Se dire en classe de langue : de l’autoportrait littéraire à la compétence autobiographique en langue-cible

Par Alessandra Keller-Gerber
Publication en ligne le 22 décembre 2020

Résumé

The purpose of this article to see if a text such as Agota Kristof's L’Analphabète (2004) can be used to establish autobiographical competence in the target language among mobility students. A first part will explore the conditions of possibility for self-emergence in the host society, and in the language classroom in particular. We will see, in this context, how the notion of discursive landscape operates to set up a system of self-figures, that are forged in discourse, and how the notion of self-portrait - rather than that of life story - assembles autobiographical snatches. Our approach will be illustrated by a reading of Kristof's text, taken from our training practices.

L’objet de cet article sera d’évaluer dans quelle mesure un texte comme L’analphabète (2004) d’Agota Kristof peut être opératoire pour la mise en place d’une compétence autobiographique en langue-cible, chez des étudiants mobiles. Un premier volet explorera les conditions de possibilité pour les émergences de soi dans la société d’accueil, et en classe de langue plus particulièrement. Nous verrons, dans ce contexte, comment la notion de paysage discursif opère pour la mise en système de figures de soi qui se forgent dans le discours et comment la notion d’autoportrait — plutôt que celle de récit de vie — s’y articule pour l’assemblage de bribes autobiographiques. Notre démarche sera illustrée par une lecture du texte de Kristof, issue de nos pratiques de formation.

Mots-Clés

Texte intégral

1Faire sa place en situation de mobilité, c’est se reformuler devant des autres perçus — et qui se perçoivent sans doute — comme plus légitimes ; c’est jouer des rôles, sélectionner des histoires passées, en fonction de ce que les autres voient en nous — ou en fonction de ce que l’on pense que les autres voient en nous. Ce jeu des regards, accompagné de discours incarnant des enjeux de pouvoir dans la société d’accueil, est subtilement mis en scène dans L’Analphabète, le récit de migration d’Agota Kristof (Kristof, 2004). L’objet de cet article sera d’évaluer dans quelle mesure ce type de texte, à caractère autobiographique, peut-être opératoire pour la mise en place d’une compétence autobiographique en langue-cible chez des étudiants mobiles.

2Cet article s’organise en trois volets : nous décrirons d’abord les conditions de possibilité d’une expression de soi chez l’étudiant mobile, dans sa société d’accueil au sens large, puis en classe de langue. Nous montrerons, ensuite, comment la notion de paysage discursif opère pour la mise en système de figures de soi qui se forgent dans ce contexte et verrons comment la notion d’autoportrait — plutôt que celle de récit de vie — s’y articule pour l’assemblage de bribes autobiographiques. Nous illustrerons finalement notre démarche en proposant une exploitation du texte de Kristof, issue de nos pratiques de formation.

1. « Se dire… » en mobilité

3L’arrivée dans un nouveau contexte de vie et d’études accélère la fréquence de ces situations où l’on doit parler de soi. Selon la phase du séjour, l’étudiant allophone sera amené à se présenter — dans le but de nouer des premiers contacts avec ses pairs ou avec du personnel académique — et à se construire une image dans le cadre d’une nouvelle vie sociale à l’étranger. Ces bribes autobiographiques — pouvant aller du récit de vie complet à des tentatives d’insérer une anecdote personnelle dans un flux conversationnel (prendre la parole au sein d’une tablée par un « moi aussi, ça me rappelle que… ») — constituent-elles des objectifs pour les cours de langue que l’on propose aux apprenants de la langue-cible durant leurs études à l’étranger ?

1.1. Se dire en classe de langue…

4Les manuels de FLE/FLS1 disponibles actuellement sur le marché fourmillent de consignes où l’apprenant est invité à parler de lui ; ces activités, néanmoins, semblent corseter la parole autobiographique plutôt que de nourrir une véritable compétence interactionnelle. Selon le niveau ciblé, des scripts stéréotypés sont exercés allant de l’énumération de données personnelles — dans des consignes de type « présentez-vous » — à l’articulation de récits au passé — « racontez vos dernières vacances ». À partir du niveau B2, l’expression de soi sert à nourrir des séquences argumentatives — dans des consignes de type « donnez votre avis personnel sur le sujet X ». S’il est uniquement basé sur ce type de matériel, le cours de langue risque de devenir le lieu où émerge un « faux-self » – utile, tout au plus, dans des échanges ritualisés de la vie quotidienne ou des situations de small talk — mais entravant l’émergence d’une parole sur soi spontanée.

