La science dans le Frankenstein
 de Kenneth Branagh

Par Dominique SIPIÈRE
Publication en ligne le 19 décembre 2017

Texte intégral

1A en croire Jean-Jacques Lecercle, la formule « x the true story […]annonce la fiction la plus mensongère »1. Elle a commencé par le Dracula de Coppola et le titre Mary Shelley’s Frankenstein n’augure rien de bon. Pourtant tout commence par une épigraphe de Mary Shelley et, contrairement à la plupart des films antérieurs, Branagh reprend fidèlement l’épisode introductif avec le Capitaine Walton en route pour le Pôle Nord. Même si David Wickes avait déjà montré ces images en 19932 Branagh paraît ici plus fidèle au roman en prenant son temps et en indiquant la correspondance entre l’ambition des deux hommes : comme Victor, Walton est prêt à tout pour sa découverte, même à la mort de ses hommes d’équipage.

2Mais comment être fidèle au roman là où l’Histoire l’a déjà trahi dans l’esprit des lecteurs ? Le Pôle Nord, c’est une évidence, a été vaincu et il ne pouvait pas ne pas l’être. Les lecteurs sont obligés de passer par la convention narrative et d’imaginer l’état d’esprit de personnages de la fin du XVIIIe. Même avec des décors historiques il y a là un « effet Pierre Ménard » qui joue bien différemment de ce qui se passe en littérature ou en politique : en matière scientifique nous savons désormais qui avait raison et le Pôle Nord est découvert à tout jamais. Cela veut donc dire que le film sépare les réponses que la science a apportées (et qui datent le récit) des métaphores et des réactions humaines et qu’il lui sera plus facile de parler du personnage du scientifique que de la Science.

3Branagh explique d’abord son intention d’être plus fidèle que ses prédécesseurs en respectant les noms des personnages, en donnant à Victor une famille et une enfance et en refusant les facilités du savant fou et des assistants démoniaques : son Victor, dit-il, est « a dangerously sane man ». Il insiste aussi sur les risques de la parodie et se refuse à toute allusion rigolarde liée à la dimension de la Créature.

4Mais quelques minutes suffisent pour comprendre que son film est d’une infidélité massive, téméraire, flamboyante, dont il s’explique en partie dans son introduction au script publié par Pan3. Ce film n’est pas une adaptation mais une « interprétation » du roman. Il veut d’abord moderniser le contenu et susciter «our contemporary response to the novel and its meaning » (Screenplay page 17). Pour cela il va jouer la quantité : non seulement il garde un maximum de personnages et d’événements du roman, mais il va en rajouter de très nombreux dans une double direction. D’une part il va s’efforcer de « rectifier » ce qu’il juge être des défauts chez Mary Shelley (« It was, after all, the work of a very young writer who is sometimes confusingly inconsistent with the plot ») et il va inventer des épisodes dont le but est de pousser ce qui est seulement suggéré, jusqu’à une visualisation suggestive. Son adaptation partage avec les autres films une différence que ses ambitions aggravent fortement : alors que le roman imbrique trois niveaux de narration (les lettres de Walton, le récit de Victor, celui de la Créature) et donne la parole à des récits en première personne et à des pensées que le cinéma peine à représenter, Branagh utilise un seul flash back (qui constitue déjà un progrès) et exclut le spectateur de la conscience de la Créature, toujours vue en troisième personne.

5Deux mouvements contrastés dominent donc cette interprétation du roman : d’abord un lissage dans le sens de certains choix de vraisemblance, ensuite, et dans un sens contraire, l’invention de scènes destinées à pousser la logique du récit par des situations extrêmes. Ainsi Victor est-il minutieusement analysé afin de justifier tous ses actes, mêmes délirants, et le scénario prend-il grand soin de suivre les premiers pas de la Créature et d’expliquer pourquoi elle doit fuir, se trouver abandonnée, commettre son premier meurtre. Branagh emprunte à David Wickes l’idée qu’Ingolstadt est en proie au choléra et explique par ce moyen à la fois l’agitation de Victor, l’attitude du peuple et comment la Créature peut sortir de la ville...

6C’est que les réactions « imprévisibles » du Victor de 1818 gênent Branagh. Il ne croit pas possible de présenter au cinéma un personnage qui est « instantly repelled » par sa création car il est « psychologically inconsistent with the Victor we were presenting ». Il faut donc construire du récit, produire de la vraisemblance, être très explicite et très pédagogue, tant dans les actes représentés que par les abondants discours des personnages.

