La « force d’abyme » dans Frankenstein

Par Michel MOREL
Publication en ligne le 19 décembre 2017

Texte intégral

1Frankenstein1croule sous les commentaires critiques contemporains, commentaires curieusement unis dans leur présupposé d’ouverture quant à la signification du texte. Cette remarque vaut tout particulièrement pour l’un des aspects de l’œuvre parmi les plus étudiés, sinon les mieux observés, la composante structurelle du récit. Je voudrais montrer qu’en ce domaine précis, l’interprétation du texte est finalement beaucoup moins ouverte qu’on ne cesse de l’écrire. Frankenstein me semble paradoxalement unifié par sa dimension de récit proliférant : les multiples étagements et adjonctions de récits sont la source répétée d’un effet axiologique central tirant son intensité de la redondance de l’inscription narrative. La puissance d’imaginaire et d’émotion d’une telle force d’abyme – je reprends ici la formule de Jean-Jacques Lecercle dans Frankenstein : Mythe et philosophie (p. 99)2 – est beaucoup plus centrale qu’on ne le dit ordinairement. Elle est selon moi ce qui motive notre lecture, du moins celle du lecteur empirique, par opposition à celle de commentateur professionnel que l’érudition éloigne inévitablement de cette perception première. Elle est ce qui fait que le texte reste lisible, ce qui fonde son efficace dans le moment immédiat de la rencontre de lecture. Elle est à l’origine d’une effusion épiphanique renouvelée produisant en nous un sentiment plus proche de la tendresse que de l’horreur. C’est cette effusion que je voudrais analyser car elle nous dit quelque chose d’essentiel sur l’œuvre elle-même, et sur le lecteur dans son commerce affectif avec elle.

Fondements théoriques

2Avant de lancer mon enquête, il me paraît nécessaire de préciser les bases sur lesquelles doit selon moi s’établir notre commentaire. Le sens dont je parlerai ici n’est pas directement référentiel, ou pour aller vite, thématique. Il est de nature fonctionnelle. Il est cette sorte d’inconscient du texte qui sous-tend et motive nos interprétations. Notre croyance est que l’échange avec le texte est direct et explicite. Pourtant, la rencontre de lecture met en œuvre la dimension systémique de notre pensée, en particulier notre faculté de reconnaître des formes et des signes génériques, faculté à peine conscientisée. Ceci d’autant plus que, dans le cas présent, Mary Shelley choisit délibérément – on n’en tient pas assez compte – une forme d’écriture répétitive, aussi nécessairement répétitive en son domaine que peuvent l’être nos romans policiers ou romans de science-fiction3. Les personnages et la réalité représentée ne sont donc pas mimétiques. Ils sont partie prenante d’un système narratif spécifique. En réalité, ne compte que ce système, cette curieuse machine à répéter et empiler les récits, procédure fréquente dans les écrits relevant du fantastique puisqu’elle contribue à naturaliser, par débrayages successifs, l’univers non référentiel auquel l’histoire veut nous faire croire4. La mise en abyme n’est pas un simple outil ou un cadre narratif. Elle est très directement liée au sens qui unifie le texte. C’est elle qu’il faut observer.

3Un deuxième aspect générique mérite commentaire. Je veux parler de la répétition. Umberto Eco rappelle dans De superman au surhomme (1993)5 que « la narrativité de masse est une narrativité de la redondance » (p. 159), que la « jouissance de l’itération » (p. 153) procède directement d’un « modèle fonctionnel général » (p. 153), que le retour attendu « d’une même structure syntaxique » est l’« expression d’un monde » (p. 161), le jeu consistant à reconnaître du « déjà-connu »
(p. 216), du « déjà-vu » (p. 230), du déjà-lu. De ce fait, le roman policier, qui sert de base à sa démonstration, réfère le lecteur, selon lui, à « une métaphysique immobiliste » (p. 169) ; le mécanisme narratif typé est dans sa redondance même l’expression d’une « dynamique originelle et profonde » (p. 222) qui, nous dit Eco, nous ramène à l’épopée. Ce que je retiens de cette analyse, c’est que dans ce type d’écrit – et Mary Shelley conçoit d’emblée son entreprise dans le contexte d’une telle famille d’écriture, le roman gothique6 – la répétition et la redondance sont canoniques, donc constitutives. Loin de représenter une faiblesse du texte dont il faudrait bien nous accommoder, elles détiennent la clé générique du sens. Elles sont le ressort principal de notre progression de lecture ; elles méritent toute notre attention.

