Intervention, abstraction et contexte dans la théorisation de l’expérience didactique

Par Bernard PY
Publication en ligne le 13 septembre 2018

Texte intégral

1La question posée à l’atelier (Quels objets pour la didactique ?) peut être abordée soit de manière immédiate sur un plan épistémologique global (il me semble que c’est l’approche dominante mais pas exclusive chez Roland Goigoux) soit à travers une réflexion sur des aspects ou domaines particuliers de la didactique : le texte écrit d’apprenant (chez Claudine Fabre1) et l’écriture (chez Francis Grossmann). Cette double approche me parait importante à signaler dans la mesure où elle soulève la question des relations entre la réflexion épistémologique abstraite et les circonstances particulières où se déroulent les activités concrètes d’enseignement et d’apprentissage. Ces relations sont d’ailleurs explicitement abordées par F. Grossmann lorsqu’il écrit que la didactique doit « montrer son utilité sur le terrain qui est le sien » ou encore qu’« il n’y a de didactique que située, ancrée dans un contexte et une histoire ». Cette manière de procéder me parait entièrement justifiée dans la mesure où la didactique relève d’une raison pratique confrontée à des prises de décisions et à des actions s’inscrivant dans des contextes institutionnels, sociaux et historiques qui ne sauraient être réduits (sinon de manière provisoire) à des schémas généraux. L’abstraction ne se justifie qu’à la condition de se présenter comme telle, c’est-à-dire de toujours mentionner le contexte dont elle est issue et vers lequel elle est destinée à retourner. Mais elle n’est pas non plus une dérive pseudo-philosophique ou un luxe : l’intervention et l’action s’effectuent souvent dans l’urgence, ce qui place les acteurs dans l’obligation pratique de disposer de schémas d’interprétation préconstruits, donc abstraits. Une des grandes difficultés de la didactique, aussi bien comme théorie que comme pratique, réside d’ailleurs dans la gestion des écarts entre ces schémas et les contextes dans lesquels ils sont appliqués. En outre, la didactique se trouve inévitablement confrontée à la nécessité de comparer entre elles des approches différentes ; or, une telle entreprise ne peut guère se passer de références à des modèles abstraits.

2On peut poser ce problèmes dans des termes un peu différents : comme l’écrit F. Grossmann, la question est de savoir quelle est l’utilité sociale des recherches (multiples et souvent très différentes les unes des autres) portant sur le champ éducatif, et quels effets elles vont produire. Est-ce que c’est le chercheur lui-même qui est l’acteur direct de ces effets, ou est-ce que c’est l’enseignant, en tant qu’il a été marqué d’une manière ou d’une autre par les travaux du chercheur ? Cette question présuppose la possibilité et la nécessité de choisir entre deux conceptions de l’intervention du didacticien sur les pratiques d’enseignement : intervention directe (sous la forme de maximes ou de conseils) ou intervention indirecte (consistant à aider le praticien à agir en fonction de ses propres convictions mais en connaissance de cause). F. Grossmann opte pour le second terme de l’alternative : « Tout ce que nous [les chercheurs] pouvons faire c’est de permettre aux différents acteurs du jeu institutionnel (y compris nous-mêmes) de mieux comprendre à quoi ils jouent lorsqu’ils font du français à l’école ». C’est la raison pour laquelle il propose une démarche quasi ethnographique qui associe les acteurs à l’observation et à la mise en commun des observations. Et cette démarche se justifie pleinement dans la mesure où ce que l’on vise est une prise de recul par rapport à la pratique. C’est dire que la raison d’être principale des recherches se réclamant de la didactique est de fournir aux enseignants des instruments leur permettant d’observer et d’interpréter les évènements qui ont lieu dans leur classe, y compris bien sûr leur propre comportement. Autrement dit, il s’agit en quelque sorte de munir les enseignants de cartes et de boussoles assorties de modes d’emploi, tout en leur laissant le soin de faire eux-mêmes le point et de tracer librement (mais en connaissance de cause) leur propre itinéraire2.

3Tout en reconnaissant l’importance virtuelle de telles approches, R. Goigoux déplore pour sa part que, de manière générale, l’activité concrète de l’enseignant ne soit pas l’objet d’une observation directe. Il relève cependant avec raison que les pratiques orales constituent une exception au moins partielle à cette tendance. L’utilisation d’approches conversationnalistes inspirées par l’ethnométhodologie a en effet donné lieu à de nombreuses études qui envisagent les activités discursives des enseignants dans leurs interactions avec les activités des élèves et avec la construction des objets de savoir (ou objets de discours). Ceci est vrai en tout cas en didactique des langues étrangères ou secondes. Ces travaux ne tombent pas à mon avis sous le coup de la critique de R. Goigoux. Ils me paraissent prendre en compte de manière adéquate les trois pôles du triangle didactique dans leurs interactions mutuelles. Une approche ergonomique des activités effectives des enseignants telle que la préconise R. Goigoux n’est réalisable en effet que dans un cadre interactionniste.