7Kenneth Branagh modernise, actualise et radicalise certaines questions liées à la science. A partir d’idées empruntées à Mary Shelley, il explicite plusieurs points que le reste du récit et surtout des dialogues, viennent développer. Les principales étapes de son raisonnement me paraissent lisibles dans l’usage qu’il fait de grandes scènes pivots où je vois quatre moments d’une progression : d’abord la scène du paratonnerre qui annonce la sécularisation relative du récit en éliminant Dieu du regard du spectateur ; ensuite la séquence de la création, beaucoup plus explicite que dans le roman afin de suggérer l’état d’esprit du scientifique et de l’artiste en général ; puis la scène de la caverne empruntée à Mary Shelley mais radicalement différente dans ses implications sur la conception de la formation de la conscience humaine ; enfin l’ensemble de l’itinéraire d’un échec, plus motivé qu’en 1818, au point qu’il incite à une sorte de réfutation méthodique de ce qu’il a patiemment avancé.

8Quatre parties donc dans cette présentation de la science dans le film de Branagh : la sécularisation ; une réflexion sur la conscience et la personne humaines ; la position et le désir du scientifique ; le statut et la morale de la science contemporaine.

Prométhée évacué

9Les séquences qui encadrent le roman sont édifiantes et Walton reçoit la leçon de l’échec de Victor comme un échec personnel : « I have consented to return, if we are not destroyed. Thus are my hopes blasted by cowardice and indecision : I come back ignorant and disappointed. » écrit-il le 7 septembre et il ajoute, le 12 : « It is past ; I am returning to England. I have lost my hopes of utility and glory » (Penguin, p. 208). Le Walton de Branagh va plus loin puisqu’il lit un passage de la Bible pour les obsèques de Victor, en présence des hommes d’équipage et de la Créature : « […] for in much wisdom is much grief : and he that increaseth knowledge, increaseth sorrow. For God shall bring every work and every secret thing into judgement whether it be good, or whether it be evil » (138). Fin piteuse qui condamne le savoir sans Dieu et rappelle même que l’ignorance fait le bonheur... C’est tout de même un peu trop, d’autant que le script s’achève par une allusion à Prométhée, jusqu’alors absent du récit : « the pyre, bearing the Modern Prometheus and his son, disappears into the mist, borne away by the waves and lost in distance and darkness » (Screenplay, dernier mots, p. 139).

10Il me semble que, plus encore que dans le roman, il s’agit là d’une enveloppe prométhéenne qui donne un ton épique à l’ensemble, mais que le récit qu’elle contient laisse les humains entre eux, met Dieu dans cette respectueuse parenthèse pour mieux s’en débarrasser... Bien sûr, le ton reste vaguement inquiet (Branagh cite bien le thème du défi de Dieu,
p. 10) mais les foudres divines et la métaphysique sont comme en arrière plan. Il y a du Sganarelle dans le robuste Clerval de Tom Hulce quand il proteste, la bouche pleine de victuailles : « Oh, now you have gone too far. There’s only one God, Victor... » et que Victor répond, impatient : « Leave God out of this ! » Milton et l’insistante comparaison entre le jeune Satan et la créature ont disparu du film qui travaille à une patiente sécularisation de ces thèmes.

11La scène clef, de ce point de vue, est celle du paratonnerre qui associe habilement exaltation, peur et joie. Pour le spectateur d’aujourd’hui, qu’un orage en montagne inquiète encore un peu, le phénomène et sa domestication sont si familiers qu’il se passe de Dieu pour le regarder et que nous voyons Victor comme un adolescent qui redécouvrirait ce que nous savions depuis longtemps, depuis la perte de notre innocence en ces matières... Une sorte d’extase perdue, devant la découverte scientifique.

12La suite du récit travaille dans le même sens en expliquant les grands mystères de la vie par quelques jalons historiques ; le galvanisme, déjà cité par Mary Shelley, l’effet d’un courant électrique sur les membres d’un crapaud (expérience familière qui relie l’enfance des sciences expérimentales à nos souvenirs d’écoliers) et l’équivalent obtenu sur un bras de singe pour suggérer le passage à l’homme. Le recours (nouveau chez Branagh) à l’acupuncture permet à la fois de relier ces expériences à une tradition et d’organiser un réseau de nerfs où circule un courant électrique dont il suffit alors de trouver les bons points de branchement. Quant à la centrale, le cœur humain, nous savons aujourd’hui que sa greffe et sa réanimation sont possibles, ce qui rend le dialogue entre Victor et Clerval seulement prophétique, sûrement pas blasphématoire. C’est dire que le dessin en pointillés de cette démarche conduit à l’impression de sa probabilité et que l’œuvre de Victor paraît aujourd’hui à portée de scalpel.

