Préface
Par Philippe Caron, Nicole Pellegrin et Anne-Sophie Traineau-Durozoy
Publication en ligne le 20 octobre 2022
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Texte intégral
1Ce volume des Cahiers du FORELLIS présente, à bien des égards, une grande originalité. Il fédère en effet des travaux qui abordent un terrain d’investigation jusqu’alors mal balisé. Les deux disciplines qui coexistent dans ce recueil sont l’Histoire et la Linguistique. Plus particulièrement ici l’Histoire des Femmes et la Linguistique de l’écrit en langue française.
2Le projet trouve ses racines dans un séminaire original où se côtoient des chercheurs professionnels et amateurs. La structure porteuse en est au départ l’Université Inter-Âges de Poitiers1 qui, depuis des années, propose un cercle de travail intitulé « Faire l’Histoire ». Animé des années durant par Nicole Pellegrin et repris par Anne-Sophie Traineau-Durozoy et Philippe Caron, il s’est concentré trois ans durant, de 2016 à 2018, sur un fonds d’une richesse trop souvent insoupçonnée : les correspondances de femmes que recèlent les archives de la famille d’Argenson. Anne-Sophie Traineau-Durozoy, conservatrice du fonds ancien de l’université de Poitiers, présente ce joyau documentaire, libéralement déposé par la famille d’Argenson et mis à la disposition des chercheurs.
3Nicole Pellegrin, historienne du genre et des femmes, animait de sa passion contagieuse l’envie de descendre à très basse altitude, pourrait-on dire, vers des productions dont l’Histoire ne considérait guère jusqu’alors la matérialité graphique. La rencontre entre historiens et linguistes pouvait devenir extrêmement féconde. Philippe Caron a fourni à cette nouvelle orientation sa compétence de linguiste spécialisé dans la période classique de l’élaboration du français moderne et contemporain.
4De proche en proche, le séminaire a choisi, pendant ces trois années, de dépouiller de près la correspondance de trois générations de femmes et, plus spécifiquement, de transcrire et étudier en détail les lettres de la comtesse d’Argenson, Anne Larcher (1706-1764), épouse du dédicataire de l’Encyclopédie, celles de sa belle-fille, Constance de Mailly, marquise de Voyer (1734-1783), et celles de la belle-fille de cette dernière, Sophie de Rosen qui traversa la Révolution française, faillit y laisser sa vie et mourut en 1828.
5Le projet sous-jacent à cette investigation était de mieux connaître à la fois le geste matériel des épistolières et son évolution au cours du XVIIIe siècle. Entendons-nous tout d’abord sur ce « geste matériel » dont nous venons de parler. Sans méconnaître les particularités de la poste, du papier, de l’encrage, de la plume et du tracé des caractères, le cœur de l’investigation s’est concentré sur ce qu’il est convenu d’appeler l’orthographe, entendue dans son sens large : encodage alphabétique, mais aussi ponctuation matérielle du texte (lignaison, sauts de ligne, espaces, alinéas autant que les signes conventionnels de ponctuation).
6Ce gisement s’est très vite trouvé au cœur d’approches multiples. D’une part il ne faisait pas de doute que le geste de la correspondance familière nous renvoyait à la question très complexe de son apprentissage concret mais aussi à la question des orthographes du temps et de leur relation au genre spécifique de la lettre familière. C’est alors que nous nous sommes rendu compte qu’il y avait là une matière largement inconnue. Il n’était pas question, par exemple, de taxer de faute une production dont nous ne connaissions qu’imparfaitement la place dans le spectre des graphies du temps. À côté du travail de transcription, deux éclairages constants devaient en permanence nous aider à expertiser ce matériau : une enquête sur les conditions qui président à l’apprentissage de l’écrit d’un côté, une meilleure connaissance de la variété des orthographes en présence de l’autre. Dans ces deux domaines, le terrain restait assez largement à défricher dans le concret. Surtout du côté des femmes dont les conditions d’apprentissage restaient beaucoup moins claires que celles des hommes. Que nous disait, par exemple, la multiplication des « Grammaires des Dames » sur leur place effective parmi les usuels des congrégations enseignantes ? Quelle place l’accès à l’écrit prenait-il dans l’emploi du temps d’une jeune noble venue quelque temps au couvent avant le mariage ?
