter ensuite que la parole de conversation se développe dans des contextes privés (banquets ou entretiens philosophiques), par opposition à la contentio, liée aux assemblées et aux tribunaux17 ; elle privilégie certains sujets (affaires privées, domestica negotia, affaires politiques, de re publica, thèmes culturels ou philosophiques, de artium studio atque doctrina18) et ne dispose que de deux modes : le sermo peut être iocosus (enjoué) ou grauis (sérieux). On peut noter ici que Varron, dans une perspective voisine, précise dans ses Satires Ménippées « que l'on doit choisir au moment d’un festin des sujets de conversation non embrouillés et propres à inquiéter, mais agréables, attachants, pleins de charme et agréablement utiles ; en un mot, de ces conversations qui ornent notre esprit et lui donnent plus de grâce. Pour obtenir ce résultat […], la conversation devra rouler sur des sujets appartenant au domaine de la vie ordinaire et dont on n'a pas le loisir de s'occuper au forum ou dans l'agitation des affaires »19.

10On ne peut que constater le peu de remarques concernant directement les tours de parole et les mécanismes de l'interlocution. En revanche, l’attention portée au souci de l’interlocuteur, tant chez Varron que chez Cicéron, inspiré par la philanthrôpia de Panétius, est perceptible. La conversation est surtout caractérisée par une esthétique et une éthique de la clarté et de la douceur dont l’effet doit être agréable pour l’interlocuteur : douceur de la voix (clara et suauis), qui signale l’urbanitas des individus20, mais aussi douceur du ton, du propos (lenis minimeque pertinax21). Elle se définit surtout par le respect de l’interlocuteur22 (diligere et uereri) : à cet égard, l’éloge de soi est à proscrire23. La question de l’écoute dans la conversation est par ailleurs remarquablement évoquée chez Plaute, qui formule, par la voix d’un personnage qui tient à signaler son urbanitas, l’un des premiers embryons de discours romain sur la conversation : « Et au banquet, je ne coupe pas la parole à un autre ; je me rappelle à point nommé de ne pas me rendre importun aux invités ; et je sais prendre mon tour de parole quand cela se justifie et même de le laisser pour me taire, si c’est le tour d’un autre »24.

Le problème de l’interaction entre les personnages d’après la correspondance de Cicéron

La manière aristotélicienne : une modalité de l'échange verbal ?

11Dans la correspondance, les modalités discursives propres aux dialogues que l’épistolier a écrit ou prévoit d’écrire (qui prend la parole et sous quelle forme ?) sont essentiellement associées à Aristote. La manière aristotélicienne renvoie principalement :

a) à la disputatio (in utramque partem)25 : « J’ai composé aussi (car j’abandonne à peu près le discours et reviens à des Muses plus douces, qui m’enchantent, comme elles ont enchanté ma prime jeunesse), j’ai donc composé à la manière d’Aristote (aristotelio more26) trois livres « Sur l’orateur », sous la forme de confrontations d’idées dans le genre du dialogue (in disputatione ac dialogo) […] » (Fam., 1, 9, 23, à Lentulus, 54 av. J.-C. Traduction L.-A. Constans, CUF, 1960). Confrontation d’idées et échanges verbaux sont associés dans l’étonnant hendiadyn disputatione ac dialogo. Mais rien n’est dit avec précision sur les modalités précises de l’échange verbal.

b) à la présence de l’auteur comme personnage principal de ses dialogues, comme dans le De finibus : « En revanche, mes écrits tout récents imitent la manière aristotélicienne (Aristotéleion), dans laquelle le propos (sermo) est réparti entre les interlocuteurs de sorte que le rôle principal soit pour l’auteur lui-même (ut penes ipsum sit principatus) » (Att., 13, 19, 3, 45 av. J.-C.).

c) à la présence d’un discours auctorial sous forme de prologue : « puisque pour chaque livre j’ai recours à des proèmes, comme Aristote dans ses livres qu’on appelle « exotériques » (ut Aristoteles in eis quod exoterikous uocat) »(Att., 4, 16, 2, à propos du De republica).

12Comme on peut le constater, ces indications fournissent peu d’éléments précis sur les modalités de l’échange et l’organisation des tours de parole. On peut en revanche leur associer de nombreux passages portant sur le statut de ceux qui prennent la parole. La correspondance évoque à plusieurs reprises la légitimité des individus de la réalité à figurer dans un dialogue. La vraisemblance est un critère fondamental (la personnalité représentée était/est-elle assez érudite ?27 Peut-on représenter un personnage qui n’a jamais tenu les propos qu’on lui attribue ?28). Mais l’officium amicitiae est autrement plus important : faire figurer un personnage historiquedans un dialogue est un hommage, faire figurer un amicus contemporain est un beneficium29. C’est ainsi que Cicéron, poussé par Atticus, a dû intégrer Varron30 à ses Académiques. La question de la légitimité se pose également pour l’auteur lui-même : peut-il figurer comme personnage, prendre la parole, voire occuper le rôle principal ? La présence / absence de l’auteur est à la fois un problème de poétique (Platon, référence obligée, est l’absent de ses propres dialogues, ce qui n’est pas le cas d’Aristote)31 et un problème social ou éthique (la représentation de soi dans les dialogues, qui peut être interprétée comme un éloge de soi, est-elle conforme au decorum ?). Elle pose en tout cas le problème de l'interaction entre la figure auctoriale et ses personnages.

