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La foule à venir
Par Françoise Dubor
Publication en ligne le 15 avril 2015
Table des matières
Texte intégral
« Foule n. f. vient d’une spécialisation à partir de fouler “presser” (cf. italien folla, ancien provençal fola ; pour la même évolution, cf. presse) ; le mot désigne (1172) une multitude de personnes qui se pressent, d’où les locutions en foule “en grand nombre” (XVIe s. ; aussi à la foule à l’époque classique) et une foule de « un grand nombre de » (1538). Par extension, la foule désigne la majorité, la masse humaine (1670), opposé alors à élite1. »
1On aurait pu commencer par une enquête lexicologique sur la foule, mais aussi sur ses immédiats synonymes, qui formalisent en réalité certaines de ses connotations. Une telle enquête permettra, en définitive, de poser quelques lignes synthétiques et conclusives. Le champ reste cependant ouvert. Tout en faisant signe aux contributions de cet ouvrage, en guise aussi de remerciement envers leurs auteurs, nous allons insister, à partir de ces quelques observations lexicales, non seulement sur les échos que les articles ici présentés fournissent à sa polysémie, mais aussi sur la foule en tant qu’elle est relayée par le public, et clore sur l’évocation d’un spectacle particulier, Description d’un combat, de Maguy Marin et de sa compagnie.
2La foule est un objet qui apparaît non seulement difficile à maîtriser – comme dans la vie – mais aussi à saisir, parce que la perception de l’existence d’une foule, souvent soudaine, fugitive et éphémère, dépend de critères mystérieux. À partir de quel nombre d’individus rassemblés peut-on l’identifier ? Nul ne sait. Dépend-elle de l’effet qu’elle produit ? À partir de quand ou de quoi devient-elle une force dangereuse ? Répondre à ces questions faciliterait l’étude de sa représentation, mais on le voit bien, elles sont insolubles. C’est un constat auquel revient Laurent Mauvignier. On ne peut pourtant pas considérer la foule hors de sa tangibilité. Lieu de paradoxes qui permet le déchaînement de forces d’autant plus puissantes qu’elles se contrarient les unes les autres, la foule cependant, du point de vue de sa constitution comme peuple, permet de réfléchir à une formule dynamique, lancée par Paul Klee en 1923, reprise par Gilles Deleuze en 1994 : « le peuple qui manque ». Ce sera l’occasion de réfléchir aux conditions de l’immatérialité de la foule, par son absence, sa mise en attente, sa virtualité même, son déplacement du présent au futur.
3Enfin, le titre de la pièce de Maguy Marin, Description d’un combat, permettra d’aborder un dernier point, l’analyse de la foule originale et totale qu’elle convoque sans jamais nous la montrer, tout en la suscitant puissamment. Ce sera une façon de finir sur le paradoxe d’une foule brillant par son absence, comme Anna Rosenweig l’évoque elle-même, mais aussi, comme l’explique Jean Delabroy, en termes de représentation impossible, à l’ouverture du présent volume.
Quelques remarques du point de vue du lexique
4On peut constater que la foule reçoit un certain nombre de synonymes suffisamment proches pour assimiler certains de leurs traits définitionnels. On peut notamment examiner, dans la proximité de la foule, des termes tels que horde – et harde – mais aussi meute, masse et peuple.
5D’après l’étymologie de la foule, un sème lui appartient en propre, qu’on ne retrouve dans aucun de ses synonymes immédiats : l’idée de presse, très concrète, donne un sens tactile – ou haptique – premier à la notion, par l’idée d’un resserrement, d’une pression, d’un écrasement, et donc d’une gêne physique, dans le rassemblement d’un grand nombre d’individus dans un espace proportionnellement très – trop – restreint.
6Mais apparaissent aussi, si l’on envisage l’étymologie ainsi que les premiers sens de ses synonymes apparus en français, trois grandes catégories de traits : la quantité numéraire, ou volume, la perte d’humanité, et le mouvement. Jean Delabroy et Laurent Mauvignier mettent en évidence ces trois qualités constitutives de la foule.
7La quantité numéraire, présente dans la définition de la foule, est aussi issue de la masse, qui en français signifie d’abord une quantité, une foule, jusqu’à prendre le sens de majorité (en 1789) ; et issue du peuple, depuis le latin populus, qui s’oppose d’abord à senatus et à plebs, puis absorbe l’entièreté de plebs pour désigner, par extension, les gens, le monde, le public, désignant ainsi non seulement une majorité, mais une totalité. La foule est ainsi perçue comme une unité englobant des éléments qui, séparément, pourraient être perçus comme hétérogènes. Il s’agit alors de tout le monde, la foule, le public, indistinctement. À cela s’ajoute le caractère informe fourni par la masse, dont l’origine latine massa donne le sens de pâte, puis d’objet formant un amas, et l’origine grecque, maza, l’idée d’une boule, d’un bloc – du verbe massein, qui signifie pétrir.