7Un premier compte rendu de ce travail de linguistique de l’écrit a été publié en 2016 (Caron, Traineau-Durozoy & al. 2016 )2 . Il offre un repérage socio-historique des trois épistolières avant de se pencher sur les traits matériels particuliers de leurs productions. Dans sa visée étroitement monographique, l’article offrait une plongée limitée qui, au stade où en était l’investigation, ne prétendait à aucune représentativité. On en donne un digeste de quelques pages dans ce numéro3. À cette occasion, nous avons réalisé et la fécondité de cette rencontre interdisciplinaire et l’ampleur de nos ignorances. Les historiens qui exploitaient les contenus des correspondances, et dans une moindre mesure les littéraires, n’accordaient que peu d’importance à l’encodage graphique des lettres. De leur côté, les linguistes savaient peu de chose sur les conditions de l’apprentissage de l’écrit par les femmes et il manquait encore des études plus fines sur la stratification des orthographes en présence tout au long du XVIIIe siècle.
8L’enquête devait donc s’élargir dans la diversité de ces domaines : diversifier les plumes pour obtenir un corpus plus étendu, multiplier les enquêtes de terrain sur l’instruction des filles de la noblesse, notamment au couvent. Est né donc le projet d’un colloque international qui permettrait de mettre en commun des connaissances et des points de vue variés, ainsi qu’une diversité de plumes féminines4. C’est les résultats de cette rencontre que nous présentons ici sous forme d’enquête à bien des égards novatrice. La moisson s’est révélée fructueuse, tout en nous montrant à quel point le champ était encore largement ouvert. D’une part les incursions dans le monde de l’éducation féminine se révélaient passionnantes et souvent largement inédites. Nicole Pellegrin ouvre ici ce champ d’investigation par une contribution très circonstanciée, à la hauteur de l’enjeu. Derrière le geste de l’écriture familière, c’est tout l’empilement des apprentissages qui préside au choix des mots, à la ponctuation, à l’orthographe lexicale ou flexionnelle. Or nous savons très peu, et de façon parcellaire, comment se déroule l’accès des femmes de la noblesse à l’écrit. Il s’agissait de se frayer un chemin dans la diversité des trajectoires, des institutions éducatives, des témoignages parfois biaisés. Toute une anthropologie chrétienne de la condition féminine se dessine à cette occasion dans les textes qui encadrent leur éducation, notamment celle qu’elles reçoivent selon des modalités variées au couvent. Mais au-delà de cette diversité dont elle fait état en détail, Nicole Pellegrin montre bien la permanence obstinée d’une vision qui détermine, le plus généralement, la hiérarchisation des apprentissages ; laquelle laisse à nos « fondamentaux » contemporains une place vraiment ancillaire. Lire et tenir la plume prend tant de temps au cours d’un séjour souvent court au couvent que l’orthographe intervient souvent trop tard. Encore s’agit-il de l’apprendre par copiage, pratiquement jamais par règle et observation systématique5. Plus en amont chronologiquement, dans les petites écoles paroissiales et chez les Frères des Écoles Chrétiennes, Aurélie Perret se penche sur les ouvrages pédagogiques de Batencour qui ont servi de guide à bien des éducateurs et éducatrices de l’âge tendre à partir de la deuxième moitié du XVIIe siècle.
9L’enquête devait également se poursuivre dans une autre direction : celle des orthographes du temps. Or le témoignage des remarqueurs6 est éloquent : il révèle que la question orthographique est très rarement un sujet de débat dans leurs ouvrages, comme si l’orthographe ne suscitait guère d’insécurité linguistique pendant le XVIIe siècle et le premier XVIIIe siècle. Elle échappe, semble-t-il, au crible puriste. Philippe Caron, après avoir montré la poussée de la nouvelle orthographe au XVIIe siècle, rassemble un ensemble d’indices convergents qui montrent que c’est à partir du milieu du XVIIIe siècle que la situation change graduellement. Si la diversité orthographique demeure, une autorité peu à peu s’impose, celle de l’Académie française qui voit son rôle de référence première se renforcer. Ainsi les femmes d’Ancien Régime, comme leurs contemporains, vont-elles se trouver peu à peu confrontées à cette évolution qu’on peut résumer ici d’un trait : « un rêve d’orthographe uniformisée » (Nicole Pellegrin) s’exprime ici ou là chez les femmes qui écrivent, un standard apparaît et précipite par conséquent la diversité orthographique vers l’obsolescence ou le barbarisme. À cet égard, le témoignage des grammaires françaises destinées aux hispanophones est un indice. Manuel Bruña Cuevas, partant de la toute fin du XVIIe siècle, parcourt les grammaires en vigueur en Espagne au cours du siècle suivant. Si la préférence va plutôt, dans la première moitié du XVIIIe siècle, à la graphie simplifiée de Pierre Richelet, graphie d’un apprentissage plus simple pour les apprenants de langue espagnole, la situation change au tournant des années 40/50 du siècle : par conviction, par pragmatisme ou à contrecœur, les auteurs de grammaire se convertissent à l’orthographe académique qui s’impose à leurs yeux comme la variété d’autorité qu’il faut inculquer aux étrangers.