La notion de personnage muet

13Reprenons le cas de la lettre à Atticus (19 juin 45) où Cicéron pose la question de sa propre présence dans son dernier dialogue, les Académiques, en évoquant du même coup, quoiqu’indirectement, la nature de son « rôle » dans le De oratore. L’expression kôphon prosôpon est particulièrement étonnante :

« Pour Cotta et Varron, si j’avais fait opposer leur point de vue entre eux (inter se disputantis), comme tu me le suggères dans ta dernière lettre, je ne jouerais qu’un rôle muet (kôphon prosôpon). Ceci se révèle plein de charme avec des personnages du passé (in antiquis personis) ; Héraclide l’a fait dans de nombreux ouvrages et moi-même dans les six livres Sur la République ; il y a aussi mes trois livres De l’orateur, dont je pense beaucoup de bien (uehementer probati) ; là encore, le choix des personnages (in eis quoque eae personae) m’a obligé à me taire (tacere), puisque les interlocuteurs sont Crassus, Antonius, Catulus l’Ancien, son frère Caius Julius, Cotta et Sulpicius ; cette conversation (sermo) est située durant mon enfance, en sorte que je n’y pouvais jouer aucun rôle (ut nullae esse possent partes meae). En revanche, mes écrits tout récents imitent la manière aristotélicienne (aristotêleion), dans laquelle l’intervention (sermo) des autres interlocuteurs ménage à l’auteur le rôle principal32 ».

14L’expression est donc clairement employée à propos des Académiques, où son sens ne pose aucun problème. Le statut de personnage muet est d’ailleurs celui qu’il se donne à lui-même dans le De natura deorum, laissant l’épicurien Velléius, le stoïcien Balbus et l’académicien Cotta débattre : auditor présent dans la diégèse, il est même actif en tant qu’adiutor33. Mais l’expression « personnage muet » est aussi, dans la lettre que nous venons de citer, curieusement applicable au cas du De oratore. Or quel genre de personnage muet pouvait-il être, alors qu’il reconnaît dans sa lettre qu’il n’était qu’un enfant l’année du débat et qu’il n’a pu être parmi les participants ? Cicéron n’est pas présent en tant que personnage dans la diégèse, ni comme participant, ni comme témoin silencieux. Pourquoi dire alors qu’il a été obligé de se taire (tacere) alors que, pour le lecteur d’aujourd’hui, il est tout simplement absent ? Autre problème : l’expression kôphon prosôpon (« masque / rôle / personnage muet ») n’est pas attestée dans les textes avant Cicéron, même si, au théâtre, cette fonction est reconnue depuis longtemps.

15Dans les Grenouilles d’Aristophane, Euripide critique l’introduction par Eschyle de personnages ne parlant pas (v. 907-913). L’adjectif kôphon, au sens de « muet » pour un personnage de théâtre, apparaît chez Plutarque dans ses Moralia, mais dans l’expression doruphorèma kôphon, « garde » (Si un vieillard doit prendre part au gouvernement, Ei péri presbutérô politeutéon, 15 et Sur la fortune ou la vertu d’Alexandre, Péri tès alexandrou tuchès è arétès logos B’, 2. 5). L’expression kôphon prosôpon est attestée chez Lucien, dans Toxaris ou l’amitié, 9, 25 et dans les Scholia in Lucianum 24, 9,15 et 59, 4, 1 : elle n’y a cependant pas le sens de « personnage muet », comme chez Cicéron, mais de « masque muet », c’est-à-dire incapable de parler, puisqu’il ne s’agit que d’un masque. On trouve enfin, toujours dans le domaine grec, kôphon prosôpeion chez Philon d’Alexandrie (In Flaccum, 20), avec, cette fois, une référence explicite aux arts de la scène. Dans le domaine latin, l’expression apparaît (en grec) chez Martial, dans un contexte très clairement associé au théâtre également34. Chez Diomède enfin, on trouve la traduction latine persona muta. Diomède pense en effet qu’une scène ne doit pas faire parler plus de trois personnages en même temps : persona quarta semper muta (Diomedis ars, GL, 1, 491).

16On peut en tout cas en déduire, s’il s’agit bien d’une référence au théâtre, que Cicéron, dans le discours auctorial que représente sa lettre à Atticus, projette rétrospectivement sur la « scène » des conversations du De oratore, sa propre image d’auteur ou d’archi-énonciateur, qui pourrait observer et écouter ses personnages fictifs sans être vu ni entendu d’eux. Comme le suggère de manière pertinente M. Fox, « Cicero is simply borrowing the notion of the kophon prosopon and imagining himself like a walk-on character in a tragedy »35. Il s’agit bien entendu d’une plaisanterie philologique, qui pourrait représenter un cas particulier de la catégorie des métalepses de l’auteur, puisqu’elle est rétrospective. En tout cas, kôphon prosôpon devient, avec cette plaisanterie, une métaphore théâtrale de la présence auctoriale dans le genre du dialogue.

