Pour une didactique critique

Par Jean-Claude Beacco
Publication en ligne le 13 septembre 2018

Texte intégral

1Sont présentées à la discussion trois communications dont on peut relever liminairement qu’elles concernent uniquement la didactique du français enseigné comme langue maternelle : celle de Claudine Garcia-Debanc (désormais cgd) qui retravaille la « liste de notions soumises à la discussion », celle de Bernard Schneuwly (désormais BS) intitulée : « Les concepts de la didactique du français. Réflexion autour d’une rareté et d’un foisonnement » et celle d’Yves Reuter (désormais yr) intitulée : « Éléments de réflexion à propos de l’élaboration conceptuelle en didactique du français ». Cette orientation globale permet de mieux cadrer des questions institutionnelles et de politique éducative, dans la mesure où elle met en avant la problématique des formes de recherche relative à la langue dite maternelle (en fait, de la ou de l’une des langues nationales officielles) et donc indirectement de l’inscription institutionnelle de cette recherche (et de la légitimité qui lui est « accrochée ») et des finalités sociales de la formation au « français ». À l’inverse, les questions relatives au français enseigné comme langue étrangère ou seconde ne concernent, si l’on peut dire, que le statut d’une langue étrangère, précisément : la place des langues dites étrangères constitue un enjeu économique et symbolique non négligeable, mais dont on peut supposer qu’elle est moins centrale dans le débat éducatif et social, parce que touchant moins à l’identité que la place d’une langue étrangère dans l’enseignement. Sauf toutes les situations de multilinguisme, qui supposent de définir la place respective de différentes langues maternelles, qui n’ont statut ni de langue officielle ni de langue nationale.

2Aucune de ces trois contributions ne saurait s’interpréter en dehors de la question posée, telle qu’elle figure dans les documents de présentation de ces journées. Il convient de la rappeler : la délimitation du champ y est réalisée par le biais d’un inventaire, partiel et disparate (de manière provocatrice ?), de certains concepts en circulation ou identitaires (tâche, activité, transposition didactique, régulation, évaluation formative, contrat didactique, tri de textes, métacognition, métalinguistique, matrice disciplinaire...). Et l’on s’y interroge à leur propos sur des questions telles que celle de l’origine des concepts (avec un accent particulier mis sur les problématiques de l’emprunt à d’autres disciplines) ou celle de la nécessité pour les didactiques des langues de constituer leur propre appareil conceptuel. Ce qui constitue une manière, parmi bien d’autres, de cadrer le débat sur l’évaluation interne et externe de la didactique du français. Car on pourrait s’interroger tout autant sur la nature des formes de légitimation de la discipline : est-elle recevable du fait de ses relations contrôlées avec des disciplines impliquées ou en tant que théorie de la pratique, mesurable à certains effets identifiables (sinon quantifiables) ?

3On aura compris, dès cet abord fort éloigné des communications qu’on lira ci-après, que la présentation qui sera faite ici de cet ensemble n’est pas à lire comme une synthèse objective (et je prie les auteurs de m’en excuser), mais comme un parcours personnel, où l’on se permettra de réintroduire quelques considérations propres à la didactique du français enseigné comme langue étrangère.

4Les réflexions présentées participent toutes du souci d’une prise de distance critique par rapport à des pratiques effectives de recherche. Elles ne relèvent peut-être pas à proprement parler d’une perspective épistémologique, comme l’a souligné Cl. Germain in fine, mais elles témoignent d’une maturation de la didactique du français entendue, de manière consensuelle, comme didactique de la discipline scolaire, à fort cadrage social et politique, nommée « français » dans les systèmes éducatifs (bs). Ces pratiques de recherche et leurs produits peuvent être tenus pour légitimes par leur localisation institutionnelle désormais stabilisée (universités, iufm), tout autant que par leurs incidences sociales récentes : les chercheurs en didactique du français sont désormais aussi mobilisés comme experts pour les prises de décision relatives aux politiques éducatives, en particulier pour la constitution du syllabus et du curriculum. On pourra mesurer le chemin parcouru depuis la fin des années soixante, en ce qui concerne le système éducatif français.

