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La Danse de Lucien : défense d’une cause ou trait d’esprit ?
Par Marie-Hélène Garelli
Publication en ligne le 01 avril 2014
Table des matières
Texte intégral
Préalables
1Lorsqu’un texte antique a été, ne serait-ce qu’une fois, tenu pour apocryphe, et même si des recherches minutieuses ont fini par lui rendre son authenticité, il n’est pas rare d’observer, à intervalles réguliers, des tentatives de mise en doute d’une paternité qui, parce qu’elle fut péniblement acquise, resterait toujours à prouver, comme si les doutes anciens autorisaient un doute de fond sur toute démonstration scientifique, fût-elle irréfutable. Le dialogue intitulé Peri orchèseos, généralement cité sous le titre latin De saltatione, et composé par Lucien, n’échappe pas à la règle. (G. Anderson résumait fort bien cette problématique dans les premières phrases de son célèbre article consacré à l’authenticité de ce dialogue1). Mon propos n’est aucunement de revenir sur l’authenticité de ce dialogue, éloge et pseudo-traité de pantomime, mais sur le processus intéressant qui conduit un chercheur à revenir sur une authenticité prouvée, révélant par là combien projections et a priori nous détournent, en matière d’attribution des textes, de l’objectivité scientifique. Sur la base de cette introduction, nous relirons le texte de Lucien qu’Anderson qualifiait si joliment d’eccentric, pour en montrer toute la richesse et proposer un sens, ou des sens acceptables.
2Sans faire ici l’historique complet des mésaventures du texte, je m’attacherai à deux exemples marquants correspondant à deux phases scientifiques significatives. Après la démonstration d’inauthenticité établie par J. Bieler en 18942, D.S. Robertson publia, en 1913, une première démonstrationprouvant3 que les arguments stylistiques avancés par Bieler étaient aisément réfutables et qu’il convenait de rendre ce texte à Lucien. En 1958, J. Bompaire trouvait cependant des raisons solides pour revenir sur cette authenticité dans plusieurs passages de son ouvrage4. Et lorsqu’en 1977, G. Anderson reprit minutieusement l’ensemble des arguments prouvant la paternité de Lucien5. Sa démonstration, qui semblait avoir fait date, laissait encore place au doute puisque, Gilles Sauron6proposait en 1995, dans son Quis deum ? une interprétation du texte jugeant incohérente une paternité de Lucien. L’étude de ce phénomène d’alternance, qui s’étend au moins sur un siècle, est riche d’enseignements. J. Bompaire soutenait, à juste titre7, que le texte était « opposé à la tradition hellénique » et jetait le doute sur l’authenticité de la pensée « lucianesque » dans ce texte qui lui paraissait plutôt didactique. L’isolement du texte confirmerait son inauthenticité, mais l’argument clef intervient en fin d’argumentation : « Au reste, la part des idées est des plus réduites dans le traité Sur la danse, où la tendance descriptive et érudite l’emporte de beaucoup sur la réflexion sociale ». J. Bompaire incitait à un réexamen des intentions du texte, de ses objectifs littéraires et de sa tonalité.
3Gilles Sauron8 déduit, de son analyse comparée de l’architecture théâtrale de l’époque d’Auguste et des textes d’époque impériale, que l’invention de la pantomime appartient à un moment de « révolution » idéologique. L’architecture est contemporaine d’un mouvement artistique visant à exercer un pouvoir nouveau sur l’imaginaire du public par la « maîtrise ordonnée de toutes les pratiques musicales et orchestiques ». Le peri orchèseos, nécessairement postérieur au règne de Néron, participerait de cette idéologie et aurait été inspiré par le traité de Pylade, écrit dans une intention de propagande, dont il conserverait des traces importantes. Il ne saurait donc appartenir à Lucien, auteur grec qui se livre à une critique ironique de Rome, mais il fut plutôt l’œuvre d’un imitateur de Pylade. Gilles Sauron fait ainsi apparaître une insuffisance dans l’étude de l’enracinement idéologique du texte. Sa proposition invite au questionnement suivant : à quelles valeurs se réfère le texte, à quelles controverses culturelles renvoie-t-il, quelle lecture nous en propose-t-il, si du moins il en propose une lecture ?
4Quelle que soit, en somme, la minutie de l’analyse, quelles que soient les analogies de forme qu’elle mettra en lumière avec d’autres textes de Lucien (c’était le propos d’Anderson dans l’article cité), le doute ne peut que subsister, légitimement, tant que les questions de fond ne sont pas résolues : quelle est la tonalité du texte, à quelle tradition culturelle grecque se réfère-t-il, et que veut-il dire ?
Un faisceau de signes : ton, structure, jeux apparents
Tonalité
5La tonalité d’ensemble est sans doute le point le plus délicat. J. Bompaire soulignait à juste titre l’isolement du texte de ce point de vue. Dans l’Eloge de la Mouche, ou dans le Parasite, l’humour de l’éloge paradoxal est perceptible au fur et à mesure que s’affirme le contraste entre la petitesse du sujet et la noblesse des thèmes abordés (guerre, philosophie, théâtre). Dans la Podagra, la parodie du genre tragique ne fait aucun doute. Dans le Banquet, la parodie de la littérature de banquet est identifiable dès les premières lignes. Nous ne sommes pas dans le pastiche de langue caractéristique du Lexiphane, encore moins, bien sûr, dans le pamphlet. On lit rarement, du moins chez Lucien (car nous verrons que chez d’autres auteurs proches, cette ambiguité apparaît aussi), un texte qui offre aussi peu de prise à une lecture orientée, soucieuse de tirer du texte une leçon, une position, voire une « posture » de l’auteur. Ce dernier ne fournit à son lecteur aucun de ces indices ou caractéristiques qui permettraient d’identifier clairement une tonalité. Selon J. Bompaire, Le peri orchèseos est construit comme un éloge, dont il semble respecter9 la structure traditionnelle et qui a toute l’apparence d’un éloge sérieux en deux parties : éloge de la danse, éloge du danseur. La structure est acceptable, mais d’autres hypothèses de structure se superposent de façon tout aussi plausible : la composition rappelle aussi, dans ses grandes lignes, celle des traités10, qu’il s’agisse de traités de musique ou de gymnastique.
