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René Grevel : le roman à l'épreuve du discontinu
Par Henri SCEPI
Publication en ligne le 28 mai 2013
Texte intégral
1Les romans de René Crevel sont saturés d'histoires et paraissent gouvernés par un tempo dramatique à nul autre pareil, un rythme affranchi des cadences normées de la composition, un phrasé déroutant, bref une voix chargée de toutes les déhiscences et de toutes les contradictions, qui, peut-être, serait le signe le moins douteux d'une existence déchirée1. Là, une urgence heurte le seuil du langage et confère à l'écriture une nécessité souveraine. Dans de telles conditions, le roman ne peut pas être un exercice virtuose ou une pure invention : paradoxalement, il élargit et resserre le champ d'une expérience, il redistribue et replace les figures d'une crise qu'il voudrait résoudre, mais qu'en vérité il ne fait que renouveler. Indubitablement, et sans désemparer, Crevel s'emploie au « pouvoir de s'essayer soi-même, de se risquer dans cette expérience véritablement dangereuse que serait l'art pour l'artiste, le roman pour le romancier et, d'une manière plus générale, le fait d'écrire pour celui qui écrit2 ».
2Ainsi, hantés parle souci d'une authentique et intransigeante expérience de soi, les textes romanesques de René Crevel livrent, dans une mise en fiction transparente ou conflictuelle, une subjectivité vouée à elle-même, à ses vertiges comme à ses impossibilités, à ses dérives comme à ses fuites, tandis que, sur un plan autre quoique inextricablement lié au premier, ils témoignent d'un effort de rupture. Rupture par rapport à une tradition du roman qui se fait un devoir d'offrir du réel une vision figée et stéréotypée, trop homogène, trop vraisemblable ; rupture également par rapport à un faisceau de déterminations sociales et familiales, le milieu d'émergence du moi originel ; rupture enfin par rapport aux œuvres tyranniques et asphyxiantes de la raison analytique qui asservissent l'esprit et rendent nulles les chances de cristallisation du désir3.
3Ces cassures vont trouver dans l'écriture romanesque un mode d'accomplissement ; elles constitueront l'événement même de la fiction. Si bien que, dussions-nous accorder quelque pertinence à la notion de discontinu chez Crevel, il faudrait nous attacher à montrer que l'écriture elle-même, en profondeur, porte les stigmates de la brisure, triple mais condensée, que nous venons de souligner. Brèches, failles, fissures font du discours narratif le lieu d'une discontinuité fondatrice, sur fond d'itération obsessionnelle. Contre le réel inerte, promu et mis en ordre par le roman bourgeois, entretenu par une société autoritaire et répressive, il convient de susciter un verbe libre qui récuse une bonne fois pour toutes, comme sous la violente décrispation d'une vengeance, « les minutes lentes, les cœurs tièdes, les cerveaux raisonnables4. Il incombe donc au roman éclaté de mener le combat. »
4Les romans de René Crevel ne jouissent pas d'un statut d'exception miraculeux qui les soustrairait de la durée contraignante de l'Histoire. Détours, son premier roman5, paraît en 1924, l'année de publication du premier Manifeste du surréalisme, et l'année où bat son plein en France la « querelle du roman ». Michel Raimond, dans son ouvrage La crise du roman. Des lendemains du Naturalisme aux années vingt, rappelle les péripéties qui ont scandé la période 1924-1925 au cours de laquelle ont été échangés réquisitoires et plaidoyers, justifications et dénégations6. Le roman est en crise, « victime de sa diffusion grandissante ; il n'était pas seulement en danger, il était un danger, et l'on parlait de ses méfaits7 ». Il se trouvait donc pour le servir fossoyeurs et thuriféraires, tous plus empressés les uns que les autres. Mais, au-delà de ses écarts polémiques, l'intérêt d'un tel conflit – qui, en son versant radical, confine tout de même à la mise en mort – est sans nul doute d'engager la réflexion sur la voie d'une redéfinition du genre – dont certaines esquisses, encore imprécises et floues, apparaîtront en 1928-1929. Dans un texte emporté et véhément, publié en juin 1929, faisant le procès de la banalité étouffante et de l'intransigeance répressive de la Troisième République, René Crevel n'épargne pas le roman : produit acidulé de consommation inoffensive ou farcissure de mensonges et de poses, le roman est condamné par Crevel, qui y voit l'équivalent dérisoire de l'échotier le plus bassement bourgeois, infesté de tout un humanisme captieux et délétère8.