13Ainsi, pas plus que l’histoire annoncée par la voix off de Mary en exergue ne va « curdle the blood » (on en a vu tant d’autres !) elle ne va susciter la crainte de Dieu, au point que les mots « Be Warned » imprimés sur la cassette vidéo britannique n’ont pas été repris dans l’édition française... Nous voici entre humains, ce qui n’empêche pas que Dieu semble encore habiter le regard de Victor et de la caméra, même dans les moments où il semble l’oublier tout à fait, témoin l’évocation de la Croix lorsque la Créature est soudain hissée par des poulies vers le haut du laboratoire...

Le dialogue dans la caverne : conscience et personne humaines

14Le noyau initial du récit de Mary Shelley venait de son rêve et de la terreur symbolique que suscitait l’œil du Monstre, regard mortifère lié au sexe. En passant du rêve au conte, les regards circulaient, ce n’était plus Mary, l’enfant, qui voyait l’œil-sexe mais Victor, le père confronté à son fantasme. Branagh, qui part d’un récit déjà constitué et non d’un fantasme à l’état brut, dit avoir commencé son travail d’adaptation, c’est à dire de réaction au texte, par la scène de la première rencontre entre Victor et sa Créature à Chamonix. Le roman associe clairement le Monstre au Mont Blanc et à l’univers du Sublime romantique. Dans le film les choses sont assez différentes : Victor est convoqué, puis capturé et traité comme un enfant par celui qu’il a créé. La scène ne débouche pas sur un long récit du Monstre mais elle introduit un dialogue essentiel qui transforme profondément la portée de l’expérience mise en place par Victor.

15On peut supposer que Mary, en lisant justement l’Essay Concerning Human Understanding de Locke au moment où elle rédigeait Frankenstein y recherchait à la fois des idées narratives et un fondement psychologique. Je voudrais m’attarder un peu sur la manière dont elle reprend la question de la naissance de la conscience humaine dans ce qui est une des multiples « mises en scène » imaginaires d’une théorie psychologique, avant de comparer son récit avec ce que Branagh en a fait. Comme Descartes, Locke s’adresse à l’expérience personnelle d’un lecteur cultivé et décrit un système en utilisant des exemples : « I shall appeal to every one’s own observation and experience […] Let us suppose then the mind to be, as we say, white paper, void of all characters, without any ideas ; how comes it to be furnished ? »4. Plus loin, il propose d’observer l’enfant « at his first coming into the world »5 mais certainement pas de s’« identifier » à lui, ce qui n’aurait pas grand sens. Or Mary change tout : c’est bien la Créature (i.e. l’enfant) qui raconte ses souvenirs et c’est à elle que nous sommes amenés à nous identifier dans cet éveil de la conscience au monde. Cette façon d’aborder la question nous est évidemment familière, c’est celle du Condillac du Traité des Sensations et de sa Statue, même si le texte paraît la traiter en troisième personne : « J’avertis donc qu’il est très-important de se mettre exactement à la place de la statue que nous allons observer. Il faut commencer d’exister avec elle, de n’avoir qu’un seul sens, quand elle n’en a qu’un ; n’acquérir que les idées qu’elle acquiert, ne contracter que les habitudes qu’elle contracte : en un mot, il faut n’être que ce qu’elle est »6.

16Branagh ne se risque pas à ce qui deviendrait un exercice assez périlleux de caméra subjective pour évoquer l’éveil de la conscience de la Créature. Il garde une certaine distance et la montre nue, comme un corps soumis à la torture (pas d’identification suggérée) puis brièvement en très gros plan (le regard de Niro) à un moment où nous sommes concentrés sur le cauchemar de Victor, enfin, dans les rues, prise dans un tourbillon d’événements qui laissent peu de place à une réflexion de type philosophique. Toute l’expérience de l’éveil de la conscience est donc déplacée vers la scène de la caverne qui est d’ailleurs montrée après (pas de flash back).

17A cette différence de point de vue s’ajoutent des variations sur la manière dont est présentée l’association des sensations de base. Cette fois, Mary prend le contre-pied de Condillac pour qui les sensations apparaissent bien séparées, d’abord odeur de rose, dont la statue jouit ou souffre, puis souvenir de cette sensation agréable ou pénible, etc. La Créature de Mary insiste : «A strange multiplicity of sensations seized me, and I saw, felt, heard, and smelt at the same time ; and it was, indeed, a long time before I learned to distinguish between the operations of my various senses… »7. Elle suit Locke : « the qualities that affect our senses are, in the things themselves, so united and blended that there is no separation, no distance between them »8. Mais pour Mary Shelley, c’est du côté du sujet percevant que l’unité « synesthésique » est constatée, peut être à cause de la stratégie narrative, mais en conformité avec une conception implicite de la conscience comme un tout : Mary a une vision holiste de sa Créature et son grief contre Victor sera justement de l’avoir prise pour un simple assemblage de fragments indifférents.