6On aurait pu espérer déceler dans le dialogue Anacharsis quelques analogies stimulantes, mais la comparaison des structures se révèle inopérante11 : Anacharsis procède à la confrontation de deux interprétationsdes conventions et codes culturels de la civilisation grecque sur la question de l’athlétisme : la lecture informée, celle de Solon, et la lecture naive et forcément comique du Scythe, l’étranger dont la « lecture » non informée revivifie des débats qui avaient cours dans le monde grec à l’époque de Lucien autour de l’hellénisme et de ses valeurs12. Ce système de confrontation des conventions culturelles trouve quelques équivalents dans le peri orchèseos, où la divergence de fond qui oppose Craton et Lykinos dans l’échange d’ouverture fait ricochet, dans le monologue de Lykinos, par le biais de naifs divers comme le Barbare du pont ou le philosophe cynique Démétrios. Mais la Danse n’offre aucun de ces échanges structurés et équilibrés sur les différents aspects du thème traité.
7Le paradoxe est, involontairement sans doute, affirmé par O. Karavas lorsqu’il écrit, dans son ouvrage consacré à la Lucien et la tragédie13, que le texte du De salt. est à la fois « très important pour l’histoire de la pantomime des époques romaine et impériale » et qu’il est « authentiquement de Lucien », combinant ainsi, paradoxalement, l’interprétation sérieuse que continue de proposer la tradition critique (le texte serait un document), et les recherches récentes sur l’authenticité du texte. La combinaison n’est évidemment pas satisfaisante. Il convient, pour dépasser ce paradoxe, de reprendre l’ensemble des données : structure du texte, vocabulaire, modèles litttéraires éventuels, et, surtout, contexte culturel et idéologique, pour mieux saisir la portée de cet éloge énigmatique, qui risque de ne pas être un texte didactique du plus grand sérieux.
Dérapages, clins d’oeil, contradictions
8Le dialogue dégénère rapidement en monologue14, nous l’avons dit, sans tirer la leçon de la confrontation des « thèses ». Craton, le philosophe cynique qui condamne l’intérêt que porte Lykinos à la pantomime, se voit à peine accordées quelques lignes de conclusion (fin du par. 84), dont la banalité et la pauvreté de contenu déçoivent l’attente d’un lecteur qui espère, sinon la déconfiture du triste sire, du moins un bel aveu de séduction. Comme le notait J. Bompaire, le texte « ne saurait s’appuyer comme la partie critique de l’Anacharsis, sur une topique paradoxale cynico-stoïcienne ». Le dialogue entre Craton et Lykinos, purement introductif, ne fait pas la matière du texte. Lucien semble l’abandonner comme un artifice pour développer un long exposé, perdant ainsi le fil de son texte : la structure serait voisine de celle Nigrinus, dont la conversion finale est tout aussi décevante.
9Au-delà d’une neglegentia qui demeure, finalement, assez lucianesque, la forme est, idéologiquement, philosophiquement, littérairement déroutante. L’exposé historique assez bien structuré de la première partie dégénère en une série d’anecdotes plaisantes, dont l’intention première paraît être d’amuser le lecteur plus que de l’instruire, bien que l’auteur joue subtilement de l’ambiguité de ton, affirmant en un clin d’œil appuyé, ne pas « rechercher le rire »15. J’interprète ce clin d’œil comme un signe important. L’anecdote est admise même dans les textes les plus sérieux, mais l’inflation finale reste, dans notre texte, suspecte. De Salt. 76 mérite, de ce point de vue, une mention spécifique : la série d’anecdotes comiques consacrées aux défauts physiques inacceptables chez un danseur, se clôt sur une remarque pseudo-didactique à propos de la grande capacité des peuples à juger des qualités des danseurs, dont le ton professoral est en décalage comique avec les plaisanteries sans grande finesse des habitants d’Antioche à l’adresse de pantomimes… Comment prendre au sérieux un éloge si mal étayé de la sagacité des peuples ? Comment même prendre au sérieux le développement faussement technique sur les défauts physiques du danseur, qui, finalement, aboutissent à quatre recommandations : n’être ni trop gros, ni trop maigre, ni trop grand, ni trop petit. Cet exposé sur la « mesure » sans être franchement parodique, suscite le doute, même si aucun critique jusque-là ne semble s’en être étonné : il suffit de lire le long descriptif physique du Gymnasticus de Philostrate (IIIe siècle d’après König) pour se faire une idée de ce que pouvait être un exposé technique sur l’apparence liée à un entraînement physique.
10Les récits comiques gagnent en longueur au fur et à mesure de la démonstration : celle que Lucien consacre à la folie du pantomime qui dansa la folie d’Ajax (Salt. 83-84) et qui constitue la partie « défauts du danseur », n’en finit plus de se dérouler. Pour prolonger l’histoire du pantomime qui déchira la robe de l’aulète puis frappa d’un coup d’aulos Ulysse qui avait le tort de se tenir un peu trop près, l’auteur se livre avec un plaisir évident à la description de la folie générale qui s’empara du public (on saute, on crie, on « jette en l’air ses vêtements »), puis de la terreur inspirée aux sénateurs, dans un passage dont le comique rappelle celui du Banquet du même Lucien dans les scènes les plus proches de la farce. Sans borner là une critique pourtant suffisante de l’absence de mesure dans l’imitation, l’auteur ajoute une « suite » de fait superflue avec l’histoire d’un second danseur, couvert d’éloges pour avoir dansé la folie d’Ajax avec mesure. L’anecdote comique n’est pas rare, c’est vrai, dans les textes théoriques antiques où elle agrémente des textes parfois arides. Ainsi dans le traité de musique du pseudo Plutarque, la citation in extenso de tout un passage de Phérécrate mettant en scène la Musique maltraitée par les différents inventeurs est-elle un bon moment de divertissement dans un dialogue sérieux. L’alternance sérieux-humour caractérise certains traités sur la musique ou la gymnastique. Mais elles sont utilisées avec rythme et mesure.