5Naturellement, en 1924, André Breton s'en prend au genre tel qu'il est devenu sous l'effet appauvrissant du réalisme et du positivisme. C'est pourquoi, avant de lancer l'offensive que l'on sait contre le roman, il pourfend « l'attitude réaliste9 », indice réfléchissant d'une société en train de pourrir. Si bien que, très vite, Breton fait du roman l'expression de la bourgeoisie au déclin10. On voit donc que le premier Manifeste est traversé par la querelle du roman des années 24-25, mais il pousse le réquisitoire à l'extrême pour aboutir à la disqualification sans appel du genre, incriminé d'asservir le langage à la raison et surtout, de réduire à rien le risque que courent, au moment où elles s'expriment, les forces nues de la subjectivité désirante et imaginante11. Exigence du risque, engagement total, les formules ne manquent pas qui définissent l'idéal à suivre, à commencer par celle de Breton : « Réduire l'imagination à l'esclavage, quand bien même il y irait de ce qu'on appelle grossièrement le bonheur, c'est se dérober à tout ce qu'on trouve, au fond de soi, de justice suprême. La seule imagination me rend compte de ce qui peut être, et c'est assez pour lever un peu le terrible interdit12 ». Et Crevel n'est pas chiche d'aveux qui trahissent son souci de coïncidence éprouvée entre l'écriture et la vie. Dans une lettre adressée à René Lalou, après la parution de Détours, il écrit : « J'ai déposé mon bilan. Oui. Détours n'est pas une autobiographie et pourtant tous ceux qui me hantèrent comme des idées, tous les êtres dont je trouvai dans mes premières années la vie adhérente à la mienne, s'y sont, sans que j'ai pu rien contre, donné rendez-vous. Mais ce bilan déposé, j'espère en avoir d'autres encore à vous offrir, car mon Dieu j'attends quelques réalisations des mille possibilités offertes à tout homme13 ». Dans une lettre de février 1926, envoyée à Paul Eluard, on lit une confidence qui apporte un contrepoint significatif aux déclarations de la lettre précitée. En effet, on y apprend que « Ce manuscrit de Détours (...), ce premier roman (...) je le continue. Mais que j'aie résumé ma vie future, peut-être, dans ce livre (par vie future, j'entends non les aventures, mais les possibilités morales, intellectuelles), voilà qui d'ailleurs n'est pas sans m'agacer. Bien entendu, je ne voudrais plus tenir à ce premier essai. Pourtant, plus j'en vois les fautes (qu'il s'agisse du détail de la forme ou de l'ensemble du fond), moins je puis m'empêcher, par un égoïsme incurable, d'aimer ces fautes qui sont le meilleur aveu de ma jeunesse, qui chaque jour s'éparpille14. » La figure oxymorique (résumer ma vie future) inscrite au centre de cette lettre atteste le caractère problématique et ambigu de l'écriture ouverte aux courants d'air de la vie. D'une part, il semble que le bilan soit définitif, et que la vie ne soit plus constituée que par l'agencement dans l'ordre moral et intellectuel de virtualités déjà pressenties, déjà libérées. D'autre part, il importe de croire que la vie soulèvera l'écriture et que s'y révélera, par un miracle inopiné, le fond authentique du moi, la vérité même du sujet Crevel. Car vouloir tout dire, c'est, quoi qu'on fasse, s'expliquer, et s'expliquer, en dernier ressort, c'est peut-être croupir à l'ombre faussement rassérénante de la raison. Il y a là un risque, se fourvoyer, pactiser avec l'ennemie, et Crevel s'éprend de ses défauts et de ses maladresses – l'écriture donc – comme on adore son image.