18Nous sommes là au cœur d’une question que Branagh vient renouveler de façon habile et vigoureuse. Non seulement la Créature chez Branagh est plus que la somme de ses parties, mais sa conception vient brouiller la question de l’inné et de l’acquis et réintroduit l’importance de la mémoire dans la constitution d’une identité. Bien sûr, nous retrouvons ici sa stratégie de lissage et de vraisemblance qui lui fait refuser l’invraisemblable apprentissage de la lecture dans l’épisode De Lacey. Branagh (ou son scénariste ?) aime les mots. Il fallait que De Lacey joue d’une flûte à bec et Branagh insiste sur son nom anglais de « recorder » : à la fois ce qui enregistre les expériences et ce qui chante, le mot désigne les souvenirs en espagnol. La flûte du récit rappellera tragiquement à Victor le souvenir du Monstre au moment de sa nuit de noces. Voici le dialogue :

Creature : What of my soul ? Do I have one ? Or was that a part you left out ? Who were these people of which I am comprised ? Good people ? Bad people ?
Victor : Materials, nothing more.
Creature : You’re wrong. (Picks up the recorder) Do you know I knew how to play this ?

He puts down the recorder.

Creature : In which part of me did this knowledge reside ? In these hands ? In this mind ? In this heart ? (beat) And reading and speaking. Not things learned... so much as things remembered.
Victor : Trace memories in the brain, perhaps (115).

19Si la Créature sait jouer de la flûte, c’est parce que le cerveau ou le corps d’emprunt ne l’avaient pas oublié... Ceci est très différent des cerveaux malades des autres films (Whale...). Victor insiste bien, il n’a utilisé que des tissus, un « matériau » et la Créature n’est pas la réincarnation de Waldman entourée du corps de son assassin.

20Mais, dans ces éponges neutres, il restait des traces, le souvenir de l’apprentissage de la marche, de la lecture, de la flûte. Le geste fondateur de la démarche de Locke est probablement son refus des idées innées qui impliquent une régression de la liberté individuelle puisque chacun naît avec des sentiments et des concepts préformés que certains peuvent juger plus ou moins conformes aux desseins de Dieu... L’enjeu n’est rien moins que la possibilité d’une Science et d’une Philosophie indépendantes des religions. Or l’expérience de la Créature change les données du problème : plus besoin d’idées innées derrière lesquelles Mary entendait probablement Dieu faire le ventriloque. La scène de la caverne suggère deux niveaux de compétences acquises : celles que la vie quotidienne enseigne à la Créature et celles que d’autres ont appris à sa place et dont son corps a gardé les traces mémorielles... comme le fait de jouer de la flûte9.

Inné

Acquis 1

Acquis 2

Différé

Immédiat

rien

flûte

vie quotidienne

21Il ne s’agit, bien sûr, que d’une image mais elle modifie la signification des souffrances de la Créature. Dans le roman son esprit table rase apprend tout au contact du monde extérieur, des De Lacey et de leurs lectures. Dans le film il est plutôt comme celui d’un amnésique qui retrouverait des bribes d’un passé décousu du tissu de son expérience... Conformément à la description de Locke, la Créature du roman, privée d’enfance et de souvenirs est aussi privée d’identité10. Mais voici que dans le film la Créature dont le cerveau a été mal vidé, comme le disque d’un ordinateur, est consciente d’une mémoire en partie étrangère à elle-même, se trouve des racines et apprend, grâce au journal de Victor, l’identité passée du matériau dont elle est constituée : cerveau du professeur Waldmann, corps de son assassin, membres de l’étudiant athlétique Schiller... Le premier effet est un sentiment probable d’aliénation qui rappelle que ce monstre est plus un adolescent qu’un enfant. Les traces qu’il découvre en lui sont assez comparables aux traces de l’idéologie familiale que l’adolescent identifie et interroge comme un corps devenu étranger. La seconde question est celle de son unité. Branagh récupère astucieusement l’absence de miroir en le remplaçant par le journal de Victor : non seulement la Créature y apprend de quoi elle est faite, mais elle y reconnaît son image dessinée par Waldman et collée par Victor.