11Le peri orcheseos dit parfois le contraire de ce qu’il prétend montrer avec une habileté sophistique qui apparente la démonstration à un jeu sans enjeu véritable. Par exemple, Salt. 23 qui associe chant et danse à propos d’un passage d’Homère16. oppose d’une part la guerre et d’autre part, le chant et la danse présentés comme des arts de la paix : « Homère semble avoir divisé en deux toutes les actions des hommes, la guerre et la paix, et n’avoir opposé aux actions de la guerre que ces deux talents (chant et danse) comme étant les plus beaux ». Le passage conclut de façon bien paradoxale une série de développements (Salt. 8-21) consacrés à la danse comme art préparatoire à la guerre et garant de la victoire !…Les arguments sont-ils simplement réversibles en fonction des références et des citations, ou Lucien joue-t-il avec sa matière et son lecteur ?
12Quelques arguments peu crédibles voire absurdes, côtoient des arguments plus sérieux : j’ai, en d’autres occasions17, mais sans expliquer ce phénomène, souligné l’étonnement que suscitait pour moi ce voisinage. On rappellera comment, (Salt. 9), poussant à l’extrême le paradoxe du rapprochement entre danse et guerre, Lucien affirme que « c’est l’habileté de Pyrrhus à la danse qui a pris Troie et l’a renversée ». Nous sommes proches ici (non sans raison) des exagérations d’Anacharsis sur la capacité des athlètes à affronter nus leurs ennemis à la guerre ou à les effrayer sous un déguisement tragique. La seule différence est que dans La Danse l’ambiguïté de ton n’est pas clairement dissipée : on sait que dans la préparation des danseurs de pantomime figuraient les exercices de la palestre (W. Slater18 l’a excellemment montré), et que la pyrrhique, danse guerrière, posait un lien effectif entre guerre et danse. L’argumentation, plausible pour un lecteur cultivé, mais disproportionnée, suscite, tout au moins, la curiosité. (Nous proposerons plusieurs pistes de lecture de ce passage ultérieurement). Un raisonnement similaire peut être mené à propos du refus des agonothètes (Salt. 32) d’introduire la pantomime dans les concours parce qu’il s’agirait d’une pratique trop importante et respectable (meizôn kai semnoteron) pour être soumise à un examen : l’argument est ici plus clairement risible pour un lecteur moderne.
L’écriture se fait parfois mimétique du sujet traité.
13Pour parler du silence des mystères (Salt. 15), Lucien se fait silencieux et laisse le lecteur dans l’attente d’un dévoilement soudain, qui ne vient pas puisqu’« il faut garder le secret des mystères à cause des profanes ». Lucien nous maintient hors du temple avec une malice non dissimulée. Pour traiter de la mémoire du danseur, réputé, nous dit-il, « tout savoir », le texte mime le processus de « déroulement » de la mémoire en produisant une liste infinie de sujets qui devient elle-même une prouesse de culture et de mémoire (on peut suggérer une relation avec les procédés mnémotechniques des rhéteurs, sensible ici à travers le classement géographique). Je ne reviendrai pas sur le sens que j’ai pu dégager du catalogue des sujets de pantomime, longtemps considéré comme un document de base19 : cette longue liste est en réalité orientée, créant une géographie politique grecque qui permet à Lucien d’affirmer malicieusement la suprématie de la vieille Grèce, le Péloponnèse, et son influence culturelle progressive sur la Grèce et Rome. L’anecdote de la folie d’Ajax (Salt. 83-84), illustre excellement, par sa structure et ses développements, le défaut reproché au danseur : l’excès dans l’imitation. Il y a ainsi trois niveaux superposés de démesure : la folie d’Ajax lui-même, les excès du danseur dans son imitation d’Ajax, enfin, la démesure du texte qui dépasse des limites jusque-là respectées dans les illustrations anecdotiques. Cette mimesis de l’écriture n’est pas seulement une coquetterie ou une sophistication du syle. Elle m’a rappelé un texte en apparence bien éloigné, chronologiquement et thématiquement, le Protrepticus de Galien, consacré à la gymnastique20dont nous traiterons plus loin.Il est probable que dans un texte qui est lui aussi un pseudo-traité, Lucien joue de façon plus marquée encore par le biais de cette mimesis, avec son lecteur cultivé. Nous venons en tout cas de constater que l’humour, le clin d’œil, la plaisanterie ambiguë, l’ironie sont des caractéristiques de certains traités antiques, notamment des textes théoriques consacrés à l’athlétisme.
Récurrence de critiques claires conformes aux habitudes du satiriste.
14Je développerai simplement les modalités de cette critique, dont j’ai ailleurs relevé plusieurs manifestations dans le texte21 : parodies légères, ponctuelles, d’expressions philosophiques comme l’alogos kinèsis, expression stoïcienne que Lucien met dans la bouche du cynique Demetrius pour désigner la danse (Salt 69) alors qu’elle désigne chez Zénon le pathos ; parodie d’Aristote en plusieurs passages, notamment dans le passage consacré à la supériorité de la pantomime22 (Salt. 68 et 72) qui réunit en elle tous les arts ;satires très appuyées comme celle du cynique Craton dans l’introduction (Salt. 63). La mise en scène du philosophe est conforme au portrait traditionnel du cynique : affirmation de virilité par le refus des pratiques efféminées, refus du luxe et du confort (vieux manteau)… mais aussi conforme aux portraits satiriques qu’en propose Lucien dans d’autres œuvres23. Dans le peri orcheseos toutes ses interventions comme ses postures, sont sujettes à plaisanterie. Cela va du sourire suscité par l’allusion spirituelle à la morsure du chien dont se plaint Lykinos (Salt. 4), à un rire plus franc avec l’accentuation burlesque du contraste entre le costume efféminé du danseur et du public d’un côté, et la revendication burlesque de poils aux jambes et de barbe au menton par Craton de l’autre (Salt. 5), qui nous renvoie à la parodie hilarante du Banquet ou de Demonax (50 à propos de l’épilation du cynique suggérée par Demonax au proconsul).