Le système

4La plupart des critiques qui s’intéressent à la narration dans Frankenstein observent et commentent le processus d’emboîtement des récits successifs. Les appellations sont variées et conduisent parfois à des interprétations inattendues7. L’enveloppement narratif est souvent vu comme une image de maternité. Frank Botting y découvre même, avec Fred Randel qu’il cite, une représentation utérine8 (p. 103). Je préfère, à tout prendre, la « mise en bière » de Jean-Jacques Lecercle (p. 83), vision surréaliste de cercueils emboîtés qui me paraît mieux correspondre à la série de meurtres domestiques à répétition rythmant et structurant le texte (Lecercle, p. 82-83) et à sa multiplication compulsive des histoires (p. 99).

5On n’a peut-être pas assez analysé ce buissonnement du récit dans le texte. Il y a bien sûr les trois narrations principales (celles de Walton, de Frankenstein et du monstre). Mais à l’intérieur de ces trois récits encadrants, affleurent de nombreuses histoires : histoires parfois complètes (« the master’s story », p. 18-19, « the history of the cottagers », p. 119-124, incluant l’histoire de Safie qui raconte, p. 120, celle de sa propre mère) ; histoires parfois à peine ébauchées et posées dans le texte comme des exempla adventices (the priest and his mistress, p. 150) ; histoires virtuelles seulement évoquées (« every town was marked by the remembrance of some story », p. 152). Les unes après les autres, ces histoires ouvrent sur des perspectives de clôture narrative qui pourraient sembler nouvelles et sont pourtant unitaires. Chacun de ces déroulements, même incomplet, suggère en effet un dénouement attendu énonçant implicitement une leçon morale relative au texte qui l’englobe. Et ce n’est pas tout : une autre source de récits, littéralement foisonnante celle-là, encadre l’ensemble de l’œuvre de façon plus générale en l’inscrivant dans une intertextualité insistante.

6Paradise Lost est en quelque sorte le texte nourricier de la confession de la créature. Mais derrière Milton, il y a la Bible, implicitement garante, par la multitude des récits inspirés qui la composent, de la vérité des schèmes axiologiques extraits par le monstre lorsqu’il se compare alternativement à Adam ou à Satan (p. 126). Mary Shelley rapporte son texte à nombre d’autres écrits connus, que ce soit explicitement (« I shall kill no Albatros » (p. 19), annonce Walton au départ de sa quête avortée), ou implicitement, lorsque des mots comme « slough », « burden », « progress », « pilgrimage »9 nous rappellent invinciblement The Pilgrim’s Progress, et au delà de lui, une fois de plus, la Bible. Cette Bible qui est encore plus efficacement présente dans la référence indirecte au cri de désespoir de Job10, répétée cinq fois en cours du récit (deux fois pour Frankenstein, trois fois pour le monstre) ; par exemple, p. 126 : « Hateful day when I received life ». Ces nombreuses allusions intertextuelles sont autant de déroulements narratifs condensés, d’histoires instantanées qui bourgeonnent en marge du récit principal. Ainsi, p. 90 : « the wounded deer dragging its fainting limbs to some untrodden brake, there to gaze upon the arrow which had pierced it, and to die – was but a type of me »11 ; « a type of me » : l’équivalence narrative est clairement énoncée ; l’hypo-récit condensé (le poème de Cowper) nous éclaire sur l’hyper-récit tout entier, et lui donne sens : le cerf solitaire qui va mourir, c’est Frankenstein.

