Parcours de lecture multimodale autour du roman Un sac de billes et ses transécritures :
Quels enjeux sémiotiques ? Quelles propositions didactiques ?

Par Marie-Pascale Hamez
Publication en ligne le 22 décembre 2020

Résumé

The film adaptation and comic strip adaptation, works in their own right, promote a lively and contextualized approach to literary text. We would like to reflect on the didactic interest of such cultural objects and the conditions of their pedagogical exploitation in French as a foreign language (FLE) classes and university centres, by illustrating our subject with an example of a didactic and multimodal path, designed around the novel Un sac de billes by Joseph Joffo (1973), adapted for cinema by Jacques Doillon (1975) then Christian Duguay (2016) and finally transposed into comics by Kris and Vincent Bailly in 2011 and 2012. Our study is based on an experiment conducted in a literature class at B2 level, at the Department of International French Language Teaching (DEFI), a French as a Foreign Language (FLE) centre at the University of Lille, and examines how this multimodal reading experience contributes to developing students' intercultural skills. Our article first describes the proposed path around the work and its transcription and specifies the objectives. The production and statements of students apprehended through interviews and a questionnaire based on open-ended questions are then analysed.

L’adaptation cinématographique et l’adaptation en bande dessinée, œuvres à part entière, favorisent une approche vivante et contextualisée du texte littéraire. Nous voudrions réfléchir à l’intérêt didactique de tels objets culturels et aux conditions de leur exploitation pédagogique en classe de FLE, en centre universitaire, en illustrant notre propos par un exemple de parcours didactique et multimodal, conçu autour du roman Un sac de billes de Joseph Joffo (1973), adapté au cinéma par Jacques Doillon (1975) puis Christian Duguay (2016) et enfin transposé en bande dessinée par Kris et Vincent Bailly en 2011 et 2012. Notre étude s’appuie sur une expérience menée en cours de littérature au niveau B2, au Département d’Enseignement du Français à l’International (DEFI), centre de FLE de l’Université de Lille et examine en quoi ce parcours de lecture multimodale contribue à développer les compétences interculturelles des étudiants. Notre article décrit, dans un premier temps, le parcours proposé autour de l’œuvre et de ses transécritures et précise les objectifs visés. Des productions et des déclarations d’étudiants appréhendées à travers des entretiens et un questionnaire à base de questions ouvertes, sont ensuite analysées.

Mots-Clés

Texte intégral

1Notre article s’appuie sur une expérience pédagogique qui nous a permis de développer quelques réflexions sur l’intérêt didactique de l’exploitation du texte littéraire et de ses transécritures en classe de FLE, en France, en milieu universitaire. Nous nous interrogeons plus particulièrement sur le développement des compétences interculturelles des étudiants internationaux lors de cours de littérature.

2Nous entendons « transécriture » au sens de Thierry Groensteen (1998), théoricien et historien de la bande dessinée. Pour lui, la transécriture est une adaptation, la réincarnation d’une œuvre dans un média différent de celui qui lui servait originellement de support. Ce changement de média ne peut s’effectuer sans changement de signifiants donc de texte. C’est à ce niveau que la notion de transécriture prend toute sa valeur.

3Les supports d’enseignement utilisés dans le dispositif pédagogique à l’œuvre sont des passages d’Un sac de billes, œuvre originale de Joseph Joffo (rédigée avec l’aide de Claude Klotz alias Patrick Cauvin) publiée en 1973 chez Lattès et des extraits de deux transécritures. Il s’agit de la deuxième adaptation cinématographique de l’œuvre par Philippe Duguay sortie en 2017 avec Patrick Bruel et Elsa Zylberstein dans les rôles principaux. La deuxième transécriture réside en l’adaptation en bande dessinée (BD) de Kriss et Vincent Bailly, publiée successivement chez Futuropolis en 2011 pour le tome 1, en 2012 pour le tome 2 et en 2017 pour l’intégrale.

