Prater Saga de René Pollesch : pop culture et poststructuralisme ?

Par Romain JOBEZ
Publication en ligne le 08 septembre 2016

Texte intégral

1 Même s’il a franchi le cap de la cinquantaine (puisqu’il est né en 1962), René Pollesch n’a pas encore perdu en Allemagne de son aura d’enfant prodige du théâtre dit postdramatique. La réception partielle en France de son travail d’auteur et de metteur en scène n’a du reste pas fini d’en estomper l’effet de nouveauté, tant il demeure étranger à la culture théâtrale de notre pays1. C’est en 2004, lors de la 58ième édition du Festival d’Avignon, placée sous la responsabilité du directeur du théâtre de la Schaubühne à Berlin Thomas Ostermeier, que le public français a pu découvrir le travail de R. Pollesch avec Pablo in der Plusfiliale (Pablo au Supermarché Plus)2. Alors que Th. Ostermeier bénéficie de notre côté du Rhin d’une reconnaissance institutionnelle bien établie, que son élévation récente au grade de commandeur dans l’ordre des Arts et des Lettres n’a fait que confirmer, il n’en est pas de même pour R. Pollesch. Pourtant, ce dernier est depuis longtemps une figure importante du théâtre allemand contemporain. Aussi l’examen de la forme cyclique de la Prater Saga permettra-t-il à l’occasion de tracer dans cet article les contours d’un paysage théâtral dont la perception à l’étranger est faussée par de durables phénomènes de réception nationaux (comme le montre du reste l’exemple de la consécration artistique officielle de Th. Ostermeier en France). Au vu de ces derniers, il est nécessaire de se livrer à l’occasion de cette analyse d’une série de spectacles de R. Pollesch à un examen de la notion de contemporain, laquelle s’avère tout aussi problématique pour la scène française3.

Quel théâtre pour quelle génération ? Ou, le contemporain est-il postdramatique ?

2 Si l’on considère comme Catherine Douzou que la périodisation du théâtre contemporain « s’appuie […] sur des effets de renouvellement des générations4 », R. Pollesch fait justement partie d’un groupe d’artistes ayant à peu près le même âge et qui ont pour caractéristique commune d’avoir été formés à l’Institut d’études théâtrales appliquées de Gießen, ouvert en 1982. Parmi les anciens étudiants, on compte entre autres les membres du collectif She She Pop qui s’est fait connaître en France par des pièces portant justement sur des questions de génération : Schubladen, adaptation du Roi Lear présentée en 2012 au théâtre des Abbesses à l’occasion du Festival d’Automne, faisait jouer les pères des artistes, lesquels donnaient deux ans plus tard, dans le même cadre et toujours au même endroit, leur version du Sacre du Printemps d’Igor Stravinsky en mettant cette fois-ci leurs propres mères à l’affiche. Ces deux spectacles sont représentatifs de l’influence des performances studies telles qu’elles ont pu se développer à l’Institut d’études théâtrales appliquées de Gießen grâce à l’enseignement d’Andrzej Wirth et Hans-Thies Lehmann. Tous deux ont été les fondateurs d’une filière universitaire considérée comme l’« un des tous premiers lieux où s’est forgé le malheur du théâtre allemand » selon l’éminent critique de la Frankfurter Allgemeine Zeitung Gerhard Stadelmeier5. Sa remarque acerbe témoigne en creux de la rupture générationnelle marquée par l’émergence d’une nouvelle esthétique théâtrale qui a fini par s’établir au début du XXIe siècle en Allemagne et dans le reste de l’Europe. Elle s’adresse par ailleurs tout autant aux membres de Rimini Protokoll qui est sans doute le plus fameux des collectifs issus de Gießen, en tout cas celui ayant le plus de succès à l’international, sans doute en raison de sa capacité à adapter ses différentes productions au contexte de chaque pays où elles sont montrées6. En d’autre termes, l’assurance d’une réception adaptée au contexte local assure la durabilité d’une entreprise théâtrale qui ne perd pas de sa qualité contemporaine.

3 Même si R. Pollesch bénéficie d’une reconnaissance moindre à l’étranger que le reste de ses anciens condisciples de l’Institut d’études théâtrales appliquées, ses deux maîtres H.-T. Lehmann et A. Wirth n’ont jamais cessé de témoigner de l’estime qu’ils portent à celui qui fut leur étudiant au début des années quatre-vingt7. Tous deux voient donc en lui l’un des chefs de file d’une nouvelle génération d’hommes et femmes et de théâtre qui ne se sont pas contentés d’inventer une nouvelle pratique de la scène mais ont également contribué à nourrir leur travail d’une réflexion théorique en actes, caractéristique de ce que la critique a appelée par la suite le Diskurstheater (« théâtre du discours »)8. À l’origine de cette formulation on trouve une déclaration de R. Pollesch qualifiant ainsi son écriture théâtrale nourrie entre autres par la lecture des théories poststructuralistes9. Mais cette dénomination ne saurait à elle seule rendre compte de l’originalité de son œuvre d’auteur et metteur en scène. Ainsi, pour A. Wirth, R. Pollesch apparaît de manière rétrospective comme un des représentants du « brechtisme sans Brecht », réussissant là où avait échoué l’auteur du Petit organon dans la mise en œuvre de sa propre théorie du théâtre épique10. Quant à H.-T. Lehmann, il voit dans l’esthétique « hypernaturaliste » des spectacles de R. Pollesch, marqués par le « dérapage de la quotidienneté dans l’absurde », quand « les expériences ou les événements racontés frisent de plus en plus l’invraisemblable et font preuve d’un comique grotesque11 », un des critères relevant de la typologie du Théâtre postdramatique.À ce propos, il est sans doute utile de rappeler que cet ouvrage se veut moins un traité formulant une doxa théorique que « le compte-rendu de l’expérience, sur près de trente ans, d’un spectateur passionné » qui définit a posteriori une grille de lecture du théâtre contemporain12. Cependant, certains se sont rapidement emparé de la terminologie inventée par H.-Th. Lehmann, notamment pour tenter de mettre des mots sur le malaise qu’ils avaient pu ressentir lors de la 59ième édition du Festival d’Avignon en 2005 face à des spectacles où le texte théâtral n’avait plus de place prédominante13. Aujourd’hui encore, Le Théâtre postdramatique fait figure de chiffon rouge pour une partie de la critique qui considère que H.-Th. Lehmann signe avec son livre l’arrêt de mort de l’écriture dramatique contemporaine14. Bien que cet ouvrage ignore largement les auteurs de théâtre actuels, il a néanmoins le mérite de tenter, selon C. Douzou, « un repérage approfondi des formes contemporaines » malgré « un éclatement extrême, précisément dû au souci de repérer toutes les tendances décelables sur les scène occidentales contemporaines et à la difficulté de synthétiser les courants contemporains, dans lesquels le critique est immergé15. » Même s’il est loisible de voir dans les spectacles de R. Pollesch une forme de « postbrechtisme » (A. Wirth) ou d’y retrouver des traits marquants de la typologie postdramatique qui sont autant de signes d’une rupture générationnelle largement actée outre-Rhin, ils posent néanmoins d’évidentes difficultés de lecture et d’analyse. Or ces dernières sont justement liées au rapport particulier de Pollesch à l’écriture théâtrale, comme on va le voir à travers l’analyse du cycle de la Prater Saga.

Entre pop culture et poststructuralisme : Un « théâtre de discours » qui se dérobe à l’analyse discursive

4 La présentation de la cinquième partie de Prater Saga, La magie du désespoir, à l’occasion du festival Le Standard idéal à la MC93 de Bobigny en 2006, suscita des réactions franchement hostiles de la grande partie non germanophone du public. En effet, les sous-titres projetés lors du spectacle ne rendaient que partiellement le sens de ce que disaient les acteurs au débit précipité et à la diction hystérique, et dont la performance reposait au fond sur une grande part d’improvisation. L’acteur Marc Hosemann, alors en scène, ridiculisa les spectateurs insatisfaits en imitant un chauffeur de taxi parisien au fort accent africain qui expulse de son véhicule un client malpropre, congédiant du même coup de manière cocasse la question des prétentions hégémoniques de la francophonie. Il interdisait également au public français une lecture purement littéraire du spectacle qui aurait idéalement reposé sur la mise en scène d’un texte de texte de théâtre répondant à la forme dramatique traditionnelle à travers la mise en dialogue d’une fable conflictuelle. C’est pourtant muni inconsciemment de cette grille de lecture, forgée par une éducation littéraire au théâtre, que tout un chacun se rend habituellement au spectacle et c’est à elle que le spectateur tente habituellement de se raccrocher pour comprendre ce qui lui est montré sur scène. Or, dans un entretien donné à la revue Lettre international, R. Pollesch explique justement que l’enseignement dispensé à Gießen lui avait fait prendre conscience du caractère obsolète de cette conception traditionnelle du théâtre reposant sur l’histoire des pièces et la biographie de leurs auteurs : « Der Paradigmenwechsel, den Wirth einläutete, bestand darin, sich von der Theaterliteratur ab- und den Regisseuren, ihren Regieweisen und der Theatergeschichte zuzuwenden16. » Pourtant, R. Pollesch est clairement identifiable comme un auteur de théâtre contemporain, dont les pièces sont certes saturées de théorie, mais qui appellent nécessairement un type de lecture spécifique prenant en compte la qualité particulière de leur écriture et la façon dont elles sont jouées par les acteurs. Ce dernier point renvoie bien évidemment au travail du metteur en scène qui constitue l’autre volet de l’œuvre de R. Pollesch, même si celui-ci semble paradoxalement vouloir faire passer son activité de dramaturge au second plan comme il l’affirme dans l’entretien précédemment cité : « Bei uns geht nicht um Literatur. Der Text dient dazu, den Schauspieler auf der Bühne zu bewegen. Er dient als Motor17. » À ce phénomène propre à la représentation théâtrale s’ajoute par ailleurs la particularité de l’écriture cyclique dont relève Prater Saga et qui, d’un point de formel, en excédant le cadre habituel du modèle dramatique, contribue à entretenir l’irritation d’un public déjà perplexe face à un spectacle excessif sous bien des aspects.