7« Hateful day when I received light », s’écrie le monstre à la lecture du journal de son « père ». Observons la posture de lecture qui nous est prêtée : Walton transcrit la narration que fait Frankenstein du récit du monstre qui lui-même a lu le journal de son créateur et, dans son indignation, nous renvoie allusivement à la Bible. Ce ne sont pas moins de cinq niveaux d’emboîtement, avec au centre, la plainte de Job, cri archétype de révolte devant l’iniquité absolue parce que foncièrement imméritée, véritable joyau de désespoir tragique. Nous sommes bien en pleine tragédie, cette tragédie qui selon André Jolles est l’exact envers de la justice poétique : « ce qui doit être ne peut pas être, et ce qui peut être ne doit pas être »12. L’emboîtement est ici déterminant : de la périphérie hypertextuelle au centre hypotextuel, une correspondance, une homologie s’énoncent qui authentifient le texte.

8La même remarque vaut pour le leitmotiv de la création monstrueuse, réitéré vingt-trois fois au cours des trois récits et qui atteint sa formulation la plus frappante p. 177 : « I might […] put en end to the monstrous Image which I had endured with the mockery of a soul still more monstrous ». La clarté implicite en est extrême : le monstre et son âme transgressent de façon redoublée la version originelle de la création de l’homme à l’image de Dieu. La mise en abyme nous renvoie ici au récit premier de notre culture, et les vingt-deux autres énoncés qui précèdent et suivent cette formulation sont autant d’ancrages axiologiques qui ne nous permettent pas un instant d’oublier le mythe encadrant. Ce n’est plus Job qui est au centre du dispositif textuel, c’est le Dieu de la Genèse : l’emboîtement textuel est de nature métaphysique. Le monstre nous dit lire Paradise Lost comme une histoire vraie : « I often referred the several situations, as their similarity struck me, to my own » (p. 126). Le mot clé, c’est « similarity », bien sûr. Il y a une ressemblance fondamentale entre tous ces récits. L’homologie structurelle est la loi première du texte. La compassion dont font preuve la mère de Frankenstein et le maître d’équipage du navire est aussi celle que les De Lacey manifestent à l’égard des pauvres venus frapper à leur porte : « I did not believe myself unworthy of it » commente le monstre
(p. 128). Et c’est justement ce qui va lui être refusé. On nous redit en réalité, inlassablement et sous des formes directes ou inversées, la même histoire d’une pure injustice. Et ce, y compris dans des allusions mineures comme celle de Frankenstein aux Mille et unes nuits, qui annexe comme par hasard le récit des récits à notre texte : cet Arabe (p. 51) qui se croyait enterré avec les morts et retrouve la lumière du jour, c’est ironiquement Frankenstein dont la « délivrance » est en réalité le commencement du désastre selon le texte. La force d’abyme est donc de nature axiologique : elle fait miroiter par réitération directe ou inversée un rêve de bonheur impossible – « I dared to be happy » s’écrie le monstre au moment même où il va sombrer dans la carrière du crime (p. 136) –, rêve qui est comme la Suisse de notre texte, d’autant plus resplendissante qu’elle est confrontée aux horreurs « sublimes » des glaces où se perdent les protagonistes. Ce rêve interdit, son miroitement et son déni simultanés unifient le récit. C’est le message explicite que nous redisent les deux protagonistes au moment de mourir ou de disparaître. C’est la teneur plus ou moins implicite des autres histoires. Frankenstein répète à n’en plus finir la parabole première du bonheur impossible et du désespoir vengeur.