15Ajoutons quelques traits que je n’avais pas soulignés. L’anecdote (encore elle) du cynique Démétrius (Salt. 63) assistant à la pantomime muette de l’adultère d’Aphrodite est un véritable condensé de traits humoristiques, puisqu’elle met en scène la conversion facile d’un philosophe cynique au spectacle du plaisir érotique, conversion prévisible, voire attendue, pour qui a en mémoire l’une des scènes finales du Banquet (le cynique supris à lutiner la jeune joueuse d’aulos après une extinction de lumière…) : l’anecdote ruine toute démonstration, puisque l’argument est fondé sur la lubricité implicite des cyniques chez Lucien. Se superpose un deuxième trait d’esprit, plus fin : à l’issue de ce spectacle totalement silencieux, le cynique crie son éloge au danseur « d’une voix forte » megalè tè phonè, ce qui, une fois encore, écarte le cynique des rangs des philosophes sérieux. Une étude détaillée du texte révèlerait bien d’autres traits de cette sorte, dont l’accumulation porte préjudice à la prétendue argumentation de cet encomion. Les passages traités jusqu’à présent comme les plus sérieux pourraient bien n’être aussi que des parodies ou des reprises malicieuses d’arguments philosophiques présents chez Platon ou chez Aristote : considérons par exemple l’anecdote du barbare (Salt. 66) qui admire les changements de masque du danseur, comme des changements d’âmes (sôma men touto en, pollas de tas psychas echôn). L’idée en est belle et plaide en faveur de la noblesse du danseur. mais un passage du Demonax nous invite à considérer que la référence à la multiplicité platonicienne des âmes peut être humoristique (« A propos d’Hérode il disait que Platon était dans la vérité en soutenant que nous avons plus d’une âme ; car ce ne pouvait être la même âme qui donnait des festins à Régilla et à Pollux, comme s’ils étaient vivants, et qui composait de si belles déclamations ») : le texte souligne sans doute le décalage entre la pratique du changement de masque et la question philosophique de l’âme. Pouvons-nous alors nous satisfaire d’une lecture de La Danse comme d’une œuvre humoristique qui prendrait pour prétexte un genre contemporain controversé pour procéder à une satire des philosophes et de leurs querelles ? L. Pernot avait souligné que souvent chez Lucien, on constate le déplacement de l’objet du prétendu éloge vers la critique d’un genre : il s’agirait à la fois de la critique des philosophes, des traités techniques, que Lucien ridiculise, mais aussi des pratiques rhétoriques elles-mêmes, leur prétention, voire leur pédanterie dans l’éloge sérieux. Cela est-il suffisant ?
Dialogue superficiel ou débat de fond ?
16Pour avoir décelé dans ce texte bien des traits d’humour ponctuels (clins d’œil, traits d’esprit, allusions, exagérations, paradoxes volontaires) et en supposant que bien d’autres encore demeurent cachés faute d’une meilleure connaissance des modèles ou des références littéraires et culturelles qui les fondent, nous n’avons pas mieux ancré le peri ocheseos dans une tradition hellénique (celle dont parlait J. Bompaire), nous n’avons pas mieux défini la place de ce pseudo-éloge dans le contexte idéologique des IIe et IIIe siècles en Grèce (celui qu’évoquait G. Sauron). Lucien a-t-il cherché à faire rire aux dépens d’un genre, d’une manie de son temps, dans un texte qui relèverait à la fois de la plaisanterie, du burlesque, et de l’exposé plus sérieux ? A-t-il souhaité défendre le genre contre Aristide dont on cite fréquemment la condamnation sans disposer du texte ? Ou pose-t-il, finalement, des questions de fond ? La thèse de G. Anderson est que le texte du peri orchèseos est conforme aux habitudes de composition de Lucien dont témoignent plusieurs œuvres, et dont on retrouve les préoccupations générales et les thématiques habituelles : cf. les exemples frappants des deux seules pantomimes mentionnées un peu longuement : l’adultère d’Aphrodite (62) et la folie d’Ajax (83) sont deux sujets de ses dialogues dramatiques24 Le catalogue central trahit bien l’auteur du De Sacrificiis ou du De Luctu ; les qualités attribuées au danseur sont aussi celles de l’historien dans Comment écrire l’histoire ?… Anderson montre que la pantomime y est traitée de façon superficielle, sur la base d’un mixage (un peu comme une série de copié-collé) de sa pensée et que Lucien n’a ni connaissance réelle du genre, ni intérêt particulier pour lui. Il n’y a, de fait, rien de véritablement technique dans cette œuvre. La thèse d’Anderson est radicale et si sur bien des points je crois ses rapprochements tout à fait fondés, il me semble qu’elle manque de nuances et de rapprochements éclairants.
Un jeu constant sur le terme orchèsis
17L’ensemble du texte est construit sur une acrobatie linguistique. Cette acrobatie constitue LE jeu de mots du texte, celui qui le rend possible et le structure. L’ensemble du dialogue est en effet construit sur le double sens d’orchèsis à l’époque de Lucien : le sens ancien, « danse » qui désigne aussi bien les danses sociales, rituelles, guerrières que les danses du théâtre classique (emmeleia de la tragédie, kordax de la comédie, sikinnis du drame satyrique), et le sens moderne, « danse de pantomime » ou plutôt, « spectacle de pantomime ». Le second sens fait de l’orchèsis un genre dramatique, égal et même supérieur à la tragédie. Lucien n’est pas à l’origine de ce double sens, mais il en fait un usage immodéré, voire provocateur. L’enjeu du texte est l’éloge d’un genre contemporain par glissement du premier sens vers le second ou par superposition des sens. Le jeu n’est pas possible en latin : saltatio ne désigne pas le spectacle de pantomime ou le genre (fabula saltica ou saltata) : il relève d’une culture grecque. Le terme désigne la danse (pratique orchestique sans intention nécessairement spectaculaire : danse guerrière, danse rituelle, danse de fête…) aux par. 7, 8, 9, 10, 11 (verbe), 12, 1325, 15, 23… c’est-à-dire dans toutes les parties historiques ; il désigne la « pantomime » comme spectacle théâtral contemporain en 26, 28, 31, 33 (certaines occurrences), 47, 49, 50, 63, 65, 68, 80 lorsqu’il est question de l’objet attaqué par Craton ou de développements théoriques sur la représentation et les spectacles ; les passages les plus intéressants sont fondés sur l’ambiguïté de sens (par superposition) ou sur le glissement.
18Par ex.,Salt. 6 et 7 : la superposition des sens permet de créer une histoire ancienne de la pantomime qui est, pourtant, un genre impérial, nouveau26 et créé à Rome ;inversement, le glissement permet de faire l’éloge par projection sur une pratique ancienne qui aurait évolué : par ex. Salt. 25, 34… Salt. 25 présente la pantomime comme un perfectionnement de la danse dont Socrate faisait déjà l’éloge, et transpose sa pratique, très ancienne, à celle de la pantomime d’époque impériale, accomplissant ainsi une prouesse rhétorique remarquable, fondée sur l’omission de la mention du caractère dramatique et spectaculaire de la pantomime. Sans cette ambiguité de fond, sinon humoristique, du moins spirituelle et sans doute objet d’admiration pour un lecteur cultivé, la démonstration ne tiendrait pas. Elle est la clef de la résolution des oppositions de fond entre sérieux et futile, philosophie et spectacle(Socrate et la pantomime), présent et passé, (raisonnement sur le progrès, possibilité d’inverser la relation entre tragédie et danse), féminin et masculin, élites et classes populaires… Faut-il conclure à un artifice complet, un leurre constant du lecteur qui permettrait à Lucien sous une apparence sérieuse, de ne rien dire réellement, ou de ne rien dire de vrai ?
Des thématiques récurrentes contemporaines.
19Si Lucien a composé un texte humoristique, il l’a fait en référence aux débats de son temps, qui réapparaissent dans son œuvre, de manière récurrente et cohérente. La mention de ces thématiques dépasse largement une critique ponctuelle des écoles de philosophie, certes sensible dans l’ensemble du texte. Notons en particulier :
20– le sens de l’opposition entre masculin et féminin, virilité et féminité (Quels sont les repères ? Comment définir et reconnaître la virilité ?). Cette opposition parcourt l’ensemble du texte. Elle est particulièrement sensible dans le passage consacré aux acteurs masculins incarnant des femmes (Salt. 28). Il s’agit de l’un des rares textes qui pose la question de l’incarnation du féminin par le masculin au théâtre, sans l’approfondir, mais en soulignant le paradoxe de l’apparence. L’ensemble du texte pose de façon récurrente la différence entre l’acteur qui montre au public qu’il est dans un processus d’imitation des autres, et le danseur, qui persuade le public qu’il est réellement l’objet qu’il imite (c’est aussi le sens de la référence à Protée, au-delà de la référence au sophiste de Platon). La question de la pantomime comme art du passage est posée27 en plusieurs passages, notamment en Salt. 73 : « en développant à la fois la force et la souplesse de leurs membres, ils me paraissent réaliser une chose aussi extraordinaire qu’un homme qui ferait voir en même temps la vigueur d’Héraclès et la délicatesse d’Aphrodite » (trad. Chambry).
21– le sens de l’opposition entre élites cultivées et public non cultivé : les frontières sont mouvantes et Craton (Salt. 2) souligne qu’il existe des arts sérieux28 et des arts peu sérieux, dont fait partie la pantomime, et qu’il ne faut pas confondre. Lykinos, semblable à Ulysse après l’absorption du lotos, aurait oublié ses origines et son éducation en se livrant à l’amour de la pantomime. La résolution de cette opposition, opérée par le biais de la superposition des sens et d’inversions diverses, rejoint un argument de Libanios dans son discours 64 (Contre Aristide).
22– l’opposition entre Rome et la Grèce qui, sans être patente, sous-tend bien des passages du texte (le dialogue serait composé comme une flatterie à l’égard de l’empereur Vérus) ; plusieurs anecdotes sotn situées à la cour de Néron ; le catalogue des mythes est construit sur une opposition entre la vieille Grèce et l’empire romain de l’époque de Lucien.
23– la beauté (qui est la mesure) et sa valeur pédagogique : Salt. 81, qui fait que le spectateur se reconnaît dans le danseur.
24Lykinos procède à la défense d’un mode de représentation (la pantomime) dont nous saisissons les grandes lignes, sur la base d’arguments qui n’ont pas moins de force que les critiques de Craton : la contemplation des mythes au théâtre rend plus sage et plus instruit ; la danse est liée à la religion et à des valeurs traditionnelles grecques… La tragédie, qui fait l’objet de passages humoristiques (description du masque et du costume tragique, Salt. 27)ne fait pas l’objet d’un traitement spécifique au peri orchèseos. Lucien ne cesse de présenter la tragédie comme un élément du patrimoine grec, assurant la préservation de valeurs éternelles. Dans le peri orcheseos, ce qu’il interroge, ce sont les modes de représentation et leur évolution : les passages consacrés à la tragédie ne mettent en lumière comme dans Anacharsis, que les contradictions inhérentes au maintien de modes de représentation très anciens à une époque où les goûts du public ont évolué et à une demande de réalisme : (chanter une massue à la main…). Les enjeux fondamentaux du texte dépassent le questionnement sur un genre précis, qui serait la pantomime, pour se déplacer vers une question contemporaine : peut-on concilier un patrimoine dramatique classique et les modes de représentation contemporains ? Et plus largement sans doute : « le passé culturel grec peut-il être actualisé en évitant un conservatisme rigide ? ». Thématique qu’il traite de façon constamment humoristique.
25Quelles références littéraires peuvent nous informer sur la place de ce texte dans le contexte littéraire et culturel de son temps ?
Le contexte littéraire et culturel : l’identité grecque
Traités de musique et de danse.
26Pour se défendre de toute intention professorale, Lucien affirme en effet (Salt. 33) son refus de procéder à un catalogue des inventeurs, des différentes danses et des techniques orchestiques. Mais Lucien semble se situer en opposition avec des prédécesseurs dont il ne mentionne pas le nom, suggérant que bien des traités de danse ont précédé le sien. Nous ne disposons pas aujourd’hui d’éléments de comparaison. Athénée a mentionné l’existence d’un peri orchèseos traité de Pylade dont nous n’avons pas un mot. D’après J. Jory29 et G. Sauron, il s’agirait d’un texte de propagande à forte teneur idéologique, où Pylade aurait moins traité de technique que pratiqué son autopromotion. Pour le reste, les peri chorois dont les titres sont parvenus jusqu’à nous ne sont pas des traités de danse pantomimique mais des traités de danse et de théâtre. Nous n’avons aucune mention de traités sur la pantomime intermédiaires entre le traité perdu de Pylade (époque d’Auguste) et le texte de Lucien. Selon Anderson, cette ambiguité justifie le traitement très amateur de Lucien. Il se pourrait, une fois encore (mais la prudence s’impose sur ce point), que Lucien joue avec son lecteur sur la notion de traité technique ou de modèle, sans nécessairement se référer à des textes existants sur la pantomime.
27Lucien compose-t-il « à la manière » des traités de musique et en les parodiant ? On rappellera brièvement la référence constante à Platon, auteur auquel il emprunte bien des informations, notamment techniques, qui est caractéristique des textes musicaux, les citations homériques et hésiodiques, l’historique du genre, la mention des inventeurs, le catalogue des différentes catégories de danse : tout cela rappelle des textes théoriques sur la musique comme du pseudo-Plutarque ou d’Aristide Quintilien sans parler des textes plus philosophiques comme celui de Philodème (Ier siècle), de Sextus Empiricus (contre les musiciens, vers 200 ap. J.-C.)30.
28D’un point de vue moral et idéologique, on retrouve les thèmes suivants :
29– les vertus éducatives, (voir pseudo Plutarque et Aristide Quintilien)
– la valeur de l’harmonie et de la beauté et ses effets sur l’âme
– la musique comme science ancienne qu’il ne faut pas laisser dégénérer
– la référence à l’univers et à la musique des sphères
30Peut-être quelques passages du peri orcheseos contiennent-ils des allusions à des textes musicaux, par exemple :
31– Salt. 33 : le refus de l’érudition inutile, pourrait renvoyer à la tradition d’énumération de tous les inventeurs dont témoigne par exemple le pseudo Plutarque (toute la partie historique de Lysias est une énumération érudite illustrant très précisément le défaut dont se moque Lucien).
32– Salt. 9, déjà mentionné à propos de Pyrrhus vainqueur de Troie par ses talents de danseur évoquant la fierté probable de son père Achille probable à ce sujet : pourrait être parodique de passages des traités citant le héros Achille faisant de la musique en particulier le passage de l’Iliade 9 où Achille apaise sa colère contre Agamemnon, cité à la fois par Plutarque et par Aristide Quintilien, et qui semble être un exemple courant : tel père, tel fils nous dirait Lucien avec humour, mais Pyrrhus n’est pas Achille…
Les textes théoriques sur l’athlétisme et la gymnastique : corps grec, éducation grecque, identité grecque.
33J’ai été frappée par une similitude de citations, relevée sans commentaire dans l’édition italienne du peri orchèseos31. Dans Le maître de rhétorique, la définition du sophiste est : un homme capable de gnônai ta deonta kai ermèneusai auta : « savoir ce qu’il faut faire et l’expliquer ». Cette citation de Thucydide (II, 60) concernant Périclès, réapparaît dans le peri orchèseos (Salt. 36) pour définir le danseur. Deux interprétations sont possibles : soit il s’agit d’une citation mécanique que Lucien réutilise d’une œuvre à une autre, selon les besoins de sa cause (c’est l’interprétation d’Andernson), soit la citation est humoristique et se change en signe, ou « indicateur » de lecture : le danseur est une image du sophiste, et autour de lui se posent les problématiques contemporaines de l’éducation, de la valeur du passé, de l’hellénisme, de la virilité, des élites, que d’autres auteurs traitent aussi dans les textes théoriques sur la gymnastique, (traités, dialogues, éloges…). Comme notre peri orcheseos, ces textes sont fréquemment ambigus. Citons les deux discours de Dion de Pruse sur Mélancomas (28 et 29), ceux de Galien qui condamnent la pratique contemporaine de la gymnastique ou la Gymnastique de Philostrate (IIIe siècle). Nous n’en déduirons pas arbitrairement que Lucien prend modèle sur ces textes-là. Mais la comparaison avec la danse révèle que les les mêmes problématiques sont abordées, sur un ton souvent voisin, mêlant humour et réflexion, reflétant ainsi, chacun à leur manière les débats contemporains au centre desquels serait un « corps grec » dont l’image est en discussion. La remarquable interprétation idéologique que J. König a proposé des textes théoriques sur la gymnastique a orienté la lecture que je propose ici :
34a) Les thématiques récurrentes, voire obsessionnelles, du peri orchèseos rappellent les thématiques des textes sur la gymnastique et l’athlétisme. Je me limiterai à deux exemples caractéristiques :
35– l’utilité de la gymnastique pour la préparation à la guerre fait l’objet des mêmes stratégies humoristiques que dans La Danse. Des positions divergentes apparaissent chez :
36– Lucien, Anarcharsis, qui pose, entre autres, la question de la nudité et de la justification de son lien avec l’affrontement guerrier
37– Galien, qui use de stratégies diverses pour discréditer la gymnastique comme fausse technè (à laquelle il oppose la médecine). L’une des plus intéressantes pour la comparaison avec Lucien est celle de la Petite Balle 3.Dans ce traité, il montre ironiquement tout ce que cet exercice apporte à celui qui se prépare à la guerre (reprendre ce qui a été pris, protéger son territoire, anticiper sur les mouvements de l’ennemi…) Ce paradoxe provoquant est destiné à ridiculiser la prétention de tous les autres exercices à fournir une préparation à la vie politique ou militaire. Galien moque ainsi les prétentions des traditions grecques d’éducation sportive prétendant préparer les jeunes gens à la vie publique.
38– Philostrate, De la gymnastique, restitue au contraire à la gymnastique sa valeur préparatoire à la guerre et à la vie publique. La guerre est l’argument le plus souvent développé dans son traité.
39C’est en référence à ces débats, commencés avant Lucien et poursuivis bien après lui, qu’il faut, selon moi, lire les passages du peri orchèseos sur la proximité entre danse et guerre, et non sur la base d’une réelle proximité technique (dont la pyrrhique fournit l’exemple). Ces passages sont certainement tous humoristiques, non pour ridiculiser le genre dont il traite, mais pour ramener à une juste mesure les débats contemporains sur l’utilité des pratiques liées au corps dans la préparation à la guerre.
40– 1 la culture des élites grecques :
41– L’une des leçons de Galien est que les excès de la pratique athlétique sont une perversion de l’héritage de la culture hellénique32 et qu’une naissance noble (eugeneia) ne garantit pas la vertu.Galien donne l’exemple du Scythe Anacharsis, pour montrer que ce barbare surpasse en sagesse bien des non-barbares.
42– Philostrate montre au contraire que l’entraînement athlétique peut marquer le corps humain d’une façon spécifiquement grecque. Il va jusqu’à avancer l’argument (certainement développé avant lui dans le cadre de ces débats puisque des manuels d’entraînement remontant au Ve siècle av. J.-C. ont précédé la Gymnastique de Philostrate33) selon lequel il existe un parallèle entre la connaissance du corps que suppose la gymnastique et la connaissance culturelle de l’héritage grec. Le gymnastès est un gardien moral de l’hellénisme.
43Le peri orchèseos traite aussi de cet héritage, en introduisant dans son propos la mention d’un débat entre l’héritage grec (cf. le catalogue des sujets et l’historique de la première partie) et l’interprétation contemporaine de cet héritage : faut-il conserver les mêmes modes de représentation, ou évoluer en fonction du changement des goûts ? Il en traite aussi par l’introduction de propos de « barbares » dans le cours de l’argumentation. Mais on gardera en mémoire que la pantomime, contrairement à l’athlétisme, n’est pas une pratique grecque, et que Lucien en joue puisque le texte s’adresse à l’empereur Vérus, par flatterie, ainsi qu’à une aristocratie romaine. De là naît le décalage humoristique qui relativise les choses en ridiculisant la virulence des oppositions.
44Le même raisonnement pourrait être mené à propos de la valeur et du sens de la beauté (cf. cette idée, poussée au paradoxe, dans les deux discours de Dion de Pruse sur Mélancomas) ; sur l’importance accordée à une harmonie du corps et de l’âme, systématiquement mise en avant dans ces textes théoriques, et que l’on retrouve dans le peri orchèseos, qui, de fait, perd sur ce point un peu de son sérieux.
45b) Les procédés humoristiques
46La comparaison révèle l’existence des mêmes procédés humoristiques, même dans les textes les plus sérieux : la parodie, l’ironie sont des procédés rhétoriques que nous retrouvons tout naturellement chez les auteurs de traités médicaux, philosophiques, rhétoriques :
47– Galien (Petite Balle 3) use du paradoxe humoristique de façon éclairante, en faisant l’éloge de la petite balle comme de la source des plus grands bienfaits. Il amuse son lecteur à l’idée qu’un objet aussi petit l’emporterait sur les pratiques les plus nobles comme l’athlétisme. Peut-être l’éloge exagéré de la danse par Lucien, pratique réputée vulgaire, est-il fondé sur le même principe…
48– Philostrate : le caractère traditionnellement défini comme encyclopédique de cet ouvrage a fait oublier son aspect parodique. Cf. la Gymnastique, par. 44, parodie les textes de médecine consacrés à la gymnastique et traitant des régimes médicaux ; il y a peut-être chez Philostrate des passages relevant d’un humour absurde : par ex. la théorie physiognomonique selon laquelle des enfants de parents âgés hériteraient des défauts des vieux (facilement fatigués…). J. König34 est en tout cas perplexe sur le sérieux de cet argument.
49– J. König relevait, comme un clin d’œil malicieux, la mimesis de l’objet décrit : le médecin Galien, critique de la gymnastique et des entraîneurs, condamne dans un œuvre consacrée à l’exercice de la petite balle35, l’absence de proportions et affirme l’importance de la summetria. L’écriture et la composition du texte se font mimétiques de l’objet qu’il décrit en recherchant l’harmonie et l’équilibre. Galien (au IIIe siècle) fournit ainsi un signe qui fonde une complicité littéraire et intellectuelle avec son lecteur. Même remarque chez Philostrate qui met en parallèle son langage « gymnastique » et le langage rhétorique du gymnastès.
50– les discours de Dion de Pruse consacrés à Mélancomas (le lutteur toujours vainqueur sans jamais avoir eu à donner de coups ni à en recevoir) sont fondés sur les paradoxes culturels liés à la double posture grecque de moquerie et de louange des pratiques agonistiques. On admettra que Dion de Pruse use d’humour en choisissant de présenter un lutteur qui incarne à les vertus d’un lointain passé héroïque, et dont la beauté est le symbole de ses vertus : le fait qu’il n’ait jamais blessé un adversaire est le trait d’humour sur lequel repose ce texte, malgré tout.
Conclusion
51Une fois ces similitudes thématiques relevées, quelles conclusions sommes-nous autorisés à tirer ? Certes, le texte ne révèle aucune connaissance technique de la pantomime, et peut-être un intérêt assez marqué pour le genre, auquel Lucien applique une argumentation, des plaisanteries, déjà présentes dans d’autres œuvres, qu’il adapte habilement au sujet abordé. Mais nous irons plus loin que G. Anderson : Lucien parodie sans doute les débats de son temps sur l’identité grecque, sur la base d’un pari impossible et générateur de comique : celui d’insérer la pratique la moins grecque, la moins élitiste, la moins virile qui soit, parmi les technai caractéristiques d’une identité grecque. Les traités de gymnastique sont une bonne référence parce qu’ils condensent l’argumentation et précisent les postures contemporaines sur le débat entre passé et présent, conservatisme et adaptation. Cela se traduira chez Philostrate36 par une opposition entre la gymnastique d’autrefois et la gymnastique d’aujourd’hui (è nun gymnastikè), comme Lucien oppose la danse d’autrefois et la danse d’aujourdh’ui (è nun orchèsis) avec une conclusion inversée : c’est, chez Lucien, pour une valorisation du présent et non du passé.
52Les valeurs en jeu dans le peri orchèseos de Lucien sont bien les valeurs fondamentales en jeu dans les débats contemporains : l’identité grecque, la virilité, les élites et leur autopromotion. En déplaçant les questions de fond sur un genre non grec et récent, il dégage plus clairement encore les enjeux. Le pari étant impossible, il n’est pas envisageable que Lucien ait souhaité, par ce texte, prendre parti sur la pantomime, ou même la défendre sérieusement. Il veut faire rire de la rigidité des oppositions. L’idée est d’aborder ces questions sous un angle inattendu, provocateur, en présentant le danseur comme le sophiste idéal37, et peut-être en référence aux discours de Dion de Pruse (cf. Discours 8 et 9 sur le cynique Diogène). Par ses textes ambigus sur Melancomas le rhéteur pose la question de la difficile combinaison de la vie philosophique et de la vertu des élites. Le peri orchèseos, lui, reflète les tensions contemporaines fortes et dans un esprit qui reste proche de celui de l’Anarchasis : faire rire son public des contradictions internes d’une culture qui a toutes les difficultés à s’affirmer dans le contexte mouvant et déstabilisant de l’Empire.