5Ces formes de légitimation, qui assurent une audience accrue à la didactique auprès des prescripteurs et auprès des enseignants en exercice n’épuisent évidemment pas la question du statut des connaissances produites. Le positionnement multiple des chercheurs, qui sont aussi des formateurs de formateurs, et celui de la discipline, qui se trouve avoir une visée praxéologique et constituer de fait une discipline d’intervention, sont susceptibles d’alimenter des réticences à propos du statut de ces « savoirs pour l’action », parce qu’ils sont potentiellement entachés d’empirisme, sans compter les représentations encore dominantes qui font des didactiques des disciplines suspectes, laissées en partage aux non-savants et des formes insidieuses de la « baisse du niveau » et de l’abandon de la formation humaniste. On notera que ce positionnement dans le champ des connaissances a pour effet de susciter un besoin, dont témoigne cette rencontre, de recul critique et une conscience majeure des responsabilités sociales des chercheurs par rapport aux effets escomptés de leurs recherches (yr).

6Cette structuration conceptuelle émergente vient cristalliser une évolution historique de la discipline qui a germiné à partir d’autres disciplines, celles dites contributoires ou de référence, à savoir, essentiellement, les sciences du langage. Perdure donc la question de l’emprunt des concepts, moins centrale cependant que ne tendait à le manifester l’énoncé de la question à traiter dans cet atelier (yr), la problématique même de l’emprunt étant […] empruntée à la didactique des sciences (cgd). Il apparait que les emprunts conceptuels à des disciplines ressource sont moins perçus comme une menace pour l’identité de la discipline, une possibilité de gauchissement des problèmes à gérer, que comme une migration contrôlée de concepts. Cette fluidité de la transposition d’une discipline dans une autre, dont la première n’était, il n’y a guère, que le terrain d’application de la seconde, s’accompagne du traitement didactique des concepts empruntés (cgd). Une telle transformation critique est nécessitée par l’implantation en d’autres lieux théoriques des produits importés, tout comme pour la didactique des langues étrangères1. Cette capacité d’intégration manifeste conduit cependant à s’interroger :
- sur les conséquences entrainées par le fait le fait d’acclimater un concept isolé ou une trame conceptuelle (cgd), un protocole de description ou les produits d’une description effectuée ailleurs, à d’autres fins que l’enseignement ;
- sur les risques d’une confusion entre les savoirs de référence sollicités dans la réflexion didactique et les savoirs à enseigner ;
- sur le fait d’articuler des concepts d’origines différentes et donc sur la construction de solidarisations intégratives (bs et yr, voir l’exemple de l’évaluation des récits dans cgd). Les effets nocifs d’une manuélisation non contrôlée2 peuvent encore être accentués par le caractère prescriptif que des programmes officiels finissent par donner aux outils de travail.

7La question des emprunts de nature théorique est elle-même relativisée par les pratiques d’emprunt et surtout par les retours de la didactique du français sur les disciplines ressource, dans des allers et retours insuffisamment mis en évidence (par exemple sur les théories de l’acquisition)

8Il importe de distinguer la validation des concepts fondateurs ou identitaires de celle des concepts opérationnels sectoriels, distinction qui organise la communication de B. Schneuwly. La didactique du français, dit langue maternelle, se doit d’être critiquée épistémologiquement, de l’intérieur, par des questionnements sur la nature de ses concepts. Mais il importe aussi d’évaluer les effets de produits didactiques ainsi constitués, au regard d’une efficacité globale accrue de l’enseignement, puisque sont mis en circulation des pratiques de référence posées comme modèle à atteindre. Mais il demeure évident que le débat social concerne tout autant les finalités de l’enseignement (savoirs et valeurs à transmettre) que la nature (et les fondements théoriques) des pratiques pédagogiques à privilégier pour avoir une incidence majeure sur les acquisitions et les productions verbales des apprenants. La didactique du français ne semble impliquée que latéralement dans le premier débat : quelle doit être la place (et la forme de la maitrise) des pratiques orales dont certaines seulement font partie de l’expérience communicative des apprenants ? quelle est la fonction de la mise en place d’une culture ou d’une capacité d’analyse métalinguistique, si celle-ci n’est pas réinvestie, par exemple, dans la description de langues étrangères apprises de manière contemporaine, à l’école ?

9Pour ce qui concerne les choix didactiques à effectuer en vue d’une efficacité accrue, seules des analyses empiriques quantifiées permettraient d’apporter des éléments de réponse, à supposer que les compétences visées soient comparables (connaissances déclaratives métalinguistiques et efficacité procédurale). La validation scientifique des effets de l’enseignement, par le truchement de l’analyse des méthodologies d’enseignement, suppose un changement d’échelle et de terrain. Elle présuppose, en premier lieu, une réflexion sur la nature des données observables à solliciter et à construire, qui seraient susceptibles de permettre de reconstituer les structurations progressives des acquisitions et des compétences langagières.