Signifiance

9Le vrai sens est pourtant ailleurs que dans ce constat éloquent de tragédie où le texte paraît vouloir nous enfermer. Une observation des fins de récit – puisque la mise en abyme narrative multiplie ces fins – nous en convainc aisément. Tout d’abord, la fin du premier récit du monstre lorsque ce dernier se voit expulsé de son paradis bucolique
(p. 131). Dans le « who are you ? » du vieil aveugle (notons au passage cette autre injustice élémentaire que représentent la cécité et le dénuement d’un père âgé), nous lisons le paroxysme d’une attente de bonheur saisie dans le suspens infinitésimal qui précède son renversement inéluctable : paroxysme d’espérance basculant dans le désespoir, c’est un des moments du texte qui « marchent », du moins à première lecture, tout comme « marche » la dernière lamentation du monstre : « He is dead who called me into being » (p. 214). Pourquoi cela marche-t-il, et qu’est-ce que je dis en utilisant ce mot ? La pointe d’émotion que nous ressentons signale la crispation tragique, l’instant où l’irréparable s’accomplit, présent concentré de crise dans lequel nous prétendons pour ainsi dire mesurer le temps dans son déroulement inéluctable. L’épiphanie cathartique nous assure ainsi de l’existence du Bien dans le moment même où il est textuellement dénié. Les bons que sont les habitants de la chaumière méconnaissent absolument la bonté absolue du monstre. Dans cette méconnaissance intrinsèquement injuste, la plus injuste qui puisse être, le lecteur « reconnaît » la perversité « réelle » d’un monde schizé : schize entre l’apparence monstrueuse et l’intériorité idéale, entre la surface et la profondeur, entre ce qui aurait dû être et ce qui ne pourra pas ne pas être. Lorsque « ça marche », lorsque je ressens ce pincement affectif qui ne trompe pas (à l’arrivée du père en Irlande, par exemple), je m’approprie ce schème soudain dénudé par le texte, cette sorte de chiffre de vie, ou plutôt du malheur auquel le texte réduit alors la vie. Chiffre ou formule contredit par l’histoire du maître d’équipage emblématiquement placée au début du récit de Walton : cet homme exceptionnel a renversé l’ordre injuste des choses ; il a fait ce qui ne se fait pas. Ce qui ne se fait pas dans la vie courante, ai-je envie d’ajouter, mais d’où me vient cette envie ? Trop beau pour être vrai nous souffle le bon sens, mais où ce « bon » sens trouve-t-il ses preuves, où, si ce n’est dans les histoires qu’on nous a racontées, qu’on se raconte ? Cet homme s’est sacrifié, totalement ; amour, argent, il a tout donné, et Walton d’ajouter que son apparence fruste pourrait masquer cet héroïsme intérieur aux yeux de l’observateur. Par le jeu de l’ironie dramatique, et des contre jugements, nous rétablissons la « vérité » ; nous voilà piégés, quoique nous en pensions, bien piégés, alors que nous n’en sommes qu’au début de cette avalanche de récits dont la logique profonde est très semblable. L’anecdote liminaire n’est pas innocente. Elle énonce, dans une sorte d’épure inversée, l’essentiel du drame à venir. Tout a donc un sens, un sens très constant. C’est bien ainsi que nous interprétons les nombreuses scènes de rejet de la créature : rejet par le père à sa naissance, par le berger puis les villageois au sortir de sa forêt postnatale, par Félix à la fin de son «éducation», par le paysan dont il a sauvé la fille – autre exemplum qui se passe d’explication –, par William, le pur enfant qui ne devrait pas rappeler ainsi qu’il est fils de syndic ; rejets emphatiquement répétés, avec en prime finale la mort de l’être aimé.

10Sur cette scène ultime, il faut s’arrêter aussi, puisque c’est là que s’exprime une dernière fois, dans une sorte de délire apocalyptique, la signifiance cachée qui donne sa force d’émotion à la mise en abyme narrative généralisée. Dans ce moment paroxystique, on voit bien que le texte est plus proche du roman sentimental que du roman d’horreur et du roman fantastique. Joyce Carol-Oates a finement deviné l’histoire d’amour contrarié qui se cache sous le motif de surface13. Il est essentiel que Frankenstein meure le premier, que sous nos yeux, la haine du monstre se transmue en amour et que le lecteur dans la sécurité de sa toute-omniscience puisse en être le témoin. Frankenstein, quelle tristesse, ne saura jamais ce que nous savons : le monstre l’aimait comme on ne saurait aimer (sur terre, me suggère le schème de référence). La conclusion de la scène et du livre pourrait sembler ouverte puisqu’on ne voit pas mourir la créature. Pourtant, est-il possible d’imaginer fin plus absolue que celle qui voit un être d’exception, l’exemple même de l’humanité du sentiment dans ce qu’il a de plus raffiné, selon le texte, passer dans les ténèbres extérieures ? Ce qui compte en fait, c’est le regard final de Walton, son silence qui est éloquemment le nôtre. Cette fin est superbement réussie puisque, dans la logique de la mise en abyme constitutive du texte, elle nous permet de nous identifier – je parle de la première lecture, qui théoriquement devrait être la seule qui compte – avec ce regard d’impuissance à la fois admirative et terrifiée, celui du narrateur de l’épopée contemplant le désastre qui abat le héros épique.