Le Prater : un sociotope théâtral original

5 Dans cette perspective, chacun s’accordera à convenir qu’il est difficile d’écrire en France sur l’œuvre de R. Pollesch, notamment en raison de différences culturelles qui excèdent largement les difficultés de la barrière de la langue et relèvent, entre autres, de l’organisation générale du spectacle vivant chez nos voisins allemands18. Ainsi, le titre même du cycle s’explique par le fait que les pièces sont jouées au Prater, salle de bal reconvertie de ce qui était un haut lieu d’amusement du prolétariat berlinois dès la deuxième moitié du XIXe siècle et dont subsiste encore un Biergarten très apprécié dans l’ancien quartier bohème de la capitale allemande du temps de la RDA, à savoir Prenzlauer Berg. R. Pollesch dirigea entre 2001 et 2007 cette annexe de la Volksbühne en profitant de la segmentation du public des théâtres de Berlin pour s’adresser à des spectateurs avec lesquels il était lié par un sentiment d’appartenance à une certaine communauté d’esprit :

Wir haben die Erfahrung gemacht, dass es […] wahrscheinlich nur in Berlin geht, dass Leute ihr Theater finden. Dass wir hier Theater machen können über das, was in unserer nächster Nähe passiert und eben auch in der unserer Zuschauer19.

6A. Wirth va dans le sens des propos de R. Pollesch en considérant que le Prater a créé les conditions d’existence d’une « communauté de goûts » dans « l’une des rares adresses berlinoises où l’on peut sentir la cohérence de la dimension sociale […] et non sa dissolution20. » On peut parler au sujet de ce public d’un effet générationnel puisqu’il s’agit pour l’essentiel d’étudiants ou tout au plus de trentenaires qui ont accompagné le développement de la Volksbühne depuis la nomination de Frank Castorf à sa direction en 199221. Les spectateurs du Prater partagent également une culture intellectuelle formée par la fréquentation des mêmes textes théoriques comme le fait remarquer Diedrich Diederichsen :

Es sind […] Texte, die in einem Millieu gelesen werden, das man gerne das avancierte innerhalb der in Pollesch-Stücken aufgerufenen gesellschaftlichen Schicht nennen kann, der Sicht der kulturellen, Symbole verarbeitenden westlichen Mittelklasse und ihren Randgebieten, Neben- und Subkulturen. Diese in Studenten- und Aktivistenkreisen gelesenen theoretischen Texte […] sind ganz offensichtlich nicht allein deswegen bekannt, weil sie auf irgendwelchen Seminarplänen stehen, sondern weil sie auf von den Betreffenden auch gelesen werden, um eigene Probleme und Fragen des Selbstbildes zu lösen oder formulieren zu können22.

7Les textes de ce « théâtre de discours » relèvent pour la plupart de la french theory, telle qu’elle a été pour une part réimportée en Allemagne par l’intermédiaire des Etats-Unis23. Ainsi, les pièces de R. Pollesch jouées au Prater lors de la saison 2001-2002 de la Volksbühne intitulée Wohnfront (Front du logement) faisaient fréquemment référence à l’analyse par Gilles Deleuze de l’émergence d’une société de contrôle investissant tous les domaines de la vie humaine. Dans Insourcing des Zuhause. Menschen in Scheiss Hotel (Insourcing du chez-soi. Des hommes dans des hôtels de merde, première le 27 octobre 2001), R. Pollesch thématise la mise au pas d’un précariat intellectuel soumis aux mécanismes économiques de l’entreprise qui envahissent la sphère privée et rendent les relations amoureuses impossibles :

Ich kann […] die gesellschaftlichen Normen nicht mehr auf mich beziehen, wenn ich dich liebe. Das geht dann eben nicht mehr. Jedenfalls nicht mit dir hier im Untergrund. Das konnte ich mal, Normativität als flüssige Machttechnologie, oder Durchsagen und Rollkommandos in mir, die dafür sorgen, dass ich die Normen auf mich beziehe, aber wenn ich deine flüssige Machttechnologie liebe, du SCHEISS-HURE ! dann bin ich ganz weg davon, mich dem Gesetz ethisch verpflichtet zu fühlen. Oder irgendwelchen verordneten Vorstellungen von Sicherheit und Ordnung oder dem LEBEN und irgendeinem Konsens darüber, wie ich es managen soll24.

8Le texte renvoie donc de façon transparente au diagnostic formulé par G. Deleuze dans son Post-scriptum sur les sociétés de contrôle : « l’entreprise a remplacé l’usine, et l’entreprise est une âme, un gaz25. » Pour autant, R. Pollesch ne se contente pas de dresser un constat pessimiste sur l’état de la société contemporaine car il ne saurait prendre d’autre forme que celle d’une pièce de théâtre traditionnelle :

Man muss das Theater verändern. Die Haupterfindung entspringt dem Wunsch, dass man im Theater wieder hört, was da gesprochen wird. Das meint nicht Literaturverherrlichung, sondern dass etwas gesagt wird, auch eine Wirkung haben muss. Sobald man ein politisches Thema mit Dialogen anpacken will, funktioniert das nicht26.

9Il s’agit donc d’inventer un nouveau genre de théâtre qui tente de mettre en place une plate-forme de résistance aux transformations sociales participant de la mise au pas des individus dans le contrôle de leur identité27. Le refus de la forme dramatique traditionnelle va de pair avec la mise en valeur du caractère performatif du texte pris en charge par les acteurs, sans pour autant que soit garanti le succès de la communication avec le public comme l’explique Christine Bähr :

Die ausgeprägte Forme der Reduktion abstrakter und oft nur für Experten nachvollziehbarer Gedankengänge – den Expertenstatus erlangt das Publikum auch durch wiederholten Besuch von Pollesch-Abenden – sowie das Verfahren der Repetition steigern vielleicht nicht zwingend die Verständlichkeit, so doch die Memorierbarkeit des Gesprochenen – aus Sicht des Schauspielers – und des Gehörten – aus Sicht des Rezipienten, was wiederum entweder die Attraktivität der Theorieverwertung erhöht oder Langeweile evoziert. Theatertext und Textperformance führen Versuche des Mitdenkens ad absurdum, indem sie das Sprechen als Denken in den Fokus rücken28.

10Si seule la fréquentation assidue du Prater permettait de saisir un mode de pensée théâtrale reposant sur des impulsions théoriques transportées dans la diction particulière des acteurs, l’on comprend aisément que la présentation ponctuelle d’un tel type de spectacle ait connu l’échec en France comme le montre l’exemple du Standard idéal en 2006. En outre, la mise en boucle de la performance textuelle ne parvient à produire une effet de sens véritablement efficace qu’à partir du moment où les pièces s’insèrent dans un cycle qui, comme le note justement C. Bähr, permet la mémorisation de ce qu’entendent les spectateurs et qui revient sous forme des leitmotivs théoriques dans les paroles prononcées par les comédiens.

La théorie poststructuraliste passée à la moulinette de la pop culture

11 Si l’on essaye néanmoins de se prêter au jeu des connivences entre l’auteur et metteur en scène et son public, une fois compris l’environnement dans lequel prend forme son travail, on reconnaîtra aisément que le théâtre de R. Pollesch réussit un transfert original de la théorie poststructuraliste française. Dès lors, il serait loisible de se livrer à une lecture de Prater Saga à partir du Système des objets de Jean Baudrillard puisque le personnage d’Akufo Bigman, ressentant du dépit et de la jalousie à l’égard de celui de Twopence-twopence, finit par épouser un canapé qui, en définitive, au sens propre comme au figuré, s’avère être la seule figure concrète et immuable de ce cycle théâtral. Le comédien M. Hosemann, après avoir résumé les épisodes précédents du cycle, annonce en effet la situation initiale de La magie du désespoir : « Bigman liegt im Sterben, auf seiner geliebten Ehefrau ! Der Couch ! Die will ihn nicht gehen lassen oder es ist zu schwer, Abschied von ihr zu nehmen29. » Malgré cette illustration grotesque du fétichisme de la société de consommation, R. Pollesch lui-même désamorce toute interprétation idéologique univoque de son théâtre, écrivant ainsi dans son hommage paru à la mort de J. Baudrillard : « Theorie muss im Theater immer in Programmheften gefangengehalten werden, sonst würde sie so den ganzen Laden auffliegen lassen30. » Une telle affirmation n’est certes pas dénuée d’ironie mais elle rend d’autant plus difficile, sur le plan de l’interprétation théorique, la clôture cyclique de l’ensemble constitué par Prater Saga. L’auteur refuse donc le débat au sujet des lectures qui ont pu influencer son écriture :

Die Büchertische in Theaterfoyers und Probebühnen, die Inhalte von Programmheften können von den an sie anschließenden Aufführungen weitestgehend neutralisiert werden, dienen sie doch meistens nur dazu, den Regisseur und die Dramaturgie als die kompetentesten der gesamten Veranstaltung auszuweisen. Das ist ein Nachteil der Verbindung von Theorie und Theater31.

12Au fond, on se rend bien compte qu’il est vain de vouloir se livrer à une analyse purement textuelle de l’œuvre de R. Pollesch, sauf à prétendre y voir érigé en principe de composition le sampling de différents fragments du poststructuralisme32. L’écriture des pièces emprunterait ainsi aux techniques de mixage des DJs techno en faisant des répliques des comédiens, selon le mot de D. Diederichsen des « loops, qui reviennent toujours au début de boucles sonores de réflexion33 », lesquelles, à la manière de thèmes musicaux récurrents, finissent par s’ordonner dans l’ensemble cyclique des textes de R. Pollesch, pensé comme une rave partie sans fin. À cette dimension sonore relevant de la club culture, dans laquelle on peut voir un élément de socialisation culturelle du public et des artistes du Prater ayant fréquenté les mêmes lieux festifs ouverts après la chute du Mur34, s’ajoute un ensemble d’éléments visuels qui relèvent de ce que H.-Th. Lehmann qualifie de Cool Fun :

Ce mode de jeu distinctif du théâtre postdramatique trouve souvent son inspiration dans les concepts du divertissement cinématographique ou télévisuel, il se réfère (sans souci qualitatif) aux Splatters Movies, séries TV, aux clichés de publicité, à la musique disco et aussi au patrimoine intellectuel classique. En même temps, ce théâtre marque l’état d’esprit de ses spectateurs, et surtout des plus jeunes, entre résignation, rébellion, tristesse et désir impatient d’une vie intense et de bonheur. […] Au statisme existant de la conscience sociale (en dépit des bouleversements occasionnés par la politique mondiale de 1989), les créations artistiques ne semblent quasiment pas en mesure de se heurter de front ; elles préfèrent esquiver, se détourner de la question. Ainsi les ponts sont jetés pour l’attitude « cool fun » comme position esthétique35.