17De fait, il se trouve que prosôpon fait partie du vocabulaire du commentaire philologique. Prosôpon, dans le jargon des scholiastes d’Homère, comme l’a mis en évidence R. Nünlist36, peut être associé tantôt aux personnages, tantôt au poète-narrateur. Dans la langue du commentaire des Alexandrins et de leurs successeurs, prosôpon fait partie de la terminologie usuelle. Ainsi, l’expression ek tou idiou prosopou, présente chez divers scholiastes d’Homère, permet de désigner le poète lorsqu’il parle en son propre nom ; l’expression lusis tou prosôpou est employée chez Porphyrion et renvoie à un principe interprétatif qui tient compte de qui est l’énonciateur, quand il faut distinguer la parole du poète de celle de personnages. Il n’est pas impossible que Cicéron ait en tête cette terminologie lorsqu’il évoque son rôle, en tant que scripteur ou archi-énonciateur, dans le De oratore.

Dire l’interaction dans les dialogues : l’exemple du De oratore

Du personnage muet au scripteur-auditeur dans le prologue et le préambule

18Le discours auctorial du premier prologue et du préambule du De oratore permet de préciser la nature du rôle que s’attribue Cicéron : si l’auteur n’est pas présent en tant que personnage, il se représente, en tant que transcripteur des conversations, en qualité d’auditor : c’est Cotta, qui était lui-même un auditor présent lors de ces journées à Tusculum, qui lui a fait le récit de ces échanges37. L’écriture du dialogue plonge ses racines dans la mémoire (recordatio, comme il le dit dans son prologue à Quintus38) d’un récit qu’on a fait au narrateur-transcripteur (accepi39). Cette mémoire individuelle est aussi collective : ce qu’il a entendu de Cotta est aussi mentionné par le passif impersonnel memini dici (« je me souviens qu’on disait »), putabatur (« on pensait »)40 : l’anecdote particulière acquiert le statut de fama anonyme41 dont l'auteur peut faire une fabula42. Si le narrateur ne participe pas aux débats, il garantit la vraisemblance de sa fiction par le fait qu’il a entendu ce récit par la bouche de Cotta et qu’il est témoin de la fama. C’est en ce sens que le statut d’auditeur-transcripteur peut être mis en relation avec l’expression kôphon prosôpon évoquée plus haut.

Écouter plutôt que parler : le positionnement43 de Crassus dans le De oratore

19L’interaction est également évoquée à l’intérieur du dialogue par les personnages. Dans le préambule du livre 1 du De oratore, Crassus, qui reçoit chez lui, est présenté comme l’homme de la conversation par excellence : lors du conuiuium du premier soir à Tusculum, son sermo est charmant (tantus in loquendo lepos)44. Mais Cicéron nous prive de ces propos de table qu’il ne mentionne qu’en passant (il n’y aura donc pas de Banquet cicéronien). Or, dans le préambule du livre 2, le héros choisi par Cicéron semble réticent à endosser le rôle qu’on lui attribue : discuter d’éloquence dans un jardin, même (ou surtout) orné à la grecque, lui semble inapproprié (ineptum, un mot que ne connaissent pas les Grecs45) et il regrette de s’être exprimé la veille. Son mirificus pudor l’honore, comme sage qui ne prend pas la parole facilement, mais aussi comme Romain qui ne veut guère ressembler aux graeci inepti et loquaces46. À tout prendre, il préfèrerait causer en marchant sur une plage comme Scipion et Laelius (2, 5, 22). Les réticences de Crassus dans le préambule du livre 2 et le silence de Cicéron sur les agréables propos de tables tenus le premier soir permettent à l’auteur de situer son entreprise à l’intérieur des limites précises de ce qui convient à des hommes d’Etat romains et d’exclure trois modèles de dialogues (pour mieux signifier en creux ce que veut être le nouveau genre romain) : le modèle du banquet, comme on l’a vu, le débat d’experts à la grecque (si l’on veut bien jouer à faire comme Socrate47, on n’est pas pour autant chez Platon), la conversation privée entre amis se promenant sans autre but que la remissio animi (c’est le modèle qui a pourtant les préférences de Crassus48).

20L’échange préliminaire de Crassus avec Catulus et César Strabon, dans le préambule du livre 2, insiste sur la difficulté et les scrupules, chez le personnage principal, à prendre la parole. Cette discussion entre les trois personnages, portant sur les modalités de l'échange (qui peut parler et dans quel lieu faut-il le faire ?), débouche sur un consensus : Crassus sera l’auditeur d’Antoine. Quant à Catulus et César Strabon, ils sont invités à devenir auditeurs eux-aussi (2, 7, 26-28).