4Un sac de billes est un récit très largement autobiographique de Joffo (1931-2018), qui couvre des années de son enfance de 1941 à 1945. Il s’agit de son œuvre la plus connue : elle a été vendue à plus de 20 millions d’exemplaires dans 23 pays et traduite en 18 langues. C’est un récit initiatique : l’auteur y raconte les péripéties que deux enfants juifs (son frère Maurice et lui) ont vécues afin d’échapper aux nazis sous le gouvernement de Vichy jusqu’à la fin de la guerre. Selon le souhait de leurs parents, les deux enfants quittent Paris et le domicile familial en 1942, après l’obligation du port de l’Étoile jaune, marque antisémite discriminante. Ils passent en zone dite « libre », portion équivalente à 45 % du territoire français non occupée par l’armée allemande, et se croient en sécurité jusqu’à l’invasion de cette zone par les Allemands à la fin de l’année 1942. La famille vit alors des événements douloureux et dramatiques : peur des dénonciations, fuite, arrestation, interrogatoires, clandestinité, déportation du père.

5Le roman et ses transécritures renvoient donc à la Shoah, une des pages les plus sombres de l’histoire du XXe siècle. Il nous livre le point de vue de deux enfants âgés de 10 et de 12 ans, brutalement confrontés à la guerre et à l’antisémitisme. L’adaptation en bande dessinée est assez fidèle, classique et servie par des dessins à l’aquarelle. Elle offre des données socio-culturelles importantes quant aux différents groupes représentés : résistants, miliciens, membres de la Gestapo, SS, soldats, civils, prêtres, enseignants, villageois. Par ailleurs, l’album permet d’initier les étudiants aux codes spécifiques du 9Art, notamment par le traitement du temps dans la narration avec les notions d’ellipse et de césure.

6Dans cet article, nous préciserons d’abord les caractéristiques de notre contexte d’enseignement ainsi que les différentes étapes de ce parcours de lecture multimodale. Nous poserons la question de recherche et l’ancrage théorique puis exposerons nos choix méthodologiques, nos résultats et leur interprétation. Pour finir, nous dresserons un bilan et livrerons quelques propositions didactiques.

1. Contexte

7Ce parcours de lecture multimodale a été mené au DEFI (Département d’Enseignement du Français à l’International), centre de Français Langue Étrangère de l’Université de Lille, avec un groupe plurilingue et pluriculturel de vingt étudiants internationaux majoritairement originaires du Moyen-Orient (Iran, Irak, Syrie) ou de l’Extrême-Orient (Japon, Corée, Chine, Vietnam). Ces étudiants suivent 15 heures de cours de FLE par semaine, au niveau B2. Ils ne sont pas spécialistes d’études littéraires mais bénéficient chaque semestre d’un module culturel de 19h30 de littérature, à raison de 1h30 par semaine. Ce cours, titré « Écrivains d’aujourd’hui », s’appuie à chaque session sur des œuvres des XXe et XXIe siècles, assorties de leurs adaptations cinématographiques. L’objectif des deux enseignantes chargées des cours de littérature au niveau B2 est, à terme, de développer des outils méthodologiques et didactiques permettant de favoriser le dialogue entre le lecteur, l’œuvre littéraire et ses transécritures tout en développant la dimension interculturelle de cet enseignement. Au premier semestre, les étudiants ont tout d’abord étudié intégralement la nouvelle d’Éric-Emmanuel Schmidt, Odette Toulemonde publiée en 2006 chez Albin Michel et son adaptation filmique réalisée par l’auteur, visible en salles en 2007. Un sac de billes et ses adaptations leur ont été ensuite proposés.

8Le choix de l’enseignante de la classe concernée par cette expérience s’est arrêté sur cette œuvre car le souhait de la majorité des étudiants, exprimé en début de session, était d’étudier un roman « pas trop vieux », « connu » et dans lequel ils « apprenaient quelque chose » avec « un vocabulaire d’aujourd’hui ». C’est Un sac de billes qui a été sélectionné car cette œuvre patrimoniale est très riche en référents culturels, célèbre et lue par des générations de collégiens, puisqu’inscrite dans les programmes officiels de France et d’Allemagne, entre autres pays. Ce roman a par ailleurs la faculté de générer des adaptations, objets sémiotiques secondaires qui l’escortent et signent sa patrimonialité. Enfin, cette œuvre a été choisie car elle constitue un témoignage qui entre en résonance avec les préoccupations sociétales actuelles des étudiants internationaux et, tout particulièrement avec celles des étudiants en exil : immigration, racisme, oppression, discrimination mais aussi solidarité et tolérance.

9Un parcours de lecture s’appuyant sur le roman et ses adaptations a été conçu pour répondre aux attentes des étudiants internationaux, en visant les objectifs suivants :

  • découvrir un roman porteur d’un regard sur l’histoire de France, pays d’accueil ;

  • réfléchir aux enjeux des adaptations cinématographiques ;

  • échanger sur des problématiques essentielles et contemporaines : immigration, racisme, oppression ;

  • développer des compétences interculturelles par la lecture d’une œuvre de la culture cible et de ses transécritures ;

  • développer des compétences interculturelles par la confrontation des points de vue des lecteurs,

  • enrichir le lexique grâce à l’étude d’une œuvre intégrale riche en vocabulaire simple, proche de la langue orale, voire familier.

2. Les différentes étapes du parcours de lecture

10Ce parcours était composé de huit séances d’une durée de 1h30 réparties sur une période de deux mois en novembre-décembre 2017.

11La première séance avait pour but la formulation d’hypothèses de lecture ainsi qu’un dévoilement progressif de l’univers de l’histoire par l’étude comparée de l’affiche du film, du péritexte (titre et première de couverture), de l’incipit, des cinq premières planches de la bande dessinée et du début du film. Le prologue n’a pas été donné à lire en raison des nombreuses informations qu’il offrait, orientant de ce fait la lecture. L’activité de lecture de la quatrième de couverture n’a pas non plus été proposée pour les mêmes raisons. La deuxième séance a fait l’objet d’apports chronologiques et événementiels : elle s’intitulait De la guerre de 1870 à la Seconde Guerre mondiale et s’appuyait sur des cartes, photos d’archives et documents patrimoniaux pour expliquer les enjeux des conflits. Les étudiants ont ensuite imaginé des textes-amorce pour la quatrième de couverture du roman. Cinq séances ont ensuite porté sur cinq extraits longs (3 ou 4 pages), supports d’activités de lecture réalisées en petits groupes. Le film, scindé en cinq grandes parties était systématiquement visionné en début de séance ou en fin de séance après ou avant la lecture des textes qui illustraient : la scène de la gifle, la rencontre avec le curé dans le train, l’anniversaire de Mme Joffo, le départ de l’hôtel Excelsior, le retour de Joseph à Paris. Lors des trois dernières séances, le visionnage a été suivi de débats ou de courts exposés thématiques portant sur le Service de Travail Obligatoire (STO), la Résistance, la déportation, le devenir des frères Joffo. La huitième séance titrée « Regards croisés » a permis aux étudiants de proposer une présentation orale critique de films ou d’œuvres littéraires françaises ou étrangères sur la même thématique, en français, traduites dans d’autres langues, ou produites dans la langue d’origine des étudiants. Lors d’exposés d’une durée de dix minutes, ont été présentées les œuvres suivantes : Le Journal d’Anne Frank, L’ami retrouvé et la BD documentaire Auschwitz réalisée en 2000 par Pascal Croci, publiée aux éditions Emmanuel Proust.

12Cinq exposés ont été consacrés à trois films sur la seconde guerre mondiale en Europe, et deux sur le conflit en Asie. Les œuvres étaient choisies par les étudiants : Elle s’appelait Sarah (Gilles Paquet-Brenner, 2010), La Liste de Schindler (Steven Spielberg, 1994), La Vie est belle (Roberto Begnini, 1998), Le tombeau des Lucioles (Takahata, 1996), Furyo (Oshima, 1983).

13La bande dessinée et le film ont trouvé leur place à côté des extraits du roman, lors des séances de lecture enrichies par des confrontations multimodales.

14Pour chaque extrait étudié en classe, une première lecture devait être effectuée à domicile avant la séance, ainsi qu’une recherche lexicale. Deux étudiants étaient chargés de visionner à domicile ou au CRL l’épisode précédent, de résumer cette séquence narrative en début de cours et de fournir au groupe des éléments contextuels. En grand groupe, les étudiants traitaient de questions de lexique, en interaction avec l’enseignante, puis se livraient à des activités d’interprétation variées en petits groupes :

  • renseigner ou élaborer des questionnaires ;

  • construire des jeux de lecture : quiz, devinettes ;

  • comparer la bande dessinée avec le texte ;

  • reconstituer les planches BD correspondant aux extraits en remettant les vignettes dans l’ordre ;

  • jouer des extraits.

  • Produire une bande-annonce de papier par le collage d’une sélection de vignettes BD assorties de textes.

15En groupe-classe, s’ensuivaient une mise en commun, le visionnage d’un extrait du film et un débat. Trois textes ont été produits, individuellement ou en binôme par les étudiants : une quatrième de couverture à l’issue de la première séance, une suite de dialogue — avant le départ de l’hôtel Excelsior — et une critique d’un support au choix (livre, film, BD) à la fin du parcours de lecture.

3. Ancrage théorique et question de recherche

16Nous nous sommes appuyée sur des travaux de recherche associant la littérature à un lieu emblématique de l’interculturel, un lieu où se croise(nt) langue(s) et culture(s). En effet, le texte littéraire représente le savoir d’une société sur son expérience du monde (Henri Besse, 1992), et constitue :

  • un genre inépuisable pour la rencontre avec l’autre (Martine Abdallah-Pretceille & Louis Porcher, 1996) ;

  • une représentation de la communication humaine (Francine Cicurel, 2007) ;

  • une voie d’accès à des codes sociaux et à des modèles culturels (Luc Collès, 1994a),

  • une mise en forme esthétique de représentations partagées par les membres d’une même communauté (Luc Collès, 1994b).

17Le texte littéraire permet de développer la dimension interculturelle de l’enseignement des langues qui, comme le soulignent Michael Byram, Bella Gribkova et Hugh Starkey, donne à l’apprenant la possibilité d’acquérir une compétence aussi bien interculturelle que linguistique ; permet de le préparer à des relations avec des personnes appartenant à d’autres cultures ; de l’aider à comprendre et à accepter ces personnes « autres » en tant qu’individus ayant des points de vue, des valeurs et des comportements différents ; de l’aider à saisir le caractère enrichissant de ce type d’expériences et de relations (2002).

18Lors de la lecture d’un texte littéraire, la culture de l’apprenant va être confrontée avec le monde de l’Autre, ce qui lui permettra de relativiser le statut de sa propre culture et de vivre une expérience culturelle. Mais les codes narratifs, qu’ils soient littéraires ou filmiques, ont des effets variables sur le lecteur ou le spectateur. Il nous a paru intéressant de recueillir et de comparer des déclarations d’étudiants appréhendées au travers de questionnaires et d’entretiens pour répondre à la question de recherche suivante : en quoi ce parcours de lecture multimodale contribue-t-il à développer les compétences interculturelles des étudiants ?

19Nous nous appuyons sur la définition de la compétence interculturelle formulée par Fred Dervin (2004 : 70). Il a établi quatre grands principes issus des travaux d’Abdallah-Pretceille, de Porcher et de Byram, et pour lui, la notion de compétence interculturelle recouvre :

  • une ouverture à l’altérité (Porcher dans Abdallah-Pretceille & Porcher, 1999 : 10) ;

  • une connaissance de soi : « L’interrogation identitaire de soi par rapport à autrui fait partie intégrante de la démarche interculturelle » (Abdallah-Pretceille, 2003 : 10).

  • une négociation des rapports entre ses propres croyances, attitudes et celles de l’Autre (Byram, 1997 : 12), c’est-à-dire un arrêt de l’ethocentrisme.

  • une compétence d’interaction et d’analyse. L’interaction avec l’Autre est privilégiée à la connaissance de l’Autre.

20Pour Dervin, tout individu détient une compétence interculturelle qu’il est susceptible de parfaire ou non.

21Pour examiner notre corpus, nous nous appuierons sur le modèle composite de Byram qui a mis au point un système de savoirs, savoir-comprendre, savoir-apprendre, savoir-faire, savoir s’engager et savoir-être, autant de composants de la compétence interculturelle. De nombreux chercheurs citent Byram (1997) pour préciser les constituants de cette compétence interculturelle ou plutôt les « savoirs » ; ce terme étant pour l’auteur anglophone, le correspondant de competence en anglais. Ces savoirs se déclinent selon cinq axes :

  • le savoir-être (attitude) où s’apprécie la posture d’ouverture et de réflexion sur les cultures ;

  • les savoirs (knowledge) dans un sens qui englobe les contenus transmissifs avec une ouverture sur la connaissance des processus de communication dans l’autre culture ;

  • le savoir-comprendre et le savoir-apprendre et faire qui mobilisent les habiletés (skills) à comprendre les documents ou événements de l’autre culture à acquérir de nouvelles connaissances à ce propos et à agir de façon appropriée en situation de communication exolingue.

  • Le savoir s’engager : aptitudes d’évaluation critique des deux cultures (critical cultural awareness) et d’engagement à négocier des compromis pour soi-même ou avec les autres, compromis qui dépassent le simple accord sur des références aux normes des cultures de base, pour viser la construction de nouveaux objets acceptables par les différents partis, situés entre les cultures, autrement dit « interculturels ».

4. Choix méthodologiques

2220 questionnaires ont été distribués aux 20 étudiants de niveau B2 en cours d’acquisition. Les cinq premières questions appelaient des données socio-démographiques et informaient sur le rapport à la lecture et à la littérature. Cinq lanceurs d’écriture invitaient ensuite les étudiants à produire des réponses longues :

  • ce que j’ai aimé ;

  • ce que je n’ai pas aimé ;

  • ce que j’ai appris ;

  • ce que j’ai appris à faire,

  • ce que j’aimerais savoir.

23Le corpus a été complété par cinq entretiens semi-directifs. Comme notre échantillon était limité et non probabiliste, les données recueillies par questionnaire ont été étudiées à la fois de manière quantitative (statistiques descriptives) et qualitatives (sélection de cas à partir des réponses aux questions ouvertes). Les données qualitatives (propos extraits des entretiens et réponses aux questions ouvertes des questionnaires) ont fait l’objet d’une analyse thématique.

24Comme nous l’expliquerons ci-après, nous associons certaines données recueillies à la manifestation de signes de compétences interculturelles à l’instar de celles apparaissant dans le modèle de Byram.

5. Présentation des résultats et interprétation

25Les réponses obtenues montrent que la majorité des étudiants (75 %) est intéressée par la fiction et lit deux à trois romans par mois, dans sa langue d’origine.

26Pour ce qui concerne les savoirs, nous avons relevé 60 mentions dans les données collectées par questionnaire renvoyant à des connaissances déclaratives sur le monde.

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Figure 1. Référents et connaissances déclaratives sur le monde et son fonctionnement

1. La période 1939-1945
2. La Shoah
3. Les protagonistes
4. La vie d’une famille juive sous l’occupation
5. Le troc
6. Les lieux, les paysages
7. Le vocabulaire familier

27Nous avons réparti ces éléments dans 7 catégories thématiques : la période, la Shoah, les adjuvants, la famille, le troc, les lieux et paysages, le vocabulaire familier. Les deux tiers des étudiants déclarent avoir acquis des connaissances surtout sur la période 1939-1945, la vie d’une famille juive sous l’occupation, les lieux et les paysages, comme en témoigne l’extrait d’entretien suivant :

(1) En découvrant une partie de la France avec la Seconde Guerre mondiale en arrière-plan, j’ai appris un cadre historique à ce moment-là. Par exemple, les commerces installés à Paris, dans l’ancienne rue Clignancourt et à Nice, la raison pour laquelle les réfugiés et la famille de Joseph fuyaient la Russie, et les mots qui étaient utilisés en ce temps-là. En plus, j’ai appris comment les SS et des Italiens avaient occupé la France. (Ana, Colombie)

28Au plan linguistique, le choix de cette œuvre fut judicieux en raison de la variété de ses registres de langue :

(2) J’ai appris beaucoup de mots familiers. C’est utile pour vivre dans la vie et la société française parce que je n’ai pas d’ami français. Quand on lit ce livre, on va bien connaître le français. (Maya, Japon)

29Au niveau du savoir-comprendre, c’est-à-dire interpréter ou expliquer un document ou un événement lié à une autre culture, dix déclarations affirment que le visionnage du film facilite l’entrée dans la lecture, à l’instar de la citation suivante :

(3) Parfois quand je lisais les textes, je dormais. Mais dans la classe, on regardait le film, on comprenait tout de suite ce qui se passait. Et après, quand je lisais le texte, je comprenais bien. (Yu-Wen, Chine)

30Trois déclarations recueillies par entretien renvoient à la deuxième dimension du savoir-comprendre c’est-à-dire rapprocher un document ou un événement de documents ou d’événements liés à sa propre culture. L’un de ces extraits réfère explicitement au vécu de son auteur :

(4) L’enfance des frères Joffo ressemblait à mon enfance car j’avais peur de dire mon origine devant les autres et c’était aussi dangereux quand je parlais ma langue maternelle car je risquais d’être interrogé par les régimes gouvernementaux. (Mohammed, Irak)

31Pour ce qui concerne les savoir-faire ou les savoir-apprendre, c’est-à-dire acquérir de nouvelles connaissances ou pratiques culturelles et les manier sous la contrainte de la communication et de l’action en temps réel, nous avons relevé 45 éléments.

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Figure 2. Référents liés à des savoir-faire ou savoir-apprendre

1. Chercher d’autres films
2. Utiliser la B.U. (exposés)
3. Créer des jeux
4. Questionner en classe
5. Lire une BD
6. Parler avec les autres étudiants de la seconde guerre dans leur pays

32Ces éléments ont été classés en six catégories thématiques : chercher d’autres films, utiliser la B.U pour préparer les exposés, questionner en classe, lire une BD, parler avec les autres étudiants de la seconde guerre dans leur pays.

33Les deux savoir-faire les plus souvent évoqués étaient : questionner en classe ; parler avec les autres étudiants de la Seconde Guerre mondiale.

34Par ailleurs, les entretiens confirment un savoir-apprendre lié à une compétence d’utilisation des outils méthodologiques universitaires :

(5) Quand je lis un livre, j’imagine souvent que si j’étais protagoniste, qu’est-ce que je ferais ? Ici j’ai envie d’en savoir plus sur l’histoire à cette époque et de continuer à chercher des informations à la B.U. (Maria, Roumanie)

35Le savoir-s’engager est défini par Byram, Gribkova et Starkey (2002) comme l’aptitude à évaluer — de manière critique et sur la base de critères explicites — les points de vue, pratiques et produits de son propre pays et des autres nations et cultures. Ces chercheurs précisent que l’objectif de l’enseignant est d’expliciter les valeurs des apprenants et de les faire remonter à la conscience de ces derniers lorsqu’ils réagissent, de manière critique aux valeurs des autres (200 : 15).

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Figure 3. Référents liés à des savoirs-s’engager ou évaluer de manière critique les points de vue

1. L’esthétique du film
2. Le lexique
3. Les connaissances
4. L’émotion
5. La lecture de BD
6. La dimension autobiographique
7. Voir le film avant la lecture
8. Les informations historiques données en cours

36L’analyse des données révèle que les étudiants ont produit 130 jugements axiologiques dont 80 majoritairement positifs sur : le titre, le personnage du curé, le rôle du docteur Rosen, la narration :

(6) Un curé, un homme chrétien, s’occupe de garçons juifs pour sauver leur vie en préparant des faux certificats, cela est vraiment un très beau comportement. La scène que Joseph et Maurice sortent du bureau de la Gestapo accompagné par un curé m’a profondément ému. Surtout l’expression « notre curé » qui est très émouvante. (Ahmed, Syrie)

37Mais ce sont les entretiens qui vont nous apporter des éléments de distanciation précis et attester d’un véritable travail critique de décentration :

(7) J’ai appris beaucoup grâce à ce livre surtout l’histoire du point de vue de l’Europe. Je suis japonaise mais j’ai habité aux États-Unis quand j’étais petite donc j’ai appris l’histoire de la deuxième guerre mondiale dans la perspective du Japon et aussi des États-Unis. Je me souviens que j’étais choquée par la différence des descriptions dans les livres de classe parce qu’ils étaient différents selon les pays. Quand j’ai commencé à apprendre le français, j’ai eu envie de lire des œuvres concernant la guerre en français pour savoir comment l’histoire est racontée en France. Avant, je ne savais pas qu’il y avait beaucoup de juifs en France qui étaient tués par les nazis. J’ai l’impression que les Juifs en Allemagne et en Pologne étaient les victimes, et c’était si fort que je n’ai jamais fait attention aux Juifs en France. En plus, j’ai connu le mot Résistance mais je ne savais pas en détail ce qu’il signifiait. Même si on raconte la même histoire, si tous les pays disent leur vérité, il y a encore des différences à cause de la langue et de la perspective. (Ayako, Japon)

38En matière de savoir-être, les déclarations des étudiants témoignent du désir d’en savoir davantage :

  • sur l’histoire de Joffo, (6 réponses) dont celle de Rouba (Syrie) : « J’ai déjà acheté le livre et je lirai tout pour savoir plus l’histoire de Joseph Joffo »,

  • sur la période concernée (7 réponses) ;

  • sur les points de vue des autres étudiants (10 réponses) ;

(8) J’ai bien aimé les exposés des Japonaises sur la guerre. Je comprends mieux maintenant ce qu’elles pensent de cette période. (Li-Wen, Chine)

39et de changements personnels de points de vue (3 entretiens sur 5) :

(9) Je n’avais aucune idée de comment ça se passait pour les juifs en cette époque-là. Dans les journaux de mon pays, ce sont des ennemis. Je ne savais pas qu’ils avaient été réfugiés de la Russie et aussi des nazis et j’ai nuancé mon point de vue. Ce qui m’énerve, c’est le racisme qui juge une personne avec sa nationalité, sa religion, son apparence. (Abdel, Moyen-Orient)

Bilan et perspectives

40Ce bilan est globalement positif. D’après l’analyse des déclarations construites par entretiens et questionnaires, le dispositif didactique permet non seulement de développer des compétences interculturelles mais aussi :

  • de partager un plaisir littéraire et cinématographique ;

  • de découvrir un style de BD francophone ;

  • d’ouvrir la curiosité et de développer le goût de savoir ;

  • d’aider les étudiants à identifier les problèmes posés par le texte :

  • en confrontant les points de vue,

  • en confrontant la variété de diverses actualisations,

  • en les incitant à faire des recherches.

41Par ailleurs, la comparaison systématique entre l’œuvre et ses objets sémiotiques secondaires a révélé une variété de lectures interprétatives et a suscité de nombreux échanges permettant aux étudiants de prendre conscience de leurs processus interprétatifs et de leur manière de construire le sens. Enfin, l’étude de ces différentes mises en textes et en images a sensibilisé notre public d’étudiants internationaux à certaines réalités de la vie en France pendant l’occupation allemande et sous le gouvernement de Vichy.

42Cette expérience pédagogique n’a certes concerné qu’une classe et notre recherche s’est appuyée sur un échantillon réduit à 20 étudiants. Cependant l’analyse des questionnaires et des verbatim nous est utile pour proposer les pistes suivantes concernant le dispositif didactique :

  • valoriser et socialiser davantage les productions notamment les textes produits, les traces d’exposés ;

  • réfléchir à la pertinence des articulations des activités de lecture des différents supports (roman, film, BD) ;

  • trouver du temps pour intégrer une initiation aux différents codes spécifiques de la BD, à ses procédés de création ;

  • proposer des parcours au CRL avec des documents multimédia sur les thématiques de la Shoah et de la Seconde Guerre mondiale, vu l’intérêt qu’elles suscitent,

  • et enfin, proposer, dans une démarche de projet, l’élaboration d’une exposition à la Bibliothèque Universitaire en hommage à Joffo (1931-2018).

Bibliographie

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Uhlman, F., 1983, L’ami retrouvé. Paris : Gallimard.

Pour citer ce document

Par Marie-Pascale Hamez, «Parcours de lecture multimodale autour du roman Un sac de billes et ses transécritures :», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Revue électronique, Quelle littérature aujourd’hui en classe de FLE ?, Enjeux pédagogiques de la littérature en classe de FLE, mis à jour le : 11/01/2021, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=807.

Quelques mots à propos de :  Marie-Pascale Hamez

 

 

Université de Lille, CIREL-THEODILE EA 4354

 



Marie-Pascale Hamez est maître de conférences en didactique du français langue étrangère à l’Université de Lille. Elle est également directrice du DEFI (Département d’Enseignement du Français à l’International), centre de FLE de l’Université de Lille. Membre de l’équipe Théodile (Théorie-Didactique de la lecture-écriture) du laboratoire CIREL (Centre Interuniversitaire de Recherche en Éducation de Lille), ses recherches,

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