13La dimension visuelle de Prater Saga est du reste reliée à sa propre thématique puisque ses personnages apparaissant d’un épisode à l’autre empruntent leur identité à la culture populaire des films vidéo d’horreur tournés au Ghana. Il serait loisible de reprendre à partir de ce point l’analyse théorique, en montrant comment R. Pollesch déplace la question de la construction d’une identité individuelle dans la mise à jour d’une tension entre un modèle européen et son recyclage au sein d’une industrie de divertissement africaine36. Cette dernière ressemble fortement au Nollywood nigérian, qui, dans un esprit de recyclage, reprend à son compte les codes culturels de la mondialisation37. Mais, indépendamment du contexte géographique dans lequel sont situées chacune des pièces de Pollesch, son diagnostic social et culturel reste invariablement le même comme le constate D. Diederichsen :

Die grundsätzliche Krise, dass die Alternative zur Entfremdung nicht Verselbstung sein kann und sein sollte, aber gefordert wird, […] ist ja in der Analyse von René Pollesch ein grundsätzliches Phänomen. Es trifft diejenigen, die in der dritten Welt auf eine Titelseite eines Videomagazins schaffen […], genauso wie die Berliner und Gesamtwestler in früheren Stücken38.

14Le caractère universel de la crise de l’identité individuelle, même s’il connaît des déclinaisons locales, trouve donc sa forme d’expression artistique dans une culture de masse aux ramifications mondiales et qui constitue l’arrière-plan du décor dans lequel se meuvent les personnages :

Wir leben in den Fetzen europäischer Städte hier in Afrika ! Aber die Fetzen kommen nicht von MTV oder einer anderen fragmentierenden Technik, sonder von irgendeinem bürgerlichen Phantasma europäischer Städte und dem Zeug da, das keiner mehr leben kann. Die Scheisse, die keiner mehr leben kann, leben wir jetzt als Kitt, der die Fetzen europäischer Städte verbindet39 !

15Visuellement, cette fragmentation de « lambeaux » culturels est traduite par l’emploi de la vidéo qui renvoie à l’esthétique des clips musicaux, même si la référence à cette dernière est rejetée de façon ironique, alors qu’elle relève des procédés couramment employés aussi bien à la Volksbühne qu’à sa dépendance du Prater. Dans le cadre précis de la Saga, l’utilisation d’écrans qui démultiplient l’espace scénique permet par ailleurs d’illustrer l’économie des simulacres à laquelle le texte n’a de cesse de faire référence. À travers eux, c’est une nouvelle fois la construction fantasmée des identités individuelles soumises au monde des images médiatiques qui est dénoncée. L’usage de la vidéo chez R. Pollesch, comme le remarque Patrice Pavis, permet ainsi de « dévoiler les mécanismes de la représentation, de l’indentification, de l’inspiration, bref de tout le théâtre bourgeois40. » Or le Nollywood africain est tout autant concerné par le phénomène de représentation qui détermine l’identité individuelle. La problématique reste la même puisque la vidéo, et aujourd’hui l’image électronique (à l’exemple du phénomène des youtubers41) fournit un support d’identification efficace en supplantant le théâtre dans le rôle de médium culturel dominant qu’il a pu jouer jusqu’au XXe siècle.

16 Même si elle est passée au filtre de sa contextualisation africaine, la culture de masse ainsi conjuguée à une technique d’écriture fragmentaire et sérielle, inspirée par les techniques de mixage des musiques électroniques, se trouve en définitive associée à des éléments esthétiques, tels qu’ils ont pu être détournés par Andy Wharol et qui relèvent de ce qu’on a coutume d’appeler la pop culture. Ce courant artistique apparu à la fin des années soixante reste néanmoins difficile à définir et à qualifier. Ainsi, pour Ulf Poschardt, la pop culture est « un produit bâtard […] qui n’arrive pas à décider si elle est une contre-culture ou une culture dominante42 », tandis que Philippe Nassif la considère comme un « principe de subversion massif43 ». Chacun s’accordera en tout cas à voir dans cette indécision idéologique associée au goût ironique du formalisme un élément caractéristique de la postmodernité. Dès lors, il est difficile de lire de façon univoque Prater Saga à partir de critères exclusivement empruntés à la pop culture. Or c’est précisément la position défendue par un des plus importants théoriciens allemands de ce mouvement esthétique. D. Diederichsen, ancien journaliste musical et actuellement professeur à l’Académie des Beaux Arts de Vienne fut en effet l’un des premiers à écrire sur les pièces de R. Pollesch44. Selon lui, toute entreprise de commentaire de ce théâtre à partir de son substrat théorique transformé dans des variations de collage à partir d’une écriture en boucle condamne le lecteur à s’enfermer dans le cercle herméneutique d’une glose sans fin :

Das Missverständnis, es handle sich um Parodien eines Theoriejargons, kann nur denen passieren, die sich in ihrem unmarkiert gewachsenen Schnabel sicher glauben und meinen, keinen Jargon zu sprechen. Natürlich ist es komisch, wenn in sehr spezifischer abstrakter philosophischer Terminologie die Sackgassen einer Liebesgeschichte oder das Dämmerlicht einer Depression gestaltet werden sollen : aber dieser Abgrund ist präzise das Maß der Selbstverfehlung, um das es geht. Diese Distanz ist die andere Seite der Fremdheit, in der man als Subalterner zu leben gezwungen ist. Sie erlaubt auch nur einen Blick und sie ist wie die anderen durch Entfremdungsgewinne ermöglichten Distanzen und Pausen keine Lösung. Man kann auch diese Sprache nicht leben, aber man kann sie wenigstens sprechen45.

17Partant de ce constat, il s’avère difficile de prendre position sur les pièces de R. Pollesch à partir de leur analyse au niveau infrathéorique, en s’évertuant à mesurer constamment l’écart dans lequel se meut chaque personnage pour définir en négatif son identité. Le sujet postmoderne devient une surface de projection imaginaire qui ne peut plus être délimitée par la réalité : « das Leben und wie wir es wollen, nähert sich dem bloss Imaginierten46. » Chacun veut d’autrui autre chose que lui-même ou l’image qu’il pense avoir de soi, Bigman l’amour de Twopence-twopence et, à l’opposé, « eine kleine Schlampe aus Accra47 » (« une petite salope d’Accra ») l’intérieur cossu de la villa d’un businessman ghanéen : « Ich muss das kurz haben, das Imaginierte. Und vielleicht kommt davon diese Dominanz des Imaginierten, dass ich es mir hier bei dir, Bigman, kurz organisieren kann48 ! » À l’inverse, les personnages tentent pourtant d’échapper à ce qu’ils prétendent ne pas être, ce qui les conduit à des crises d’hystérie, jouées de manière magistrale par les acteurs qui apparaissent sans cesse dans les spectacles montrés par R. Pollesch, comme par exemple Martin Wuttke, Christine Groß ou Volker Spengler et que le texte des différents épisodes de la Saga nomme de façon explicite. Dès lors, D. Diederichsen a beau jeu de conclure laconiquement sur l’aporie à laquelle ce théâtre nous confronte à travers ses personnages dont les comédiens n’assument pas de façon nominale l’identité instable :

Man hat zuweilen jedenfalls das Gefühl, dass sich Polleschs Subjekte und Diskurseffekte hilflos auf eine Vergangenheit berufen, wo Pop und Politik oder eines von beiden noch mit dem DAS NICHT LEBEN WOLLEN zusammengingen, also auf den Kernzeitraum zwischen 68’ und der jeweils letzten politischen Enttäuschung. Gerade heute aber, so scheinen sie zu ahnen, im Zeitalter der geplanten Synergien, kriegen dieses unlustige oder gar widerspenstige Ich und seine Wünsche nicht mehr historisch Recht. Sie können siech nur im Wissen über sich selbst auflösen oder trotzig brüllen, so nicht leben zu wollen49.

18La pop culture, si elle sert de référence commune aux artistes du Prater et à leur public, finit donc par se dissoudre dans une attitude fondamentale de rejet à l’égard de sa valeur fantasmatique dans la construction du sujet :

Du siehst auf diese Leute und im Hintergrund, auf das was, man so schön findet ! Ihre Wohnung, ihre Tapete… Diese Vorstellungen davon, wie jemand leben will. Woher kommen die eigentliche, die SCHEISSVORSTELLUNGEN WIE JEMAND LEBEN WILL ? Du siehst in die Gesichter und im Hintergrund, auf das was die so schön finden, wo die so sind und vor welcher Scheisse sie sich ablichten lassen ! Und der eine braucht die Tapete vielleicht nur für einen Tag und dann zieht er weiter. Es sieht vielleicht noch so aus, als würde er sein ganzes Leben da drin verbringen, aber der ist hier nur zu Besuch, der will die Scheisse gar nicht und trotzdem siehst du im Hintergrund auf das was, der so schön findet. Und morgen findet der eben was anderes schön. Der muss sich eben jeden Tag neu erfinden. Und vielleicht nähert sich unsere Beziehung zu dem, was uns umgibt einer Dominanz des bloss Imaginierten […] Die zusammenphantasierte Scheisse in Europa hat nämlich nichts mit MIR ZU TUN50 !

19Tout arrière-plan s’avère donc nécessairement interchangeable puisqu’il fournit une surface de projection à un sujet dont l’identité se voit soumise à des codes de représentations culturels. Pour se libérer des contraintes imposées par ceux-ci, il ne reste plus aux individus qu’à adopter une posture fondamentale de refus, dernier rempart d’une subjectivité qui se construit donc de façon aussi négative que subversive51. Ce serait là le seul moyen d’exploiter de manière politique les attributs de la pop culture en jouant avec ses codes pour les détourner.

La performance actoriale au centre du cycle théâtral de la Saga

20 Chez R. Pollesch, la forme prend en définitive le pas sur le fond, réduit à un arrière-plan contextuel visuellement interchangeable, puisqu’elle est le principe structurant d’une écriture revenant en boucle sur la mort du sujet individuel, comme l’explique Patrick Primavesi : « Das Subjekt wird nur als eine Leerstelle markiert, als Störsignal im diffusen Rauschen öffentlicher, durch Medien geformter Rede.52 » Paradoxalement, cette illisibilité discursive permet de reconstruire malgré tout une identité alternative du sujet qui transforme son « bruissement » en « parole soufflée », selon l’expression employée par Jacques Derrida dans sa lecture d’Antonin Artaud53. En effet, grâce à la diction particulière des comédiens, reposant sur une « parole soufflée », R. Pollesch met en scène, selon Éliane Beaufils, une « jouissance des simulacres libérés de leur carcan » qui aboutit à une reconfiguration des personnages traversés par des discours qui leur donnent chair54. Autrement dit, l’auteur ne s’arrête pas au constat postmoderne de l’hégémonie du règne de la simulation, tel que l’a pensé J. Baudrillard, mais le transforme en principe moteur de la mise en scène de Prater Saga. Dès lors, puisque le domaine de l’analyse du discours critique n’aboutit qu’à une conclusion déceptive, il convient de se demander si, au sein de l’écriture de R. Pollesch, l’écart constaté entre saturation théorique et affirmation négative d’un sujet en posture de refus ne peut pas être rendu productif. Il trouverait alors une finalité positive dans le domaine de la représentation où ce sont les comédiens qui sont en charge d’incarner les « simulacres » discursifs. En fin de compte, si les cinq pièces constituant Prater Saga sont, une fois publiées, proprement illisibles, c’est sans doute parce qu’il s’agit avant tout de partitions vocales désignées à être jouées voire performées par des acteurs que R. Pollesch, en sa qualité d’auteur et de metteur en scène associe d’ailleurs étroitement à son travail de création :

Durch ihren Körper geht der Text, und wenn die Spieler den Text nicht sagen können, findet der Text nicht statt. Darin besteht die Autorschaft der Schauspieler. Sie entscheiden, was sie sagen. Sie drängen die Texte oder Themen auch in eine bestimmte Richtung55.