6Ainsi, au début de l'année 1925, alors qu'il se rapproche du groupe animé par André Breton, René Crevel s'éloigne, comme sous l'effet d'une poussée réactive, de ses anciens compagnons et collaborateurs, dont Marcel Arland. Dans son essai René Crevel, Michel Carassou rapporte une conversation entre Crevel et Arland, datant de novembre 1924, à propos d'Etienne, roman de facture classique de ce dernier. Crevel se demande comment on peut s'intéresser, en 1924, aux états d'âme d'un officier de cavalerie qui fait sonner ses éperons. Et pourquoi continuer d'écrire dans la langue du X VIIIe siècle15 ? On est loin du compte rendu publié dans Les feuilles libres de janvier-février 24 où, parlant d'Arland et de Terres étrangères, Crevel écrit, modéré et respectueux : « Pour moi je veux d'abord me réjouir qu'un jeune écrivain n'ait pas embelli (façon de parler) sa première œuvre des petits procédés bien modernes, d'un usage si facile et si sûr (...) Terres étrangères, petit livre qui aune âme (...) Mal de solitude, mal d'intelligence, Arland a raison, il y a un nouveau mal du siècle16. »
7Crevel sait désormais qu'il importe d'inventer une écriture qui soit à la mesure d'une existence portée à son paroxysme, intense et fulgurante. Il sait également qu'on ne peut plus écrire des romans d'ancien style, saturés de mensonges romantiques et prolongeant les effets d'une sensibilité surannée. S'il est vrai, comme le souligne Michel Raimond, que, au lendemain de la guerre, « les jeunes écrivains [qui] débutaient dans le roman (...) étaient paralysés par leur jeunesse même ; par la minceur de leur expérience humaine » ; s'il est vrai qu'ils « appartenaient à une génération inquiète » dont le tourment ne pouvait nourrir que « des autobiographies, des essais plus ou moins romancés, des pamphlets, non de véritables romans17 », alors oui, René Crevel participe de cette famille vouée à l'impossible roman. Aussi s'attache-t-il, dès 1925-1926, à tracer les contours d'un roman brisé et discontinu, apte à accueillir, dans ses dimensions les plus affirmées, une subjectivité avide d'elle-même et des autres, parlant obsédée par sa douleur et sa solitude. En novembre 1930, dans la NRF, Pierre Drieu La Rochelle écrivait : « Notre époque ne nous présente que des individus (...) isolés dans des villes (...). Il ne peut y avoir d'intrigue et d'accrochage entre les êtres quand ils ne vivent plus en petits groupes cohérents, animés d'illusions communes. Voilà la vérité qu'il faut proclamer sur le roman contemporain18 (...)». C'en est fini du roman complexe et totaliste, fresque ou synthèse du temps. Avec Crevel, par Crevel, se réalise le roman disloqué, symptôme d'une crise et enjeu d'une écriture, loin des formes rituelles d'un genre évanoui.
8Lorsqu'on l'envisage appliqué au texte narratif, le discontinu a priori ne saurait que difficilement se présenter comme un mode d'être du discours à part entière, jouissant d'un statut d'autonomie et proposant une lecture non-linéaire, aléatoire. Il y aurait, en outre, dans de telles conditions, quelque vanité à vouloir poser la brièveté comme une forme quintessenciée, nécessaire autant que définitive, d'un énoncé qui lui serait antérieur ou extérieur, susceptible d'expansions et de paraphrases. La brièveté ne condense ni ne résume le déjà-dit : elle donne à penser le discours développé contigûment, voire le continuum absent, et ce notamment dans les conditions contraignantes du texte narratif, par définition étendu, tissu de consécutions syntagmatiques. Très précisément, dans le cas du roman, énoncé linéaire et rigoureusement orienté, la problématique du discontinu accompagne celle du continu : le fragment ne peut prendre place que dans un contexte immédiat, fût-ce pour faire éclater ce contexte, et contribuer ainsi à l'articulation même du texte, celle-ci fût-elle intermittente ou coupée. Constitutif d'une écriture, le discontinu ne se décontextualise pas sans se dénaturer ou s'abolir19.
9Les récits de Crevel se caractérisent par un régime narratif heurté, qui se nourrit de refus, d'insoumissions et de conflits, autant de tiraillements et d'irrégularités qui suffiraient à montrer que le discours ici s'élabore contre le roman, car, comme le souligne Jacqueline Chénieux-Gendron « le texte surréaliste narratif s'offre en général dans une indécision du pacte qu'avec la première ligne le lecteur est en train de signer avec l'auteur. Poser ce texte comme fictif, par le sous-titre de roman, mais le poser par là en même temps comme possible dans les cadres de l'empirisme et de la logique semble un acte irréalisable pour une conscience surréaliste qui recherche l'inconcevable dans sa propension à devenir réel, ou le réel dans la mesure où il se présente comme inconcevable ou merveilleux20 ». C'est pourquoi, sans doute, de la structure narrative de la plupart des romans de Crevel découlent un grand nombre de figures de la discontinuité qui indexent un dérèglement tant sur le plan macro-syntaxique de l'organisation du récit que sur celui, micro-structurel, de l'agencement des paragraphes et des phrases. Afin de mieux expliciter le discontinu narratif, je voudrais examiner deux textes, Détours et Mon corps et moi21, qui relèvent du versant autobiographique, mais qui divergent quant à leur facture : Détours est un roman de facture classique, Mon corps et moi présente une composition plus libre, plus transgressive, c'est le texte du roman occulté et de la narration éclatée. Dans l'un on enregistre une brièveté de construction, rigoureuse et efficace ; dans l'autre, un effet d'éparpillement, de désarticulation consommée.