8Autour de l’idée de perte d’humanité, et toujours depuis le latin populus, l’exclusion définitionnelle de senatus implique une perte de noblesse dans l’être humain ainsi nommé, et renvoie à plebs, la populace, ceux qui ne sont pas nobles. Ce sont donc les classes sociales inférieures qui sont ainsi désignées, tout comme masse au pluriel désigne les couches populaires (1810). Et dans la proximité d’autres substantifs, on gagne finalement le statut de l’animalité, inclus dans la horde, depuis le substantif turco-mongol orda signifiant l’armée, le camp militaire, mais qui en français se spécialise pour désigner les Mongols d’Asie centrale, dont on connaît légendairement la sauvagerie, en fait de conquête guerrière plus que d’art militaire ; Jean de la Fontaine emploie, au XVIIe siècle, la horde pour désigner une troupe d’animaux. Il est vrai que dans la proximité – du moins phonique – de la horde se trouve la harde, du francique herda*, signifiant le troupeau, pour désigner ensuite en français une troupe de bêtes sauvages vivant ensemble. Cette animalité de la horde s’aggrave dans un sens dépréciatif de la masse qui va désigner un homme sans esprit (1690), mais qui a, du même coup, perdu l’idée de nombre. Singularisé dans ce manque d’intelligence, il semble cependant partager avec la foule ce trait nouveau, que fournit également plebs, en tant que populace qui s’oppose aussi aux clercs.
9L’idée de mouvement, enfin, provient de la meute, d’après son origine latine, movita venant du verbe movere, qui indique la mobilité. Elle est également présente dans la horde, qui désigne d’abord en français une tribu errante, nomade, d’Asie centrale. De là, on peut évoquer l’insurrection, la violence supposée dans la levée en masse (1793) mais également suggérée par l’animalité définitionnelle de la meute, qui désigne d’abord une troupe de chiens. L’expression latine a movita indique spécialement le soulèvement, l’expédition.
10À strictement parler, la foule répond par sa définition à l’idée de quantité, de nombre. En ce qui concerne la perte d’humanité et le mouvement, qu’on lui reconnaît également comme intrinsèques, il s’agit moins de traits définitionnels immédiats que de connotations ou de résultats d’analyse quant à son fonctionnement : ce qu’elle produit, comme immanquablement. Selon les contextes, la foule présente ces autres grands traits, de façon plus ou moins explicite, qui définissent en revanche strictement ses synonymes. On peut donc à la fois tenter de spécialiser chaque substantif invoqué, en se doutant que chacun induit dans sa représentation des formes spécifiques et distinctes, et postuler que ces substantifs forment un ensemble sémantique cohérent autour de la foule, au point d’échanger inlassablement leurs traits définitionnels. Ce serait là le moindre paradoxe de la foule, que de se définir au moins autant par ses emprunts que par sa spécificité.
11La complexité sémantique à l’œuvre, qui rend difficile sa captation, comme un objet rebelle à toute tentative de maîtrise, ou de mainmise sur elle, se double d’une difficulté prévisible, dès qu’il s’agit de la représenter : de la signifier à distance d’elle-même. Car s’il s’agit de reproduction, on a toutes les chances de quitter le terrain de l’art, domaine privilégié de la représentation, et s’il s’agit de pure suggestion, on a toutes les chances de manquer l’effet recherché, autant en termes de spectacularité que de fidélité à l’objet premier.
12Le pari de présenter une véritable foule sur une scène théâtrale, comme dans le cadre d’une image cinématographique ou picturale, a souvent été relevé, au fil des siècles, comme en témoignent la plupart des articles de ce volume. Selon les contextes et les besoins dramaturgiques, parfois dirigés par la dramaturgie des textes eux-mêmes, comme l’indique Anna Rosenweig dans la pièce de Robert Garnier, Antigone, cette foule matérialisée par des dizaines, voire des centaines de personnes, a pris diverses formes, qu’il s’agisse d’un ensemble désorganisé figurant une contestation virulente (Simona Montini l’évoque à propos du metteur en scène André Antoine), d’un chœur au contraire réglé (comme le montre Anna Rosenweig) tant du point de vue de l’organisation spatiale des corps que des ensembles vocaux, dans la mesure où du brouhaha général émergent des voix singulières ponctuellement audibles (dans le travail de Deborah Warner qui monte Jules César de Shakespeare, comme le dit Estelle Rivier ; dans le travail d’enchaînement des répliques, détaillé par Delphine Lemmonier-Texier), ou de la stylisation radicale de mouvements d’ensembles qui apparentent alors le travail de mise en scène à un réglage chorégraphique (Jitka Pelechovà l’évoque à propos du metteur en scène Einar Schleef). Le statut dramaturgique de la foule s’en trouve chaque fois modifié : elle est tantôt en lien étroit avec un personnage comme Antigone qui relaie sur scène une voix populaire en phase avec les préoccupations qu’elle fait valoir et entendre, créant un fort lien rhétorique entre le pouvoir de la cité et son peuple ; tantôt à l’inverse, elle manifeste une opposition frontale au héros qui est censé la représenter, comme dans Coriolan ; tantôt elle constitue un corps collectif en soi, renouvelant ainsi son rapport au personnage dans une autonomie nouvelle gagnée sur ce dernier, et incitant au renouvellement de sa définition, comme chez Mariette Navarro (comme l’explique Sylvain Diaz). Dans certains cas plus radicaux (chez Einar Schleef), c’est contre le personnage en tant que tel que se constitue la foule sur scène. Ainsi, il n’est donc pas étonnant qu’il soit question de totalitarisme politique, puisque les voix singulières n’ont plus aucun accès à cette scène. Dans tous ces cas de figure, remarquons-le, la foule se détermine par rapport à la notion même de personnage.
La foule comme personnage
13Si on pense la foule comme personnage collectif, ce sera généralement une masse anonyme, qui devient très rapidement une entité monstrueuse, propre à dénaturer fondamentalement l’individu qui s’y trouve happé, dénié, détruit. Elle est alors perçue comme une puissance archaïque, une meute, dans son déchaînement immaîtrisable de forces exclusivement destructrices. On la saisit dans sa négativité foncière, comme définitionnelle.
14On peut envisager deux moyens de rendre la foule positive, soit en la considérant comme la somme d’individus encore susceptibles d’être perçus dans leur singularité, soit en faisant d’elle un peuple (de populus), incarnation de l’avenir d’une nation, d’une société, d’un corps social et politique constitué. Dans ce dernier cas, cependant, le passage d’un régime démocratique à un régime totalitaire fragilise d’autant plus l’unité constituée du peuple que le risque d’une telle évolution est toujours une potentialité (historique, et donc scénique) présente. Si l’on considère la foule comme la somme des individus qui la constituent, c’est-à-dire dans la saisie d’êtres singuliers, dans ce contexte collectif, le paradoxe est alors que la foule a tendance à se diluer, et que cela contrevient donc directement et immédiatement à la considération d’une foule en tant que telle. Autant dire que ces deux moyens de rendre une foule positive se trouvent d’emblée menacés par le retour d’une foule caractérisée au contraire par sa négativité (qu’elle soit en fureur ou en liesse) : le discours et la pensée unifiée, voire unitaire, du peuple relèvent d’une utopie politique difficile à soutenir dans la durée, et la considération d’individus singuliers détruit la notion même de foule. Et pourtant, on tente continûment de mettre la foule à l’épreuve de l’individu, c’est-à-dire de permettre à la foule d’accéder à l’ensemble des valeurs éthiques dont l’individu peut faire preuve.
15Pour représenter la foule, il faut être en mesure d’évaluer et de définir ses caractéristiques propres. C’est ce à quoi s’attache Jean Delabroy. Or, si les êtres singuliers, agrégés à la foule, s’accordent de manière fluide dans une puissance uniment destructrice, pourraient-ils, et selon quelles conditions, s’accorder dans une puissance uniment constructrice ? On pourrait le dire en d’autres termes : comment faire de la plebs un populus – comment élever la plèbe au rang de peuple ? Cette question, d’ordre sociopolitique, est en même temps philosophique, et regarde pour cette raison – la taille de son champ d’action – sa représentation artistique. L’art est, en effet, ce qui donne forme et sens aux grandes questions qui touchent l’humain. Et c’est l’humain aussi qui est mis en question dans l’existence de la foule. C’est pourquoi, lorsqu’on regarde la constitution de la foule sur scène, il faut aussi envisager celle qui occupe la salle : le public, à qui s’adresse la foule scénique, pour qui elle s’élabore. Cette dimension est nourrie par la plupart des contributeurs de ce volume, qui évoquent de diverses manières le miroir social constitué par ce public, qui lui-même représente en l’occurrence la dimension politique et historique de leur propre époque et de leur propre société. Ce public miroir, Stéphanie Mercier l’observe à l’époque de Shakespeare, Marceau Deschamps-Segura à propos de la scène française baroque, Matthia Scarpulla à propos de la Roumanie. La dimension proprement historique qu’incarne le public apparaît dans la concomitance des représentations avec le Printemps arabe chez Mariette Navarro dont parle Sylvain Diaz, mais aussi Wael Ellouze qui envisage le cas spécifique de la Tunisie. Le contexte de la première guerre mondiale dans les mises en scène de Shakespeare par Firmin Gémier est mis en exergue par Isabelle Schwartz-Gastine. Jitka Pelechovà mène une réflexion critique sur la référence au nazisme allemand dans les mises en scène d’Einar Schleef. Un tel lien ne va pourtant pas de soi, loin s’en faut.
« Le peuple qui manque »
16L’unité positive qu’on aimerait reconnaître à la foule constituée par le public tient aussi de l’utopie – un de ces rêves irréalistes qui tire cependant l’humanité vers le haut en la valorisant. C’est, en somme, un tel constat que relaie la fameuse formule : « C’est le peuple qui manque ». Car au théâtre, on a toujours aspiré à créer une coïncidence entre le peuple et le public, à faire du théâtre plus qu’un divertissement, une tribune où le peuple puisse entendre la parole qui lui est adressée.
17Or le peuple-population ou le peuple-classe sociale génère des malentendus récurrents et des imprécisions qui se règlent dans les faits par l'intérêt que le public de théâtre porte à ses représentations : les mises en scène constructivistes de Meyerhold, quelles qu’en soient les qualités avant-gardistes, et idéologiques, n'auront pas plus attirés les prolétaires dans la salle que les spectacles futuristes de Marinetti. L'art, qu'elles qu'en soient la forme et l'intention, se trouve dans ce paradoxe de devoir se passer du public dont il a besoin, à moins d'accepter d'œuvrer pour une réception ultérieure. Ce serait envisageable si le théâtre n'était pas un art du temps, c'est-à-dire un art qui passe, un art éphémère, pourtant propre à la représentation théâtrale. Précisément, le théâtre, en intéressant au XXe siècle les artistes de l'espace, tend à devenir lui-même un art de l'espace ambigu – toujours éphémère, mais conçu comme universel, comme hors du temps. Le mélange des arts, dans un projet d'art total, ne peut alors rencontrer de public total qu'en puissance. C’est le peintre Paul Klee, en 1923, alors qu'il enseigne au Bauhaus, qui lance cette formule du peuple qui manque, dans sa remarque :
18Nous avons trouvé les parties, mais pas encore l'ensemble. Il nous manque cette dernière force. Faute d'un peuple qui nous porte. Nous cherchons ce soutien populaire; nous avons commencé, au Bauhaus, avec une communauté à laquelle nous donnons tout ce que nous avons. Nous ne pouvons faire plus2.
19Gilles Deleuze, en reprenant cette référence, en fait un commentaire esthétique, éradiquant son aspect sociologique :
20Il faut que l'art [...] participe à cette tâche : non pas s'adresser à un peuple supposé, déjà là, mais contribuer à l'invention d'un peuple. [...] ce peuple qui manque est un devenir, il s'invente [...] dans de nouvelles conditions de lutte auxquelles un art nécessairement politique doit contribuer3.
21Il note enfin une coïncidence de propos avec Carmelo Bene : « Je fais du théâtre populaire. Ethnique. Mais c'est le peuple qui manque4 ». Selon Deleuze, ce « peuple qui manque » est la condition qui permet l'émergence d'énoncés déjà collectifs, faisant de l'artiste un « agent collectif, un ferment collectif, un catalyseur5 ». Ainsi peut se désigner le point de jonction entre l'art et son époque, munie de sa problématique socio-politique. L'organisation esthétique de l'art, comme celle qui préside au Bauhaus par exemple, témoigne d'une conscience claire d'un modèle théorique de société qu'elle met en œuvre comme en un microcosme, mais sa lucidité s'applique aussi au constat d'un écart entre ce qu'elle promeut et la structure sociale effective de son époque – un écart désigné par Klee ou Bene comme un « manque ». Dans un tel fonctionnement, où se retrouvent les constats convergents de divers artistes d'époques différentes, remarquons que Klee parle depuis la peinture, Bene depuis le théâtre, et que Deleuze les convoque tous deux, mais aussi Kafka, qui parle depuis la littérature, pour déployer une réflexion sur le cinéma. Certes la question du public est une question de réception qui se pose pour tous les arts, mêlés ou non, mais l'aporie sociale et politique trouve une issue intéressante dans les domaines conjoints de l'esthétique et de la philosophie qui pensent et conçoivent le peuple – ou son manque – à propos d'art.
22L'aporie sociale et politique dure tant que foi est accordée à l'idée d'un théâtre populaire en opposition à un théâtre bourgeois, dont le manifeste Dada L'Art prolétarien dénonce la supercherie, foi sur laquelle pourtant les premiers projets de politique culturelle ont surgi. Aporie encore sur le plateau tournant de l'héritage brechtien, si l'on veut bien admettre qu'un héritage, dans sa saisie même, signifie une déformation sensible de sa source, qui aboutit à sa mise en crise en France dans les années 1970, tandis que la revue Théâtre populaire (1953-1964), née grâce à Jean Vilar, investie par Roland Barthes et Bernard Dort, opère un passage du théâtre de la communauté au théâtre engagé. Théâtre et politique ne forment pas une union heureuse ni paisible. On peut en défendre encore le principe, mais il a le même devenir que le Théâtre National Populaire : un nom désinvesti de la mission qu'il désigne – la vision sociale qu'il implique s'est démultipliée dans bon nombre d'autres théâtres, et n'est donc plus sa marque spécifique. Pour autant, le manque de peuple sévit encore, au théâtre comme dans les autres arts. L'issue esthétique et philosophique permet de penser ce manque, et de le penser en articulation avec le politique. La lecture de Deleuze, en particulier, permet de revenir sur le passage du peuple comme collectivité manquante au collectif au sein même de la création qui fait alors entendre la voix plurielle et impersonnelle d'une minorité qui oppose sa puissance au pouvoir majeur – minorité quant à sa représentation, car numérairement, c'est une majorité, comme inversement, le pouvoir est celui d'une minorité numéraire. C’est aussi dans ce sens que la question de la foule au théâtre se pose, dans une mise à l’écart de son trait définitionnel premier, celui du nombre effectif. Sa représentation apparaît d’autant plus problématique qu’elle désigne une multitude peut-être non encore constituée, en devenir.
23Malgré tout, de véritables collectifs se constituent et sont déclinés dans des pratiques renouvelées de l'art théâtral comme d'autres arts, dans la seconde moitié du XXe siècle. Le public participant au happening peut le faire comme témoin actif nécessaire d'une création. La peinture performée de Georges Mathieu y contribue, en faisant passer la peinture en art de la scène. Le groupe Gutai investit pour ce faire un espace non institutionnel de plein air, donnant à l'environnement un rôle aussi décisif que celui attribué au public. C'est une transformation revendiquée par Allan Kaprow, pour qui l'œuvre se définit par la rencontre entre l'artiste et son public, une relation bilatérale que caractérise la notion de spontanéité. Ce type de rencontre, en investissant l'espace public, consacre un nouvel auditoire, mélange d'amateurs déterminés et de passants fortuits. La vie quotidienne est ainsi réquisitionnée par l'art, où le public fortuit devient donc celui qui peut être présent, mais qui peut tout autant ne pas l'être. C'est le sens des events produits par le groupe Fluxus (dont les membres sont des disciples de John Cage). Le public indifférencié apparaît comme une variante novatrice du « peuple qui manque » et auquel l'art devrait, selon Deleuze, donner la dimension d'un devenir. Or l'espace public est une notion sociologique qui a été travaillée, notamment par Jurgen Habermas et Richard Sennett, élève de Hannah Arendt, qui montraient comment cet espace public était devenu une propriété économique, dans le système capitaliste, et ne correspondait plus à un espace commun. D'où l'invention de l'art in situ, procédant de l'art et de l'urbanisme : l'institution sociale devient commanditaire de l'œuvre d'art qui, placée en pleine ville, est perçue par le public comme une effraction de son propre espace. À nouveau, le besoin apparaît de former le public, pour le réintégrer dans le lieu qui s'est forgé entre les artistes et l'institution commanditaire. La communauté institutionnelle se trouve donc en rupture nette avec la communauté urbaine – peuple ou population. La formation du public se joue face à une insertion dans des laboratoires qui font du territoire leur espace d'exercice, où se rend le public de l'art, mais aussi la population locale de la ville et du quartier où l'expérience est menée. La réception de l'art s'est ainsi beaucoup modifiée, ce dont le théâtre (ou les arts) de la rue ont bénéficié, en se développant considérablement depuis les années 1970 (et pour le street art, du côté des arts plastiques, depuis les années 1960). Le public est hétérogène, reconnu tel, en sorte que la communauté constituée par le public apparaît désormais comme relevant d'une utopie qui n'aura, en définitive, jamais vraiment eu lieu, malgré les souhaits des metteurs en scène, de Gémier à Vilar, en passant par Brecht, et autres tenants d'inspiration marxiste, à tous les étages du XXe siècle. Il n'y aura pas eu de communion, c'est-à-dire de consensus véritable et vérifiable parmi les spectateurs constituant un public, d'autant moins que les modes de perception se sont considérablement diversifiés sous l’influence des médias, même si les dramaturgies contemporaines se sont appliquées à les intégrer à la représentation théâtrale. C’est notamment ce qu’évoque Matthia Scarpulla, à propos de télévision . Le spectateur a pris le pas sur le public, dont la situation ne se limite plus à sa place physique dans l'espace. Son rapport à l'espace-temps a changé. S'il se sent délocalisé, ni dedans ni dehors, ni avant ni après, l'inconfort qu'il y trouve est relayé par des auteurs aussi divers que Heiner Muller (dansHamlet-machine par exemple, où le je témoin de l'Histoire se produisant sous ses yeux n'a précisément plus aucune place assignée) ou Jean-Luc Lagarce, chez qui les espaces-temps se chevauchent, selon une logique plus cinématographique que théâtrale : deux façons très distinctes de thématiser le non-lieu du public. Cette foule y gagne valeur et vertu spectrales. Pour autant, le spectateur ne cesse d'augmenter son activité herméneutique de la représentation, c'est-à-dire non passif quoi qu'assis, et quoique sans espace propre, désormais – y compris dans le maintien physique du face-à-face entre l'acteur et lui. À cela revient le reflet de la foule dans la salle de théâtre.
24La foule n’est pas un objet disparu, loin s’en faut, mais sur scène comme dans la salle (l’une et l’autre comprises de façon générique), elle fait l’objet d’un état de représentation considérablement modifié, qui est de moins en moins littéral, en obéissant à une mimèsis radicalement revisitée. La mise en scène de Matthieu Roy de Nous, les vagues, de Mariette Navarro, fait en quelque sorte le pont entre un état traditionnel, déjà multiforme, de la représentation de la foule, et sa transformation contemporaine : il dématérialise la foule en lui donnant un espace exclusivement sonore, qui se démultiplie par autant de sources acoustiques dans la salle, conformément au lieu de cette création, puisqu’elle prend place à l’IRCAM (Institut de Recherche et Coordination Acoustique/Musique), dans le cadre d’un laboratoire de recherche sur l’espace sonore. L’effet d’envahissement sur le public persiste, mais perd, dans une spectacularité paradoxale, son caractère visuel, la physique des corps reposant alors exclusivement sur la physique des voix.
Description d’un combat
25Regardons, pour finir, une représentation qui se trouve cette fois comme de l’autre côté du miroir, revisitant la figuration scénique de la foule d’une manière décisive. Il s’agit a priori non pas de théâtre, mais de danse, ou plus exactement de théâtre-danse, dans le sillage, donc, de Pina Bausch. Il s’agit de Description d’un combat de Maguy Marin, créé le 8 juillet 2009 au Festival d’Avignon, dans le Gymnase Aubanel.
26Ils sont neuf6 sur la scène, venus de la danse, du cirque, professionnels ou autodidactes du corps et du mouvement. À eux neuf, ils figurent l’humanité entière de notre monde occidental : une foule indiscutable, mais palimpseste en quelque sorte, à ceci près que le public est inclus dans cette communauté reconstituée sur la scène. Ce sont les morts les plus glorieux qui nous parlent, par des extraits de textes d’Homère, Victor Hugo, Charles Péguy, Lucrèce, Ezra Pound, Heinrich von Kleist, Élisabeth Ière d’Angleterre et Dolores Ibárruri7. C’est notre mémoire collective qui se trouve ici reconstituée, sous forme d’extraits de textes parmi les plus beaux et les plus connus de notre patrimoine culturel commun, au souffle épique, qui démultiplie les exhortations au combat et à la résistance, dans l’histoire de l’humanité, qui promeut donc l’héroïsme des hommes. Cet effet de synthèse saisissant actualise les valeurs que notre civilisation a toujours célébrées, et joue sur un effet de reconnaissance parcellaire, d’une part parce que nous pouvons manquer certaines références, selon l’état de la culture de chaque spectateur, d’autre part parce que ces textes « en miettes » sont chuchotés plutôt que proférés, par des danseurs de diverses nationalités dont l’accent peut en outre entraver à certains moments notre compréhension auditive. Le bruissement des langues, dans ce chuchotement continu, augmente encore la sensation de nombre, et la suggestivité des textes, dans une reconnaissance à peine esquissée, qui suffisent amplement à représenter notre monde, toutes époques confondues. À eux neuf, donc, ils recomposent sous nos yeux une humanité entière, toute notre histoire en quelque sorte, bordée par Homère (VIIIe siècle avant J.-C.) d’un côté, et Dolores Ibárruri (1895-1989) de l’autre. Ces neuf danseurs déambulent très lentement sur le plateau plongé dans une plus que semi-obscurité qui nous oblige à forcer le regard pour voir, et ils occupent ainsi la totalité du plateau. Nous devinons que le sol n’est pas égal, pendant que les danseurs, se passant tour à tour la parole, enchaînant les uns après les autres, de telle façon que nous ne savons pas qui parle, et se baissant de temps à autre pour ramasser une étoffe au sol. Ainsi évoluent semblablement leurs costumes, puisqu’ils se couvrent progressivement des tissus qu’ils ramassent. C’est ainsi qu’au fur et à mesure, le plateau change de couleur. Car sous les étoffes bleues, d’abord devinées, à peine visibles, sorte de grande mer sur laquelle nous sommes embarqués, se trouvent des étoffes dorées : la mémoire ravivée fait entendre et montre une apologie de l’héroïsme, brillant, nécessairement. Mais le sol devenu doré fait bientôt place à des étoffes rouges, tandis que la lumière monte progressivement : ces étoffes laissent alors percevoir ce qui gît au sol : des armures, en morceaux, des cadavres donc, qui rendaient en effet le sol inégal, l’autre face de l’héroïsme dont nous nous faisons gloire, faisant alors entendre différemment les textes ininterrompus, l’éloge se commuant en exhortation à la violence, au meurtre, sans discontinuer, et en constat de l’horreur meurtrière. On pense à la célèbre tirade de Falstaff sur le champ de bataille de Shrewsbury, qui dit l’envers de l’honneur, son absurdité, sa facette contre-nature:
[…] honour pricks me on. Yea, but how if honour prick me off when I come on, how then ? Can honour set to a leg ? No. Or an arm ? No. Or take away the grief of a wound? No. Honour hath no skill in surgery then ? No. What is honour ? A word. What is in that word honour ? What is that honour ? Air. (V.1.129-135)8
27L’autre face de l’héroïsme se dévoile : le sang, la barbarie, la cruauté, les guerres intestines, l’aveuglement, et donc le suspens de toute intelligence humaine, et de toute humanité. Mais de ce sang aussi, au même rythme égal et lent, marchant toujours, les danseurs se parent continument, et le prennent ainsi en charge. Laissant pour finir le plateau jonché de corps dépecés, morcelés, sur les planches du théâtre, on peut dire, pour finir, que Maguy Marin désigne avec ce spectacle l’endroit précis où la danse n’est plus possible. Textes et tissus sont les deux faces du même objet, au nom de l’étymologie qui renvoie le texte au tressage des fils qui forme tissu.
28C’est bien un regard sur notre humanité qu’elle nous propose, sur notre histoire, qui est une histoire de luttes, de combats sanglants, dont la littérature se fait une parfaite chambre d’écho, et un miroir, depuis la guerre de Troie dans l’Iliade. C’est bien nous, élargis à la dimension de la plus grande foule possible, qui sommes en cause sur sa scène. Pour cela, la convocation du public suffit, nul besoin de dizaines ni de centaines de figurants : la mimèsis qu’elle met en œuvre agit par métaphore (le sens de ce montage de textes) et par métonymie (toute partie vaut pour le tout), pourvu simplement que la pluralité soit lisible. Elle l’est, paradoxalement, dans la mesure où un homme dans cette histoire vaut pour tous : une voix, relayée neuf fois inlassablement, un corps, neuf fois dupliqué dans un mouvement continu et toujours identique de déambulation ralentie à l’extrême, de saisie des tissus dont chacun se couvre. La révélation des couleurs au sol vaut pour révélation de la réalité, voire de la vérité des valeurs humaines exaltées depuis le fond des âges. La vérité du lyrisme épique se dévoile. Elle devrait nous laisser pensifs, comme pris par un « mal de mer sur la terre ferme », expression issue du texte distribué à l’entrée de la salle en guise de programme. Le voici, dans sa mise en page :
Homme que tu es, corps scandant l’espace-temps,
si le temps qui t’est imparti te semble si bref,
et qu’une seconde t’en échappe, ta vie s’en est-elle pour autant envolée ?
Arrivé trop tard, alors trop tôt,
pour rien !
sous la lumière qui a déposé son ombre, d’un seul élan, pourtant tu te heurtes.
Te voilà pris au beau milieu de forces contraires,
luttant entre des circonstances à venir – forçant les anciennes à ne point s’ensevelir,
et des situations passées – poussant les prochaines à surgir.
Ainsi, tout enveloppé dans les vents favorables ou contraires,
ton présent est leur choc,
et ta résistance leur persistance (à l’un comme à l’autre, aidé par l’un comme par l’autre, selon)
à ne pas qu’ils s’étouffent ou s’annihilent.
Alors, au cœur de “ce mal de mer sur la terre ferme”,
par la bifurcation que ta présence interpose,
tu fais exister ce passé et ce futur qui ne cessent de finir ou commencer.
Et inlassablement, tu cherches en ce lieu (ton lieu) – ce point de confluence de forces en lutte,
la distance nécessaire pour exercer une vision impartiale de ce qui se joue.
Va-t-il falloir s’élever par-dessus le front encore brûlant,
pour trouver, dans la diagonale frayée par ton affrontement, la position à tenir ?
– L’emplacement pour tenir bon ta position de tiers – de témoins, de relais.
Qui permettra de dégager en toute circonstance les tiraillements funestes qui se sont engagés,
laissant ainsi percevoir, pourtant pas très loin, un espace d’amitié.
Mais la lutte interminable et ombrageuse, te laissera-t-elle assez de souffle ?
Tant dévorante par sa persistance, elle ne cesse de t’éloigner de cette possible conciliation transmissible, te laissant alors seulement imbriqué dans l’existence de cette césure des temps s’affrontant, faisant de ton sol d’habitation un champ de bataille.
Alors, il s’agirait peut-être de ne pas chercher à combler la brèche,
mais plutôt de “savoir comment t’y mouvoir ?”
Faire expériences et critiques,
dans cet ensemble de corps posés, allant et venant, en travers des temps.
Surgir par la vie, au milieu de ceux partis et de ceux pas encore là,
prenant la rafale du passé qui “n’est même pas passé”
comme un intervalle appelé à se peupler sans pour autant supprimer l’entre-deux.
Ne pas craindre de ne plus connaître le nom du “trésor” hérité
tant il n’avait pas prévu sa propre venue.
“ Tiens que se passe-t-il, te voilà tout courbé !”
- oui, mais sache que la courbure est probablement le chemin le plus court pour atteindre ce qui semble inatteignable, peut-être même inattendu. »
Mary Chebbah et Maguy Marin
29La foule ici représentée n’est pas incarnée. On l’entend puissamment, pourtant, d’autant plus qu’elle s’insinue en nous, au fur et à mesure qu’elle est suscitée par le spectacle, nous renvoyant nous-même à ce flot indistinct d’une humanité dont nous sommes comptables, aussi, si nous ne cherchons pas à nous en exclure. Notons cependant, et pour finir, que la quête d’une conciliation est formulée dans ce texte du programme, ainsi que celle d’un lieu propre et viable – « ta position de tiers – de témoin, de relais », en quête surtout de, « pourtant pas très loin, un espace d’amitié ». En effet, le simple fait de se parer de tous ces tissus produit un autre effet : ces danseurs déroulant le fil de notre histoire sanguinaire, ils semblent du même geste la prendre en charge, nous accompagner dans une prise de conscience qu’ils provoquent sans la commenter, mais dont ils assument également, sinon la responsabilité, du moins la culpabilité, allégeant ainsi notre propre fardeau. Leur rapport à nous se trouve ainsi défini, sinon par empathie – ils ne manifestent aucune émotion particulière, dans leur élocution blanche, dépourvue d’expressivité passionnelle – du moins par une forme d’amitié. C’est peut-être cela, au fond, que pose de façon superlative la question de la foule, dans sa représentation même : la difficile cohabitation entre les hommes, la difficile constitution d’un espace commun pacifié. Une question d’espace, donc. Un espace d’amitié dont l’histoire reste toujours à construire, dans la résistance même que lui oppose la foule.
Notes
1 Toutes les informations sont issues de l’ouvrage dirigé par Alain Rey, le Dictionnaire historique de la langue française, 2 tomes, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1998.
2 Paul Klee, Théorie de l'art moderne, Paris, Gallimard, coll. « Folio-Essais », p. 32-33.
3 Gilles Deleuze, L'Image-temps, Paris, Éditions de Minuit, 1994, p. 283.
4 Voir la revue Travail théâtral, entretien de Ruggero Bianchi Gigi Livio avec Carmelo Bene, n°27, avril-juin 1977, p. 76.
5 Gilles Deleuze, op. cit., p. 288.
6 Il s’agit de Ulises Alvarez, Yoann Bourgeois, Peggy Grelat-Dupont, Sandra Iché, Matthieu Perpoint, Agustina Sario, Jeanne Vallauri, Vania Vaneau et Vincent Weber.
7 La passionaria des Communistes espagnols.
8 William Shakespeare, King Henry IV, Part 1, Edited by A. R. Humphreys, London, Routledge, coll. « The Arden Shakespeare », [1960] 1992. Traduction de Michel Grivelet : « […] l’honneur me pousse. Fort bien, mais s’il me pousse jusque dans ma tombe, où est-ce que j’en serai ? L’honneur peut-il remettre une jambe ? Non. Ou un bras ? Non. Ou ôter la douleur d’une blessure ? Non. L’honneur n’entend donc rien à la chirurgie ? Non. Qu’est-ce que l’honneur ? Un mot. Qu’y a-t-il dans ce mot d’honneur ? Qu’est-ce que cet honneur ? du vent » (Aubier, coll. « Domaine anglais bilingue », 1983, p. 237).