5Visant la construction d’une identité sociale en langue-cible dans le contexte d’immersion, des propositions pédagogiques alternatives ont donc été proposées depuis quelques années, dans le domaine des pratiques réflexives en classe de langue en particulier (rédaction de journaux d’apprentissage ou de biographies langagières, constitution de cartes de mobilité dessinées, etc.) (Baroni, Bemporad, 2011 ; Molinié, 2015, par exemple). Certaines de ces propositions ont inclus le document littéraire en tant que document support2, considérant qu’il donne accès aux représentations collectives de la société-cible (ou francophone au sens large) (Puren, 1988 et 2012). Accompagnant des personnages dans un autre espace-temps, l’apprenant-lecteur, décentré de sa propre réalité, suivra des logiques qui n’auraient pas été les siennes ; il opèrera ainsi, peut-être même, un retour distancé sur ses représentations de départ.

6Nous adoptons l’idée — émanant, entre autres, des travaux d’Aline Gohard-Radenkovic ou d’Anne Godard en didactique de la littérature — que le choix des textes à proposer en classe de langue doit non seulement être faite en lien avec leur degré (supposé) de difficulté linguistique et stylistique, mais qu’il doit surtout être motivé sur le plan thématique afin que le lecteur puisse, par sa lecture, créer des liens avec un monde connu (Gohard-Radenkovic, 2005 ; Godard, 2015) : en lisant des textes portant sur l’expérience de migration par exemple, l’étudiant-voyageur trouvera les mots pour dire son expérience personnelle en miroir ; les expressions imagées d’un auteur romantique reviendront peut-être subitement à la surface du souvenir face à un paysage de montagne et donneront corps à des émotions ressenties. Mais ces approches — issues de la socio-anthropologie — s’appuient sur des transferts de savoir-faire trop peu décrits : on assume qu’ayant déjà raconté une expérience vécue dans leur langue maternelle, les étudiants procèderont à la traduction de scripts déjà prononcés ailleurs (Bruner, 2002). Or, les personnes mobiles en attestent, la défaillance de moyens linguistiques ne permet pas ces transferts : en langue étrangère, les figures de soi qui se construisent dans le discours sont pauvres par rapport à l’image que l’on avait avant de partir (Molinie, 2015).

1.2. … « être dit » dans la société d’accueil

7Alors que toute personne se présentant dans un nouveau cercle social vit dans l’illusion de projeter sur les autres une image vierge, l’étranger, à son arrivée, est déjà classé (Schütz, [1944] 2010). Selon l’expérience qu’elle aura eue des gens comme elle, sa société-cible l’aura catégorisée en amont, sur les plans social, administratif et peut-être même territorial (Keller-Gerber, 2018). L’étudiant de mobilité est un visiteur auquel l’on fera volontiers une place temporaire. Sa présence est généralement appréciée par les locaux parce qu’il est plaisant d’entendre des langues et des accents divers dans les rues d’une ville (on se sent plus international) ; parce que — par son aspect physique, sa tenue vestimentaire et son attitude peut-être — il sera visible dans le panorama, amenant un semblant d’altérité. Et les histoires qu’il peut raconter — sur sa vie passée, sur ses expériences à l’étranger — feront voyager ceux qui ne partent pas souvent… L’étudiant lui-même, d’ailleurs, se rendant vite compte de l’intérêt qu’il suscite dans sa communauté d’adoption, s’appropriera ces catégorisations au moment de parler de lui-même. S’il les ressent comme des atouts à sa socialisation, il tentera d’y coller et alimentera — à son tour — les discours en circulation autour de la présence de gens comme lui dans son pays d’accueil.

8Mais cette position liminaire dans laquelle l’on niche le mobile (et dans laquelle il finit peut-être par se réfugier), est un obstacle à la construction d’une image de soi spontanée. Car l’étranger, ainsi classé, ne collaborera pas aux classements d’une réalité pourtant vécue. Cette position — un désinvestissement agréable, peut-être, les premiers temps — est difficile à tenir pour quelqu’un qui désirerait participer à la scène sociale. Des effets de replis, de renforcement de stéréotypes négatifs, peuvent s’en suivre chez celui auquel on aurait coupé la parole. La nécessité de parler de soi — pour négocier une voix dans ce nouvel espace ou pour justifier un tournant biographique — se renforce d’ailleurs aux moments de transition ; quand, chez le visiteur, intervient le désir de s’émanciper de sa case.