L’auditoire composé de iuuenes

21Les deux personnages qui incarnent le mieux l’écoute sont les deux jeunes auditeurs Cotta et Sulpicius. Ils interviennent essentiellement pour faire l’éloge de ce qui a été dit ou pour demander des éclaircissements. Leur présence est fondamentale, d’un point de vue dramaturgique, puisqu’ils sont les destinataires des conseils du maître et que c’est leur écoute attentive qui pousse Crassus, si réticent, à poursuivre le débat. Elle est matérialisée par l’image d’une maison qu’on visite mais où les objets sont encore recouverts d’un voile49. Crassus doit poursuivre pour que les objets couverts dans la maison apparaissent clairement.  

La ratio socratica dans les Tusculanes

22L’alternance resserrée d’interventions suivant la « méthode socratique », si elle n’est pas retenue dans la majorité des dialogues de Cicéron, n’est pas absente de la mémoire des personnages ni du discours auctorial. C’est le cas des Tusculanes qui évoquent justement, dans la préface du livre 1, la ratio socratica :

Cela se passait ainsi : celui qui voulait m’entendre disait son opinion ; alors moi, je prenais le parti opposé. C’est en effet, comme tu sais, une vieille méthode socratique qui consiste à argumenter contre l’opinion de son interlocuteur50. C’est qu’on estimait que c’était ainsi que Socrate pouvait trouver très facilement ce qui était le plus vraisemblable51.

23La ratio socratica est ici présentée comme une forme spécifique où celui qui veut entendre (c’est la volonté d’écouter qui suscite la parole et le débat) donne d’abord son avis contre lequel Cicéron répond. Elle désigne donc ici l’affrontement des points de vue, non l’échange de questions et de réponses52. Celui-ci est cependant évoqué à propos de la méthode de transcription du sermo. Se souvenant du Théétète53, le scripteur décide d’abandonner le récit du dialogue pour reproduire les interventions telles qu’elles ont eu lieu, c’est-à-dire en supprimant les incises et même le nom des intervenants au début de leur intervention, créant un effet d’évidence, quasi agatur res : sed quo commodius disputationes nostrae explicentur, sic eas exponam, quasi agatur res, non quasi narretur. Ergo ita nascetur exordium.

24Mais le procédé dialogal des premiers échanges, sous la forme d’une alternance resserrée d’interventions qui évoquent la forme socratique dont parle Démétrios (297), ne tient pourtant que le temps de l’exordium, après quoi l’écriture devient progressivement plus monologale. Le locuteur fait ainsi l’éloge du discours continu en Tusculanes, 1, 23. De manière générale, comme l’a montré R. Gorman54, la méthode socratique et son dispositif énonciatif sont très limités, même s’ils existent, dans les philosophica de Cicéron. Certains personnages énoncent même clairement leur préférence pour les plaines du discours, au nom de la cohérence de leur système de pensée. Dans le De finibus, 3, 14, Caton refuse de répondre point par point à Cicéron et demande à développer l’ensemble du point de vue de Zénon et des stoïciens : non respondebo ad singula. D’autres, comme Balbus dans le livre 3 du De natura deorum, veulent bien répondre aux questions de Cotta. Mais celui-ci55 ne laisse pas vraiment répondre Balbus et ses questions-réfutations forment en elles-mêmes une perpetua oratio56conçue sur un mode presque exclusivement réactionnel, puisque Cotta n’a pas d’hypothèse propre à défendre et que son oratio épouse, pour la détruire, l’argumentation de Balbus développée dans le livre 2.

Conclusions provisoires et perspectives

25Dialogue-t-on vraiment dans les dialogues de Cicéron ? La préférence de l'auteur pour l’oratio perpetua a fait l’objet d’abondants commentaires sur lesquels on ne reviendra pas en détail ici57. D’une certaine manière, la « forme dialogue » n’est pas ce qui permet d’envisager le dialogue romain de la manière la plus pertinente. Bien sûr, la dimension interlocutive est prise en compte dans les textes théoriques et dans les fictions elles-mêmes. L’archi-énonciateur se présente comme celui qui a le souvenir de paroles échangées. L’attention aux potentialités dramatiques de l’interlocution est manifeste dans certains échanges, comme lorsque Crassus discute avec Catulus et César Strabon ou lorsque les jeunes gens, auditeurs, permettent de relancer le débat en poussant Crassus, réticent, à éclairer sa pensée. L’écoute joue en particulier un rôle décisif et permet de comprendre comment est conçue l’oratio perpetua :

d’un point de vue philosophique, l’exposé des doctrines philosophiques ne peut être interrompu par des tours de parole trop fréquents sans que cela nuise à leur examen. L’oratio perpetua est plus simple pour le locuteur qui peut exposer sa doctrine en respectant sa logique propre, mais aussi pour l’auditeur, qui doit examiner son rapport à la vérité et fournir éventuellement sa probatio.
d’un point de vue dramatique, c’est l’écoute de l’auditoire qui suscite la parole du personnage principal, non le contraire.
du point de vue du positionnement générique, l’écoute permet la formulation d’un discours auctorial qui travaille à l’émergence d’une figure intermédiaire d’auditeur-transcripteur : le narrateur ou l’archi-énonciateur est celui qui transcrit une mémoire (personnelle et collective) des paroles entendues. L’écoute est alors un point de passage de l’oral à l’écrit.

