Le questionnement didactique : entre autonomie et applicationnisme

Par Christine BARRÉ-DE MINIAC
Publication en ligne le 13 septembre 2018

Texte intégral

1La question des liens que la didactique entretient avec ses voisines ne peut s’aborder que si celle-ci pose, en les explicitant, les premières pierres de l’édifice qu’elle souhaite construire et dans lequel elle envisage d’inviter ses consœurs. Certes, dira-t-on, cela suppose résolues la question de la légitimité et celle de la validité du projet didactique. En effet, c’est affirmer l’existence d’un champ et d’un objet propres, constitutifs de cette science de l’homme qu’est la didactique. C’est par là-même exclure l’idée que les problèmes d’enseignement puissent trouver leur solution dans l’application au terrain de la salle de classe de théories plus générales, la classe ne représentant pour ces théories générales qu’un terrain particulier de leurs domaines d’application. Une solution plus ouverte consisterait à poser que la didactique résulte de la conjugaison d’emprunts à diverses théories : la linguistique pour les questions relatives à la langue, la psychologie pour les questions de démarche, la sociologie pour la prise en compte des différences entre élèves, etc. Une part de l’histoire de la didactique du français relève de ce type de modèle « dichotomique et additif » (Halté, 1992 : 6). Très vite, et clairement depuis les années quatre-vingts, ce type de modèle s’est avéré insuffisant. La nécessité s’est fait sentir de poser l’existence d’un objet proprement didactique. Certes, une telle affirmation est de l’ordre du postulat, c’est-à-dire d’un principe qu’il est nécessaire de poser pour bâtir une démonstration. Sur ce plan, la didactique ne fait pas exception : sa constitution même comme science repose sur un postulat, dont elle se doit, par la suite, de montrer la portée heuristique. On reviendra dans un premier temps sur le postulat fondateur de la didactique comme champ autonome. Puis, parmi les pistes proposées dans le texte de cadrage de cet atelier, on abordera d’une part celle relative aux modèles susceptibles d’éclairer les processus d’écriture, d’autre part celle des conceptions et descriptions de la langue susceptibles d’éclairer les pratiques de classe. À propos de ces deux questions, on essaiera d’illustrer le caractère intégrateur de la démarche didactique d’une part, la possibilité de fonder une didactique centrée sur l’élève d’autre part.

1. Retour sur l’objet de la didactique

2Plutôt que tel ou tel concept importé d’une discipline contributoire, ce sont les finalités et la démarche didactiques qui sont de nature à fonder la didactique comme champ disciplinaire à part entière. Les situations d’enseignement / apprentissage et le classique triangle didactique constituent pour cela des points de repères utiles.

3On peut poser que la finalité de la didactique est d’optimiser les effets du travail didactique, cette optimisation reposant sur une articulation étroite entre recherche didactique et travail didactique, ou, en d’autres termes, théorie et intervention didactiques (pour reprendre une distinction faite par J.-F. Halté, 1992, op. cit.). En matière de didactique du français, cette optimisation concerne l’ensemble des pratiques langagières (y compris métalangagières) : acquisition de compétences et développement des compétences existantes. En matière de didactique de l’écriture, que l’on envisagera ci-dessous, ces compétences sont de l’ordre du scriptural et du métascriptural.

4Les situations d’enseignement / apprentissage constituent non seule­ment le lieu de recherche et de travail didactiques, mais aussi le lieu privilégié de l’interaction entre ces deux aspects de la didactique. De ce point de vue, elles constituent l’objet central de la didactique, celui qui contribue à définir celle-ci comme champ autonome. C’est sur le postulat de la pertinence de cet objet que repose la didactique. Reste bien entendu d’une part à préciser et à circonscrire les limites des situations d’enseignement / apprentissage, d’autre part, et surtout, à spécifier le mode d’approche par la didactique de cet objet qu’une autre discipline pourrait fort bien adopter. Le sociologue comme le psychologue peuvent choisir ces situations comme objet d’étude.

5Pour cela, le classique triangle didactique permet de compléter la défi­nition du champ propre de la didactique. Mais à condition de préciser les termes retenus pour en désigner les trois angles : les savoirs, les élèves et les enseignants. Aux savoirs envisagés en terme de connaissances déclaratives issues des disciplines-mères de la didactique du français, il convient d’ajouter les savoir-faire, pour la définition desquels les « pratiques sociales de référence » (J.-L. Martinand, 1986) sont à connaitre et à interroger. Quant aux enseignants et aux élèves, ils doivent nécessairement être envisagés d’un point de vue multidimensionnel : en tant que sujets psychologiques, mais aussi comme sujets « sociaux », ayant des pratiques sociales de la langue et développant à l’égard de la langue et de ses pratiques des attitudes, des attentes et des représentations. Autrement dit, les situations d’enseignement / apprentissage sont à considérer comme des situations, certes définies par les trois pôles du classique triangle didactique, mais à condition d’élargir les limites de ce triangle au contexte social. Cette conception intégrative, c’est-à-dire qui prend en compte l’imbrication étroite de dimensions hétérogènes lors des situations d’enseignement / apprentissage, constitue une première caractérisation de la didactique comme champ spécifique. Une seconde caractéristique de la didactique tient à l’articulation des trois pôles, articulation dirigée par le questionnement didactique, c’est-à-dire par la préoccupation de repérer, définir et fonder théoriquement des pistes de travail didactique allant dans le sens des finalités définies ci-dessus : acquisition et développement des compétences langagières. Pour prendre un exemple, l’objet de la didactique du français n’est pas tant de définir des contenus de savoirs ou des types de savoir-faire que de définir des modes de cheminement du pôle des savoirs/savoir-faire ainsi analysés au pôle élève et au pôle enseignant : définir des contenus adaptés aux élèves, définir des démarches et type d’exercices adaptés au contexte scolaire et à la formation des enseignants. Compte tenu de son histoire et de ses liens étroits avec ses disciplines-mères – les lettres et la linguistique – la didactique du français a privilégié la centration sur le pôle des savoirs et le cheminement le long du triangle didactique à partir de ce pôle. Si l’on adopte une définition de la didactique comme champ articulé autour des trois pôles du triangle, rien n’interdit de penser une recherche didactique initiée à partir du pôle élève et visant à cheminer vers le pôle enseignant et vers le pôle des savoirs (ou savoir-faire) à partir d’une connaissance multi-dimensionnelle de l’élève en situation d’enseignement / apprentissage. Les réflexions ci-dessous relatives aux processus d’écriture et aux pratiques de classe sont issues de recherches didactiques relevant d’une entrée dans le triangle didactique par le pôle élève.

2. Les processus d’écriture : quels emprunts théoriques ? pour quoi faire ?

6On retiendra des présupposés énoncés ci-dessus que la didactique peut initier sa démarche à partir d’une connaissance du sujet, du sujet scripteur en ce qui concerne l’écriture. On retiendra aussi que cette connaissance, ayant pour but de cheminer le long du triangle didactique pour favoriser l’acquisition et le développement des compétences scripturales, se doit d’être une connaissance multidimensionnelle : l’élève apprenant doit être considéré dans ses différentes dimensions, tant psychologique que sociale. D’où des emprunts possibles à divers champs disciplinaires : la psychologie clinique, la psychologie cognitive, la psychologie sociale, la sociologie, etc. Emprunts que la didactique doit pouvoir réinvestir à ses fins propres, à savoir favoriser l’acquisition et le développement des compétences. L’élève en situation d’apprentissage est ainsi au confluent d’une pluralité de dimensions. À cette pluralité de dimensions d’analyse de « l’état » de l’élève, doit pouvoir correspondre chez l’enseignant une pluralité de grilles d’analyse et de lecture : lecture des acquis de l’élève, de son comportement et de ses compétences, mais aussi lecture des tâches et des situations. Il n’y a donc pas de raison de restreindre a priori les emprunts.

7Ce qui va définir la validité didactique de tel ou tel emprunt, c’est la possibilité d’opérationnaliser une notion ou un système théorique, que cette opérationnalisation concourt à l’acquisition et au développement des compétences, et surtout que l’on puisse analyser comment les effets didactiques se sont produits, de manière à élaborer et affiner les outils didactiques et les outils correspondants de formation des enseignants. C’est à ce niveau que l’articulation à double sens entre recherche didactique (qui suggère des pistes) et le travail didactique (qui les met en œuvre) avec retour à la recherche pour l’évaluation et l’analyse prend tout son sens.

8Prenons l’exemple des théories cognitives utilisées en didactique de l’écriture. Sous cette appellation « théories cognitives » sont désignés des modèles appartenant à des courants théoriques hétérogènes, dont l’apport à la didactique de l’écriture sont d’importance et de nature très différentes. L’expression « théories cognitives » masque des distinctions qui sont pourtant tout à fait essentielles pour l’usage que peut en faire la didactique. En matière de didactique de l’écriture, un des modèles qui a suscité un vif intérêt est celui de Hayes et Flower (Hayes et Flower, 1980 ; modèle remanié par Hayes en 1995). Ce modèle appartient à un courant du cognitivisme lié à la psychologie du traitement de l’information. Ce type de modèle se caractérise par une focalisation sur l’intérieur du système cognitif, sa structure et son fonctionnement. L’objectif du psychologue appartenant à ce courant est de construire un modèle de ce fonctionnement, modèle qui soit prédictif des fonctionnements observés. Sans entrer dans le détail de ce modèle, on retiendra que le cadre théorique qui le sous-tend conduit à considérer l’individu comme un système pseudo-isolé, fonctionnant de manière autonome, dans la mesure où ce fonctionnement est conçu comme l’actualisation de compétences potentiellement présentes. Dans ce cadre théorique le rôle du contexte social – didactique en particulier – se trouve minoré. Dans l’usage didactique de ce type de modèle, l’enseignant a un rôle d’étayage, de contrôle et de régulation, d’un développement considéré comme essentiellement endogène. L’usage didactique de ce type de modèle est également considérablement limité par le fait que ces modèles excluent l’existence d’une pensée réflexive.

9Par contre, le cognitivisme issu d’autres traditions, piagétienne ou vygotskienne, présupposent l’existence d’une conscience réflexive. Celle-ci a une origine logico-mathématique chez Piaget (l’abstraction réfléchissante) ; socio-émotionnelle chez Vygotski. Concernant l’écriture, cette notion de conscience réflexive est heuristique pour la didactique : celle-ci peut exploiter cette possibilité, pour l’apprenti-scripteur, de revenir sur ses procédures et sur son texte. Alcorta (1998) a, dans cette perspective vygotskienne, proposé de revisiter la notion de brouillon considéré sous l’angle du langage intérieur comme outil pour écrire.

10La différence entre l’apport lié au modèle de Hayes et Flower et l’approche vygotskienne porte sur un autre point crucial : dans les approches issues des travaux de Vygotski, l’intervention sociale (didactique en particulier) ne fait pas qu’accompagner un développement mais joue un rôle moteur dans la démarche que l’enfant met en œuvre dans ses apprentissages. Il revient alors à la didactique de fabriquer des outils susceptibles d’optimiser ce rôle moteur de l’intervention.

11Cela n’invalide pas l’usage didactique de l’un et l’autre courant. Les opérations définies par Hayes et Flower peuvent très bien servir de toile de fond et de guide, d’outil de référence pour bâtir des séquences ou des exercices. Tout en gardant à l’esprit qu’il s’agit d’une description de fonctionnements experts. Mais, concernant les procédures pour faire avancer les élèves vers ce mode de fonctionnement expert, la didactique doit se tourner vers d’autres modèles. C’est d’ailleurs la démarche suggérée par C. Garcia-Debanc (1986) qui, pour justifier et valider ses propositions d’usage didactique du modèle de Hayes et Flower, fait référence notamment à la notion vygotskienne de zone proximale de développement.