2. L’autoportrait sur fond de paysage discursif

9Durant le séjour à l’étranger, la classe de langue fréquentée régulièrement par les étudiants de mobilité peut donc devenir un espace de déblocage de ces voix tronquées. Dans les méthodes et manuels, les séquences d’enseignement portant sur l’expression du je sont généralement artificielles — nous l’avons vu. Les méthodologies réflexives — composition d’autobiographies langagières ou de cartes de mobilité — amènent à réfléchir sur l’ensemble du parcours qui a mené l’étudiant à l’endroit où il est ; elles élaborent donc des épisodes passés plus qu’une actualité en cours. C’est alors cette actualité, vécue sur le plan individuel mais se déroulant dans un espace partagé, que nous entendons exploiter dans le groupe-classe.

10Nous nous appuierons ici sur deux notions, constituant les revers d’une même médaille. Quand on les articule, elles offrent des catégories opératoires pour la lecture, et la production, d’actes de parole à caractère autobiographique : la notion de paysage discursif, comprise comme le repérage de voix qui s’agrègent autour d’un thème (ou d’une figure sociologique particulière) dans un espace-temps donné ; la notion d’autoportrait, réflexion à l’allure potentiellement digressive formulée sur un fond de discours qui la mettent en tension.

2.1. La notion de paysage discursif

11Par paysage discursif3, nous entendons tous ces filons de discours qui se nouent autour d’un thème d’actualité, ou d’une figure sociale. La figure de l’étudiant mobile, par exemple, peut être étudiée sur le plan diachronique en lien avec les thèses qui ont été émises à son égard dans un lieu donné. Circulant dans le même espace-temps, ces thèses mettent en scène des figures, ou des symboles, en leur donnant un visage, en leur prêtant des traits moraux, en leur assignant des attributs symbolisant la place qui leur est réservée dans la société et en mettant en scène — enfin — des autres qui s’expriment sur elles. Si un thème fait débat, des filons discordants surgissent en parallèle, s’empruntant mutuellement des caractéristiques générales pour les renverser.4 Émanant d’instances de pouvoir, ces thèses circulent dans la société via les médias pour réapparaitre dans les discussions ordinaires.

12Nous parlons de paysage discursif parce que tout un chacun — et la personne reconnaissant que l’on parle d’elle, ou de gens comme elle, plus particulièrement — se trouve physiquement englobé dans ce tressage de discours, captés par bribes dans un bus, ou subis face à une affiche qu’on ne pourrait manquer de voir5. Selon le positionnement de chacun, le sentiment d’appartenance à un groupe ou les conditions de vie, ils sont porteurs d’une violence symbolique qui menace potentiellement le sentiment d’adéquation sociale.

2.2. L’autoportrait

13Afin de se défaire des catégorisations des autres, de nourrir une image de soi que l’on ressentirait comme aplatie dans les discours, la notion d’autoportrait apporte une réponse sur le plan pédagogique. Car la mise en mots d’une expérience — que ce soit pour un public, à l’oral, ou pour être consignée dans un écrit de type journal — nécessitera que le narrateur se repasse le film d’événements vécus, qu’il les sélectionne en fonction de ce qu’il désire démonter, qu’il redonne corps à des lieux et à des temporalités, à des personnes et à leurs voix, à tous ces éléments rassemblés autour d’enjeux qu’il aurait envie de remettre en scène. Expliciter une situation de crise à l’étranger — attribuée peut-être à chaud à des différences culturelles — permettra de corriger une impression initiale d’injustice ou d’incompatibilité insurmontable, inciter à la distanciation grâce à un dispositif dynamique de mise en scène. Car la composition de l’autoportrait demandera que l’on entre en matière avec des logiques contraires et que l’on explicite chaque point de vue de manière convaincante ; que les gestes et valeurs de chacun des actants ayant un rôle à jouer dans l’histoire — qu’il soit adjuvant par rapport aux projets du narrateur, ou opposant à ceux-ci — soient dépeints avec réalisme6. Une fois la violence (souvent symbolique d’ailleurs) décomposée en mots, le discours lui-même sera dépositaire de stratégies de remédiation qui, conscientisées, seront rendues disponibles par la verbalisation et donc réinvestissables. On dira du récit de la crise qu’il est opératoire parce qu’au fil de sa construction, il désamorcera déjà, par anticipation, des crises analogues futures.