26Mais malgré ces nuances, on ne peut dire que l’interlocution soit au cœur des procédés d’écriture du dialogue romain renaissant. Manifestement, le réinvestissement du genre pratiqué par Platon, Aristote et Héraclide ne passe pas seulement par une imitation formelle de celui-ci. Dans ses lettres, Cicéron se demande d’abord qui peut légitimement parler dans ses dialogues, autant que comment organiser les répliques : il pose le problème de la vraisemblance, mais aussi du crédit que tel personnage peut apporter aux propos énoncés. Tout se passe comme si l’important n’était pas de produire une écriture de l’échange vraisemblable et intéressant d’un point de vue dramatique, mais de donner du crédit et une forme de légitimité à la parole des villas, celle qui peut produire des énoncés valides en dehors de la parole efficace du forum et du sénat (oratio ou contentio). Les dialogues de Cicéron forment alors un doublet, non seulement avec les dialogues de Platon ou d’Aristote, mais aussi avec les discours de l’orateur romain. Ils se définissent par le statut de la parole dont ils sont porteurs : une parole de conversation, sermo (c’est-à-dire énoncée dans les villas), qui représente l’une des armes que doit savoir manier l’aristocrate idéal, sans qu’elle soit pourtant associée au pouvoir des institutions. C’est le statut de la parole employée (sermo, parole des villas) qui détermine le genre du dialogue romain, non l’interlocution en elle-même. Si l’on peut déployer cette parole dans les jardins de Crassus, ce n’est pas parce qu’ils sont ornés à la grecque et Catulus se trompe. Ce que signalent ces jardins, c’est leur éloignement de Rome et du forum, permettant une parole qui n’a pas le pouvoir de l’oratio, mais qui fait partie de l’ethos aristocratique et a sa légitimité propre pour produire des énoncés valides. C’est pourquoi l’on vient dans les jardins de Crassus non pour discuter / échanger avec lui, mais pour admirer la réalisation de cette parole chez un personnage dont tout dit qu’il la maîtrise parfaitement. La parole de conversation est à elle seule, dans les dialogues de Cicéron, un spectacle.

Notes

1 Cette approche doit beaucoup à l’intervention de L. Mansour, « Perspectives d’analyse linguistique du dialogue philosophique : étude de la distance dialogique entre locuteurs », Journée d’étude Dialogue et interactions littéraires, 10 février 2012, CELIS-MSH, Clermont-Ferrand. Je l’en remercie vivement.

2  Diogène Laërce, 3, 48 : « Le dialogue est un discours où se mêlent questions et réponses sur un sujet philosophique ou politique, qui tient compte du caractère propre des personnages qui interviennent avec une expression ornée. Quant à la dialectique, c’est l’art du discours qui nous permet de réfuter ou d’établir une thèse au moyen des questions et des réponses que font les interlocuteurs. » (tr. Brisson, in Goulet-Cazé (dir.), 1999). Nous ne revenons pas ici sur la « forme socratique » chez Démétrios (Sur le style), impliquant elle aussi une alternance de questions et de réponses. Ses liens avec la définition du genre du dialogue sont problématiques, comme le rappelle S. Dubel dans les actes de cette journée : « La voix de Socrate : interrogations sur le dialogue socratique comme forme dramatique ».

3  Voir à ce sujet l’intervention de F. Mestre, « L’Heroïkos de Philostrate. Pourquoi un dialogue ? », communication présentée lors de la journée d’études Le genre du dialogue à l’époque de la seconde sophistique, A.-M. Favreau-Linder (dir.), Programme Dialogos, CELIS-MSH, 29 novembre 2013, Clermont-Ferrand.

4  Les modèles développés par l’école de Genève (autour d’E. Roulet) et, en France, par l’école de Lyon (autour de C. Kerbrat-Orecchioni), ont, par exemple, depuis plusieurs décennies, analysé la conversation suivant une conception hiérarchique dont l’unité dialogale minimale est l’échange. Celui-ci forme une paire adjacente composée de deux tours de parole, c’est-à-dire d’une intervention initiative suivie une intervention réactive. Une intervention, qui est la plus petite unité monologale, peut quant à elle comporter plusieurs actes de langage, qui constituent eux-mêmes l’unité minimale de la grammaire conversationnelle. La paire adjacente représente donc une unité interactive minimale, elle comporte deux énoncés contigus, produits par des locuteurs différents, et fonctionne de telle sorte que la production du premier membre de la paire exerce une contrainte sur le tour suivant, la relation entre les deux relevant du principe de dépendance conditionnelle (une action peut être anticipée du fait de l’accomplissement d’une première action). C’est-à-dire que, pour les interactionnistes, ce sont les séquences et les tours de parole dans une séquence, plutôt que les phrases et les énoncés isolés, qui deviennent l’unité d’analyse. Une synthèse de ce modèle hiérarchique consistant à distinguer des unités de rang différent (interventions, échanges, conversations) est proposée de manière très claire par C. Kerbrat-Orecchioni, Les actes de langage. Théorie et fonctionnement, Paris, Nathan Université, p. 58 sq. Voir aussi O. Ducrot et J.-M. Schaeffer, Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Editions du Seuil, coll. « Points », s.v. « Analyse de conversation », p. 159 sq., avec bibliographie.