22Le troisième thème qui intéresse Branagh est celui de la mémoire et il débouche sur son « most radical departure from Shelley’s novel » (27) dans la scène de la valse. Le monstre a obtenu la promesse d’une compagne et il participe aux travaux en fournissant lui même des « matériaux ». La crise inexpliquée dans le roman qui aboutit au refus de Victor et à la vengeance du monstre résulte ici du choix du corps de Justine dans un jeu complexe de symétries. Le corps de Justine a subi le même supplice que celui du monstre (pendaison) qui est responsable de cette injustice. Il s’agit donc d’un geste de réparation particulièrement ambigu dans la mesure où l’assassin tente de faire revivre sa victime mais s’approprie en même temps une femme qui aimait son créateur11.

23Avec la mort d’Elisabeth, Victor renouvelle le projet de survie (sa mère) en créant une nouvelle femme composée du corps de Justine et de la tête d’Elisabeth. A l’évidence c’est pour son compte qu’il recoud cette nouvelle épouse, mais la Créature peut aussi revendiquer le corps de Justine. Bref, tout annonce une scène qui se situe à la frontière de l’absurde et de l’opéra vériste. La question de la mémoire est reprise en deux temps. Le corps de Justine n’a rien oublié des gestes de la danse mais le cerveau d’Elizabeth peine à se constituer une identité que les deux hommes vont essayer de lui offrir à leur manière.

24Il y a une certaine ironie dans ce trio d’opéra où deux hommes revendiquent la même femme en essayant de la faire venir à eux par une formule qui résume leur attitude : Victor (en bon Lockéen) croit s’adresser à la mémoire d’Elizabeth pour l’aider à se reconstruire et répète trois fois « Say my name ! ». Le monstre la regarde et constate « She’s beautiful » puis s’adresse à elle en la nommant « Elizabeth, you’re beautiful ! ». (C’est donc bien à l’épouse de Victor qu’il parle pour l’emmener avec lui.) Mais ces hommes offrent ainsi deux images du regard masculin qu’Hitchcock n’eut pas reniées. Victor, en demandant à Elizabeth de le nommer pour se raccrocher au réel, voit-il qu’elle tiendrait ainsi son identité de son nom à lui ? Et la Créature sait elle qu’elle suggère que la femme n’existe que dans l’évaluation d’un regard masculin ? Dès qu’Elizabeth se souvient, l’horreur la gagne et elle se tue dans les flammes.

25La scène est aussi une métaphore de la création artistique où Victor (l’artiste) refuse de livrer son œuvre au spectateur... Branagh lui même invite à une telle lecture à propos de la scène de la création12. Adapter une œuvre aussi impressionnante que Frankenstein ou une pièce de Shakespeare, c’est s’approprier des fragments, leur donner son nom, pratiquer des collages et les exhiber. Comme le monstre de Victor, l’œuvre vraiment neuve est rejetée parce qu’on la juge à partir des éléments familiers qui semblent la composer et elle ne pourra s’imposer qu’en éliminant la lignée dont elle procède. Mais je m’éloigne du sujet de la Science... Ou ne suis-je pas d’une autre manière en train d’y revenir en rappelant la place du désir du scientifique dans sa démarche ?

Science et désir : téléologie du parturiant

26Une des originalités du film de Branagh réside dans le soin qu’il prend à analyser les motivations de Victor. Les images et le dialogue montrent ses dons, son goût spontané pour les sciences et ne font pas du bonheur ambiant qu’un paradis perdu. Victor est le fils d’un médecin qui s’occupe de lui et ne traite pas ses lectures avec légèreté (au contraire d’Alphonse en 1818). Il construit un chien mécanique, rêve de domestiquer les lucioles... En revanche, Branagh se sert de la mort de sa mère pour expliquer la vocation particulière de Victor. A Justine qui lui suggère une vocation médicale habituelle (« You have a calling to fight sickness... »), il répond : «We have to fight […] death itself » (45). Le serment du jeune homme sur la tombe de sa mère (« Oh, Mother, you should never have died. No one should ever die. I will stop this... I promise » (53) est bien compréhensible. Le film est alors jalonné d’indications sur le cheminement d’une pensée : animaux machines (les automates du XVIIIe siècle), domestication de la foudre, lectures des textes anciens discrètement rendus moins sulfureux que dans le roman (Agrippa, mais aussi l’acupuncture que certains pratiquent aujourd’hui...) et vision mécaniste et biologiste de l’homme (« We don’t know where life ends or death begins […] a man’s brain may die but his heart and lungs continue to pump and breathe... » 61). Son projet est décrit sans ironie ou catastrophisme : « an attempt to protect and to create […]. We can change things. We can make things better. » (62) même si l’emballement le guette : « We can design […] a being that will not grow old or sicken, one that will be stronger than us, better than us, one that will be more intelligent than us, more civilized than us... ». Il s’agit déjà d’un « surhomme » et Waldmann s’y refuse, ce que ne faisait pas Jean Rostand13.