11Pour mieux comprendre ce regard, revenons à une autre fin, proche du cauchemar celle-là, l’arrivée de Frankenstein aux rives irlandaises et sa découverte du cadavre encore chaud de Clerval. Selon moi, cette scène procure une intense jouissance, jouissance perverse d’une sorte de peur que seuls les lecteurs exercés en ce genre d’émotion savent éprouver14. De là l’intérêt particulier du dispositif narratif à ce moment du texte. Nous sommes des deux côtés du meurtre, des trois côtés en réalité : avec la victime, avec le meurtrier, et avec Frankenstein, le voyeur. L’empreinte sur le cou nous fait frémir d’imaginer et de sentir la pression de la main meurtrière ; mais nous sommes aussi le badaud éhonté qui se félicite de voir le malade ou la victime sur le brancard de la mort. De plus, Clairval a fait une bonne fin : c’est bien ce qu’on dit des gens qui meurent jeunes ; les dieux leur sont favorables. Quel plaisir nous avons de mourir jeune cette mort idéale et d’être en même temps présent pour en deviner la triste beauté et saisir tout le « tragique » d’une destinée précocement interrompue, à laquelle cette interruption prête sens. Plaisir des plaisirs, cette mort nous fait comprendre la vie, puisque par l’effet de l’ironie dramatique nous nous mettons en scène, nous sommes la victime qui n’a pas su voir venir le coup mortel, et le spectateur qui se retourne navré sur la tragique méprise. Tout nous est donc gain. Nous nous faisons peur et nous nous sauvons nous-mêmes de cette peur, et dans cette opération, nous découvrons le « sens »: jouissance malsaine du roman de violence, gothique ou autre. Lorsque la créature est chassée par Félix, nous intériorisons la douleur de l’exilé, mais nous comprenons aussi que Félix ne peut pas faire autrement ; nous partageons son horreur de découvrir une telle créature auprès d’un père que l’âge et la cécité rendent totalement impuissant. D’un côté comme de l’autre, nous sommes renvoyé à l’évidence d’une sorte de fracture originelle et inévitable, évidence qui est la leçon latente de ces multiples récits. Ainsi la relativité que nous apporte les points de vue inversés de Frankenstein et du monstre, et que vantent les critiques, est toute – relative, car finalement, c’est un message fortement unifié qui s’impose. L’évidence du tragique est ce qui réunit à nos yeux les deux camps affrontés, l’évidence de leur altérité, une altérité absolue parce que monstrueuse.

Clé

12Tout fait sens dans le texte, surtout la monstruosité.Si j’ai bien analysé le jeu des mises en abyme, au centre de l’appareil narratif il y a ce processus de projection double qui nous permet de souffrir avec les deux protagonistes, et surtout – c’est là la force naturalisante du montage – de nous voir souffrir avec eux. Ce n’est pas seulement la créature qui se regarde dans l’eau, c’est nous-mêmes qui nous contemplons à l’aune de son regard. Le narcissisme exacerbé, dans lequel certains voient l’expression indirecte du déséquilibre entre les rôles accordés à l’homme et à la femme au début du XIXe siècle, est la trace d’une dimension archétype de l’acte de narration. Voilà bien la dimension que Frankenstein, du fait même de sa redondance, nous permet de saisir et de démonter.