5 Varron, De Lingua latina, 6, 64 : Sermo, opinor, est a serie, unde ; etiam in uestimento sartum, quod : sermo enim non potest in uno homine esse solo, sed ubi oratio cum altero coniuncta. Sic conserere manum dicimur cum hoste ; sic ex iure manum consertum uocare.

6  On trouve une formulation voisine dans la loi des Douze Tables. Aulu-Gelle (20, 10, 7-9) explique que la formule ex iure manum consertum uocare désigne l’action d’un homme qui, dans une affaire litigieuse, prend son adversaire par la main sur le terrain même, ou en présence de l’objet qui fait naître la contestation.

7  Sur les emplois de sermo, voir L. Gavoille, « Lettre et sermo », dans Epistulae antiquae III, E. Gavoille et L. Nadjo (éd.), Paris-Louvain, Peeters, 2004, p. 33-52.

8  J.-P. Aygon, « Le dialogue comme genre dans la rhétorique antique », dans Pallas, 60, 2002, p. 197-208, p. 201.

9 Cicéron, Or., 64 : Mollis est enim oratio philosophorum et umbratilis, nec sententiis nec uerbis instructa popularibus, nec uincta numeris, sed soluta liberius […]. Itaque sermo potius quam oratio dicitur.

10 Cicéron, Off.,1, 134 : Sit ergo hic sermo, in quo Socratici maxime excellunt, lenis minimeque pertinax, insit in eo lepos.

11 S. Dubel, « La voix de Socrate : interrogations sur le dialogue socratique comme forme dramatique », publié dans les présents actes.

12  C. Lévy, « La conversation à Rome à la fin de la République : des pratiques sans théorie ? », dans Rhetorica, 11, 1993, p. 399-420.

13 F. Prost, « La psychologie de Panétius : réflexions sur l'évolution du stoïcisme à Rome et la valeur du témoignage de Cicéron », dans RÉL, 79, 2001, p. 37-53.

14 Cicéron, Fin., 4, 79.

15 Par exemple, le modèle de sociabilité qui se dégage de la réflexion sur la lettre, liée au lalein, la conversation, chez Ps.-Démétrios, avait sans doute subi l’influence du substrat culturel dominé par les idées du stoïcisme moyen, celui de Panétius de Rhodes, plus que celui de Posidonius. Voir P. Chiron, Un rhéteur méconnu : Démétrios, Ps.-Démétrios de Phalère : essai sur les mutations de la théorie du style à l'époque hellénistique, Paris, J. Vrin, 2001 p. 341 notamment.

16 Cicéron, Off., 1, 132 sq. Sur le problème des théories de la conversation à la fin de la République, voir C. Lévy, « La conversation à Rome à la fin de la République : des pratiques sans théorie », dans Rhetorica, 11, 1993, p. 399-420.

17 Cicéron, Off.,1, 132 : Sermo in circulis, disputationibus, congressionibus familiarum uersetur, sequatur etiam conuiuia.

18 Cicéron, Off., 1, 135.

19 Aulu-Gelle, 13, 11 :Sermonesigituridtemporishabendoscensetnonsuperrebusanxiisauttortuosis, sediucundosatqueinuitabilesetcumquadaminlecebraetuoluptateutiles, exquibusingeniumnostrumuenustiusfiatetamoenius. Quodprofecto […] eueniet, sideidgenusrebusadcommunemuitaeusumpertinentibusconfabulemur, dequibusinforoatqueinnegotiisagendisloquinonestotium.

20 Voir Cicéron, qui rappelle (De or., 3, 42) que la suauitas du sermo est huius [...] urbis maxime propria.

21 Cicéron, Off., 1, 134.

22 Cicéron, Off., 1, 136 : maxime [...] curandum est, ut deos, quibuscum sermonem conferemus, et uereri et diligere uideamur. Voir aussi Cornélius Népos, Vita Attici, 15, 2. Sur l’importance de la mise en scène des rituels de politesse dans les dialogues de Cicéron, voir, à propos du De oratore, J.-P. De Giorgio, « Defining dialogue in ancient Rome. Cicero’s De oratore, drama and the notion of everyday conversation », dans Language and dialogue. Dialogue and representation, F. Cooren et A. Létourneau (éd.), vol. 2, n° 1, Amsterdam/Philadelphia, J. Benjamins publishing Company, 2012, p. 105-121.

23 Cicéron, Off., 1, 137. Voir aussi Cicéron, Lael., 98, qui proscrit également l’image du miles gloriosus dans la conversation.