4La philosophie défendue par F. Grossmann (à savoir l’idée que la didactique a pour tâche de fournir aux enseignants des instruments leur permettant d’observer et d’interpréter les évènements qui ont lieu dans leur classe, y compris leur propre comportement) permet de relativiser les polémiques portant sur la nature de la didactique ainsi que sur les frontières entre la didactique et les disciplines de référence, ou sur ce qu’on appelle parfois la linguistique appliquée, ou sur la notion d’application. Elle institue un ensemble de recherches ayant toutes pour objet la description et l’interprétation des divers phénomènes qui prennent place dans la classe et autour de la classe, et qui engagent aussi bien l’enseignant que les élèves et les objets de savoir, ainsi que la discussion de ces mêmes recherches et de leurs conclusions avec les acteurs pédagogiques concernés. Cette proposition ne résout d’ailleurs pas tous les problèmes : elle multiplie les objets dans la mesure où chaque méthode intervient dans la construction de ses objets d’étude, ce qui risque à tout moment de créer des ambigüités sémantiques. Est-ce que par exemple le terme interaction désigne la même chose lorsqu’il est utilisé par un psychologue, un sociologue et un linguiste3 ?

5R. Goigoux me parait plus ouvertement interventionniste. À ses yeux, la recherche en didactique doit prouver qu’elle est capable d’améliorer la qualité des apprentissages. Même si la coopération des enseignants est requise au moment de la construction des indicateurs permettant de caractériser l’activité de l’enseignant, le didacticien semble plus directement responsable de ce qui se passe dans la classe. Cette position se traduit par le recours à des méthodes moins interprétatives et plus objectivantes, en partie quantifiables, ainsi que par une approche expérimentale et comparatiste. Celle-ci suppose en effet la possibilité de disposer de critères objectifs, transcendants, et indépendants des activités particulières engagées dans une classe. De tels critères devraient en outre permettre la constitution d’une théorie didactique (encore en gestation) qui fournirait à l’action les repères et les arguments dont elle a besoin.

6Il semble bien qu’il y ait là deux positions épistémologiques différentes (qui, sous des formes diverses, traversent d’ailleurs l’ensemble des sciences humaines). La première soutient l’idée que les critères d’évaluation d’une démarche didactique sont immanents à la démarche elle-même : elle est associée à des méthodes de type ethnographique et interprétatif. La seconde soutient au contraire l’idée qu’il est possible de se donner des critères d’évaluation transcendants par rapport à chacune des démarches didactiques que l’on souhaite évaluer et comparer entre elles. On peut se demander si ces positions ne correspondent pas à des moments différents et complémentaires du processus d’évaluation. Le regard extérieur et objectivant répond à de légitimes attentes sociales : est-ce que les moyens mis à disposition sont appropriés et utilisés à bon escient ? Quant au regard intérieur et interprétatif, il éclaire la spécificité de chaque démarche et rend compte du sens de l’expérience de chacune des personnes qui y participent. Or, il est évident que tout changement éventuel, toute transformation, toute amélioration ne peut se faire qu’en prenant en compte les interprétations que chacun donne de son action et de sa situation.

7La didactique de la langue se distingue évidemment des autres didactiques par certains traits. C’est ici que le passage par des domaines particuliers contribue au débat de manière essentielle. Par exemple, Claudine Fabre rappelle qu’il convient de distinguer entre les rôles d’analyste et de personne que remplit le chercheur. En tant que personne, le chercheur fait partie du circuit de la communication et construit des interprétations qui ont une composante subjective essentielle. Mais en tant qu’analyste, il prétend objectiver les différentes interprétations mises en circulation et sortir ainsi du circuit de la communication. Cette dualité est une caractéristique des sciences du langage, donc aussi de la didactique des langues. Elle dépasse le cas particulier du texte écrit. On trouve des réflexions analogues par exemple chez un linguiste comme Jakobson (à propos de la distinction entre information et communication) et chez des didacticiennes comme F. Cicurel, L. Dabène ou A. Trévise (à propos de la double énonciation). Et on retrouve sous une nouvelle forme ce que je viens de dire au sujet de la complémentarité des positions interprétative et objectivante.

8On peut interpréter de manière analogue une observation de F. Grossmann : la langue en tant qu’objet d’apprentissage a peut-être ceci de spécifique qu’elle permet jusqu’à un certain point de dissocier l’invention du système d’un côté et l’apprentissage du code de l’autre, lequel est cependant une condition de la communication. Mais une telle dissociation ne saurait constituer qu’un moment limité dans le temps. Par exemple on ne peut se contenter d’encourager l’enfant à inventer et à réinventer le système de l’écriture. Cette remarque peut être étendue aux autres activités de la classe de langue. La société attend de l’école qu’elle initie l’enfant à la connaissance des normes sociales en général, langagières en particulier.

9R. Goigoux accorde une grande importance aux différences entre travail prescrit et travail réel, et ceci aussi bien pour l’enseignant que pour l’élève. Cette double distinction me parait créer des conditions favorables à une étude interactionniste des facteurs qui agissent sur les comportements des acteurs pédagogiques : ces facteurs n’exercent pas une action mécanique sur les acteurs. Leurs effets sont médiatisés par l’interprétation que les acteurs en donnent. Et ces interprétations sont construites, notamment dans et par les interactions qui ont lieu dans la classe (mais aussi ailleurs, en particulier dans le travail de préparation).

10R. Goigoux esquisse une liste de questions qui pourraient structurer l’observation des activités du maitre. Cette liste réserve une place importante au travail d’interprétation du maitre lui-même : par exemple anticipation des capacités des élèves, diagnostic des connaissances, calcul de la zone de proche développement, sélection des observables et des indicateurs pertinents. Cette place reconnue au travail d’interprétation rapproche le texte de R. Goigoux de celui de F. Grossmann. Le rôle de l’interprétation s’étend aussi en quelque sorte à l’institution des artefacts disponibles en instruments. R. Goigoux plaide pour l’étude de ce processus d’institution d’artefacts en instruments, et pour une élaboration des artefacts qui tienne compte de leur transformation en instruments à travers leur prise en charge effective par les enseignants. Dans un cas comme dans l’autre, l’enseignant n’est pas déterminé par des facteurs extérieurs, mais participe à la création du contexte dans lequel il travaille. L’intérêt du texte de R. Goigoux réside d’ailleurs moins dans le rappel de ce postulat, assez évident en sciences humaines dans la mesure où il fonde la liberté des acteurs sociaux, que dans l’énoncé de ses manifesta­tions spécifiques dans le champ de la didactique des langues et dans la proposition de cadres et de repères méthodologiques pour la recherche.

11Le modèle proposé par R. Goigoux présente l’avantage d’expliquer d’une manière relativement simple la diversité des recherches en didactique. Cette diversité tient en effet au poids respectif que les chercheurs attribuent aux différents pôles qui définissent toute action ou toute situation didactique : pôles savoir (élaboration), élève (appropriation), enseignant (intervention). Par exemple, une focalisation préférentielle sur le pôle enseignant favorise l’étude des décalages entre travail prescrit par l’institution et travail réel de l’enseignant ou l’adoption d’une approche ergonomique. De manière symétrique, une focalisation sur les élèves favorise l’étude des décalages entre tâches prescrites par le maitre et tâches effectuées par les élèves. Ces variations donnent naissance à un modèle plus complexe qui définit à son tour divers domaines ou thèmes ouverts à la recherche didactique. Par exemple : degré d’incertitude des anticipations des maitres dans la conduite des leçons, accessibilité des informations et diagnostic, modalités de contrôle ou rôle des instruments didactiques. Ces domaines ou thèmes sont à leur tour définis par des pôles qui peuvent eux aussi faire l’objet de focalisations variables. Par exemple, l’analyse des instruments et de leur adéquation peut théoriquement être centrée sur l’objet enseigné, sur l’apprenant ou sur l’enseignant. La centration sur l’enseignant est, selon R. Goigoux, sous-développée. Il faudrait à son avis s’intéresser de plus près à la médiatisation par les instruments didactiques de la relation du maitre à l’objet de l’enseignement.

12Placées dans la perspective ouverte par R. Goigoux, les réflexions de C. Fabre sur le texte montrent par exemple comment l’un des pôles du triangle a besoin des autres pour exister. C’est ainsi que le texte d’apprenant (comme savoir-faire) demeure « un objet opaque […] qui reste encore à didactiser et un point aveugle aussi bien pour le scripteur, qui ne bénéficie pas d’étayages satisfaisants, que pour l’enseignant, que sa formation et sa culture professionnelle n’ont pas préparé de façon suffisamment méthodique ». Éclairer et didactiser cet objet suppose notamment que l’on prenne en compte des processus tels que la complexification ou la simplification de la compétence scripturale, la dialectique entre planification et mise en mots, ou le dédoublement énonciatif du scripteur, qui est à la fois producteur et lecteur de son propre texte. Ces processus ne sont certes pas réservés aux textes d’apprenants, mais ceux-ci les mettent en évidence et « obligent » les chercheurs à leur attribuer une place dans leurs modèles. On retrouve ici un cas particulier d’une observation de F. Grossmann : « l’objet didactique […] oblige aussi à prendre conscience des points aveugles de la théorie ».

13La didactique doit prendre position face à la notion de simplification. C’est ce que fait F. Grossmann à propos de l’utilisation en classe de théories grammaticales et linguistiques. Il montre que la simplification a un sens dans la mesure où elle prend en compte les capacités et les compétences des apprenants. La question qui se pose est d’éviter de confondre simplification et caricature, confusion qui perturbe l’appren­tissage plus qu’elle ne le facilite. Selon F. Grossmann, trois conditions doivent être satisfaites : 1) favoriser les modèles de rupture, susceptibles de déclencher une dynamique de changement dans les représentations des élèves ; 2) présenter ces modèles simplifiés comme provisoires et approximatifs ; et 3) élaborer des modèles ouverts au changement, susceptibles d’évoluer vers des formes plus représentatives de leur objet. Si l’on admet que tout modèle est par nature une schématisation de son objet (au sens où l’entend Grize), on admettra que ces trois conditions devraient occuper une place centrale en didactique des langues.

14Il est possible de résumer les principales questions évoquées ici de la manière suivante :

15Comment tenir compte de ces deux contraintes apparemment contradictoires : il n’y a de didactique que située (F. Grossmann), mais la didactique, en tant que science, devrait produire des modèles généraux et objectivants, compatibles avec la diversité des contextes particuliers qu’elle étudie (R. Goigoux) ? Il semble par exemple que certains comportements ne sont acceptables que dans la mesure où ils sont provisoires et limités à certaines circonstances. Ceci parait être le cas par exemple de la simplification des explications grammaticales données en classe, ou de la dissociation entre invention et soumission aux normes (F. Grossmann). Est-il possible de généraliser ce trait et de soutenir que les vérités didactiques sont soumises de manière plus ou moins contraignante à des contraintes conjoncturelles ?

16L’évaluation d’une activité didactique doit-elle et peut-elle s’effectuer avec des critères extérieurs ? Si oui, comment articuler ces critères extérieurs avec les critères intérieurs (c’est-à-dire les critères qui sont effectivement produits par les acteurs pédagogiques dans leurs actions), et comment intégrer les divers décalages (évoqués par R. Goigoux) et les activités interprétatives qui y sont associées ?

17En admettant qu’une des raisons d’être de la didactique est l’amélioration de l’enseignement et de l’apprentissage, comment son action sur la réalité scolaire s’effectue-t-elle ? La didactique doit-elle intervenir directement en énonçant des maximes et en produisant des instruments, ou doit-elle plutôt créer des conditions permettant aux enseignants d’élaborer eux-mêmes leur propre méthodologie et leurs propres instruments (notamment en explicitant les enjeux et en leur soumettant des descriptions et des interprétations des évènements qui ont effectivement lieu dans leurs classes) ?

18En admettant qu’une des tâches principales de la didactique soit la description et l’interprétation des comportements de la classe, quel genre de modèles et de méthodes devrait-on utiliser pour faire apparaitre clairement les relations entre les différents pôles qui définissent le territoire de la didactique ?

Notes

1 Le texte de Claudine Fabre ne figure pas dans ces actes.

2 C’est la politique qui a été suivie par exemple dans Gajo et Mondada (2000) ou Pekarek (1999).

3 Cf. D. Véronique (1997).

Pour citer ce document

Par Bernard PY, «Intervention, abstraction et contexte dans la théorisation de l’expérience didactique», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Questions d'épistémologie en didactique du français, Revue papier (Archives 1993-2001), AXE 2 : RELATIONS AVEC LES DISCIPLINES CONNEXES, mis à jour le : 13/09/2018, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=598.

Quelques mots à propos de :  Bernard PY

Ancien professeur d’espagnol et de français langue étrangère. Actuellement professeur de linguistique appliquée à l’université de Neuchâtel. Travaille principalement dans les domaines suivants : contacts de langues, bilinguisme, acquisition de langues secondes, communication exolingue, didactique des langues étrangères. Il a publié et édité de nombreux ouvrages, numéros de revue, et articles. Parmi lesquels on peut signaler : Analyse conversationnelle et représentations sociales. Unité et divers ...