10À ce point, on peut estimer que d’autres objets pour la didactique des langues sont disponibles, au-delà des stratégies de mise en place de compétences de production écrite (genres de textes à savoir produire et interpréter), d’entrée dans le système graphique ou de culture métalin­guistique (bs). Ils seraient probablement constitués, en premier lieu, par une réflexion sur la détermination des objectifs, en particulier sur celle, impérieuse comme le soulignait J.-Cl. Chevalier dans la discussion, de s’interroger sur l’éducation linguistique à construire pour ces jeunes, souvent issus de l’émigration, qui se sont constitué des formes de langues mais surtout de communication, qui exaltent leur identité mais qui les marginalisent tout autant ; c’est sans doute la première fois que le continuum communicatif risque d’être rompu au sein de la communauté de communication « nationale ». S’impose aussi une réflexion sur les protocoles possibles de description quantitativement significative des pratiques effectives d’enseignement, seule susceptible, à notre sens, d’identifier des pratiques innovantes et de s’interroger sur le bien-fondé de leur diffusion. Reste aussi à effectuer de plus systématiques caractérisations des représentations de la langue par les apprenants (en fonction de leur âge, en particulier) et par les sujets sociaux (en fonction de paramètres comme la catégorie professionnelle ou le capital social), susceptibles de modeler leurs attentes éducatives3. Tout comme pour les langues étrangères, me sembleraient aussi opportunes des études qui assureraient une vision plus claire de l’expertise des apprenants dans les genres verbaux qui définissent leur culture communicationnelle, genres et non types, en ce qu’il s’agit de catégorisations spontanées (souvent non savantes) qui permettent aux locuteurs de nommer leurs propres pratiques verbales. Pour terminer, il nous paraitrait crucial de disposer de travaux sur les savoirs d’expérience des enseignants (au regard, par exemple, des théories de l’acquisition), de manière à confronter et à valider réciproquement savoirs argumentés en théorie et savoirs issus de la pratique, tout autant que de s’interroger sur la nature d’une compétence plurilingue où se fondent compétences relatives aux langues maternelles secondes et étrangères4.

11On aura noté sans difficulté que ces quelques remarques ont vite pris le chemin des contenus (domaines à explorer), délaissant celui de la forme des protocoles scientifiques permettant l’élaboration de connais­sances didactiques tenues pour scientifiquement établies. Cette « regrettable » dérive (par rapport aux finalités de cette rencontre) est peut-être à appréhender sous un aspect moins anecdotique : à savoir que la pertinence de la didactique du français relève moins de la crédibilité scientifique que voudront bien leur accorder les didacticiens eux-mêmes et leurs pairs d’autres disciplines, que des problèmes sociolinguistiques et éducatifs (quelles relations entre la maitrise des langues et l’exercice de la citoyenneté ?) qu’elle sera en mesure d’identifier et de traiter.

Notes

1 . Voir, par exemple : Beacco, J.-C. et Chevalier, J.-C. dir. 1988 : « Didactique des langues : quelles interfaces ? » Études de linguistique appliquée, n° 72.

2 . Voir, par exemple, Collinot, A. et Petiot, G. dir. 1998 : « Manuélisation d’une théorie linguistique : le cas de l’énonciation », les Carnets du CEDISCOR, n° 5, Presses de la Sorbonne nouvelle.

3 . Voir, par exemple, Boutan, P. et Chiss, J.-L. dir. 1998 : « La langue et ses représentations », Le français aujourd’hui, n° 124.

4 . Voir Coste, D. Moore, D. et Zarate, G. 1998 : « Compétence plurilingue et pluriculturelle », dans Apprentissage des langues dans le cadre européen, Le Français dans le monde, Recherches et applications.

Pour citer ce document

Par Jean-Claude Beacco, «Pour une didactique critique», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], AXE 1 : CONCEPTIONS DE LA DIDACTIQUE THÉORIES ET MODÈLES, Questions d'épistémologie en didactique du français, Revue papier (Archives 1993-2001), mis à jour le : 13/09/2018, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=565.

Quelques mots à propos de :  Jean-Claude Beacco

Ancien chargé de recherche au belc (Bureau pour l’enseignement de la langue et de la civilisation françaises à l’étranger) et au crédif (Centre pour la recherche et la diffusion du français) a été professeur à l’université du Maine (Le Mans). Depuis septembre 2000 il est professeur à Paris 3, Sorbonne Nouvelle. Sollicité par le Conseil de l’Europe, il est expert pour le Projet langues vivantes. Il a notamment publié Les dimensions culturelles des enseignements de langues (Hachette, coll. « F » 2 ...