24 Plaute, Miles gloriosus, 643, sq. (trad. d’après A. Ernout) : Neque ego oblocutor sum alteri in conuiuio ; incommoditate abstinere me apud conuiuas commodo / commemini ; et meae orationis iustam partem persequi / et meam partem itidem tacere, quom aliena est oratio.

25 La paternité de cette méthode est attribuée à Aristote dans le De oratore (3, 80), mais aussi à la manière d’Arcésilas et de Carnéade. M. Schofield précise judicieusement qu’il n’y a pas de preuve que « the literary form of the philosophical dialogue treatise raising speeches in contrarias partes was the invention of anyone but Cicero himself » (M. Schofield, « Ciceronian dialogue », dans The end of dialogue in Antiquity, S. Goldhill (éd.), CUP, 2008, p. 63-84, p. 70). Un point paraît acquis : cette méthode plonge ses racines tout autant dans les pratiques oratoires de l’époque de Cicéron que dans une méthode purement philosophique.

26 Le dossier sur la manière aristotélicienne des dialogues de Cicéron est complexe. La place du De oratore parmi les dialogues aristotéliciens pose problème, puisqu’en 54, ce premier dialogue est considéré comme aristotelio more, tandis qu’en 45 (Att., 13, 19, 3), la manière aristotélicienne renvoie à la représentation de l’auteur comme personnage principal, ce qui n’est pas le cas du De oratore, proche au contraire de la manière d’Héraclide. Soit il y a contradiction, soit Cicéron fait référence à Aristote selon deux critères différents. Sur ce dossier, voir en premier lieu R. Hirzel (Der Dialog : ein literarhistorischer Versuch, Leipzig, S. Hirzel, 1895), p. 272 sq., p. 464 ; p. 488-489 ; p. 502 ; p. 517 sq. Le dossier a été repris par R. Laurenti, Aristotele, frammenti dei Dialoghi, I, Naples, 1987, p. 55 sq. Il faut mentionner ici l’hypothèse de C. Guérin (Persona : l'élaboration d'une notion rhétorique au Ier siècle av. J.- C., II. Théorisation cicéronienne de la persona oratoire, Paris, J. Vrin, « Textes et traditions », 21, 2011, p. 19-20 et note 1 p. 20) contre celle d’E. Fantham (The Roman World of Cicero’s De oratore, Oxford University Press, 2004, p. 49-77). Pour C. Guérin, dans la lettre de 54, « la notion d’aristotelius mos employée en Fam., 1, 9, 23, ne fait pas référence à la construction du dialogue mais à l’organisation de sa doctrine ». Il ne s’agirait pas dans ce cas d’une imitation formelle. On notera malgré tout que la forme est par ailleurs évoquée dans la lettre de 54, au moins de manière oblique, à travers l’expression in disputatione ac dialogo.

27 Cicéron, Att., 13, 16, 1 : Cicéron justifie sa refonte des Académiques par le fait que les premiers personnages choisis, Catulus, Lucullus et Hortensius, manquaient de compétences sur les questions abordées.

28 Cicéron, Fam., 9, 8, 1 : puto fore ut, cum legeris, mirere nos id locutos esse inter nos quod numquam locuti sumus, sed nosti morem dialogorum.

29 Le fait d’intexere amicum « mettre un ami en texte » (Att., 13, 22, 1), est une marque d’amicitia et donc un engagement social. L’officium amicitiae qui consiste à représenter un ami dans un dialogue ou à lui dédier un ouvrage apparaît dans la lettre Fam., 9, 8, 1, à Varron. Sur la place que Varron occupait dans la stratégie politique de Cicéron dès l’année 59, puis après la bataille de Pharsale, et sur le rôle joué par Atticus, voir K. Kumaniecki, « Cicerone e Varrone, storia di una conoscenza », dans Athenaeum, n.s. 40, 1962, p. 221-243.

30 Cicéron est réticent (Att., 13, 22, 1).

31 Sur la présence / absence de Cicéron dans ses dialogues, à la fois comme instance auctoriale et comme personnage, voir C. Auvray-Assayas, « Réécrire Platon ? Les enjeux du dialogue chez Cicéron », dans La forme dialogue chez Platon, évolution et réception, F. Cossutta et M. Narcy (éd.), Paris, J. Millon, 2001, p. 237-255. Le problème est évoqué aussi par M. Schofield, « Ciceronian dialogue », dans The end of dialogue in Antiquity, S. Goldhill (éd.), CUP, 2008 p. 63-84.

32 Cicéron, Att., 19, 3 (45 av. J.-C.).

33 Ce dialogue et le rôle de la présence de Cicéron comme auditor sont analysés par C. Auvray-Assayas (2001).

34 Martial, 6, 6, 2.

35 M. Fox, « Heraclides of Pontus and the philosophical dialogue », dans Heraclides of Pontus : Discussion, W. W. Fortenbaugh et E. Penter (éd.), Transaction Publishers, « Rutgers University studies in classical Humanities », 15 , 2009, p. 41-67, p. 59.

36 R. Nünlist, The ancient critic at work : terms and concepts of literary criticism in Greek scholia, Cambridge, CUP, 2009, p. 116 sq.