10Détours est composé de sept chapitres titrés : le premier et le dernier, « Préludes » et « Derniers détours », explicitent les effets d'incipit et de clausule. « Préludes » est entièrement consacré à un récit sommaire à valeur récapitulative, orienté essentiellement dans le sens de la découverte de soi, malgré les obstacles d'une éducation bourgeoise stricte. L'aboutissement de ce premier chapitre marque un échec22. Les épreuves énumérées dans le chapitre introductif ne constituent pas des scènes dans leur pleine dimension situationnelle et dynamique. C'est, semble-t-il, à des maximes générales que se heurte la conscience du narrateur, comme à un ordre autoritaire qu'il lui appartient de contourner ou d'infléchir. De ce conflit naît l'écriture23. En contrepartie, des énoncés au présent renvoient à la situation d'énonciation et accèdent au statut de propositions formulaires, définitives24. Ainsi se dégagent deux séries de lois affrontées, qui constituent les programmes narratifs du roman : celle de la société (autorité, famille) et celle de l'individu en quête d'une pleine expérience de soi. Le second chapitre (« Un drame, enfin ») développe la thématique du drame familial (suicide de la mère, suicide du père, mort de la sœur) et de la culpabilité du protagoniste, Daniel : la conclusion de ce chapitre, sous forme de monologue introspectif, résout la narrativité en une suite de vers libres25. Les chapitres 3, 4, 5, 6 alternent ou conduisent parallèlement la perspective identitaire de Daniel et la perspective, plus accidentelle quoique complémentaire, de la communication impossible, de l'éloignement de l'Autre (condensée d'ailleurs, sur le plan de la symbolisation romanesque, par le couple Boldiroff que Leila vient perturber). Dans le chapitre conclusif, les deux axes thématiques se rejoignent et trouvent comme un semblant de cristallisation dans l'amour que Daniel croit porter à Cyrilla. Mais il y a, après auto-délibération, correction de la perspective : l'amour n'étant pas le salut, mais un nouveau détour, un divertissement, et une réduction des possibles, le protagoniste renonce à Cyrilla.
11Malgré une structure resserrée et relativement homogène, on constate çà et là comme des poussées de discontinuité, qui affectent notamment les procédures d'enchaînement des chapitres. Celles-ci opèrent en effet sur un mode disjonctif et ménagent, dans le même temps, un souci de linéarité sur le plan thématique, si bien que la discontinuité ne paraît pas particulièrement topicalisée. En outre, l'alternance thématique des chapitres intercalés épouse les variations du régime narratif : récit sommaire et ellipses de forte amplitude dans le premier chapitre, composition fragmentée, en staccato (espacement du texte signalé par les blancs typographiques, nombreux), avec expansion finale dans le dernier chapitre. Les chapitres 2, 3, 4, 5, 6 quant à eux ont une allure événementielle plus affirmée : la scène y domine, et ses attributs mimétiques (récits de paroles, surtout), parmi lesquels on note la prépondérance du récit intradiégétique formant bloc (ainsi le chapitre 5 est entièrement consacré au récit biographique de Cyrilla). Récit linéaire, transparent, Détours ne met pas en crise la narrativité qui le fonde, même si, çà et là, plane la menace de l'éparpillement.
12Mais il en va autrement de Mon corps et moi, initialement intitulé « Transparence, roman d'une nuit solitaire » et qui apparaît à bien des égards comme le roman nié. Ce texte, en effet, n'a du roman que le sous-titre et peut-être l'ombre d'une esquisse de mise en intrigue. En vérité, il s'agit d'une autobiographie « sous forme récurrente et partielle26 ». Le niveau narratif y est faible, ténu, intermittent ; il assure un fond de continuité, purement négative d'ailleurs, car il ne se produit rien dans l'ordre événementiel qui soit de nature à bouleverser les prémisses du chapitre d'ouverture. Le narratif épouse les écarts et les bonds d'une mémoire inapaisée, ce qui fait rejaillir avec d'autant plus d'éclat et de vigueur les figures de la discontinuité – discontinuité constitutive de l'écriture autobiographique en ceci qu'elle se manifeste comme l'éclosion de méditations fugitives ou développées, de rêves insistants ou de fantasmes entêtés, de réflexions théoriques solidement architecturées. Ainsi, le texte est ouvert, et cette ouverture est d'autant mieux soulignée qu'elle signale une narrativité nulle, statique et inopérante27. Le roman pourrait en effet recommencer, se réénoncer indéfiniment ; lui manque cette clôture provisoire au moins, résultant d'un dépassement dialectique qui est le signe, entre autres, de la logique romanesque.