Notes
1 « There has never been any single cogent argument for denying the authenticity of De Saltatione, generally ascribed to Lucian. But the treatise is clearly eccentric in a number of ways ».
2 Über di Echtheit des Lucianischen Schrift de Saltatione, Progr. Wilhelmshaven, 1894. Après lui, R. Helm exprima également des doutes (Lukian und Menipp, Leipzig, 1906, p. 370) sur des arguments spécieux, mais il se rétracta dans l’article de la RE 13, 1927, col. 1759.
3 « The Authenticity and Date of Lucien De saltatione » dans Quiggin E.C., Essays and Studies presented to William Ridgeway on his sixtieth birthday, Cambridge, 1913, p. 180-185.
4 Lucien écrivain. Imitation et création, Paris, De Boccard.
5 G. Anderson, « Lucian and the Authorship of De saltatione », Greek Roman and Byzantine Studies S 18, p. 275-286. Nous reviendrons infra sur le détail de certains arguments particulièrement pertinents. La démonstration est fondée sur les innombrables similitudes de composition et de thématiques entre la Danse et d’autre œuvres de Lucien.
6 G. Sauron, Quis deum ? L’expression plastique des idéologies politiques et religieuses à Rome à la fin de la République et au début du principat, Bibliothèque de l’Ecole Française de Rome, Paris, 1995.
7 Op.cit. p. 356.
8 Op. cit. p. 553-565.
9 Op. cit. p. 156.
10 Le traité De la gymnastique de Philostrate, bien plus tardif, obéit à une structure générale similaire : (historique, qualités, défauts...) et à des habitudes de rédaction proches : recours à l’anecdote, aux citations homériques, à l’humour…
11 Cf. G. Anderson, art. cit.
12 Cf. J. König, Athletics and Literature in the Roman Empire, Cambridge, 2005, Introduction, p. 8-9 : « « the book has two main aims. First, to show how textual portrayals of athletics within the Imperial period were so often entangled with much broader debates about contemporary culture, and used as vehicles for powerful strategies of elite self-representation (…). And second, to show how very different types of text often have striking overlaps in their performance of those functions. »
13 O. Karavas, Lucien et la tragédie, Berlin, 2005, p. 24.
14 Dès le chap. 7 (sur un total de 84). On a maintes fois souligné la composition lâche, voire désorganisée ou brouillonne, d’un texte qui passe du coq à l’âne et qui, au-delà des grandes lignes de l’éloge, n’obéit à aucune structure qui fasse sens.
15 Salt. 76 : « (…) Voyant un homme épais et gras qui essayait de faire de grands sauts, ils lui dirent : ‘De grâce épargne l’estrade’. Au contraire, ils crièrent à un tout petit : ‘Soigne-toi’, comme s’il était malade. Ce n’est pas pour faire rire que j’ai cité tous ces traits, mais pour que tu voies que des peuples entiers ont eu tant de goût pour la danse qu’ils étaient capables de juger, suivant les règles, de ses beautés et de ses défauts ». Sans être flagrante, l’ironie du passage est probable. La comparaison avec les textes sur l’athlétisme et leur critique du corps athlétique éclaire ces remarques (cf. infra).
16 Salt. 23 : « Le chant mêlé à la danse est une chose aimable ; c’est le plus beau présent des dieux ». À propos d’Odyssée 1, 421.
17 Cf. Danser le mythe, Peeters, 2007, p. 386-389. Nous tentons dans ces quelques pages de compléter et surtout d’approfondir la réflexion menée dans cet ouvrage, en abordant la question du sens du texte et des valeurs en jeu.
18 « Orchestopala », ZPE 84, 1990, p. 215- 220.
19 Dioniso 3, 2004, p. 108-119.
20 Cf. J. König, op. cit. p. 288-289.
21 Cf. M.H. Garelli, op. cit.
22 Lucien inverse systématiquement les notions aristotéliciennes et fait de la tragédie une « partie » de la « danse », c’est-à-dire de la pantomime. Cf. Aristote, Poétique 47a25.
23 Alkidamas du Banquet est le plus rustre et le plus ridicule des philosophes. Le Demonax (19)propose de transformer le nom du cynique Honoratos en Arkesilaos, « qui écarte le peuple ». Les épigrammes, sur l’authenticité desquelles je ne saurais m’avancer,n’omettent pas une critique féroce sur le philosophe cynique (Chambry p. 500).
24 Dialogues des dieux 17 et Dialogues des Morts 29.
25 En 14 : orchèstikès è askèsis.
26 Dans la traduction de Chambry : « il y a une chose dont tu ne sembles pas du tout te douter, c’est que la pratique de la danse ( ?) n’est pas récente, qu’elle ne date pas d’hier ni d’avant-hier, comme qui dirait du temps de nos grands-pères ou des leurs. Les auteurs qui nous donnent la généalogie la plus véritable de la danse te diront qu’elle prend son origine à la naissance de l’univers et qu’elle est née avec l’antique Éros…. »
27 I. Lada-Richards a consacré un très bel article à ce « passage » dans un colloque récent Corps en jeu, Toulouse 2008, à paraître aux PUR.
28 Theamatôn spoudaiôn.
29 E.J. Jory, « The Literary Evidence for the Beginnings of Imperial Pantomime », BICS 28, 1981, p. 147-161.
30 Les manuels de musique et d’harmonique comme ceux de Nicomaque de Gerasa, de Nicomaque… sont très techniques et offrent peu de développements philosophiques ou idéologiques.
31 S. Beta, Luciano. La danza, trad. di M. Nordera, Marsilio, Venise, 1992.
32 Cf. J. König, op. cit. p. 298 à propos de Protrepticus 7-9.
33 Cf. J. König, op. cit, p. 314.
34 J. König, op. cit. p. 335.
35 De l’exercice avec la petite balle ( K5.906).
36 Philostrate reflète sans doute des habitudes rhétoriques plus anciennes et justifiées par ce débat de fond.
37 Cf. la citation de Thucydide dans le Maître de rhétorique qui réapparaît dans le peri orchèseos,( relevée plus haut), la référence à Protée qui n’est pas seulement une boutade mais bien une référence au danseur-dophiste…