27Pourtant, après la mort de Waldmann, Victor retrouve un nouvel argument pour se persuader du bien fondé de sa mission : « We owe it to him to complete this work... » (69) et c’est curieusement à ce moment là que sa profession de foi semble la plus cohérente et la plus « acceptable » : « I think for the chance to defeat death and disease, to let people on this earth have the chance of life, healthy sustained life for everyone, to allow people who love each other to be together forever... for that... Yes, I think it’s a risk worth taking » (69). Ce savant est peut être irréaliste mais ce n’est pas un fou dangereux ni un criminel.

28Tous ces discours donnent donc une image assez plausible d’un Victor qu’une légitime passion anime mais que les circonstances aveuglent. Un scientifique comme les autres ? Les images, en revanche, explicitent ce que le roman ne faisait qu’ébaucher, c’est à dire la part de l’animal et, par suite, la sexualisation de la création. Branagh, par exemple, insiste sur la présence des chiens dans l’univers de Victor : chien mécanique imaginé par l’adolescent, chienne « rivale » amoureuse d’Elizabeth à Ingolstadt, chiens tués d’un geste par la Créature sur la banquise et chair des chiens morts dont finit par se nourrir Victor dans sa poursuite14. Non seulement le sarcophage est rempli de liquide amniotique prélevé sur des accouchées, mais tout l’environnent de la Création a une forte coloration animale et sexuelle (qui tranche avec la discrétion de Mary et les extravagances scientifiques des films précédents) : dans le sarcophage un corps nu est transpercé, puis inondé d’un liquide qui tombe de sacs suspendus. Le dispositif est particulièrement explicite : « Victor guides a glass tube out of a huge bullock-shaped container hanging from the ceiling... » (78). Il ne manque que les animaux visqueux et phalliques par excellence que sont les anguilles électriques libérées des sacs dans le tube et jusqu’au sarcophage : « the eels do whatever they do... ».

29Telle est la réalité rendue visible de l’acte scientifique, à côté des déclarations d’intention. Ce n’est plus l’orgueil prométhéen qui caractérise d’abord Victor, c’est son corps à corps avec la découverte, la nouvelle conscience de son animalité propre au moment même où on l’accusait de se prendre pour un dieu. Et il me semble que ce regard d’aujourd’hui ne vient aucunement contredire l’annonce faite à Mary il y a bientôt deux cents ans...

Les leçons d’un échec : statut et morales de la science

30Récapitulons un peu : peut être pour des raisons d’abord narratives, le récit de Branagh réduit la présence de Dieu, renforce le discours holiste de Shelley qui affirme que le tout n’est pas la somme de ses parties, introduit des traces de mémoire dans la constitution de l’identité de la Créature et réévalue la position du scientifique en donnant des raisons honorables à son ambition mais en montrant à quel point sa création est inscrite dans son corps et dans sa sexualité. Il convient maintenant de tirer la leçon que semble donner le film en examinant la nature, les causes et la portée de l’échec de Victor Frankenstein.

31Victor échoue selon trois critères qui correspondent à trois âges de la validation scientifique : Dieu punit son entreprise selon les préceptes de la Bible (et la devise de l’Université d’Ingolstadt : « Knowledge is power only through God » 56) ; son expérience avorte comme en atteste le constat inscrit sur le Journal (« the resulting re-animant is malfunctional... » 81) selon les principes des sciences expérimentales (Auguste Comte) ; et aucun autre scientifique ne pourra valider ou « falsifier » son expérience selon des principes Popperiens liés à la communauté scientifique puisque Victor a travaillé seul, dans le secret et qu’il veut détruire son carnet.

32Il avait pourtant, on l’a vu, des raisons honorables et son échec, quand on l’examine, paraît encore plus injuste que celui du Victor de 1818. Dans le roman, les choses tournent mal parce que le monstre est trop grand, que sa laideur suscite l’hostilité et les malentendus, que sa solitude et son inexpérience le fragilisent affectivement et, plus profondément, qu’il n’a ni père, ni nom, ni enfance, ni mémoire, bref qu’il n’a pas d’identité et que tout ce qu’il apprend ne lui est pas transmis, il le dérobe.

33Dans le film tout semble se précipiter : Victor avance l’instant de son expérience à la fois sous la pression de son entourage (visite d’Elizabeth) et à cause du danger du choléra. Il note dans son journal : « Time running out. Rioting in town. Decay of flesh accelerating. Must strike now... » (76). C’est ce qui explique l’incroyable impréparation de ce qui devrait suivre la « naissance » du bébé... L’accident tragique qui fait croire à la mort de la Créature est précédé par un dialogue (uniquement dans le script) qui se trouve aux antipodes de la répulsion de 1818. Les mots sont presque empreints de tendresse : « Stand, please stand, come on... Breathe, come on breathe. Stand, you can stand, come on, come on, that’s it. […] You can do it, come on. Stand, yes. Now walk... » C’est déjà presque un père qui s’adresse à son enfant. Mais un jeu de chaînes, un contrepoids, entraînent le nouveau-né et l’assomment. Le désespoir de Victor, son dégoût viennent donc alors de cet objet qu’il croit mort-né et non devant la peur du vivant. Le cri n’est plus « It’s alive! » mais « It’s dead, I’ve killed it! ».

34La suite accentue encore l’injustice ou le malentendu de l’échec de Victor : c’est parce qu’il délire et qu’il prend la Créature pour son fantôme qu’il lui ferme la porte au nez. En ville, elle vole innocemment du pain et la foule déjà terrifiée par le choléra veut la lyncher. Tout va beaucoup plus vite que dans le roman. Une femme lui donne tout de suite un nom : « He’s the cholera ! He’s the one been spreadin’ the plague » (85) et devant la violence de l’attaque la créature projette un de ses agresseurs et le tue. Même cruauté du scénario à la fin de la scène empruntée à l’épisode des De Lacey. C’est parce que Felix a entendu son père crier sous les coups de l’usurier qu’il attaque violemment la créature qu’il prend assez naturellement pour l’agresseur. Autre coïncidence romanesque, c’est justement au moment où la Créature vient d’être chassée de son « paradis » qu’elle découvre la fin du journal de Victor, son image et le nom de son créateur... Si bien qu’on soupçonne qu’il ne s’agit plus tout à fait de rendre vraisemblable l’échec de Victor, mais au contraire, d’en douter... ou du moins de se demander quelles en seraient les vraies raisons, par delà cette accumulation de faux prétextes.

35Il y a une première lecture symbolique du film qui répond en partie à cette question : Branagh le shakespearien compare Victor à un homme de la Renaissance que son savoir condamne à la solitude et il pense évidemment à l’évolution de l’artiste solitaire devenu cinéaste. Le cinéma est un peu comme la Science du vingtième siècle, le créateur y vit en système et l’homme qu’il représente n’est plus la somme de ses parties mais la partie d’un tout qui le dépasse. L’entreprise solitaire de Victor était donc vouée à l’échec dans notre monde.

36Pourtant cette lecture reste plutôt anecdotique si on choisit de comprendre que Victor n’a perdu qu’une bataille dans la guerre de l’évolution humaine. Je commençais en disant que le Pôle Nord ne pouvait pas ne pas être vaincu, mais Branagh parsème son film d’allusions du même type : les greffes du cœur, nous annonce Victor, sont pour bientôt, et les vaccins déjà pratiqués par Waldman font si peur à un personnage qu’il tue son bienfaiteur. Mais justement, il y a encore au vingtième siècle de telles réticences. Et ces aller-retours du scénario invitent à reprendre la question de la responsabilité de la science en matière d’intervention sur l’homme, que Branagh radicalise à cause de la mauvaise foi délibérée dont il fait preuve dans l’échec de Victor.

37C’est à propos de la question des clones que ces débats ont repris récemment. Mais si on écarte (momentanément ?) les interdits religieux, les arguments historiques qui rappellent à juste titre l’usage monstrueux que ce siècle a fait de la biologie en Allemagne et en URSS (Mais, justement, Victor est Suisse, en terrain neutre...), si on se persuade qu’il est possible de pratiquer la thérapie génétique sans glisser dans l’eugénisme, c’est à dire de soigner au présent sans aliéner le futur, si, et c’est plus difficile encore, on suppose que la possibilité de choisir n’implique pas que nos enfants seront notre propre reflet, quelles sont alors les raisons universelles et scientifiques qui interdisent l’action biologique sur l’homme ? Elles concernent surtout le respect de l’individu, sa liberté de devenir autre chose qu’un objet programmé, une essence, une « idée innée »15 et, pour finir, la leçon de la fable de Branagh m’inspire les deux remarques suivantes :

38– Du côté de la Créature : ce n’est pas son héritage génétique (caché) qui est la cause de la catastrophe ; ce sont les événements, c’est le récit de son enfance ratée. La Créature ne ressemble ni à Waldmann, ni à son assassin ; elle a su acquérir une autonomie et une liberté dans et par la tragédie qu’elle a elle même construite avec Victor. Ainsi, le film raconte encore la victoire, même paradoxale, de l’ontogenèse (développement de l’individu) sur la phylogenèse (biologie de l’espèce).