13Mais ici, la négation du roman se vérifie à l'aune des défauts de jointure tant thématiques que logiques entre les chapitres qui composent le récit : chaque chapitre, titré, peut être lu en lui-même et pour lui-même, sa lisibilité ne souffrirait nullement d'une épreuve de décontextualisation28. Les titres constituent de véritables programmes et orientent la lecture, dans un sens argumentatif et spéculatif. Les incipit des chapitres n'indexent que très rarement d'un point de vue grammatical un temps antérieur déterminé sur l'axe de la durée diégétique. Nombre d'entre eux, de plus, proposent in limine un thème de réflexion et une grille conceptuelle qui serviront à la fois de cadre de référence et d'objet d'examen à l'investigation du narrateur. On voit donc que, dans Mon corps et moi, l'impératif de linéarité, par quoi se définit en termes élémentaires le régime narratif, n'est pas observé. Ici, le fragmentaire accède à un mode d'existence autonome ; il n'est pas subordonné au dessein d'ensemble du récit, encore moins à une quelconque dynamique téléologique. C'est pourquoi on peut, sans doute, accorder aux textes réflexifs et/ou anecdotiques juxtaposés dans Mon corps et moi un statut de forme brève à part entière, répondant peut-être au « souci de généraliser à partir d'un exemple regardé au microscope29 ». D'ailleurs, « Le prière d'insérer souligne l'aspect documentaire du texte : individuel et social (...).» Le texte se présente aussi comme un « document des formes du spleen contemporain30 ». Il demeure que ce « roman » se donne à lire comme un discours disloqué, susceptible d'accueillir plusieurs types d'approche : linéaire, discontinue, aléatoire, sélective. Mais, à l'intérieur des unités ainsi isolées, on assiste à un fonctionnement syntaxique discontinu qui repose sur certains procédés qu'il convient d'examiner.
14Il y a, en effet, à l'œuvre dans l'écriture crevélienne des procédures d'interruption de la narration – du discours –, qui interviennent sur le plan de la consécution phrastique. Ces moments suspensifs sont, dansMon corps et moi notamment, actualisés par des interrogations directes que le narrateur semble s'adresser à lui-même, mais dont la fonction réelle est de constituer des embrayeurs d'argumentation. Souvent isolée typographiquement, l'interrogation fait obstacle à la narration et sert d'ancrage à la réflexion31. Elle ouvre une brèche instantanée dans le tissu discursif, qui soudain rend problématique tel ou tel terme, telle ou telle proposition, de sorte que son fonctionnement, dans maints cas observés, est de nature métadiscursive32 ou rythmique de relance de la démonstration après rupture et réorientation33. L'interrogation directe, trahissant sur le plan affectif une feinte naïveté ou un doute quant à l'emploi d'un lexème, opère à la manière d'un procédé argumentatif de lestage du discours qui concourt par là même à refouler le narratif – l'exemple le plus frappant, le cas-limite si l'on veut, est l'apparition du genre dissertatif34.
15Dans ce même registre d'observations, il importe de consigner les effets de discontinuité introduits par le travail du collage. On sait quel usage les surréalistes ont fait du collage qui fut promu au rang d'instrument poétique à part entière. Les romans de Crevel fourmillent en inserts graphiques non- textuels (équations pseudo-algébriques dans Mon corps et moi35, graphismes et pictogrammes dans Êtes-vous fous36 ?) et en inserts articulés, intertextuels pour la plupart, fonction réservée au collage de chansons et chansonnettes : l'emploi de cette forme est systématique dans les textes de Crevel – elle s'étend de la métalalie37 au couplet rimé38 en passant parla fatrasie ou l'amphigouri39. L'enchâssement de ces fragments dans le corps du texte, narratif ou argumentatif, entraîne un effet de citation à fonction ambivalente : rupture et liaison – rupture sur le plan syntaxique, et liaison thématique40. Quoique disjonctifs, les collages n'altèrent pas pour autant la linéarité du texte, même s'ils introduisent des formes verbales condensées, versifiées et rimées. En revanche, les notes infrapaginales, dont le septième chapitre des Pieds dans le plat est farci, brisent la linéarité du texte et imposent comme une double lecture, ou tout au moins inspirent un travail réflexif. D'une manière générale, ces notes en pied de page apportent un complément d'information (équivalant à une expansion souterraine du discours) ou une explicitation d'ordre métadiscursif41. Mais la fonction de commentaire qu'elles remplissent trouve parfois son origine et sa motivation, apparente, dans un personnage de la fiction42. Il n'est pas rare, en outre, que dans les conditions d'emploi précitées, la note condense la charge satirique et dénonciatrice du propos : dans ce cas, il y a superposition des voix, narrative et idéologique43. Ces appels de notes et leurs jeux de renvoi participent d'une véritable technique de la reprise, dont la fonction consisterait à suspendre le discours et à le prolonger. Aussi n'est-il pas surprenant de rencontrer dans tous les textes de Crevel, fussent-ils les moins discontinus, des effets de répétition par reprise de termes, proches de l'anadiplose ou de l'épiphore. L'occurrence sans doute la plus significative sera empruntée à Mon corps et moi, qui concourt à la réalisation d'une très forte digression enjambant trois chapitres : après avoir longuement commenté la phrase d'Amiel, « un paysage est un état d'âme44 », le narrateur, beaucoup plus loin, alors que rien ne le laisse prévoir, reprend le thème et réamorce une nouvelle réflexion45.
16L'écriture de Crevel est donc bien par essence turbulente et perturbatrice ; mais le propos de l'écrivain n'est pas seulement d'assigner au discontinu une valeur subversive, il est encore de chercher dans le discontinu le battement et la convulsion nécessaires à l'expression de soi, c'est-à-dire à la possession d'une parole qui soit discours de soi, entre ressassement et condensation.
17Crevel fait le vœu réitéré d'une création qui serait silence, ou plutôt d'un aveu total qui n'aurait pas besoin de recourir aux mots pour s'affirmer – paradoxe certes, posture limite de la littérature. D'où, sans doute, le refus de l'écriture automatique. « Il est impossible de parler d'automatisme, dit-il, lorsqu'il y a écriture, et si le mouvement accompli pour dessiner révèle les mouvements les plus secrets de l'âme, ces lettres nous les assemblons et nous efforçons de les dessiner selon des modèles appris46. » Dans Mon corps et moi, il redit ses doutes47 ainsi que dans ce magnifique texte intitulé « À l'heure où l'écriture se dénoue48 ». En somme Crevel de retrouver, au-delà des mots que l'inconscient réveille, un point de condensation qui serait le définitif, forme absolue du moi49. Toute son écriture est tendue vers ce but, trouver le définitif, qui aussi bien est l'archaïque, l'originel (en ce sens, les fables de la primitivité et de la palingénésie dans Dabylone notamment constituent des cheminements, des voies d'accès au définitif). La vocation de l'autobiographie pour Crevel est de se résumer essentiellement, d'œuvrer contre l'éparpillement à l'invention d'un être irréductible et en quelque sorte a-historique, prélinguislique, parce qu'originaire. Mais, pour ce faire, il convient de confier à la répétition et au ressassement le soin d'épuiser et de livrer leur principe souterrain, l'agent insaisissable, difficilement formulable, du moi. De sorte que la dialectique itération/ condensation prend ici tout son sens, le sens d'une vie avec l'écriture, le vivre-écrire constitutif du sujet Crevel.
18Il y a, d'abord, manifeste sur le plan thématique, la répétition obsédante du traumatisme : le suicide du père50. Cette nécessaire redondance est motivée dans Détours51, et tous les textes de Crevel répètent cette scène initiale ou lui assignent des substituts symboliques qui ne font aucun doute. Comme l'écrit Jacqueline Chénieux-Gendron : «... Peu de détours. Les situations affectives et les faits traumatisants de l'enfance et de l'adolescence sont là : faiblesse du père, et son suicide, à l'âge adolescent de René ; carence maternelle (...) Ce sont des énigmes au sens propre. Inlassablement interrogées par Crevel, elles ne lui révèlent rien que leur ombre délétère, irréfutable52 ».
19On note par ailleurs, enchâssés dans le récit, d'autres effets de redondance : les récurrentes biographies qui résument les épisodes dramatiques des protagonistes et qui parfois réfléchissent en abyme le roman qu'on est en train de lire53. Détours, par exemple, assoit sa dynamique sur cette oscillation entre la réorchestration du traumatisme et l'effort singulier de condensation, de synthèse. De même, Babylone, roman non autobiographique, ressasse l'intrigue et ses motifs enchaînés par le biais de brefs sommaires, comme si le texte était menacé de dilution, de perte irrémissible (l'exemple le plus saisissant étant la célébration lyrique de Cynthia dans le roman et sa biographie condensée où se redit, en termes brefs, la fable de Babylone54).
20Cette technique de l'itératif et du redondant traduit la hantise du définitif et de la synthèse impossible. « L'intuition intime de Crevel, c'est que tout est dit pour lui, dès l'enfance, et que tout est dit, par lui, dès 1924-25, avec Détours et Mon corps et moi. Les seules variantes, le seul flou qu'on puisse attendre d'un projet froissé sur lui-même, mais rigoureux, ne proviennent pas des variables introduites par le temps ultérieur : elles doivent être imputées aux seules imperfections de la matrice, imperfections qui sont aimées parce que liées à l'enfance, à la jeunesse et à son « éparpillement » (...) L'homme cherche à se saisir soi-même en tant que totalité de possibles, ramassés en un instant. Là se résoudrait la dualité angoissante : mon corps et moi, ou cette autre dualité : me cerner moi-même et me dépasser, vers l'absolu ou vers autrui (...). Or cette quête est exprimée dans les mêmes termes que la recherche du définitif qui se confond avec la mort : l'absolu par le vide, une vérité (...) qui bloque les modulations, les fluences, les mouvances55 ». D'où le rêve – le mythe – de cette brièveté maximale, négative, qui serait la défaite des mots et le silence de la mort. Fabienne Cabelguenne, dans son article « René Crevel : écrire-mourir » montre que « le drame de l'écriture, chez René Crevel, renvoie (...) à la structure même du suicide. Car la forme idéale du langage se révèle n'être autre que l'impossibilité du langage, c'est-à-dire le silence56 ». En effet, dans Babylone, il y a cette tentation de la mise à mort du langage, au moment où il est appelé à briller de tout son éclat spasmodique57. De même, Les pieds dans le plat s'achève sur un inachèvement, qui est un échec de la parole : « Et d'ailleurs… etc… etc… (la suite à la prochaine guerre58) ». Interruption du discours et anticipation d'un avenir sans visage, proprement défiguré : Le roman cassé59,roman dont Crevel envisageait la rédaction et qu'il n'écrira pas.
21De là il serait aisé de conclure à la modernité de Crevel, au sens où Roland Barthes définit la modernité comme « la recherche d'une littérature de l'impossible », corollaire d'un « tragique de l'écriture ». Certes, René Crevel lutte contre « les signes ancestraux et tout-puissants qui, du fond d'un passé étranger, lui imposent la littérature comme un rituel et non comme une réconciliation60 ». Le refus farouche de l'art et de l'artifice l'atteste : « Mais, si je m'adresse aux livres plutôt qu'aux établissements de nuit, je ne vois encore que de fausses révélations. Tout, ici comme là, se trouve transposé. On truque61 ». Mais, d'autre part, il y a cette conscience aiguë d'une indépassable rectitude de la langue, dont les ruses sont aussi anciennes et aussi trompeuses que la mémoire des sentiments. De sorte que le discontinu chez Crevel constitue un enjeu vital : il fait éclater les vieilles conceptions rigides roman/ récit, fiction/ autobiographie et propose l'avènement d'une parole, laquelle tremble de vivre d'un spasme, d'une pulsation, entre la répétition du même et la disparition de soi.
Notes
1 Voir Jean-Michel Devesa, « Voix des profondeurs, écriture de l'image » in Europe, « René Crevel », n° 679-680, nov.-déc. 1985, p. 37-47. Voir également Fabienne Cabelguenne, « René Crevel : écrire-mourir » in Littératures, n 0 18, 1988, p. 101-107.
2 Maurice Blanchot, La part du feu. Ed. Gallimard, 1949, p. 210.
3 «Crevel est de ceux qui se sont voués le plus absolument à cette lutte pour changer la vie, pour la conquête d'une neuve liberté (...). Il va tenter de s'ouvrir au message du surréel, de se laisser porter par les courants profonds jusqu'à ce "point suprême" où la vie répondrait enfin à l'infini du désir humain». Michel Carassou, "Dossier" inBabylone, Ed. J.J. Pauvert, 1975, p. 189.
4 René Crevel, « Préface au catalogue de l'exposition Max Ernst », cité par Michel Carassou dans le « Dossier » de Babylone, éd. cit., p. 190.
5 Détours, NRF, 1924, Rééd. J-J. Pauvert, 1985.
6 Michel Raimond, La crise du roman, José Corti, 1968, p. 120.
7 Ibid., p. m.
8 Voir « A l'heure où l'écriture se dénoue », in « Dossier » de Babylone, éd. cit., p. 210-216.
9 André Breton, Manifeste du réalisme. Ed. J-J. Pauvert, 1924, p. 14-15.
10 Ibid,p. 15.
11 Voir Maurice Nadeau, Histoire du surréalisme, Ed. du Seuil, 1964, p. 51-52.
12 André Breton, Manifeste du surréalisme, éd. cit., p. 13.
13 « Lettre à Rene Lalou » in « Dossier » de Détours, éd. cit., p. 135.
14 « Lettre à Paul Eluard » in « Dossier » de Détours, éd. cit., p. 137.
15 Michel Carassou, René Crevel, Fayard, 1989, p. 82.
16 « Dossier » de Détours, éd. cit., p. 141-142.
17 Michel Raimond, La crise du roman, éd. cit., p. 161.
18 Cité par Michel Raimond, op. cit., p. 163.
19 «Le discours serait donc un dans son principe, et le discontinu, une de ses deux commodités d'être, serait voué – à la différence du continu où le discours se livrerait dans son intégrité – à le suggérer, à le susciter, à le produire.» Jean-Pierre Beaujot, « Le travail de la définition » in Les formes brèves et la prose, Vrin, 1984.
20 Jacqueline Chénieux-Gendron, Le surréalisme et le roman. Ed. L'âge d’Homme, 1983, p. 205.
21 Mon corps et moi, Ed. Simon Kna, 1925, Rééd. J.-J. Pauvert, 1974.
22 Détours, éd. cit., p. 28.
23 Ibid., p. 24 et p. 26.
24 Ibid., p. 21, p. 26 et p. 27.
25 Ibid., p. 42.
26 Jacqueline Chénieux-Gendron, op. cit., p. 203-204.
27 Voir l'incipit et l'explicit du roman.
28 Le texte intitulé "Pamphlet contre soi-même", inséré dans le chapitre X du roman avait paru dans la revue Philosophie, 1925.
29 Jacqueline Chénieux-Gendron, op. cit., p. 204.
30 Ibid., p. 204.
31 Mon corps et moi., éd. cit., p. 39-41, p. 121.
32 Ibid., p. 153-154.
33 Ibid., p. 145-146.
34 Ibid., p. 99.
35 Ibid., p. 138 et sq.
36 Etes-vous fous ?, N.R.F., 1929, Rééd. Gallimard, 1984, p. 73.
37 Dabylone., Ed. Simon Kna, 1927, Rééd. Pauvert, 1975, p. 129.
38 Ibid., p. 153-154.
39 Ibid., p. 153-154.
40 Ibid., p. 153-154.
41 Ibid., p. 224, p. 236.
42 Ibid., p. 198-199.
43 Ibid., p. 191.
44 Mon corps et moi., éd. cit., p. 104 et sq.
45 Ibid., p. 151.
46 Mon corps et moi., éd. cit., p. 53.
47 Babylone., éd. cit., p. 210-216.
48 Ibid., éd. cit., p. 210-216.
49 Jacqueline Chénieux-Gendron, op. cit., p. 226 et sq.
50 Mon corps et moi., éd. cit., p. 101.
51 Détours., éd. cit., p. 44.
52 Jacqueline Chénieux-Gendron, op. cit., p. 226.
53 Détours., éd. cit., p. 83, p. 88.
54 Babylone., éd. cit., p. 144.
55 Jacqueline Chénieux-Gendron, op. cit., p. 226.
56 Loc. cit., p. 106.
57 Babylone, éd. cit., p. 74.
58 Les pieds dans le plat, éd. cit., p. 286.
59 Le roman cassé, Ed. Pauvert, 1989.
60 Le degré zéro de l'écriture, Ed. du Seuil, 1963, p. 63-64.
61 Mon corps et moi., éd. cit., p. 64-65.