14La formule opératoire de l’autoportrait est donc : « Je ne vous raconterai pas ce que j’ai fait, mais je vais vous dire qui je suis » (Beaujour, 2018 [1980] : 9).

15La compétence que nous visons à mettre en place est de nature narrative, mais il ne s’agira pas d’un récit suivi ; elle prendra la forme d’un assemblage de bribes narratives, visant à capter le positionnement fuyant d’un locuteur par rapport à une problématique donnée.

16En littérature, Michel Beaujour définit ce genre comme une « méditation », une « autoabstraction », fonctionnant sur un mode métaphorique parce qu’il ne possède pas d’horizon d’attente (Beaujour, 2018 [1980] : 7). Son unité réside dans le système de rappels que le narrateur met en place — ces éléments survenant de manière discontinue qui permettent de comprendre que c’est la même personne qui nous parle (ou qui se parle). Il est fréquent d’y retrouver des scripts en provenance d’autres histoires, ou de mythes, dictant des catégories utiles à la mise en texte. L’autoportrait fait de mots — comme l’autoportrait peint, composé par l’artifice d’un miroir — est performatif ; c’est un espace d’introspection atemporel, permettant une prise de distance physique, un cocon de protection rassurant, parfois nécessaire à la survie :

« Écrire protège, mais comment pourrais-je être rassuré ! Puisqu’écrire est le seul refuge, je serai donc en sûreté seulement si je continue d’écrire : devrais-je donc écrire sans jamais m’arrêter ! » (Beaujour, 2018 [1980] : 16, cite Roger Laporte (1963), La Veille : 45)

3. De la littérature autobiographique à la compétence autobiographique en classe de langue

17Afin que cette analyse puisse renvoyer l’étudiant à son propre vécu, nous avons choisi l’autoportrait7 d’une auteure de Suisse romande issue de l’immigration, un texte mettant en scène des apprentissages, une appropriation de la langue du pays d’accueil au point qu’elle en devienne un outil de travail, L’Analphabète, d’Agota Kristof (Kristof, 2004)8.

18Agota Kristof, Hongroise d’origine, est devenue une pionnière de la littérature immigrante en Suisse romande. Arrivée en 1956 avec sa petite fille nouveau-née, elle a commencé par travailler en usine ; elle a appris le français puis est devenue écrivaine dans cette langue. Elle est décédée en 2011. L’analphabète est un récit autobiographique en onze chapitres, présentant onze moments de sa vie. Dans le chapitre onze, qui donne son nom au récit, l’auteure met en mots sa transformation d’analphabète — selon ses mots — à écrivain : les étapes de sa reconquête de la lecture et donc de l’écriture en langue française ; cette langue qu’elle dit ne pas avoir choisie. Comment cette reconquête se construit-elle dans la narration ?

19En classe, nous allons procéder à des entailles aux textes, par le biais de repérages successifs, afin de décrire l’assemblage de temporalités, d’espaces, de voix et de figures avec leurs attributs symboliques qui composent l’autoportrait, tous ces éléments faisant sens par rapport à l’enjeu principal — réapprendre à lire et à écrire. Ce repérage produit un discours en termes de rôles qui évoluent avec l’appropriation de la langue française : apprenant des petites phrases de survie dans les toilettes de l’usine durant les pauses, à l’abri du bruit des machines, avec ses collègues, elles-mêmes étrangères, qui endossent le rôle d’enseignantes improvisées, Agota rentre le soir et se retrouve dans l’impossibilité de communiquer avec sa petite fille qui, placée en crèche, a appris à parler avec d’autres.

20Elle s’inscrit, ensuite, dans un cours de langue pour étudiants de mobilité à l’Université de Genève mais comme elle ne sait toujours pas écrire, elle est placée dans un cours pour débutants. Là, c’est la figure du professeur qui révèle les décalages entre sa vision d’elle-même — analphabète encore — et les figures d’apprenants possibles dans le contexte universitaire. Des objets matériels accompagnent sa transformation : des livres en hongrois empruntés à la bibliothèque, lus et relus juste parce que c’est vital pour elle de lire ; des articles, qu’on lui demande d’écrire encore dans son pays d’origine. Et puis, des textes lus en langue-cible : de la littérature tirée des grands classiques d’abord et le dictionnaire — dont elle parle comme s’il s’agissait d’un prolongement d’elle-même — quand elle prend, finalement, la posture de l’enseignante de français, face aux enfants qu’elle aura successivement en Suisse. Évidemment, ce processus d’appropriation est complet quand elle devient une écrivaine en langue française, et est symbolisé par ces livres écrits en français, qui sont le produit de cette incorporation de la langue.

21Une observation du style s’impose, non pas pour forcer les étudiants à produire un discours méta-littéraire, mais pour montrer comment la mise en mots en elle-même, dans son flux, mime cette réappropriation, parfois fastidieuse, qui s’opère sous les yeux des autres. Agota Kristof écrit de manière très simple — des mots-clés se répètent « j’apprends », « je réapprends », « je lis », « je relis », « je connais », « je reconnais », (Kristof, op. cit. : 52 — 54).

22Un travail de qualification des voix dont sont porteurs les actants mis en scène — en termes de slogans, souvent, liés aux rôles qu’ils incarnent — permet de montrer que l’autoportrait propose une galerie de portraits de Suisses qui s’expriment sur les étrangers. Finalement, le discours — par ces phases de la transformation que nous avons tenté de décrire — devient le lieu où la narratrice analyse, puis s’émancipe, de ces figures successives d’immigrante — et d’émigrante ! — que l’on a plaquées sur elle, aussi bien en Suisse que dans son pays d’origine : la mère étrangère, travailleuse à l’usine, l’intellectuelle qui rédige des articles depuis l’exil, l’étudiante de FLE à l’université qui ne peut pas être analphabète, l’apprenante diligente qui dévore les grands classiques, l’enseignante improvisée face à ses enfants qui ne lâche pas son dictionnaire.

23Retournons, un instant, sur les premières lignes du chapitre qui justifient que l’on tombe, avec la narratrice, dans l’enfilade de ses souvenirs :

(1) Un jour, ma voisine et amie me dit :
— J’ai vu une émission à la télévision sur des femmes ouvrières étrangères. Elles travaillent toute la journée à l’usine, et elles s’occupent de leur ménage, de leurs enfants, le soir.
Je dis :
— C’est ce que j’ai fait en arrivant en Suisse.
Elle dit :
— En plus, elles ne savent même pas le français.
— Je ne le savais pas, moi non plus.
Mon amie est ennuyée. Elle ne peut pas me raconter l’histoire impressionnante des femmes étrangères vues à la télévision. Elle a si bien oublié mon passé qu’elle ne peut imaginer que j’aie appartenu à cette race de femmes qui ne savent pas la langue du pays, qui travaillent en usine et qui s’occupent de leur famille le soir.
Moi, je m’en souviens.
(Kristof, 2004 : 51)

24L’autoportrait — jouant sur l’oubli et sur la réémergence du souvenir, déclenché par une demande de dire ou une association de pensée — met en scène, dans un système d’énonciation emboîtées, un soi présent (au moment d’où l’on parle) et des sois du passé (liés aux moments dont on parle). Il construit, par son développement, une galerie de sois passés mis face à des interlocuteurs du passé. Ces interlocuteurs peuvent se faire les porte-voix de lieux communs circulant dans la société sur la figure sociale qu’ils pensent voir chez le narrateur — ou que le narrateur, par un jeu de miroirs, pense qu’ils voient en lui. La mise en mot de ces situations — et le commentaire qu’il en fait avec le recul — devient un lieu de remédiation qui lui donnera l’occasion de montrer sa complexité, par ce jeu de slalom entre les étiquettes que la vie lui a collées, qu’il déjoue en différé. Cet autoportrait en train de se peindre mêle des lieux, des temporalités, des objets, des personnes et leurs voix autour d’enjeux. Ces enjeux prendront corps, sur la page si le récit est écrit, ou oralement s’il s’agit d’un discours oral, de manière inégale : certains seront très développés, d’autres seront tus et constitueront des zones blanches.

4. Se dire en classe de langue

25La compétence narrative — pensée en lien avec des situations d’interaction concrètes — est-elle donc enseignable ? Peut-on former les apprenants de FLE à se détacher des récits qu’ils auraient déjà formulés dans leur langue maternelle pour se dire et se penser, de manière inédite, en langue-cible ? Il est nécessaire, pour cela, d’investiguer ces pratiques de narration à caractère autobiographique — et leurs différents rôles dans le contexte d’un séjour pour études à l’étranger : dans une conversation entre amis, par exemple, quelles sont les procédures pour engager un récit ? Comment faire pour ouvrir son tour de parole, être à propos, justifier son intervention en lien avec ce qui l’a précédé ? Que dire de soi et comment reformuler, en langue étrangère, des pans de légendes — individuelles ou familiales — qui auraient été prononcées, à d’autres occasions et dans d’autres langues, pour d’autres publics et avec d’autres fonctions ? Comment faire rire, émouvoir, guider son interlocuteur dans ses propres souvenirs pour recevoir de l’empathie en retour ? Toutes ces situations appellent des scénarios pédagogiques diversifiés — qui sont encore à construire…

26Une observation en parallèle d’autoportraits littéraires d’auteurs présentant des situations analogues à celles vécues par les apprenants permettra de contrer l’idée — potentiellement induite par les méthodes d’apprentissage — selon laquelle se raconter serait un acte simple. Ces observations-interprétations auront pour but de réveiller le « capital narratif » existant chez chacun — tout en offrant au narrateur des catégories pour se dire (Keller-Gerber, 2009). Puisque le récit de mobilité est un genre se développant par étapes difficilement contournables — suivant le schéma avant le départ, arrivée et adaptation, retour ou non-retour — ces lectures créeront des cadres où se reconnaître par analogie, ou se penser en contraste. Chacun, dans sa langue maternelle ou dans d’autres langues, aura des bribes d’autobiographie « prêtes à l’emploi », qui remonteront alors à la surface pour remplir ces jalons et s’exprimeront (idéalement) en langue-cible.

27Les « schèmes d’interprétation » sur lesquels portera ce travail de classe n’auront en aucun cas le statut de modèle (ou de recettes pour fabriquer un récit de vie) ; il s’agit de systèmes cognitifs opératoires produisant des mises en relation mentales. Ils articuleront, au sein des discours produits, des éléments sémantiques, des éléments syntaxiques et des éléments architextuels liés à la situation du mobile. La mise en mots de l’expérience (individuelle) de l’autre sera réinvestie dans l’expression d’un soi autonome et unique, grâce à des catégories reconnues comme universelles. La littérature, dans cette perspective, deviendra un lieu de syncrétismes entre images de soi mémorisées ailleurs et images formées — et formulées ! — dans un présent à l’étranger.

28Les principes que nous venons d’exposer ne devront, en aucun cas, corseter la parole autobiographique des étudiants. Ils peuvent, par contre, faire l’objet de consignes pour l’établissement de discours réflexifs de tout genre — des journaux de bord, individuels ou collectifs, échanges en classe sur des thèmes, etc. Par l’exploration de l’autoportrait littéraire et par la compréhension de ses mécanismes, l’étudiant de mobilité s’offrira surtout les moyens de s’observer lui-même en apprentissage dans un contexte étranger.

Bibliographie

Baroni, R., Bemporad, C., 2011, « Exploitation de la démarche biographique en classe de langue », A contrario, 5, p. 117-133.

Bruner, J., 2002, Pourquoi nous racontons-nous des histoires ? Paris, Pocket.

Fievet, M., 2013, Littérature en classe de FLE, Paris, Didier.

Godard, A., (dir.), 2015, La littérature dans l’enseignement du FLE, Paris, Didier.

Gohard-Radenkovic, A., 2005, « Altérités et identités dans les littératures de langue française ». Le Français dans le monde. Recherches et applications (n. de juillet), Paris, Clé international.

Keller-Gerber, A., 2009, « Le récit de vie, un récit initiatique révélateur d’un double processus de médiation. Le cas d’étudiants africains dans le contexte fribourgeois », dans Gohard-Radenkovic, A., Rachedi, L. (eds.), Récits de vie, récits de langues et mobilités : nouveaux territoires intimes, nouveaux passages vers l’altérité, Paris, Espaces interculturels, L’Harmattan.

Keller-Gerber, A., 2016, D’étudiant étranger à travailleur hautement qualifié : être dit dans la presse et se dire dans les récits d’établissement, Bern, Peter Lang.

Keller-Gerber, A., 2018, « L’étudiant étranger dans la presse suisse : un événement discursif ? », Georegards. La mobilité des étudiants, 10, p. 55-69.

Kristof, A., 2004, L’analphabète : récit autobiographique, Paris, Zoé.

Molinie, M., 2015, Recherches biographiques en contexte plurilingue. Cartographie d’un parcours de didacticienne, Paris, Actes académiques.

Nossik, S. (coord.), 2014, Approches discursives des récits de soi, Semen, 37, Annales Littéraires de l’Université de Franche Comté.

Puren, C., 2008, Histoire des méthodologies dans l’enseignement des langues, Paris, Nathan-CLE International.

Puren, C., 2012, Perspectives actionnelles sur la littérature dans l’enseignement scolaire des langues-cultures : des tâches scolaires sur les textes aux actions sociales par les textes, publication exclusive pour le site www.christianpuren.com.

Schütz, A., [1944] 2010, L’étranger, suivi de l’homme qui rentre au pays. Paris, Poche.

Notes

1 FLE : français langue étrangère/FLS : français langue seconde.

2 Dans l’histoire des méthodologies du FLE/FLS, le document littéraire s’est trouvé, selon les époques, élevé au rang de langue idéale à imiter (méthodologies traditionnelles), complètement évacué (méthodologies audio-orales privilégiant l’oral), ou perçu tel un « réservoir de formes » (méthodologies communicatives), (Puren, 1988 ; 2012). Dans une perspective actionnelle, on le considère aujourd’hui dans sa complexité comme un « acte social d’expression et de communication [au travers duquel] l’auteur engage son humanité et sa responsabilité » (Fievet, 2013 : 26).

3 Espaces discursifs est le nom d’une collection chez l’éditeur L’Harmattan, fondée par Thierry Bulot, professeur de sociolinguistique à l’Université de Rennes (France). La notion de paysage discursif s’en inspire.

4 Dans une recherche concernant l’histoire des discours concernant les étudiants étrangers en Suisse, nous avons étudié ce ballotage systématique des arguments : pour certains, l’étudiant étranger, bien formé, enrichirait les formations universitaires helvétiques et pour d’autres l’étudiant étranger, moins compétent, en mettrait en péril la qualité (Keller-Gerber, 2018).

5 Cette réflexion vient d’une observation de terrain. Durant un stage intensif de français donné à l’Université de Fribourg (CH), nous avons dû faire face à une situation de crise durant une matinée de cours car les étudiants étrangers, à peine arrivés sur le territoire, ont découvert une campagne d’affichage politique – choquante pour certains – mettant en scène des étrangers sous la forme de moutons noirs auxquels on donnait des coups de pied, face à des Suisses symbolisés par des moutons blancs.

6 La démarche d’analyse repose sur des notions de sémiotique, comme le schéma actantiel. Par manque de place, nous renvoyons à nos travaux où ces liens sont explicités en détail (Keller-Gerber, 2016).

7 Nous qualifions ce texte d’autoportrait bien que l’auteur elle-même parle de récit autobiographique (Kristof, 2004).

8 L’analyse du texte d’Agota Kristof présentée ici a fait l’objet d’un texte intitulé « Thématiser l’étrangeté pour mettre en mots son étrangeté : un exercice nécessaire au futur enseignant de langue(s) étrangère(s) », à paraître dans Voices y Silencios, revisita Latinoamericana de Educacion, Univesidad de los Andes, Bogota (Colombie).

Pour citer ce document

Par Alessandra Keller-Gerber, «Se dire en classe de langue : de l’autoportrait littéraire à la compétence autobiographique en langue-cible», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Revue électronique, Quelle littérature aujourd’hui en classe de FLE ?, Enjeux didactiques de la littérature en classe de FLE, mis à jour le : 11/01/2021, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=797.

Quelques mots à propos de :  Alessandra Keller-Gerber

Université de Fribourg

Dotée de licences en Histoire de l’art et en Littérature anglaise (Université Lausanne, Suisse), Alessandra Keller-Gerber a obtenu son doctorat en Sciences du plurilinguisme en 2016 (Université de Fribourg, Suisse). Elle est la responsable pédagogique d’un stage intensif de français destiné aux étudiants de mobilité organisé par le Service des relations internationales de l’Université de Fribourg, forme de futurs enseignants non-francophones aux pratiques universit

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