13Si nous pouvons si bien nous identifier au monstre, c’est qu’il y en lui, en son essence même, c’est-à-dire sa monstruosité, quelque chose qui se prête à notre appropriation, une forme en creux que nous nous empressons de remplir. Le texte nous propose le canevas d’une sorte de psychodrame intérieur qui nous est familier. Nous aussi nous ressentons la schize entre notre intériorité et l’impertinence des apparences. Nous aussi nous sommes convaincus de notre altérité foncière, altérité hors norme, non exprimable dans le monde tel qu’il est. Cette altérité, le regard parfois surpris des autres nous la fait voir pour ainsi dire de l’extérieur. Pareil regard est une sorte de miroir où, l’espace d’un instant, heureusement vite oublié, nous nous découvrons véritablement monstrueux. Cause du regard qui frappe d’ostracisme, la laideur de l’autre en est aussi le produit. Si le monstre nous paraît si humain, c’est que le monstre c’est nous, tel que nous nous imaginons dans l’intuition si plaisante de notre exception hors norme. Tout comme lui, nous nous sentons intimement innocent et cette innocence quintessenciée en nous est ce que nous nous appliquons justement à masquer aux yeux des autres, de peur qu’ils n’en dénoncent les faux-semblants. Tel est le drame quotidien, à composante paranoïde, que nous connaissons si bien et qui nous permet de « reconstruire » si aisément, de l’intérieur, le dilemme tragique de cette pitoyable créature. Le monstre dans sa tendresse et sa violence exacerbées, c’est nous tel que nous nous vivons secrètement, tel que nous serions parfois tentés de nous montrer dans nos rapports avec ce que nous appelons la société. Nous ou moi, mais suis-je tellement différent en cela de mon « hypocrite » lecteur ? C’est toute la puissance de ce texte que de nous proposer une construction narrative qui nous autorise à vivre par procuration cette polémique intime. La force d’abyme de Frankenstein, c’est de donner à cette intuition une valeur générale, c’est de nous permettre de nous laisser aller, sous des facettes apparemment variées, à des comportements unitaires qui relèvent de l’archétype.

14On comprend alors l’importance du regard au centre emblématique de cette machine d’abyme, abyme justement fondé en lui-même sur les effets de visualisation : regards inversés, Frankenstein voit le monstre et il est vu par lui15, ou regards en état de mutation, oh horreur, quand les yeux de Clairval deviennent ceux du monstre (p. 176). Dans la scène d’alcôve qui suit la naissance monstrueuse, nous voyons les protagonistes se regarder. En réalité, puisque nous nous identifions avec l’un et l’autre, nous voyons nos deux persona clivées se regarder et se méconnaître. Le système d’abyme nous permet de nous placer ainsi à tous les niveaux successifs de récit, d’être dedans et dehors, et à chaque fois de continuer à jouir du sentiment tragique qui nous leurre. Au cœur de ces enveloppements narratifs, se love notre drame censément personnel, notre «égo-drame» privé. Et je crois bien, j’en suis même sûr, que le plaisir amer que nous ressentons de voir le monstre disparaître dans le néant planétaire est le symptôme pour ainsi dire mesurable du sadomasochisme qui fonde et argumente le drame intime de notre «pensoir», repris jour après jour sur la scène de notre théâtre intérieur. C’est nous que nous voyons disparaître, notre moi chéri, ce moi qui, heureusement partagé, reste en même temps aux côtés de Walton, ébahi et dubitatif, pour nous rappeler qu’on peut toujours rêver, mais qu’il faut savoir raison garder.

Ouverture, clôture ?