37 Cicéron, De or., 1, 7, 26 (Cotta […] narrabat) ; 1, 7, 29 : Cotta solebat narrare.

38 Cicéron, De or., 1, 2, 4. Ce mécanisme a été analysé en détail par P. Vesperini, La philosophia et ses pratiques d’Ennius à Cicéron, Rome, Ecole française de Rome, BEFAR 348, 2012, p. 435-436.

39 Cicéron, De or., 1, 6, 23. Voir également le De amicitia, 1, 3 : « Ce jour-là, donc, Scaevola en vint justement à mentionner ce fait et il nous rapporta alors les propos que Lélius avait tenus […]. J’ai confié à ma mémoire les pensées exprimées (eius disputationis sententias memoriae mandaui) et je les rapporte ici à ma façon. »

40 Cicéron, De or., 1, 7, 24 : dici mihi memini.

41 P. Vesperini (2012) p. 435.

42 Je dois cette formulation à D. Ducard, lors de son intervention « Jeu de langage, forme-dialogue et genre discursif », Journée d’étude Dialogue littéraire et interactions verbales, 10 février 2012, CELIS-MSH.

43 Sur l’analyse de cette attitude, voir J.-P. De Giorgio (2012) et F. Dupont « Le pudor de Crassus (à partir du De oratore de Cicéron) », dans R. Alexandre, C. Guérin et M. Jacotot (éd.), Rubor et Pudor. Vivre et penser la honte dans la Rome ancienne, Paris, Editions rue d’Ulm-Ens, 2012, p. 33-44.

44 Cicéron, De or., 1, 7, 27.

45 Cicéron, De or., 2, 4, 18.

46 Voir l’expression graeculus ostiosus et loquax (De or., 1, 22, 102).

47 Sur proposition de Scaevola (De or., 1, 7, 28).

48 Crassus introduit l’anecdote situant Scipion et Laelius sur une plage comme s’il s’agissait d’une préface à un dialogue littéraire : « J’ai souvent entendu raconter à mon beau-père que Laelius, dont il était le gendre, partait volontiers à la campagne avec Scipion… » (traduction d’E. Courbaud, CUF).

49 Cicéron, De or., 1, 35, 161. C’est Cotta qui formule cette image.

50 Pour Diogène Laërce (4, 28), c’est Arcésilas qui aurait été le premier à avoir argumenté pour et contre et à rendre le logos de Platon plus éristique par le biais de questions et de réponses.

51 Tusc., 1, 4, 8 : Fiebat autem ita ut, cum is qui audire uellet dixisse, quid sibi uideretur, tum ego contra dicerem. Haec est enim, ut scis, uetus et Socratica ratio contra alterius opinionem disserendi. Nam ita facillime, quid ueri simillimum esset, inueniri posse Socrates arbitrabatur.

52 Cependant, dans le De finibus, 2, 2, Cicéron rappelle que la méthode socratique consiste à s’enquérir et à interroger pour faire sortir les opinions de ceux avec lesquels il discutait. C’est alors qu’il pouvait dire, en réplique à leurs réponses, si quelque chose lui paraissait correct en elles. Cicéron ajoute que c’est Arcésilas qui remit cette méthode à l’honneur.

53 Voir à nouveau S. Dubel, « La voix de Socrate : interrogations sur le dialogue socratique comme forme dramatique », dans les présents actes.

54 R. Gorman, The socratic method in the dialogues of Cicero, Stuttgart, F. Steiner, 2005.

55 R. Gorman (2005).

56 L’expression in utramque partem perpetua oratio figure dans le De fato, 1, 1.

57 R. Gorman avance plusieurs raisons : difficulté à restituer sous forme dialectique des modèles grecs écrits sous forme de traités, prédisposition particulière de Cicéron, champion des développements oratoires, ennui que peut causer le jeu de questions et de réponses. L’auteur ajoute, p. 176, un élément plus particulier, lié au critère de vérité : « En tant que sceptique Cicéron se donne à lui-même la tâche de comparer les différents enseignements des différentes écoles pour trouver quelles doctrines sont plus vraisemblablement dans la vérité. Cette recherche suppose de l’honnêteté et de la bonne foi » (c’est nous qui traduisons). C’est cet impératif qui l’oblige à mettre les croyances des écoles, en particulier la Stoa, sous leur meilleur jour dans la mesure où les doctrines reposent sur un système cohérent, la méthode socratique ne pouvant rendre justice à la complexité d’un tel système. Ce point de vue est proche de celui exposé par M. Schofield (2008).

Pour citer ce document

Par Jean-Pierre De Giorgio, «Dire l’interaction et l’écoute1 : le problème de la définition du dialogue comme genre », Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Dialogue et Théâtralité / Lucien (de Samosate) et nous, Revue électronique, Dialogue et théâtralité : interactions, hybridations, réflexivité. De Socrate à Derrida, mis à jour le : 27/03/2014, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=228.

Quelques mots à propos de :  Jean-Pierre De Giorgio

Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand