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Didactique du français et épistémologie : de la nécessité d’expliciter ses présupposés
Par Claude GERMAIN
Publication en ligne le 17 septembre 2018
Table des matières
Texte intégral
1J’aimerais débuter ma synthèse de l’atelier 1 par une boutade : « Y a-t-il un épistémologue dans la salle ? ». Et pourtant, la thématique qui nous avait été proposée est intitulée : « Questions d’épistémologie en didactique du français (langue maternelle / langue seconde / langue étrangère »). Dans un atelier portant précisément sur les « Conceptions de la didactique : définitions, théories et modèles », on se serait à tout le moins attendu à ce que l’on débatte avant tout de questions d’ordre proprement... épistémologique. Mais, tel n’a pas été le cas ou, du moins, tel n’a pas été suffisamment le cas. Dans l’atelier 1, pratiquement aucun épistémologue n’a été cité : ni Chalmers, ni Feyerabend, ni Hempel, ni Kuhn, ni Pariente, ni Piaget (en tant qu’épistémologue), ni Popper, ni Shapere, ni Toulmin n’ont été mentionnés au passage ; tout au plus a-t-on mentionné au passage Gaston Bachelard, Bruno Latour et Edgar Morin. Pourtant, comme l’affirme le rationaliste critique Popper, ce qui contribue le plus au développement de la pensée scientifique, ce sont les débats sur les présupposés de la science. D’où la nécessité, pour chacun, d’expliciter ses présupposés. Comme la plupart des auteurs qui ont tenté d’apporter une contribution au débat proposé n’ont pas explicité leurs présupposés, il a été très difficile de s’entendre sur les questions à débattre. Par contre, au cours des discussions qui ont eu cours dans l’atelier 1, beaucoup de propos intéressants en soi ont été émis mais, faute de s’entendre de prime abord sur les questions à examiner, il semble qu’on ait peu approfondi les questions épistémologiques posées initialement. Autrement dit, il y a eu peu d’étude systématique de questions de nature proprement épistémologique.
2Dans les circonstances, je voudrais orienter mes commentaires vers l’explicitation des quatre présupposés qui me semblent être à la base de ces journées d’étude. Pour cela, je voudrais de nouveau rappeler la thématique : « Questions d’épistémologie en didactique du français (langue maternelle / langue seconde / langue étrangère) ». Un traitement adéquat et approprié de ce thème aurait demandé que l’on explicite, me semble-t-il, les quatre présupposés suivants :
31) qu’entend-on par « questions d’épistémologie » ?
42) qu’entend-on par « didactique » ?
53) qu’entend-on par « didactique du français » (langue maternelle, langue seconde et langue étrangère) ?
64) qu’entend-on par « épistémologie [appliquée] à la didactique du français » ?
1. Premier présupposé
7Au tout début des journées d’étude, Madame Martine Marquilló — a défini l’épistémologie comme l’étude systématique de l’évolution et du fonctionnement des disciplines scientifiques : comment naissent les sciences ? quelles sont les conditions de scientificité d’une discipline donnée ? comment évoluent les disciplines scientifiques ? comment se délimitent les frontières des disciplines ? comment, historiquement, les sciences se sont-elles constituées ? etc. Est-il besoin de rappeler qu’un épistémè est un objet de savoir scientifique et qu’à ce titre, l’épistémè s’oppose, jusqu’à un certain point (mais il s’agit là d’une question délicate, complexe et controversée), à la doxa, qui réfère à l’opinion reçue — laquelle peut être correcte ou non correcte. De quel objet de savoir scientifique est-il question ici ? Qui dit connaissance scientifique, dit « régularités ». Or, si les sciences de la nature ont fini par se constituer sur la base de régularités exprimées le plus souvent dans des formules du type f = ma ou e = mc2, il n’en va pas de même des sciences humaines ou sociales. Tout au plus, peut-on identifier certaines régularités sans qu’il soit toujours possible, à l’heure actuelle, d’exprimer ces régularités sous la forme de règles (ou de formules semblables à celles qui ont cours dans les sciences de la nature). Dans le domaine du langage, d’une part on peut certes parler de « règles grammaticales », par exemple, mais pratiquement chaque « règle » comporte ses exceptions. Dans le domaine de l’enseignement, d’autre part, il existe peut-être certaines régularités (comme j’ai essayé depuis une dizaine d’années de le montrer pour le domaine des langues secondes à l’aide de données empiriques) mais il m’a été impossible, jusqu’ici, d’exprimer ces régularités sous la forme de règles...
8Quoi qu’il en soit, dans un atelier consacré aux « conceptions de la didactique : définitions, théories et modèles », on se serait attendu à quelques considérations sur le caractère scientifique ou non scientifique de la didactique, sur le degré de scientificité ou de non scientificité de cette discipline naissante, de ce domaine ou champ d’étude. Pourtant, le feuillet préparatoire aux journées d’étude avait formulé d’importantes questions : « Ainsi, par exemple, comment faut-il qualifier la didactique du français ? S’agit-il d’une discipline ? d’un domaine ? d’un champ ? d’une science ? ou seulement d’un ensemble de préoccupations ? » Autrement dit, s’il s’agit d’une science naissante et comme semblent le présupposer quelques interventions, quelles en sont les théories sous-jacentes ? S’agit-il de théorie dans le sens habituel du terme (un ensemble de concepts scientifiques et de relations entre concepts scientifiques — donc des concepts opératoires), ou s’agit-il de théorie au sens où l’entend l’historien de la science et épistémologue relativiste Kuhn, à savoir, un ensemble de problèmes à résoudre sur lesquels s’entend une communauté de chercheurs ? Quelles sont ou quelles seraient les conditions de scientificité de la didactique ? Quel est l’objet de la didactique : produire un savoir savant, distinct du savoir d’expérience des praticiens, ou procéder à la théorisation du savoir des praticiens ? Malheureusement, pratiquement aucune de ces questions de nature proprement épistémologique n’a été explicitement abordée dans l’atelier 1.
2. Deuxième présupposé
9Qu’entend-on par « didactique » ? Un débat de nature épistémologique sur la didactique implique, me semble-t-il, une explicitation des diverses conceptions de la didactique auxquelles réfèrent les spécialistes du domaine. Une didactique « générale » existe-t-elle ? Est-elle souhaitable ? possible ? Une didactique « comparée » est-elle en train de se constituer ? Peut-on légitimement parler de didactiques spécifiques ? Si oui, lesquelles ? S’agit-il de didactique spécifique ou de sous-didactiques ou de sous-domaines d’une didactique spécifique (ou générale, ou comparée) ? En somme, lorsque deux intervenants réfèrent au terme de « didactique », réfèrent-ils à un seul et même concept ou font-ils appel à des conceptions radicalement différentes de la didactique (ou des didactiques) ? Les débats auraient vraisemblablement été beaucoup plus fructueux si chacun avait pu expliciter ce qu’il entendait par « didactique ».
3. Troisième présupposé
10Là encore, dans le feuillet préparatoire aux journées d’étude, la question avait pourtant bien été posée : « On souhaiterait que ce colloque soit l’occasion de recentrer le débat sur la spécificité de l’objet français ». Ou encore : « Il est maintenant opportun de chercher à cerner plus précisément ce qui constitue l’originalité de notre domaine : au-delà du caractère central de la langue dans les apprentissages en général et dans les rapports sociaux en particulier, faut-il oublier que le français est à la fois le médium et la finalité de l’enseignement / apprentissage ? Ceci soulève des difficultés qui renvoient à des débats de nature « méta », qu’ils soient linguistiques, cognitifs ou sociaux... ». Il convient alors ici de souligner que de nombreux intervenants ont fait allusion au fameux triangle pédagogique ou didactique, assorti de quelques tentatives de définitions qui ont peu fait l’objet de débats. De même, alors que certains textes proposés ont eu recours au concept de « modèle » (dans l’expression « modèle didactique ») ou de « modélisation » (dans l’expression « modélisation didactique »), ces termes ou expressions ont peu fait l’objet de débats. Qui plus est, lorsqu’un intervenant a affirmé (je cite de mémoire) qu’un « modèle ne renvoie pas à une théorie » — ce qui aurait fait sursauter tout épistémologue averti — cela n’a pas été relevé ou débattu. L’occasion d’un fructueux débat sur ce point important a donc été ratée. Certes, la question de la validité des modèles a été évoquée, mais celle de la validité des instrumentations de la recherche a été plus ou moins occultée. Par exemple, lorsque a été évoqué le recours aux rapports des inspecteurs, la question de la validité de ce type de source n’a pas été abordée.
11Ajoutons que le problème de la clôture ou de la frontière entre les disciplines n’a malheureusement pas été envisagé. Pourtant, la question se pose : la constitution d’une « didactique du français » ne présuppose-t-elle pas l’existence d’une didactique distincte de chacune des didactiques des autres langues : une didactique de l’anglais ? une didactique de l’allemand ? une didactique de l’espagnol ? N’y a-t-il pas quelque point de rencontre entre chacune de ces didactiques particulières, si tant est qu’elles existent ? À cet égard, je tiens à signaler que le concept de « didactique », tant débattu dans la francophonie, n’existe pas dans le monde anglo-saxon : par exemple, mon département d’appartenance à l’université du Québec à Montréal (uqam) est le « département de linguistique et de didactique des langues » ; toutefois, lorsque vient le temps de mentionner le nom de ce département en anglais, je ne peux que traduire ainsi : Department of Linguistics and Second Language Teaching. Comment expliquer pareille préoccupation d’un côté et absence quasi totale de débats de cette nature de l’autre côté ?
12En outre, lorsqu’il est question d’une didactique « de la langue maternelle », ne présuppose-t-on pas qu’il s’agit là d’une didactique distincte d’une didactique de la langue seconde (et / ou étrangère) ? Mais, en même temps, le sous-titre des journées d’étude renvoie à d’évidents points de rencontre entre chacune de ces « didactiques ».