15Frankenstein est tout le contraire de ce qu’on appelle une œuvre ouverte. La force d’abyme telle je l’ai définie unifie le texte dans toutes ses dérives narratives. Elle est cette dimension unitaire dont l’évidence nous paraît d’autant plus convaincante qu’elle naît des exemples de vie les plus divergents. L’exception fait la règle. Où l’on voit aussi que la mise en abyme est loin d’être en soi une source de pensée distanciée. Ici au contraire, le simulacre de distance qu’elle autorise rend possible le rabattement sémantique vers le reconnu, le déjà-vécu, le déjà-lu. La force du récit est de rendre simultanément possibles l’exacerbation du moi et le recours à un ordre englobant qui sauve ce moi de ses excès. Il y a une limite à tout nous dit le bon sens : c’est bien beau de se prendre pour un monstre, mais les monstres sont faits pour être éliminés. Tout est bien qui finit bien. Mais si Walton retourne dans les jupons de sa sœur, sommes-nous si sûrs de ne pas y retourner avec lui, et de ne pas le désirer, au fond de nous-mêmes ? La réponse est dans notre regard rétrospectif lorsque disparaît la créature, regard qui se veut rémunérateur – le sens est finalement établi – et que j’ai appelé sadomasochiste. Dans ce départ, je pleure sur moi-même de me voir exclu, en même temps que je me rassure, métafictionnellement, d’être du côté de ceux qui m’excluent, et de comprendre le pourquoi de cette tragédie nécessaire. Pour citer Eco : la « grande machine à mensonges dit en quelque sorte vrai »16.

16Le magistrat suisse qui reçoit la déposition de Frankenstein, énonce involontairement la vérité du texte : « (the) story is too connected to be mistaken for a dream » (p. 192). Le système d’abyme trouve sa force dans son exacerbation multiforme mais répétitive des mécanismes de la pensée spontanée. La réussite du texte est précisément de nous faire ressentir en nous-mêmes l’inévitablité et donc l’horreur de ces formes de pensée naturelle : aveuglement de la justice lorsque Justine, la tragiquement nommée, est exécutée (p. 85), accueil comminatoire des pêcheurs irlandais (p. 167), paroles abruptes de la femme du gardien qui soigne le héros (p. 172). Le buissonnement narratif est justement ce qui permet au texte de renouveler et de prolonger le plaisir préconscient que nous tirons de ces identifications et contre identifications. Dans son édition de 1831, Mary Shelley accentuera encore les contrastes pour rendre plus explicite l’opposition entre révolte et conformisme social. La logique de la mise en abyme dans mon interprétation est celle d’une contamination philosophico-éthique à fondement structurel. De récit en récit, et de ces récits au lecteur, s’affirme toujours plus clairement la révélation nécessaire et attendue d’une vérité impérative et intemporelle.

17Il y a donc bien une unité du texte, et cette unité est une sorte de piège. Ce qui se voit clairement au ton si désagréable parfois : toutes ces femmes, tous ces hommes modèles, tous ces bons sentiments nous disent la hantise de leur contraire17. Ce qui ne signifie pas que je n’aime pas ce texte, au contraire. Simplement, je ne me fais guère d’illusion sur ce qui me conduit à l’aimer, et à m’aimer en lui.

18L’introduction de 1831 prétend répondre à ceux qui demandaient à l’auteur comment une si jeune fille avait bien pu inventer une histoire aussi horrible (p. 5). La réponse paraît évidente : c’est justement parce qu’elle était si jeune qu’elle a pu imaginer et écrire une telle œuvre, parce qu’elle n’avait pas encore mis en place les défenses intérieures et les capacités d’autocensure de l’adulte. « The archetypes are in us and eternal » écrit Mario Praz à propos du roman gothique18. C’est là toute la force d’abyme de cette construction narrative : extraire du fait même de la répétition, comme dans la variation musicale, la quintessence de mécanismes de pensée fondamentaux qui renvoient au lecteur son image, une image déplaisante peut-être, mais que la « machine du récit » (p. 7) énonce en toute fidélité. La logique de l’abyme au cœur du texte, c’est la logique du « lu » en nous19, et sa force, c’est la force de ce lu. En sacrifiant le monstre, nous sacrifions notre moi intime pour nous soumettre aux commandements de la voix grégaire qui par le truchement de Walton, et implicitement de sa sœur, nous rappelle à la raison. Nous aussi nous pouvons alors faire, une fois encore et en toute sincérité, une trompeuse bonne fin.