21En d’autres termes, l’écart entre théorie et pratique propre au « théâtre de discours » se trouve singulièrement réduit dès lors qu’il s’agit d’aborder, non pas les déclinaisons ludiques du structuralisme associées à leur commentaire par l’analyse critique de la pop culture, mais la façon dont les comédiens jouent concrètement avec les identités déconstruites que leur offre Prater Saga. À ce propos, Theresia Birkenhauer fait la remarque suivante :

Exponiert wird das Schauspiel als der beharrliche und doch permanent scheiternde Versuch einer Produktion von sich darstellender Individualität, von Figuren – während die Darsteller unentwegt von den Voraussetzungen der Konstruktion solcher Selbstentwürfe sprechen. Ihre Rede thematisiert die gesellschaftliche Produktion der Schimäre von Subjektivität, die Ausbeutung des immateriellen Kapitals von Selbstbildern, Affekten, Beziehungen. Die Texte reflektieren die Veränderung gesellschaftlicher Arbeit, mit der emotionale und kreative Potentiale zu den entscheidenden Produktionsfaktoren geworden sind, als ein soziales Verhältnis, das für die Schauspieler des Theaters immer schon galt56.

22La thématique de production des identités dans le cadre de la société capitalise postmoderne n’est donc pas traitée de façon discursive pour être mise à distance dans le jeu des acteurs. Ce sont plutôt ces derniers qui, par leur travail de représentation, en étant professionnellement soumis à des impératifs d’efficacité scénique, se heurtent aux difficultés du texte en marquant leur individualité de comédiens se débattant avec ce dernier. La problématisation de la représentation liée à cet échec voulu du théâtre traditionnel est donc rendue possible dans l’espace scénique du Prater qui, le temps du spectacle, se situe en dehors des enjeux sociaux prescripteurs qui valent autant pour les acteurs que pour le public de Prater Saga. Autrement dit, chez R. Pollesch, la théorie brechtienne se voit recentrée sur la figure du comédien qui rend productif la distance entretenue au rôle qu’il est en train de performer plus que de jouer :

Was zur Anschauung kommt, ist das Produziertsein, die Inszenierung jeder individuellen Äußerung. Aber nicht als Beschreibung einer Lebensrealität ‛draußen’, sondern als Theatersituation selbst : In der Produktion einer Szene durch die Darsteller, die dem Zuschauer vorgeführt wird, ist unmittelbar der Akt von Individualisierung und Selbstbildung vollzogen und ausgestellt57.

23Par conséquent, le spectateur assiste à un jeu sur la forme de solipsisme propre à la situation du comédien en scène, comme l’illustre cette réplique de Christian Rolli/Twopence-twopence dans la deuxième partie de la Saga :

Ich spreche mit was ganz anderem als mit euch und dir und dir, ich spreche mit einer anderen Subjektivität die vielleicht mal auf dem Planeten landet, der ich bin, der die Bioscheisse ist und ihn neu bevölkert, diesen PLANETEN DER ICH BIN ! Und der wird bevölkert mit einer anderen Subjektivität. Mit etwas anderem, mit etwas, das scheissegal ist und untreu und die Liebe nicht kennt und kein Gewissen und nicht die neoliberalen Strategien, die ich kenne, die kenne ich dann gar nicht mehr, die neuen Gesetze ich kenne eigentlich gar keine Gesetze58 !

24Ainsi, toute tentative d’analyse dramaturgique du livret de la Saga est indissociable de sa situation d’énonciation, dès l’instant où la constellation des personnages produits sur la scène du théâtre laisse apparaître la subjectivité de chaque acteur à travers sa façon de jouer.

25 Il ne s’agit pas de chercher à reconstruire des stratégies définissant de manière déceptive une identité individuelle dans la société postmoderne mais d’observer la façon dont les comédiens se jouent de cette identité, en se l’appropriant pour finir par la rejeter. T. Birkenhauer propose l’analyse suivante de ce processus particulier des mises en scène de R. Pollesch :

Pollesch akzentuiert in diesem mechanischen Alternieren das dramaturgische Potenzial der Unterbrechung, das andere Erzählmöglichkeiten bietet als die handlungsbezogene Akt- und Szenenteilung des Dramas : Anschlüsse, die nicht festgelegt sind, Verschiebungen und Verzweigungen, Wiederholungen. Gleichzeitig sind die Standardisierung von Sprechgesten und die normierte Studiointonation extrem zugespitzt ; sie sind adaptiert als Mechanisierung der schauspielerischen Rede und deren Ablösung von der Figur. Die Darsteller sprechen unabhängig vom Inhalt oder einer geschlechtspezifischen Zuordnung der Texte : alle sagen alles. Es ist ein Schauspiel, das Verinnerlichung ebenso verweigert wie Individualisierung – und das doch kein anderes Thema hat59.

26Le théâtre est le lieu par excellence pour examiner l’économie de la représentation qui constitue le fondement de la construction d’une identité individuelle. Mais comme la société contemporaine a largement investit la sphère privée et dépossédé chacun de son existence particulière, il n’est plus possible de considérer que le monde dans lequel nous vivons est le lieu d’un théâtre social dont on quitterait la scène pour retrouver son individualité propre en laissant son rôle public au vestiaire, comme l’explique D. Diederichsen :

So wird von uns nicht mehr verlangt eine Rolle zu spielen, sondern wir müssen gerade im Umgang mit den Institutionen und im Angesicht der Vergesellschaftung wir selbst sein. Die Rolle wäre zu wenig. Die Rolle ist ja eine Verknappung unserer Person und unserer Vitalität, die Company will aber alles, was wir haben. Es ist also vor allem bei anspruchsvollen Jobs ein ungeeignetes Modell, dass sich Angestellte „anpassen“ und eine Rolle spielen. […] So gibt es kaum noch jemanden, der eine Rolle spielt, sondern nur noch Leute, die sich mit ihrem Job identifizieren, erst recht dann, wenn sie gar keine Jobs mehr machen, sondern als Sub-Unternehmer alle Risiken ihrer Verwertung selbst tragen60.

27Par conséquent, R. Pollesch renverse les termes de l’équation de la représentation entre le rôle social et sa réception en montrant que l’échec du modèle de définition du sujet issu du théâtre bourgeois devient positif lorsque ses composantes sont soumises à une forme de désarticulation ludique dans le jeu des acteurs. Car ceux-ci sont soumis aux impératifs de production de rôles en raison de leur métier, alors que le texte qu’ils ont à dire rend justement leur travail contreproductif puisque, de toute évidence, les dialogues entre les personnages de Prater Saga sont impossibles à jouer :

Der Inhalt droht die Darsteller zu verschlingen. Daher finden die Schauspieler im Theater von René Pollesch ihren szenischen Gegner nicht mehr in einer anderen Figur, sondern im Theatertext selbst, den sie buchstäblich am eigenen Körper ertragen müssen. Die szenische Spannung ergibt sich nicht mehr aus „Figuren“ und „Handlung“, sondern aus der Fähigkeit des Rezipienten, den inhaltlichen Schwerpunkten des Textes intellektuell zu folgen61.

28Acteurs et spectateurs sont ainsi confrontés aux mêmes difficultés qui leur font prendre conscience de leur individualité face aux impératifs sociaux de la représentation. De la sorte, ils sont amenés à réfléchir ensemble sur ces derniers, qu’ils se placent du côté de la production du rôle ou de sa réception. D. Diederichsen explique ce principe d’un point de vue théorique : « Das Thema des Theaters müsste sein, ein Leben, indem man sich hinter keiner Rolle mehr verschanzen kann, von einer anderen Ordnung des (Bühnen-)handelns aus zu beobachten62. » Autrement dit, le travail du comédien doit être pris au sérieux parce qu’il relève d’un principe de représentation alimentant un discours politique que P. Pavis voit

pris dans une dénégation et un double bind : d’un côté, il démonte le processus du tournage, de la représentation, de la recherche de charme ; de l’autre, grâce au charme des acteurs et au plaisir de raconter une histoire dans la bonne vieille tradition du « théâtre de représentation », il est en mesure de fabriquer un spectacle critique et drôle. Et ce spectacle lui permet finalement de représenter notre époque. Dispositif certes ironique, puisqu’il tire profit du système néolibéral en commentant ces formes les plus abjectes63.

29Cela est d’autant plus vrai si l’on considère que les cinq épisodes de la Saga ont, comme leur nom l’indique, été joués à la suite les uns des autres sur la scène du Prater. Il y avait donc, pour le public allemand, la possibilité de faire le lien entre chaque épisode de la série sans passer par une identification aux personnages mais en retrouvant les mêmes acteurs aux prises avec les « simulacres » des rôles dont l’incarnation impliquait de suivre le travail sur la « parole soufflée » propre au théâtre de R. Pollesch et qui passe par cette diction caractéristique qui fait résonner les corps sur le plateau. Prater Saga est donc un théâtre de la représentation, au sens où elle est l’enjeu même de chacune des pièces du cycle, dans leur mise en scène qui établit un rapport particulier entre les comédiens et le public amenés à poursuivre une réflexion commune sur la question du rapport entre individualité et représentation sociale.

Le traitement scénique des différents épisodes de Prater Saga

30L’on comprend dès lors pourquoi l’auteur répugne à confier ses pièces à d’autres metteurs en scène que lui-même. Or, à cet égard, Prater Saga a fait exception puisque, les trois épisodes centraux furent mis en scène, avec des résultats plus ou moins heureux, par d’autres artistes que R. Pollesch. Ainsi, le deuxième volet, Twopence-twopence und die Voodoothek (Twopence-twopence et la vaudouthèque), fut monté par Jan Ritsema, chorégraphe néerlandais et directeur du Performing Arts Forum près de Reims. Mais, en sa qualité de directeur du Prater, R. Pollesch fit retirer le spectacle de l’affiche dès le lendemain de la première. Il s’en explique par un commentaire à la fin de l’édition de la pièce :

Der Abend Prater-Saga 2 lief nur ein einziges Mal, da er meiner Meinung nach am Ende zu sehr etwas war, das im Prater nicht geht : ein Abend als bloße Repräsentation eines Textes. Es geht uns im Prater nicht darum, das gesicherte Wissen eines einzelnen, autonomen Produzenten auf die Bühne zu bringen. Der Text will noch etwas wissen, er ist keine Bilanz und soll er auch nicht werden64.