4. Quatrième présupposé
13Dans le feuillet préparatoire aux journées d’étude, on trouve le passage suivant : « Un premier ordre d’interrogations portera sur des questions de définitions, de modélisations et de constitution du domaine de la didactique du français : les paramètres et les facteurs à prendre en compte, les concepts utilisés et leur degré d’opérationalité, les évolutions dans les savoirs issus des recherches produites lors de ces vingt dernières années... ». On ne peut qu’être frappé, ici, par une certaine forme d’incohérence entre ce qui était affirmé dans les textes écrits proposés par les participants concernant l’évidence de référence au concept de triangle pédagogique ou didactique, et la teneur des débats produits par ces mêmes personnes en atelier. En effet, dans les textes écrits soumis par les participants, il est question du « système didactique », c’est-à-dire du jeu surdéterminé des relations triangulaires, du processus conjoint d’enseignement et d’apprentissage des langues-cultures, de l’enseignement-apprentissage du français, de l’importance de recourir à une perspective intégrative, etc. Toutefois, au cours de l’atelier 1, toutes ces importantes questions n’ont pas été reprises ou débattues. À cet égard, il convient de rappeler que toute démarche scientifique (entendue dans le sens traditionnel) s’oppose à une démarche prescriptive. Peut-on penser que c’est la visée prescriptive actuelle de la plupart des recherches en didactique qui empêche son développement scientifique (tout comme les visées prescriptives de la linguistique, courantes au XVIIe siècle, ont longtemps freiné l’avènement d’une linguistique véritablement scientifique — toutes choses étant égales par ailleurs) ? Comment assurer à la fois le développement d’un savoir savant et le développement d’un savoir utile à l’action didactique ?
14Mais, dira-t-on, de quoi a-t-on alors discuté dans l’atelier 1 ? De nombreuses questions, importantes et intéressantes, mais appartenant à des ordres différents de préoccupations de nature non épistémologique : des interventions ont fait état de problèmes d’ordre empirique (sur le passage du primaire au secondaire, par exemple), de nature politique, de nature sociale, de nature pratique et même de nature institutionnelle (portant, entre autres sur le caractère institutionnel de la discipline — sans que l’on sache très bien, cependant, de quelle discipline il s’agissait). Finalement, il a été question du développement historique de la didactique ou plutôt, de l’émergence même, au XVIIe siècle, de la notion de « didactique », selon une définition personnelle — et non consensuelle — de son auteur (il ne semble pas y avoir ici référence à ce que Kuhn appellerait une « matrice disciplinaire » — ou un « paradigme »). L’essentiel des communications a porté sur le savoir disciplinaire, autrement dit, sur le pôle « contenu » du triangle pédagogique ou didactique. En effet, il n’a nullement été question des rapports entre l’apprentissage et l’enseignement (où sont les acquisitionnistes ?), alors qu’il n’a été qu’exceptionnellement question d’enseignement proprement dit ou de relation d’enseignement ; il convient cependant de signaler que certains ont, à l’occasion, mentionné l’importance de construire la didactique du français à partir des réalités de la salle de classe. Mais cela n’a pas été repris. Ces quelques cas mis à part, l’essentiel des sujets abordés a porté sur le contenu à enseigner, c’est-à-dire à faire apprendre. Il y a eu ainsi un très net déséquilibre dans le traitement des différents pôles ou des relations entre les pôles du triangle pédagogique ou didactique, dans la tradition, semble-t-il, de la recherche dans le domaine — en oubliant que, historiquement, la didactique a été d’abord définie comme « l’art d’enseigner ». Les questions débattues ont donc fait pencher la balance en faveur du pôle « curriculaire » du triangle.
15Je tiens à signaler à ce sujet qu’il n’y a là rien de mauvais en soi, bien au contraire. Beaucoup de propos importants ont été tenus, qui ont certes contribué au développement du savoir sur le français (par exemple, il a été question de langue orale, de littérature, de rhétorique, de programme, de finalités, etc.). Le problème n’est pas là. La difficulté vient du fait que plusieurs intervenants ont donné l’impression qu’ils traitaient, sous l’angle épistémologique, de l’ensemble de la « didactique du français », alors que, dans les faits, ils ne traitaient, empiriquement ou théoriquement, que de l’un de ses pôles. Il y a là une erreur épistémologique, me semble-t-il. En d’autres termes, faute d’une explicitation de leurs présupposés, de nombreux intervenants ont en quelque sorte focalisé sur un seul des pôles du triangle pédagogique ou didactique, ce qui contraste avec les affirmations théoriques, dans la plupart des écrits de ces mêmes intervenants, concernant la nécessité de faire référence à ce même triangle.
16Grâce aux contributions sur le pôle curriculaire du triangle, le bilan reste donc, somme toute, assez positif. Toutefois, cela montre tout le long chemin qui reste à parcourir pour en arriver à la constitution d’une véritable didactique du français, en supposant que l’on puisse arriver à s’entendre sur la nature de la discipline ou, à tout le moins, que l’on explicite ses présupposés fondamentaux.