Notes

1  Toutes les références renvoient à l’édition Penguin Classics de 1992.

2  J.-J. Lecercle, Frankenstein : Mythe et philosophie, Paris, 1988.

3  « No form of novel-writing has ever been productive as the novel of terror and wonder ». Mario Praz, Three Gothic Tales, Introductory essay, Penguink, 1968, p. 34

4  Voir à ce sujet, l’analyse de Gilles Menegaldo dans « Frankenstein, un monstre littéraire ou l’hybridation des genres », dans La Licorne, n° 22, 1992, p. 176 : « Le roman est constitué, suivant là encore les conventions du gothique, de plusieurs récits emboités ». Pour la notion de débrayage, voir Gérard Cordesse, La Nouvelle science-fiction américaine, Aubier ; 1984, p. 113.

5  Umberto Eco,  De superman au surhomme, Grasset, 1993 (« Le Mythe de Superman », 196 ; « Les Structures narratives », 1965).

6  « I busied myself to think of a story,– a story to rival those wich had excited us to this task. One wich would speak to the mysterious fears of our nature and awaken thrilling horror – one to make the reader dread to look round, to curdle the blood, and quicken the beatings of the heart » ; « I have found it ! What terrified me will terrify others », Frankenstein, Author’s Introduction, p. 8-9.

7  Images retenues entre autres pour décrire ce système d’emboitement : frame narrative, tale within tale, nested narratives Russian dolls, Chinese boxes, Framework of concentric stories, processes of encasement, enfolding frame structure ; centripetal, claustrophobic ; circular utérine image, womblike structure, constructed like pregnancy.

8  F. Botting,  Making Monstrous : Frankenstein, Criticism, Theory,Manchester, 1991, p. 103, et F. V. Randel, « Frankenstein, feminism, and the intertextuality of mountains », Studies in Romanticism, 24, 1985, 515-32, p. 532.

9  Respectivement p. 40, 68, 124, 198 et 202.

10  « Let the day perish wherein I was born, and the night in wich it was said, there is a man child conceived », The Book of Job, 3, 3.

11  « I was the stricken deer that left the herd/ Long since », William Cowper, The Task III, « The Garden », 69.

12  A. Jolles, Formes simples, « Le conte », p. 190-191.

13  Joyce-Carol Oates : « A romantically unrequired love », Mary’ Shelley’s Frankenstein, edited by Harold Bloom, New York, Philadelphia, 1987, p. 69.

14  La phobie de la mort par étranglement revient plusieurs fois dans le texte, par exemple p. 177.

15  Voir l’analyse de la scène de la naissance de la créature par J.-J. Lecercle, op. cit, p. 88.

16  « Et l’on pressent que si manipulation il y a, le geste manipulateur nous parle d’une certaine manière de la physiologie de nos tripes : ainsi, une grande machine à mensonges dit en quelque sorte le vrai » ; ceci à propos de Monte Christo, de Superman au surhomme, p. 102.

17  W. Veeder, Mary Shelley and Frankenstein : The fate of Androgyny, Chicago, 1986 : « Mary in fact expresses her awareness of monster woman through the angel woman », p. 167.

18  Introductory essay to Three Gothic Novels, p. 34.

19  P. Brooks, cité par J. Smith dans Mary Shelley : Frankenstein, (Boston, 1992) écrit : « it contaminates us with a residue of meaning that cannot be explained or rationalized » (p. 195). Pour la notion de « lu » (la dimension préconscient de la lecture, par opposition au « liseur », ou la présence du corps du lecteur, et au « lectant » ou la faculté critique), voir M. Picard dans Lire le temps, Paris, 1989 (voir le diagramme, p. 154).

Pour citer ce document

Par Michel MOREL, «La « force d’abyme » dans Frankenstein», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Revue papier (Archives 1993-2001), Autour de Frankenstein – Lectures critiques, mis à jour le : 19/12/2017, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=506.