31J. Ritsema avait choisi une mise en scène statique, en laissant les acteurs assis, de façon à mieux faire entendre le texte. Ce faisant, il avait sciemment renoncé à la lutte entre la partition vocale de la Saga et l’acteur qui permet habituellement à ce dernier de faire ressortir son individualité, ce qui lui attira l’hostilité de l’ensemble du Prater, comme il s’en est lui-même rendu compte par la suite :

Mijn manier van theatermaken houdt in dat er altijd een risico bestaat dat de voorstelling compleet de mist ingaat. Voor mij is het existentiële karakter van het acteren erg belangrijk, het ‚acteren op het moment zelf’. Maar die vorm van acteren kan ook volledig mislukken, wanneer de acteurs hun eigen aanwezigheid te veel controleren. Voor mij gaat het om de snelheid van het denken tijdens het spelen. Daarom werk ik graag met teksten die over abstracte dingen gaan en daarom ook bevallen René’s teksten me zo goed. Uiteindelijk draait alles in het theater om het risico de eigen aanwezigheid op het podium niet te controleren of te maskeren en zo een voorstelling van een ongrijpbare schoonheid, intensiteit, klaarheid van spelen en denken te laten ontstaan65.

32D’une certaine manière, J. Ritsema s’est donc opposé au jeu virtuose des comédiens attitrés de R. Pollesch, habitués à se battre avec les difficultés du textes et prêts à courir le danger d’en perdre un temps la maîtrise, sans jamais abandonner pour autant leur statut d’individus ayant le contrôle sur le jeu de théâtre. Or Bettina Brandl-Brisi définit précisément la virtuosité comme un processus d’individualisation faisant ressortir la personnalité de l’acteur :

Virtuosität markiert […] die Grenze und Selbstaufhebung des Systems idealistischer Schauspieltechnik in der Ausstellung von dessen Selbstreferentialität. In der Ausstellung der Materialität der Darstellung stellt der Virtuose seine Persönlichkeit in den Darstellungsvorgang ein66.

33Il s’agit en effet moins d’une maîtrise technique que d’une capacité à montrer l’étendue de ses capacités d’acteur, chose que J. Ritsema avait précisément refusée à l’ensemble du Prater.

34 Par ailleurs, l’artiste néerlandais n’avait pas considéré le texte de Twopence-twopence und die Voodoothek comme un matériau, à l’inverse de Gob Squad, responsables de la mise en scène de la troisième partie, In diesem Kiez ist der Teufel eine Goldmine (Dans ce quartier le diable est une mine d’or). Fondé en 1994, ce collectif germano-britannique représente la génération du théâtre dit postdramatique ayant suivi celle de R. Pollesch puisque ses membres allemands sont également des anciens diplômés de l’Institut d’études théâtrales appliquées de Gießen. Gob Squad avait monté une performance qui consistait en un casting sauvage d’acteurs amateurs trouvés dans la rue devant le Prater. Ces derniers étaient ensuite amenés dans le décor du spectacle où ils devaient tourner une scène tirée du texte de R. Pollesch. En d’autres termes, le groupe avait pris le contre-pied de l’exécution virtuose habituelle de la Saga selon un procédé habituel à leur façon de travailler, mêlant projections filmiques et usages du site specific theater consistant à jouer en dehors de l’espace scénique habituel. H.-Th. Lehmann en explique le principe à partir de Close Enough To Kiss (1997), spectacle déambulatoire où le public traverse un corridor fait de vitres derrière lesquels sont placés les performers. Il qualifie cette performance de

spectacle sans auteur, mais avec « des gens du commun » sans souvent de caractéristique individuelle et qui étalent presque sans s’interrompre, au travers d’un « rôle » […] des gestes et des thèmes emmagasinés par les médias. […] on y retrouve l’insertion ironique de citations, tout comme l’utilisation de la littérature de gare67.

35Gob Squad fait donc autant référence à la culture de masse que R. Pollesch mais leur travail, en cherchant à faire la liaison entre la théorie discursive et la réalité extérieure au monde du Prater, formé par la communauté du public et des artistes, aplatit néanmoins les enjeux de la représentation de l’identité individuelle puisqu’il les délègue à des amateurs recrutés directement devant la salle de spectacle. Le collectif est du reste lui-même conscient de cet effet comme l’explique son membre Sean Patten dans un entretien :

Exemplarisch für unsere Arbeit ist es, eine Verbindung herzustellen zwischen Fiktion und dem, das man die „wirkliche Welt“, die Realität nennen kann. Und was uns unter anderem auch an diesem Projekt beschäftigte, ist die Frage : „Wo ist die wirkliche Welt ?“ Und die stellt auch Polleschs Text. Immer wenn ich mir einen Pollesch-Abend ansehe, verstehe ich dies als den Versuch, sich zu orientieren. Das endet oft mit viel Geschrei, weil es ein so frustrierender Vorgang ist, Formulierung zu finden angesichts der Vielsichtigkeit der Beziehungen und der komplexen gesellschaftlichen Zusammenhänge68.

36La recherche des effets de sens se fait donc au détriment de la performance vocale, que ce soit chez J. Ritsema ou Gob Squad. Chez ces derniers, la recherche d’une réalité extrathéâtrale, ce « monde véritable », fait fi des enjeux de la construction de l’identité sociale dont le jeu des acteurs est le support habituel puisqu’il cède en effet à un impératif d’authenticité : « althought the random cast and Pollesch’s drastic lines arouse must laughter from the audience, the obvious amateurism creates its own suspense and may be more authentic than a professional performance69. » Or le caractère authentique du jeu des amateurs fait oublier qu’il prend sa source dans des simulacres qui organisent le monde extérieur au Prater.

37 L’épisode suivant, Diabolo – Schade, dass er der Teufel ist (Diabolo – dommage qu’il soit le diable), fut confié au metteur en scène Stefan Pucher, lequel choisit de découper la pièce dans le cadre d’un concert consacré à l’album Let It Be des Beatles. Ces trois tentatives d’approche différentes du théâtre de R. Pollesch montrent donc la difficulté à donner une forme scénique indépendante d’une écriture qui, en principe, existe dans l’immédiateté du processus de création engagé par le metteur en scène et auteur avec ses acteurs. Dès que le texte devient pièce de théâtre confiée à un tiers pour la représentation, il perd de sa vivacité car il doit être actualisé dans une interprétation marquée par la signature d’un metteur en scène se confrontant, avec une esthétique qui lui est propre, au travail de R. Pollesch. C’était bien le problème avec S. Pucher qui, s’il avait déjà mise en scène en 2003 au Schauspielhaus de Zurich un autre texte de l’auteur de Prater Saga, Bei Banküberfällen wird mit wahrer Lieber gehandelt (Lors des hold-ups on négocie avec de l’amour véritable), adopte d’abord une attitude de dramaturge face à son travail :

Bei Pollesch gibt es einen existentiellen Kern. Das ist das größte am Theater, dass es mit solchen Texten eine andere Art von Universität wird : Du kannst nicht umschalten, du sitzt das mit einem Texte und Leuten und du weißt, du musst ihn auf die Bühne bringen70.

38On peut cependant reconnaître à S. Pucher une certaine affinité pour ce que fait R. Pollesch au théâtre puisqu’il a suivi son parcours depuis ses débuts. Pour autant, seul Gob Squad semble s’en être tiré en accentuant la dimension performative de la partie de la Saga qui lui incombait, tandis que S. Pucher, en laissant le devant à la musique représentative de la pop culture remplaçant une fonction somme toute illustrative, a semblé vouloir contourner les difficultés du texte, voire ne pas prendre position par rapport à ce celui-ci. Quant à J. Ritsema, il fut sans doute plus honnête que S. Pucher en commettant l’erreur de prendre l’auteur trop au sérieux, chose que celui-ci, au fond, lui a amèrement reproché.

39 Derrière cet échec partiel de la production de Prater Saga, se cache finalement la question des limites de la forme cyclique dans l’œuvre de R. Pollesch. L’épisode final, en décontextualisant le cadre mince de l’intrigue, apparaît paradoxalement comme une tentative de raconter à nouveau une histoire au théâtre. Or, dès son ouverture, le mode de fonctionnement du cycle avait été exposé au regard du public. Il repose en fait sur la déclinaison sérielle d’une alternative délimitant de façon univoque l’univers dans lequel évoluent les personnages. Elle est formulée en ces termes par V. Spengler, jouant le rôle d’un annonceur brechtien dans une vidéo projetée lors de la première partie sur la scène créée par Bert Neumann :

es geht um den Ruhm und die Erbärmlichkeit, und zwar sehr eindrucksvoll in Szene gesetzt. Und es geht um experimentelles Denken und die Entunterwerfung vor hinfälligen Bildern von einer Stadt und dem Leben der Leute da. Oder er könnte auch Geld und Verzweiflung heissen71.

40Entrent donc ici en collision un substrat d’intrigue des plus triviaux, à savoir l’amour déçu d’Akufo Bigman pour Twopence-twopence, avec la question de l’identité du public des films vidéos tournés dans les villas des riches habitants d’Accra et qui relèvent de la pop culture africaine. Cette dernière est illustrée par la transposition dans la Saga de la trame lâche d’un film d’horreur, inspiré du Diabolo (1991) du réalisateur ghanéen William Akuffo, où les techniques du vaudou permettent de transformer les morts en distributeurs de billets crachant de l’argent. Économie des sentiments et circulation monétaire sont donc les deux pôles entre lesquels évoluent constamment et jusqu’à l’absurde les personnages discursifs créés par R. Pollesch, tels qu’ils sont incarnés par ses acteurs fétiches constituant l’ensemble du Prater. Puisque confier la Saga à d’autres metteurs en scène est un échec, le dramaturge, dans l’épisode final La magie du désespoir, peut indirectement poser la question d’un retour à la forme traditionnelle du drame :

Warum nur dehnt sich der eine Tag hier bei dir, Bigman aus zu einer Saga ? Wo wir doch eine ganze Familiengeschichte und ein großangelegtes Generationsdrama da drin unterbringen und erzählen wollten. Warum dauert es so lange, zu klären, was uns etwas bedeutet ? Warum Familien und Generationen hier am Ende der Geschichte noch Züchtungen sind72 ?

