Des modèles de la didactique aux problèmes de la DFLM

Par Jean-François HALTÉ
Publication en ligne le 13 septembre 2018

Texte intégral

1. De l’intérêt des modèles

1.1 À quoi servent les modèles ?

1J’ai eu la faiblesse, en 1992, de définir la didactique du français comme la discipline de référence des pratiques d’enseignement, discipline intégrative, dont le champ concerne le système didactique – le jeu surdéterminé des relations triangulaires –, discipline praxéologique, théorico – pratique, dont l’objectif essentiel est de produire des argumentations « savantes », étayées et cohérentes, susceptibles d’orienter efficacement les pratiques d’enseignement.

2C’était à une époque où nous (la communauté didacticienne) cherchions à y voir clair dans la redistribution des composantes de la pédagogie du français.

3« Discipline de référence » faisait pièce à la question des disciplines mères et visait à rompre le lien direct entre matières scolaires et disciplines savantes, à corriger par là l’applicationnisme dominant de la période précédente. Ce point rendait compte aussi, par implication, du caractère décidément non fondamental (comme on dit « sciences fondamentales »)de la didactique. La didactique d’une matière scolaire puise dans une masse de savoirs d’obédiences diverses (savants, sociaux, scolaires), construits ailleurs à des fins propres, et sous des épistémolo­gies différentes. Les didactiques scolaires seraient une région de cette didactique fondamentale, science en fin de compte des mécanismes complexes par lesquels une société assure une part décisive de l’élargissement de sa reproduction, à laquelle travaille Y. Chevallard et qu’il évoque dans « Didactique, anthropologie, mathématiques »1.

4Le critère de systémicité va de pair avec l’orientation « théorico-pratique ». Si elle se veut interventionniste, c’est bien du système des relations entre variables qu’elle doit traiter in fine. Les produits qu’elle destine à la pratique d’enseignement n’ont d’avenir (autre qu’éditorial s’entend) que s’ils prennent cette systémicité en compte. Mais le point ne doit pas être considéré de façon réductrice. La didactique a besoin de recherches privilégiant telle ou telle variable : le tout est que la variable concernée soit « travaillée » par les autres. On ne voit pas bien, au demeurant, qu’il puisse en être autrement : qu’est-ce qui distinguerait une recherche didactique portant sur une notion, mettons, au hasard, l’oral, d’une recherche effectuée en linguistique ou en pragmatique ou en psychosociologie ?

5Discipline « praxéologique », la didactique traite de pratiques sociales d’enseignement / apprentissage dirigé. « Dirigé » indexe l’aspect programmé des enseignements au sein d’une structure essentiellement conçue pour cela et distingue les institutions de formation des autres où circulent des savoirs et où, toujours, quelque chose peut être appris sans que cela soit enseigné (famille, rue, entreprise…). Elle essaie de rendre compte des pratiques en question, mais aussi, et selon moi : surtout, elle essaie de les influencer et de les transformer dans la perspective de la lutte contre l’échec scolaire. En ce sens, elle est une discipline d’argumentation.

6Ce positionnement de la didactique l’affaiblit sans aucun doute dans le champ du scientifique : non qu’on n’argumente pas en sciences, mais que l’argumentation scientifique en didactique interfère avec d’autres lignes argumentatives, historiques, idéologiques, sociétales… J’aimerais pouvoir renoncer aujourd’hui à « influencer et transformer les prati­ques » pour la charge militante de ces termes et l’engagement qu’ils sup­posent, contrevenant ainsi au politiquement correct de la « gratuité » scientifique. S’agissant de la didactique du français, de son état et de son histoire, de son fonctionnement social, il me parait difficile de se cantonner dans une approche académique des problèmes. Je renvoie à titre d’exemple à la communication de A. Petitjean sur l’histoire, ou aux travaux de Chervel : l’école ne s’est jamais réglée sur le seul état des savoirs savants. La notion d’élaboration didactique des savoirs et des savoir-faire me semble convenir pour désigner ce compromis optimal. Elle peut être vue comme la lecture critique du concept de transposition. Dans la décennie, il est intéressant de noter que, tout en maintenant la centralité de ce concept de transposition, ses révisions, notamment en ce qui concerne le savoir, le rapproche de plus en plus de la notion d’élaboration2.

7L’idée d’argumentation savante et de recherche de rigueur contrebalance un peu le mauvais effet de volonté d’influence3. C’est une idée forte à mes yeux que je rattache à celle des savoirs. Des trois sources en effet, savante, socio-culturelle et scolaire, la première me parait être la plus décisive. Les autres conditionnent l’élaboration didactique des savoirs : elles interviennent en amont sur la sélection des savoirs savants, et en aval sur l’apprêtement et la textualisation, non pas sur leur nature savante. À défaut de savoirs de bon aloi, la visée d’amélioration des pratiques d’enseignement est un leurre démagogique.

8Que l’on me pardonne ce commentaire d’un modèle déjà ancien auquel, je l’avoue, je n’ai pas grand chose à ajouter. Aborder la didactique du français par la modélisation me parait aujourd’hui moins urgent. Les divers modèles circulant sur la question valent tous pour ce qu’ils donnent à voir. C’est là, à mes yeux, leur principale vertu. Ils éclairent la complexité en mettant au jour telle ou telle dimension : ce sont des points de vue, comme dans le guide Michelin, des points panoramiques à partir desquels on voit… ce que l’on peut voir de ces points. Des manières de voir, toutes réductrices, toutes intéressantes. Les modèles aident à poser de « bonnes » questions ou à formuler de « bons » problèmes. Aurait-on intérêt, aujourd’hui, à déboucher sur un modèle unique ? Œcuménique ? Intégrateur ? Définitif ? Ré-vo-lu-tion-naire ? Dans la phase de la recherche didactique que nous traversons avons-nous répondu à ces « bons » problèmes ? Au point qu’il vaille la peine de re-modéliser ?

9Il me semble qu’un accord massif s’est constitué dans la communauté autour de la didactique saisie dans sa distinction d’avec la pédagogie : l’objet de la didactique du français est l’ensemble des problèmes que pose la transmission – appropriation des savoirs et savoir-faire de la matière français. Les focalisations sur l’axe enseignant / savoir ou enseignant / élève ou élève / savoir relèvent davantage des « moments » du travail d’un acteur du champ pris dans une recherche plus vaste, ou des héritages de positionnements institutionnels du type sciences de l’éducation vs discipline de référence… que de divergences radicales sur ce fonds commun. Si l’on isole le savoir en tant que tel, c’est-à-dire indépendamment de son statut d’objet d’enseignement / apprentissage, en quoi concerne-t-il la didactique ? Quant à la fixation sur l’apprenant ou l’enseignant, elle est logiquement a-didactique si elle oublie que l’apprenant se définit précisément par le fait qu’il apprend quelque chose que l’enseignant enseigne : ni le métier d’écolier (Perrenoud), ni le métier d’enseignant (Meirieu) n’ignorent cette dimension.

10Les didacticiens des mathématiques sont d’accord sur la définition donnée plus haut. À en croire Ph. Jonnaert4, elle a été lentement et difficilement conquise dans une histoire bien plus longue que celle de la didactique du français (je ne prends pas en référence l’histoire de la didactique, de Coménius à nos jours, ce serait inutile ici). Est-il vraiment nécessaire de refaire leur cheminement ? Pense-t-on sérieusement que l’on déboucherait sur du très différent ?

2. Quand les recherches naviguent entre les modèles

11Dans une communication faite au symposium de didactique des disciplines de Tunis5, j’avais cru pouvoir distinguer différentes tendances dans les travaux labellisés en didactique du français :

12– technologiste : tendance à la réduire à son aspect transpositionniste, au sens strict, à confiner son travail ordinaire dans « l’ingénierie » didactique en privilégiant l’axe savoir savant / savoir scolaire,

13– psychopédagogiste : tendance à privilégier les déterminants externes de la didactique, la psychologie et la sociologie des apprenants par exemple, à subordonner les objets de savoir et de savoir faire aux finalités éducatives,

14– sociodidactiste : tendance à articuler le dehors des pratiques sociales de référence et le dedans des pratiques scolaires dans le cadre d’une attention focalisée sur les activités langagières,

15– praxéologiste : tendance à privilégier une vision interventionniste de la didactique en jouant le jeu de toutes les relations dans le système didactique surdéterminé.

16En raisonnant à partir des travaux de recherche en didactique des mathématiques, Ph. Jonnaert op. cit. enrichit et perfectionne ce classement. En croisant les travaux selon qu’ils sont à orientation praxéologique, psychologique, épistémologique ou philosophique et qu’ils sont « de » didactique (d’une discipline) ou « sur » les didactiques (didactique générale, « science » didactique…), il distingue huit catégories différentes de travaux et montre que les mêmes chercheurs produisent très souvent dans plusieurs des catégories. À l’évidence, le point commun est le rattachement à la définition de l’objet, non le modèle.

3. Des problèmes cruciaux de la DFLM

Théoriciens et praticiens : un faux débat

17Tenant de l’orientation praxéologique, je voudrais la défendre en contestant la vision réductrice qu’on en donne parfois, selon laquelle le noyau dur de la didactique, son tranchant : la question du savoir, s’abolirait dans une perspective qui soumettrait toute réflexion théorique au rasoir des demandes pratiques (et non pas des besoins), l’intervention didactique et la didactique comme discipline de recherche et de formation se confondraient comme s’identifieraient le praticien de terrain et le didacticien, orientation qui conduirait finalement à ruiner les efforts que la didactique nouvelle a déployé pour se défaire de l’« antique » pédagogie, etc. D’une certaine manière, c’est faire trop d’honneur à cette notion dont le seul mérite est de désigner d’un mot ce à quoi conduit Y. Chevallard quand il définit le système didactique et quand il assigne à la didactique la tâche d’étudier les relations systémiques entre les variables. En réalité, l’orientation praxéologique vise seulement à réaliser ce programme dont on ne voit pas qu’il ait du sens (savoir, enseignant, élève ! quand même !) sans finalité praxéologique. Loin de négliger les autres types de recherche, l’orientation praxéologique les implique absolument au point qu’elle dépend d’elles. Que ce programme implique la transposition didactique c’est l’évidence, qu’il s’y réduise est une toute autre affaire.

4. L’objet de la DFLM

18Ce sont la nature et la dimension de l’objet de la dflm qui posent les problèmes les plus cruciaux. Il n’y a pas de matrice disciplinaire du français au sens strict, celui de Khun. La matière français ne résiste pas au schéma descendant de la discipline de référence aux enseignables transposés. La profusion même des enseignables en est un signe, de même que la multiplicité des appellations – didactique de l’orthographe, de la lecture, de l’écriture, de la langue, du récit… Incapable de boucler son référentiel savant (mais aussi ses référentiels culturels et ses référentiels pratiques), le français-matière n’en finit pas de chercher son identité. En suggérant de construire cette matrice à partir de la matière, à partir des finalités et des objectifs de l’enseignement et non dans les disciplines de référence, en proposant de cerner cette matrice par la production et la réception des discours oraux et écrits, j’essayais d’inviter la communauté à réfléchir sur cette question6 que j’estime toujours capitale7. Le concept d’« implication des disciplines dans la didactique », emprunté à Martinand, et celui d’« élaboration didactique » (voir schéma) sont impliqués dans cette réflexion, au-delà de leur intérêt propre : le français est en effet voué à l’implication et à l’élaboration par défaut de référentiels stables et continue de souffrir d’un décalage structurel entre ses finalités, ses objectifs et ses objets d’enseignement. Il suffit de parcourir la littérature actuelle sur l’oral pour s’en rendre compte. Comment comprendre la diversité des entrées dans cette thématique, la variation des objectifs, sans la référer à des conceptions différentes de la matière et de ses références ? Comment ne pas voir que l’irruption de l’oral dans le champ sous forme d’avalanche brutale de publications diverses8, que les bénédictions ministérielles qui accompagnent cette ré-ré-ré-émergence ne dépassent pas le stade de la réponse ponctuelle à la conjoncture de crise ? Comment ne pas mesurer que seule la reconfiguration de l’enseignement du français, et non son sempiternel rechapage rénovateur, serait à même de l’installer durablement ? À quand la mise en place d’une véritable didactique des compétences langagières et des discours, (donc du français selon mon idée matricielle) modulée dans les différents cursus et intégrant au mieux (sous d’autres épistémologies que celles du mariage de la carpe langue et du lapin littérature) la lecture, l’écriture et la parole ?