12À la question posée dans le titre de ce paragraphe la réponse est donc : concernant les modèles cognitifs, rien n’interdit à la didactique de puiser dans des courants théoriques différents, voire divergents. Mais à deux conditions au moins : que ces emprunts soient clairs quant à leurs présupposés et leurs limites ; que ces emprunts lui permettent de cheminer le long du triangle didactique : définir de nouveaux contenus et de nouvelles formes d’intervention.

3. Les pratiques de classe

13Cette expression « pratiques de classe » est très large : s’agit-il des pratiques des enseignants ? De celles des élèves ? De l’interaction entre les deux ? S’agit-il des pratiques langagières elles-mêmes ? Ou de leurs produits ?

14Concernant les produits, les typologies de textes présentent l’intérêt d’élargir considérablement le champ de l’enseignement de l’écriture et permettent de situer les apprentissages scolaires en référence aux pratiques sociales de l’écrit. À condition de ne pas s’enfermer dans des critères de classements uniques. Là encore c’est l’usage didactique qui doit guider le choix de telle ou telle classification, voire autoriser le « mixage » de plusieurs classifications. De ce point de vue, la démarche « d’élaboration de modèles didactiques de genres » (Schneuwly et Dolz, 1997), démarche qui situe les genres étudiés à l’école comme variantes de genres de référence, ouvre une voie didactique importante.

15Mais il serait dommage de restreindre l’expression de « pratiques d’écriture » à la question des types de textes ou de genres. En effet, et à la différence du terme de « conduite langagière » qui met l’accent sur la réalisation linguistique, celui de « pratique » présente l’intérêt d’inclure les rituels, les usages et les coutumes associés à ces conduites, c’est-à-dire de souligner l’inscription des conduites d’écriture dans un champ social. De ce point de vue, l’école est un espace social particulier, et l’on sait combien, dans cet espace, les pratiques d’écriture sont empreintes de marques de codification, voire de législation. Au point que certaines pratiques et certaines formes d’usage de ces pratiques sont, dans les représentations communes, synonymes d’école : la dictée, le cahier de brouillon, etc. À l’intérieur de l’espace scolaire, faire la part des nécessités théoriques du genre et des nécessités sociales, institutionnelles ou historiques serait utile.

16Mais l’élaboration de modèles didactiques de genres aurait aussi beaucoup à gagner de descriptions fines de l’exercice des genres homologues ou proches hors système scolaire : quels acteurs sociaux les utilisent ? Quelles formes de sociabilité les accompagnent ? À quelles valeurs sont-ils associés ? Quel sens leur donnent les scripteurs ? etc. L’intérêt de ce type d’étude serait de mieux gérer les problèmes de discontinuité, voire de rupture, pour certains élèves, entre leurs pratiques scripturales extra-scolaires (souvent méconnues ou dont on ne sait pas quoi faire quand on les connait) et les pratiques auxquelles on veut les faire accéder.

17Cette proposition revient à admettre que la recherche didactique puisse se porter sur un autre terrain que celui de la classe. Et bien que situées hors du terrain de la classe, ces recherches restent didactiques dans la mesure où elle permettent de cheminer le long du triangle didactique : définir et mieux spécifier les savoirs à transmettre, inventer de nouvelles démarches.

Pour citer ce document

Par Christine BARRÉ-DE MINIAC, «Le questionnement didactique : entre autonomie et applicationnisme», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Revue papier (Archives 1993-2001), Questions d'épistémologie en didactique du français, AXE 2 : RELATIONS AVEC LES DISCIPLINES CONNEXES, mis à jour le : 13/09/2018, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=611.

Quelques mots à propos de :  Christine BARRÉ-DE MINIAC

Professeure en sciences de l’éducation d’abord en poste à l’inrp, actuellement membre du laboratoire lidilem (Linguistique et Didactique des Langues Étrangères et Maternelle, Université Stendhal et iufm de Grenoble), elle mène des recherches sur la didactique de l’écriture. Ces recherches posent la nécessité d’une approche pluridisciplinaire pour une didactique centrée sur l’élève. Elle a notamment publié : Les collégiens et l’écriture. Des attentes familiales aux exigences scolaires (1993, Pari ...