41Ces propos que R. Pollesch fait tenir au comédien M. Hosemann sont certes ironiques mais, en déclinant la thématique de la Saga à travers une parodie de pièce d’Ibsen, ils permettent de poser la question d’un retour au sens pour dépasser le relativisme absolu du poststructuralisme. En d’autres termes, comme R. Pollesch le fait dire au même acteur : « Du kannst doch nicht Entscheidungen treffen nach deiner eigenen animalischen Geilheit. Das ist so post-histoire73 ! » Et, dans la même réplique, M. Hosemann formule la revendication suivante qui le transforme en porte-parole du public : « Wir Zuschauer haben doch ein Recht auf Kunst und nicht nur die blöden Künstler. Wir können uns doch nicht züchten, wir brauchen auch Zeremonien74. » Ce dernier thème fait naturellement penser à une formulation utilisée par H.-T. Lehmann dans son analyse de la production théâtrale du dernier tiers du vingtième siècle :

Le théâtre postdramatique libère le moment formel et ostentatoire de la cérémonie de sa seule fonction consistant à accroître l’attention et le valorise en tant que tel, en tant que qualité esthétique, détachée de toute référence religieuse et culturelle75.

42Cette focalisation indirecte sur un théâtre à la finalité esthétique autotélique, libéré des catégories d’analyse du discours postmoderne, semble transparaître comme une forme de nostalgie habitant l’œuvre de R. Pollesch. La clôture en ligne de fuite de la Saga paraît en effet indiquer en creux les limites d’une réflexion théorique in actu placée au centre de la représentation théâtrale. En outre, le fonctionnement discursif en boucle de la Saga montre nécessairement que le style du dramaturge et metteur en scène finit par tendre à l’autoparodie postmoderne qui dessert plus qu’elle ne défend un discours construit à partir de la catégorie esthétique du postdramatique dont R. Pollesch se voudrait l’élève modèle. Or Christophe Bident a critiqué à juste titre l’ouvrage de H.-T. Lehmann pour sa tendance à ce qu’on pourrait qualifier de sampling théorique ; l’auteur du Théâtre postdramatique utilise en effet de façon indifférenciée un appareillage critique prolifique qu’il adosse à ses descriptions de spectacles76. Ce faisant, le critique allemand néglige trop fréquemment l’importance des histoires sur les scènes de théâtre. En revanche, la déconstruction finale du cycle théâtral de Prater Saga s’avère être un appel indirect au retour de la fable, comme si « la fin des grands récits » dont parle Jean-François Lyotard dans La condition postmoderne était malgré tout à regretter et que leur retour au Prater, aussi ironique et fantomatique soit-il, était à souhaiter – à condition, bien sûr, pour R. Pollesch, de s’assurer leur exploitation exclusive dans sa propre mise en scène.

Post-scriptum à un théâtre postdramatique

43 Le théâtre dont il a été question dans cet article correspond à peu près à l’âge d’or de la Volksbühne à Berlin, une époque que l’on peut situer entre le développement de l’économie numérique et le 11 septembre 2011. Durant cette période, le sociotope du Prater a accompagné les transformations d’une ville qui ont fini par le rattraper. Mise temporairement en sommeil en raison d’une plainte de la Jewish Claim Conference, l’ancienne salle de bal devenue cinéma sous le temps de la RDA ne retrouvera définitivement sa vocation théâtrale qu’en 2018. Entre-temps le directeur de la Volksbühne aura fini son mandat d’intendant. Son successeur désigné en mai 2015, le Belge Chris Dercon, actuellement directeur de la Tate Modern à Londres, propose une orientation nouvelle à un théâtre qui a accompagné les mutations de la capitale de la nouvelle Allemagne en se livrant à un travail d’appropriation de son passé est-allemand dont peu de choses subsistent aujourd’hui. Il n’est qu’à songer aux rénovations immobilières qui ont entièrement changé le visage du quartier de Prenzlauer Berg, dont la majeure partie de la population d’avant la chute du Mur a déménagé parce qu’elle ne pouvait acheter d’appartement pour y vivre ou se payer son loyer. La Volksbühne dont Dercon prendra la direction se propose d’accompagner les évolutions urbaines en jetant un pont vers des quartiers de la ville qui n’apparaissaient pas encore sur la carte culturelle de la ville, il y a vingt ans : « Die volksbühne berlin schafft eine programmatische Achse zwischen den zukünftigen Strategieräumen Mitte und Tempelhofer Feld/Neukölln77. » Dercon propose donc de ne plus jouer seulement à la Volksbühne historique située dans le quartier du centre (« Mitte ») mais de s’ouvrir à l’espace de l’ancien aéroport de Tempelhof et au quartier de Neukölln où vivent maintenant les étudiants et jeunes artistes. Car il faut constater que les anciens étudiants et supporteurs du travail de Castorf et Pollesch ont vieilli ; nul doute pour autant que Prater Saga ait marqué leur époque. Mais la contemporanéité de ces spectacles s’éloigne au fur et mesure du regard rétrospectif que l’on jette sur le travail de Pollesch au Prater. Il s’agit à l’avenir d’en étudier la réception dans une histoire du théâtre qui reste à écrire et continuera d’être alimentée, de façon cyclique, par les évolutions de la scène théâtrale berlinoise.

Notes

1  Voir B. Engelhardt, « Le théâtre de René Pollesch », Europe, n° 924, 2006, p. 309-317.

2  Depuis le Festival d’Avignon en 2004, les pièces suivantes de R. Pollesch ont été jouées en France : successivement lors des éditions 2005 et 2006 du Festival le Standard idéal de la MC 93, Telefavela, puis Prater Saga 5, Die Magie der Verzweiflung (Prater Saga 5, La magie du désespoir), et, en 2012 dans le cadre du Festival d’Automne au Théâtre de Gennevilliers, Ich schau dir in die Augen, gesellschaftlicher Verblendungszusammenhang ! (Je te regarde dans les yeux, contexte d’aveuglement social !).

3  Voir C. Douzou : « Qu’est-ce que le contemporain au théâtre ? », Revue d’histoire littéraire de la France, n° 113, 2013, p. 569-582.

4  Ibid., p. 578.

5  Voir R. Jobez, « L’école de théâtre de Giessen : Un champ et un potentiel de liberté », entretien avec H.-Th. Lehmann, Alternatives Théâtrales n° 98, 2008, p. 62-64.

6  Voir R. Jobez, C. Schmidt : « Théâtre en voyage : Cargo Sofia-Paris/Berlin », Théâtre/Public, n° 194, 2009, p. 57-61.

7  Voir A. Wirth, « René Pollesch. Agitpopthéâtre générationnel pour des Indiens des villes », Théâtre/Public n° 191, 2008, p. 77-79.

8  Voir Ch. Klein, « “La ville-proie” (Die Stadt als Beute, 2001). À propos du dialogue dans le “théâtre de discours” de René Pollesch », dans Le théâtre postdramatique. Vers un chaos féconds ? (dir. G. Thériot), Clermont-Ferrand, PUBP, 2013, p. 151-166.

9  Voir A. Dürr, W. Höbel, « Es geht darum, sich gemeinsam mit dem Text zu orientieren », entretien avec R. Pollesch, Der Spiegel n° 21, 2005, p. 155-157.

10  Voir A. Wirth, « Du dialogue au discours. Essai de synthèse des conceptions post-brechtiennes », Théâtre/Public, n° 40-41, 1981, p. 10-14.

11  H.-T. Lehmann, Le Théâtre postdramatique, trad. H.-P. Ledru, L’Arche, 2002, p. 188.

12  Voir R. Jobez, « La double séquence du spectateur », Critique, n° 699-700, 2005, p. 572-583

13  Voir G. Banu, B. Tackels (dir.), Le Cas Avignon 2005, Montpellier, L’Entretemps, 2005.

14  Voir J.-P. Sarrazac, Poétique du drame contemporain, Seuil, 2012.

15  C. Douzou, « Qu’est-ce que le contemporain au théâtre ? », art. cit., p. 577.

16  « Le changement de paradigme mis en place par Wirth consistait à se détourner de la littérature théâtrale pour aller vers les metteurs en scènes, leur façon de mettre en scène et l’histoire du théâtre. » F. M. Raddatz, « Der Pollesch-Code. Im Jenseits der Repräsentation oder Jenseits des Repräsentationstheaters », entretien avec R. Pollesch, Lettre international, n° 1, 2015, p. 119-122, ici p. 119. [Toutes les traductions sont, sauf indication contraire, de l’auteur – RJ]

17  « Nous ne nous intéressons pas à la littérature. Le texte sert à faire bouger l’acteur sur scène. Il sert de moteur. » Id.

18  Voir R. Jobez, N. Müller-Schöll, « Performance, avant-garde américaine et culture artistique transeuropéenne », Théâtre/Public n° 191, 2008, p. 67-68.

19  « Nous avons fait l’expérience qu’il n’est possible qu’à Berlin que les spectateurs trouvent leur théâtre. Que nous pouvons faire ici du théâtre sur ce qui se passe dans notre environnement proche et justement dans celui des spectateurs. » F. M. Raddatz, « Penis und Vagina, Penis und Vagina, Penis und Vagina. René Pollesch über Geschlechterzuschreibungen », dans Brecht frisst Brecht (dir. F. M. Raddatz), Berlin, Henschel, 2007, p. 195-213, ici p. 196.

20  A. Wirth, « René Pollesch. Agitpopthéâtre générationnel pour des Indiens des villes », art. cit., p. 79.

21  Voir Barbara Engelhardt, « “Nous parlons sans cesse de l’avenir. Mais nous ne surmontons pas le présent” : l’esthétique intervenante de Frank Castorf », dans Mises en scène d’Allemagne(s) (dir. D. Plassard), CNRS éditions, 2013, p. 302-321.

22  « Ce sont […] des textes qui sont lus dans un milieu qu’on peut volontiers appeler la classe sociale avancée convoquée dans les pièces de Pollesch, la classe moyenne ouest-allemande cultivée et assimilatrice de symboles ainsi que de ses marges et des annexes de la subculture. Ces textes théoriques lus dans les milieux des étudiants et des activistes […] sont de tout évidence connus, non pas parce qu’ils font partie des programmes de cours de l’université, mais parce qu’ils sont lus par ceux qu’ils concernent dans le but de résoudre ou de formuler leurs problèmes et questionnements de l’image de soi. » D. Diederichsen, « Maggies Agentur », dans Prater Saga, éd. A. Quiñones, Berlin, Alexander Verlag, 2005, p. 7-26, ici p. 13.

23  Voir K. Birnstiel, Wie am Meeresufer ein Gesicht im Sand. Eine kurze Geschichte des Poststrukturalismus in Theorie und Literatur, Munich, Fink, 2015.