39– Du côté de Victor : je remarque que Branagh balaie d’un geste l’argument le plus souvent invoqué du « respect de la nature » :

Justine : You can’t interfere with nature, Victor.
Victor : We « interfere » with nature every time we light a fire. We interfere with nature every time we use the skin of beasts to protect us from the elements […] It is in our nature to interfere. It is in our nature to strive for a better world.
(p. 45)

Mais, au fait, qu’est-ce que la « nature » ?16

40Nous remercions les Presse Universitaires Franc-Comtoises d’avoir bien voulu nous autoriser à publier ce texte paru dans le numéro XXI de la revue Recherches en Linguistique Etrangère, dirigé par Yves Gilli.

Notes

1  J.-J. Lecercle, « Dracula : une crise de sorcellerie », Dracula, insémination, dissémination, ed. D. Sipière, Sterne, 1996, p. 9.

2  D. Wickes, Frankenstein, avec P. Bergin, J. Mills (De Lacey), R. Quaid et L. Wilson.

3  Mary Shelley’s Frankenstein, Screenplay by S. Lady ans F. Darabont, Pan Books, 1994. J’indiquerai les numéros de pages entre parenthèses sans renvoi de notes.

4  J. Locke, An Essay concerning Human Understanding, Book II, Chapter 1, § 1.

5  Ibid., Book II, Chapter 1, § 6.

6  E. Condillac, Traité des sensations, 1754, Corpus, Fayard, p. 9.

7  Frankenstein, Penguin, p. 99.

8  Locke, II, § 1. Il ne s’agit donc pas d’une conception moderne d’une perception globalisante associée à une intentionnalité : c’est du coté des objets que les « qualités » sont imbriquées, pas du coté du sujet percevant, encore moins comme chez Piaget pour qui « la conscience […] ne débute […] ni par la connaissance du moi, ni par celle des choses comme telles, mais par celle de leur interaction », dans La construction du réel chez l’enfant, Delachaux, 1937-1977, p. 311.

9  La nouvelle Statue de Branagh semble répondre indirectement à la question du retour des idées innées au vingtième siècle, par exemple lorsque Chomsky constate la rapidité anormale avec laquelle les humains apprennent les langages et en déduit que nous possédons dès la naissance une structure préétablie pour les accueillir. En réalité les compétences chomskyennes sont ontogénétiques, elles appartiennent à l’espèce, tandis que les traces de la Créature résultent d’une sorte de « phylogénie différée » purement imaginaire.

10  Pour Locke, la personne se constitue à partir des quatre critères de la raison, de la conscience, de la conscience de soi et de la permanence. C’est le quatrième terme qui manque cruellement à la Créature.

11  Passons sur les vertigineuses variations œdipiennes qui mettent Elisabeth-Justine dans la position de l’épouse de Victor, donc de la « mère » de la Créature, alors que le monstre lui même reste aussi ambigu que dans le roman, à la fois fils statuaire de Victor et Père fantasmatique, comme en atteste le glissement de sa taille démesurée chez Mary à son vieillissement inexplicable dans les films de Wickes et Branagh.

12  « I sometimes feel therer are uneasy parallels between Victor’s obsessive desire to create his monster and what we’ve done in making a film of this size and scale », p. 21.

13  J. Rostand, Peut-on modifier l’homme ?, Gallimard, Les essais, 1956.

14  « dangling in the wind is the livid carrion of Dead dogs : this, we gather, is the man’s traveling larder », p. 35.

15  Voir cependant J. Testart, Le Désir du gène, Bourin, 1992, ou Claire Ambroselli, L’Éthique médicale, PUF, 1988, pour les réticents et P.-A. Taguieff, « Sur l’eugénisme : du fantasme au débat », dans Pouvoirs, 1991, n° 56, pour un point de vue plus favorable aux recherches. Mise au point rapide mais tonique dans Le Nouvel Observateur du 6 mars 11997, P.-A. Taguieff, « La hantise de l’homme se prenant pour Dieu », p. 83.

16  Voir avant tout : c. Rosset, L’anti-nature, Quadrige, PUF, 1995 (1973).

Pour citer ce document

Par Dominique SIPIÈRE, «La science dans le Frankenstein
 de Kenneth Branagh», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Revue papier (Archives 1993-2001), Autour de Frankenstein – Lectures critiques, mis à jour le : 19/12/2017, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=532.