19Ces thèmes de réflexion me paraissent des préalables à une tentative de remodélisation. Ils sont ignorés ou refusés par la communauté, pour de bonnes et de mauvaises raisons. Les mauvaises tiennent au fait qu’ils remettent en cause les consensus tacites, fondateurs de la communauté. Les bonnes relèvent de la difficulté à déboucher sur une cohérence qui aurait à défaire non seulement la très vieille histoire de la matière mais aussi la relation très idéologique, très affective, très identitaire qui unit les Français à la matière scolaire.

5. Un domaine prometteur : l’épistémologie scolaire

20Il reste, dans le panorama, que d’autres problématiques émergent. Ainsi, celle de l’épistémologie scolaire avancée par M. Develay – celle des savoirs scolaires, mais aussi celle, « spontanée » des apprenants – et sur laquelle, s’agissant du français, se penche à sa manière E. Nonnon. Les travaux qu’elle mène depuis un certain temps déjà, sur le questionnement, sur la formation d’un point de vue, sur la notion de règle en grammaire… élargissent et déplacent le champ des investigations traditionnelles en didactique du français. Ce type de problèmes, qu’ils soient formulés à partir des finalités éducatives ou des notions protodidactiques repérées jadis par Chevallard, donnent une vision très complexe du processus d’enseignement apprentissage en français, très éloignée du transpositionnisme étroit et justifient qu’on s’intéresse de très près aux savoirs effectivement enseignés dans la classe, et plus généralement aux interactions à fonction didactique.

img-1.jpg

Notes

1 . Postface à la seconde édition de La Transposition didactique, Y. Chevallard, 1991.

2 . Voir S. Johsua et sa réflexion sur les savoirs dans : Au-delà des didactiques : le didactique (1996). Voir aussi ma critique dans le n° 97 de Pratiques : « La transposition didactique en français », 1998.

3 . Souvenir pénible d’un écrivain nous reprochant, à A. Petitjean et moi-même alors que nous intervenions ensemble à propos d’enseignement de la littérature, « d’avoir les doigts pleins de craie ».

4 . Ph. Jonnaert, « Une mise en perspective des travaux des didacticiens contemporains des mathématiques », Bulletin AMQ, n° 5, octobre 1999.

5 . J.-F. Halté, « Le français entre rénovation et reconfiguration », Symposium international de didactique des disciplines, Tunis, novembre 1998 (à paraitre).

6 . […] Je suis revenu sur cette notion dans la conférence de Tunis évoquée plus haut. Malheureusement, ce texte qui date de 1998, n’est pas encore publié (à paraitre chez de Boeck).

7 . Dans la conjoncture, les débats publics sur les I.O. du lycée montrent à quel point la question est brulante.

8 . Dont la nôtre : Pratiques, n° 103, L’interaction et ses enjeux scolaires, décembre 99.

Pour citer ce document

Par Jean-François HALTÉ, «Des modèles de la didactique aux problèmes de la DFLM», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], AXE 1 : CONCEPTIONS DE LA DIDACTIQUE THÉORIES ET MODÈLES, Questions d'épistémologie en didactique du français, Revue papier (Archives 1993-2001), mis à jour le : 13/09/2018, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=552.

Quelques mots à propos de :  Jean-François HALTÉ

Professeur de Sciences du langage à l’Université de Metz. Directeur du Centre de recherche en Didactique du français. Membre fondateur de la revue Pratiques. Ses recherches actuelles portent sur les interactions à fonction didactique. Il a notamment édité (Casum, université de Metz) : Perspectives didactiques en français (1990) et Inter-Actions, (1993). Il a également publié de nombreux articles en didactique dans la revue Pratiques, par exemple, « Les enjeux cognitifs des interactions » dans In ...