24  « Je […] n’arrive plus à appliquer les normes sociales à moi-même quand je t’aime. Car ça ne marche justement plus. En tout cas pas avec toi ici en sous-sol. Je pouvais y arriver, à la normativité comme technologie du pouvoir fluide ou à des annonces sonores ou des troupes d’intervention motorisées en moi qui veillent à ce que j’applique les normes, mais quand j’aime ta technologie du pouvoir fluide, SALE PUTE ! je suis bien loin de me sentir lié de façon éthique à la loi. Ou à n’importent quelles représentations de la sécurité et de l’ordre ou à la VIE et n’importe quel consensus sur la façon de la manager. » R. Pollesch, Insourcing des Zuhause. Menschen in Scheiss-Hotels, dans Wohnfront 2001-2002 (dir. B. Masuch), Berlin, Alexander Verlag, 2002, p. 43-80, ici p. 78.

25  G. Deleuze, Post-scriptum sur les sociétés de contrôle, dans Pourparlers, Minuit, 1990, p. 240-247, ici p. 242.

26  « Il faut changer le théâtre. La principale innovation résulte du souhait d’entendre à nouveau au théâtre ce qui y est dit. Il ne s’agit pas de célébrer la littérature mais de dire quelque chose qui doit avoir un effet. Dès qu’on veut s’emparer d’un sujet politique avec des dialogues, ça ne fonctionne pas. » F. M. Raddatz, « Der Pollesch-Code. Im Jenseits der Repräsentation oder Jenseits des Repräsentationstheaters », art.cit., p. 120.

27  Voir N. O. Eke, « Störsignale. René Pollesch im “Prater” », dans Ökonomie im Theater der Gegenwart (dir. F. Schößler, C. Bähr), Bielefeld, Transcript, 2009, p. 175-191. Voir également B. Engelhardt, « Marquer la normalité. Quelques réflexions sur le théâtre de René Pollesch », Alternatives théâtrales, n° 82, 2004, p. 85-89.

28  « La forme prononcée de la réduction de raisonnements abstraits qui ne sont clairs que pour des experts (le public n’acquiert le statut d’expert qu’en allant assister à plusieurs spectacles de Pollesch) et le procédé de répétition n’augmentent sans doute pas de façon automatique la compréhension de ce qui est dit plutôt que sa mémorisation du point de vue des acteurs et son écoute du point de vue du récepteur, ce qui a pour conséquence d’augmenter l’attractivité de l’exploitation de la théorie ou de susciter l’ennui. Le texte de théâtre et la performance du texte entreprennent des tentatives de penser en commun ad absurdum en mettant en avant l’acte de parler comme pensée. » C. Bähr, Der flexible Mensch auf der Bühne : Sozialdramatik und Zeitdiagnose im Theater der Jahrtausendwende, Bielefeld, Transcript, 2014, p. 347.

29  « Bigman est en train de mourir sur sa chère épouse ! Le canapé ! Elle ne veut pas le laisser partir ou c’est trop dur de lui dire adieu. » R. Pollesch, Prater Saga 5 – Die Magie der Verzweiflung, dans Prater Saga, op. cit., p. 203-240, ici p. 219.

30  « La théorie au théâtre doit toujours être confinée dans les programmes, sinon elle ferait sauter toute la boutique. » R. Pollesch, « Requiem fürs Programmheft. Zum Tod von Jean Baudrillard », Theater heute, n° 4, 2007, p. 1-3, ici p. 1.

31  « Les tables de livres dans les foyers des théâtres et les salles de répétition, les contenus des programmes peuvent être largement neutralisés par rapport aux représentations qui les suivent puisqu’ils ne servent la plupart du temps qu’à désigner le metteur en scène et la dramaturgie comme les plus compétents de l’ensemble de la manifestation. C’est un inconvénient de la relation entre théorie et théâtre. » Ibid.

32  Voir K. Nissen-Rivzani : Autorenregie : Theater und Texte von Sabine Harbeke, Armin Petras/Fritz Kater, Christoph Schlingensief und René Pollesch, Bielefeld, Transcript, 2014.

33  D. Diederichsen, « Denn sie wissen, was sie nicht leben wollen. Das kulturtheoretische Theater des René Pollesch », Theater heute n° 3, 2002, p. 56-63, ici p. 60.

34  Voir F. Denk, S. von Thülen, Der Klang der Familie. Berlin, Techno und die Wende, Francfort sur le Main, Suhrkamp, 2014.

35  H.-T. Lehmann, Le Théâtre postdramatique, op. cit., p. 190.

36  Voir F. Schößler, « Fremdheit und Kapitalismuskritik. Okkulte Ökonomien und das Ende des Subjekts in René Polleschs Prater-Saga (2005) », Acta Germanica, n° 37, 2009, p. 141-150.

37  Voir M. Krings (dir.), Global Nollywood. The Transnational Dimension of an African Video Film Industry, Bloomington, Indiana Universty Press, 2013.

38  « La crise profonde, voulant que l’alternative à l’aliénation ne peut et ne saurait être l’accomplissement de soi, même s’il est exigé, […] est un phénomène fondamental de l’analyse de René Pollesch. Elle touche tout autant ceux qui dans le Tiers-monde parviennent à faire la couverture d’un magasine vidéo que les Berlinois ou les habitants de l’Ouest dans les pièces antérieures. » D. Diederichsen, « Maggies Agentur », art. cit., p. 18 sq.

39  « Nous vivons dans les lambeaux de villes européennes, ici en Afrique ! Mais ces lambeaux ne proviennent pas de MTV ou d’une autre technique de fragmentation mais d’un quelconque fantasme bourgeois de villes européennes et de ce truc que plus personne ne peut vivre. La merde, que plus personne ne peut vivre, nous la vivons comme une façon de raccommoder les lambeaux de villes européennes ! » R. Pollesch, Prater Saga 5 – Die Magie der Verzweiflung, op. cit., p. 81.

40  P. Pavis, La mise en scène contemporaine : origines, tendances, perspectives, Armand Collin, 2001, p. 152.

41  Voir P. G. Lange, Kids on YouTube : Technical Identities and Digital Literacies, Walnut Creek, Left Coast Press, 2014.

42  U. Poschardt, DJ Culture, trad. J.-P. Henquel et E. Smouts, Kargo, 2002, p. 416.

43  P. Nassif, La Lutte initiale, Denoël, 2011, p. 20.

44  D. Diederichsen, « Denn sie wissen, was sie nicht leben wollen. Das kulturtheoretische Theater des René Pollesch », art. cit.

45  « Le malentendu qui consiste à croire qu’il s’agit de parodies d’un jargon théorique ne peut arriver qu’aux blancs-becs qui se croient sûrs d’eux et pensent ne pas jargonner. Bien sûr que c’est bizarre lorsque prennent forme, dans une terminologie philosophique très spécifique et abstraite, les culs de sac d’une histoire d’amour ou le crépuscule d’une dépression. Mais cet écart est précisément la mesure de l’échec de soi dont il est ici question. Cette distance est le revers de l’étrangeté dans laquelle on est contraint de vivre en tant qu’individu subalterne. Elle ne permet qu’un seul regard et, comme les autres pauses et distances rendues possibles par les acquis de l’étrangeté, elle n’est pas une solution. On ne peut pas non plus vivre cette langue mais on peut au moins la parler. » D. Diederichsen, « Maggies Agentur », art. cit., p. 15.

46  « La vie en général et celle que nous voulons vivre se rapprochent du pur imaginaire » R. Pollesch, Prater Saga 1 – 1000 Dämonen wünschen dir den Tod, dans Prater Saga, op. cit., p. 39-91, ici p. 43.

47  Ibid., p. 42.

48  « Je veux l’avoir rapidement, l’imaginaire. Et peut-être que cette dominance de l’imaginaire vient de ce que je peux me l’organiser rapidement chez toi, Bigman ! » Ibid., p. 58.

49  « On a en tout cas parfois l’impression que les sujets et les effets du discours chez Pollesch se réclament en désespoir de cause d’un passé où la pop et la politique, ou l’une des deux, allaient de pair avec le CE QUE NOUS NE VOULONS PAS VIVRE, donc la période centrale entre 68 et la dernière désillusion politique lui correspondant. Mais ils semblent justement percevoir qu’à l’âge des stratégies planifiées, ce je pas drôle, voire rebelle, et ses aspirations n’ont plus historiquement raison. Ils ne peuvent que se dissoudre dans le savoir sur eux-mêmes ou crier leur refus de ne pas vouloir vivre de cette manière. » D. Diederichsen, « Denn sie wissen, was sie nicht leben wollen. Das kulturtheoretische Theater des René Pollesch », art. cit., p. 63.

50  « Tu regardes les gens et à l’arrière-plan ce qu’on trouve si beau ! Leur habitation, leur papier peint… Leurs conceptions de la façon dont quelque veut vire. D’où viennent-elles donc ces REPRÉSENTATIONS DE MERDE DE LA FAÇON DONT QUELQU’UN VEUT VIVRE ? Tu regardes ces visages et à l’arrière-plan ce qu’ils trouvent si beau, donc, là où ils sont et devant quelle merde ils se laissent prendre en photo ! Et l’un d’eux n’a peut-être besoin du papier peint que pour une journée avant de déménager. Il a peut-être encore l’air de vouloir passer tout sa vie là-dedans mais il n’est là que de passage, il ne veut pas tout cette merde et pourtant tu vois à l’arrière-plan ce qu’il trouve si beau. Et demain il trouvera beau autre chose. Il doit se réiventer chaquer jour. Et peut-être que notre relation se rapproche de ce qui nous environne, une dominance du pur imaginaire. […] Cette merde de fantaisie en Europe n’a en effet rien À FAIRE AVEC MOI ! » R. Pollesch, Prater Saga 1 – 1000 Dämonen wünschen dir den Tod, dans Prater Saga, op. cit., p. 67.

51  Voir N. Bloch : « “ICH WILL NICHTS ÜBER MICH ERZÄHLEN !” Subversive Techniken und ökonomische Strategien in der Theaterpraxis von René Pollesch », dans SUBversionen : zum Verhältnis von Politik und Ästhetik in der Gegenwart (dir. Th. Ernst et alii), Bielefeld, Transcript, 2008, p. 165-182.

52  « Le sujet est seulement marqué comme place vide, comme signal discordant dans le bruissement diffus du discours formé par les médias. » P. Primavesi, « Orte und Strategien postdramatischer Theaterformen », dans Theater fürs 21. Jahrhundert (dir. H. L. Arnold), Munich, 2004, p. 8-25, ici p. 19.

53  Voir J. Derrida, « La parole soufflée », dans L’écriture et la différence, Seuil, 1967, p. 253-292.

54  É. Beaufils, « Un festin de restes : Liebe Kannibalen Godard ou l’endocannibalisme politique chez Jonigk et Pollesch », dans Le théâtre contemporain dans langue allemande (dir. H. Inderwildi et C. Mazellier), L’Harmattan, 2008, p. 191-204, ici p. 201.

55  « Le texte traverse leur corps et quand les acteurs ne peuvent pas dire le texte, le texte ne se produit pas. C’est en cela que consiste le caractère auctorial des acteurs. Ils décident de ce qu’ils disent. Ils poussent les textes ou les thèmes dans une direction précise. » F. M. Raddatz, « Der Pollesch-Code. Im Jenseits der Repräsentation oder Jenseits des Repräsentationstheaters », art. cit., p. 119.

56  « Le jeu des acteurs est exposé comme la tentative obstinée mais vouée en permanence à l’échec d’une production d’individualité dans la représentation, de personnages – alors que les acteurs parlent sans cesse des présupposés de la construction de telles esquisses de soi. Leur discours thématise la production sociale des chimères de la subjectivité, l’exploitation du capital immatériel par des images de soi, des affects et des relations individuelles. Les textes reflètent les transformations du travail social, avec lesquelles les potentiels émotionnels et créatifs sont devenus les facteurs de production essentiels, en leur qualité de relations sociales qui ont toujours eu cours pour les acteurs de théâtre. » T. Birkenhauer, « Theater… Theorie. “Ein unstoffliches Zusammenspiel von Kräften” », in Aufbrüche. Theaterarbeit zwischen Text und Situation (dir. P. Primavesi, O. A. Schmitt), Berlin, Theater der Zeit, 2004, p. 292-301, ici p. 296.

57  « Ce qui est montré, c’est le caractère de produit de la mise en scène de chaque expression individuelle. Mais ce n’est pas en tant que description d’une réalité de la vie “dehors” mais en tant que situation de théâtre. Dans la production d’une scène par les acteurs, montrée au spectateur, l’acte d’individualisation et de constitution de soi est immédiatement accompli et exposé. » T. Birkenhauer, « “Nicht Realismus, sondern Realität”. Das Politische im zeitgenössischen Theater », in Theater/Theorie. Zwischen Szene und Sprache (dir. B. Hahn et B. Whalster), Berlin, Vorwerk 8, 2008, p. 116-135, ici p. 125.

58  « Je parle à quelque chose de complètement différent qu’à vous, à toi et à toi, je parle à une autre subjectivité qui peut-être atterrit sur la planète que je suis, qui est la biomerde et la peuple à nouveau, cette PLANETE QUE JE SUIS ! Et qui est peuplée par une autre subjectivité. Par quelque chose d’autre, par quoi, je m’en fous, par quelque chose d’infidèle et n’a pas de conscience, et pas ces stratégies néolibérales que je connais, je ne les connais plus, les nouvelles lois, je ne connais en fait aucune loi ! » R. Pollesch, Prater Saga 2 – Twopence-twopence und die Voodoothek, dans Prater Saga, op. cit., p. 94-127, ici p. 109.

59  « Pollesch accentue dans cette alternance mécanique le potentiel dramaturgique de l’interruption qui offre d’autres possibilités de récit que la division de la pièce en actes et scènes liées à l’action : des transitions qui ne sont pas fixées, des déplacements et des ramifications, des répétitions. Dans le même temps, la standardisation des gestes de la parole et l’intonation de studio normée sont extrêmement accentués ; ils sont adaptés comme mécanisation du discours du comédien et son détachement du personnage. Les acteurs parlent indépendamment du contenu d’une attribution du texte liée au sexe : tous disent tout. C’est un spectacle qui refuse tout autant l’intériorisation que l’individualisation – et qui pourtant n’a pas d’autre sujet. » T. Birkenhauer, « Theater… Theorie. “Ein unstoffliches Zusammenspiel von Kräften” », art. cit., p. 296.

60  « On n’exige plus de nous qu’on joue un rôle mais nous devons être nous-mêmes dans nos rapports aux institutions et face à la socialisation. Le rôle serait trop peu. Le rôle serait une attrition de notre personne et de notre vitalité, la firme veut tout ce que nous avons. Le fait que les employés “s’adaptent” et jouent un rôle relève d’un modèle inadapté aux métiers exigeants. […] C’est pourquoi il n’y a pratiquement plus personne qui joue de rôle, mais des gens qui s’identifient avec leur métier, surtout quand il n’en ont plus, mais qu’ils doivent assumer tous les risques de leur exploitation en leur qualité de sous-traitants. » D. Diederichsen, « Maggies Agentur », art. cit., p. 9.

61  « Le contenu menace d’engloutir les acteurs. C’est pourquoi les acteurs ne trouvent plus dans le théâtre de René Pollesch leur opposant scénique dans un autre personnage, mais dans le texte de théâtre lui-même qu’ils doivent littéralement supporter avec leur propre corps. La tension scénique ne résulte plus des “personnages” et de “l’action”, mais de la capacité du récepteur à suivre intellectuellement les points importants du contenu du texte. » D. Kapusta, Personentransformation : zur Konstruktion und Dekonstruktion der Person im deutschen Theater der Jahrhundertwende, Munich, Utz, 2011, p. 139. 

62  « Le sujet du théâtre devrait être l’observation d’une vie à partir d’un autre ordre de l’action (scénique) sans pouvoir se cacher derrière un rôle. » D. Diederichsen, « Maggies Agentur », art. cit., p. 9.

63  P. Pavis, La mise en scène contemporaine : origines, tendances, perspectives, op. cit., p. 152.

64  « La soirée Prater Saga 2 n’a eu lieu qu’une seule fois, puisqu’à mon avis elle avait trop pris la tournure de ce qui ne va pas au Prater : une soirée comme simple représentation d’un texte. Il ne s’agit pas pour nous au Prater de porter à la scène le savoir assuré d’un producteur unique et autonome. Le texte veut encore savoir quelque chose, ce n’est pas un bilan et il ne doit pas le devenir. » Ibid., p. 127.

65  « Ma façon de faire du théâtre signifie qu’il y a toujours un risque que la représentation se passe mal. Pour moi, la caractère essentiel des acteurs est leur “agir dans l’instant”. Mais ce genre d’agir peut échouer complètement lorsque les acteurs veulent contrôler une grande partie de leur propre présence. Pour moi, la vitesse de la pensée est plus importante que celle du jeu. Voilà pourquoi je préfère travailler avec des textes sur des choses abstraites, et pourquoi les textes de René me plaisent autant. En fin de compte, tout dans le théâtre consiste dans le risque de ne pas contrôler sa propre présence sur la scène ou son masque, ou sa propre représentation d’une beauté insaisissable, l’intensité, la clarté de jeu et la pensée qui émerge. » J. Ritstema, « Uitsluiting », Etcetera, n° 95, 2005, p. 62.

66  « La virtuosité marque […] la limite et la suspension de lui-même du système de la technique de jeu idéaliste dans l’exposition de son autoréférentialité. Dans l’exposition de la matérialité de la représentation le virtuose investit sa personnalité dans le processus de représentation. » B. Brandl-Risi, « “Ich bin nicht bei mir, ich bin außer mir.” Die Virtuosen und die Imperfekten bei René Pollesch », dans Schauspielen heute : Die Bildung des Menschen in den performativen Künsten (dir. J. Roselt, C. Weiler), Bielefeld, Transcript, 2014, p. 137-150, ici p. 140.

67  H.-T. Lehmann, Le Théâtre postdramatique, op. cit., p. 193.

68  « Exemplaire dans notre travail est la mise en relation entre la fiction et ce qu’on appelle le “monde véritable”, la réalité. Et ce qui, entre autres, nous a fait travailler avec ce projet est la question : “où est le monde vértiable ?” Et c’est elle que pose également le texte de Pollesch. À chaque fois que je vais voir un spectacle de Pollesch, je le comprends comme une tentative de s’orienter. Elle finit souvent avec beaucoup de cris parce que c’est un processus si frustrant que de chercher une formulation à l’égard de la complexité des relations et du contexte social. » A. Quiñones, « What do you want, certainty ? », entretien avec Gob Squad, dans Prater Saga, p. 129-139, ici p. 137.

69  « même si la distribution aléatoire et le texte énergique de Pollesch suscite les rires du public, l’amateurisme évident crée son propre suspense et peut être plus authentique qu’une performance professionnelle. » C. Georgi, Liveness on Stage : Intermedial Challenges in Contemporary British Theatre and Performance, Berlin, de Gruyter, 2014, p. 44.

70  A. Quiñones : « Genauso zubetoniert wie wir alle », entretien avec S. Pucher, dans Prater Saga, op. cit., p. 173-183, ici p. 179.

71  « il est question de la gloire et de la misère, et d’ailleurs mise en scène de façon impressionnante. Et il question de pensée expérimentale et de rébellion contre les images avariées d’une ville et de la vie des gens ici. Ou elle [cette première partie - RJ] pourrait s’appeler argent et désespoir. » R. Pollesch, Prater Saga 1 – 1000 Dämonen wünschen dir den Tod, op. cit., p. 41.

72  « Pourquoi est-ce que ce jour chez toi Bigman prend l’étendue d’une saga ? Alors que nous voulions pourtant y intégrer toute une histoire de famille et un drame générationnel de grande envergure. Pourquoi est-ce que ça prend autant de temps pour comprendre ce que cela signifie pour nous ? Pourquoi les familles et les générations à la fin de l’histoire sont encore des élevages ? » R. Pollesch, Prater Saga 5 – Die Magie der Verzweiflung, op. cit., p. 219.

73  « Tu ne peux pas prendre des décisions en ne suivant que ton instinct animal. C’est si post-histoire ! » Ibid., p. 223.

74  « Nous les spectateurs avons un droit à l’art et pas seulement ces cons d’artistes. Nous ne pouvons pas faire l’élevage de nous-mêmes, nous avons aussi besoin de cérémonies. » Id.

75  H.-T. Lehmann, Le Théâtre postdramatique, op. cit., p. 106.

76  Voir C. Bident, « Et le théâtre devint postdramatique : l’histoire d’une illusion », Théâtre/Public n° 194, 2009, p. 76-82.

77  « La volksbühne berlin crée un nouvel axe programmatique entre les espaces stratégiques futurs de Mitte et de Tempelhofer Feld / Neukölln. » C. Dercon, Volksbühne Berlin : Kollaboration als Modell, texte de la conférence de presse tenue à Berlin le 24 avril 2015.

Pour citer ce document

Par Romain JOBEZ, «Prater Saga de René Pollesch : pop culture et poststructuralisme ?», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Revue électronique, Le cycle de théâtre, mis à jour le : 08/09/2016, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=427.