10Une autre partie de ce volume est en revanche constituée d’études de terrain. Abordant le travail de l’atelier poitevin d’étude des correspondances féminines, Philippe Caron résume dans ce volume les résultats de l’enquête collective que le séminaire de Poitiers a menée en mettant l’accent sur l’évolution enregistrée chez Sophie de Rosen, la dernière des épouses d’Argenson, aussi bien dans la ponctuation, la segmentation des mots que dans l’orthographe lexicale ou la morphologie flexionnelle du participe passé. D’autres témoignages, plus centrés sur l’instruction familiale , nous parviennent dans ce volume et notamment le cas d’étrangères au royaume de France qui, parfaitement francophones, sont au centre de vastes réseaux épistolaires multilingues : ceux d’une princesse danoise (Lene Schøsler), de deux néerlandaises : Belle de Zuylen , devenue par mariage Isabelle de Charrière (Suzan Van Dijk), et Caroline d’Hogendorp (Madeleine van Strien), sans parler de la comtesse d’Albany, née Louise de Stolberg-Geden (Francesca Piselli). Ces cas sont exemplaires à plus d’un titre : qualité de la langue, complexité de ses apprentissages, poids de l’autodidaxie, lieux et mobiliers d’écriture, conservation ou non des lettres originales, tous éléments qui permettent d’allier approche socio-culturelle, analyse psychologique et étude linguistique fine. L’évolution de la graphie de la comtesse d’Albany et les conseils qu’elle donne à son amie pour la formation de son fils confirment notamment l’idée qu’une sensibilité croissante à la correction graphique est devenue sinon nécessaire, du moins un plus dans la vie sociale.
11Un autre cas, à la fois attrayant et inédit, est fourni par la correspondance de Madame de Livry avec son amie toulousaine la présidente Du Bourg (Isabelle Havelange). Ses lettres sont dictées et permettent de soulever la question de la graphie personnelle des femmes de haut lignage qui recourent à des secrétaires pour des raisons de santé (Du Deffand) ou de suroccupation (Maintenon). Secrétaires diversement permanents, diversement habiles ; secrétaires généralement masculins mais parfois féminins (demoiselles de Saint-Cyr, Staal-Delaunay).
12Nous espérons donc que les textes ici réunis posent autant de problèmes qu’ils en résolvent, point de départ de nouvelles recherches7.
Bibliographie
Caron, P., Traineau-Durozoy, A.-S. & al., 2016, « Trois femmes du XVIIIe siècle à leur écritoire : les épouses d’Argenson », Revue historique du Centre-Ouest, t. XV, p. 7-87
Argenson, F. d’, Caron, P. & al., 2019, « Le comte d’Argenson et les dames. La place des femmes dans les réseaux du secrétaire d’État de la guerre à travers les archives d’Argenson », Revue historique du Centre-Ouest, t. XVIII, p. 1-80
Notes
1 Cette université Inter-Âges est également un service de l’université de Poitiers
2 Travail récemment complété par une première approche du réseau entier des correspondantes du comte d’Argenson dans leur ensemble (Argenson & al. 2019).
3 Voir article collectif de Philippe Caron & al. En partie I de ce numéro.
4 À supposer que ces plumes soient autographes, car certaines épistolières ont recours à un(e) secrétaire . C’est un des problèmes majeurs auxquels il faut faire face, la matérialité du document ne permettant pas toujours de savoir, surtout s’agissant de lettres isolées, si elles sont effectivement de la main qui les signe.
5 En complément de cette mise au point que Nicole Pellegrin déclare temporaire, une très longue bibliographie devrait permettre de relancer nombre de travaux sur les éducations féminines.
6 Voir le corpus des Remarques sur la langue française chez Garnier numérique à l’adresse suivante : https://classiques-garnier.com/corpus-des-remarques-sur-la-langue-francaise-xviie-siecle.html (dernière vérification le 23 juillet 2021).
7 Dans la foulée de cette recherche, un projet de numérisation de correspondances féminines est actuellement à l’étude, projet commun au laboratoire FoReLLIS et au SCD de Poitiers. Ce projet est soutenu par la Fondation de l’Université de Poitiers.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Philippe Caron
FoReLLIS UR 15076, Université de Poitiers
Philippe Caron est professeur émérite de linguistique française à l’université de Poitiers. Dans la diachronie du français, sa spécialité est le français classique et postclassique. Ses publications portent sur la sémantique lexicale et la sociolinguistique des usages et de la norme.
Quelques mots à propos de : Nicole Pellegrin
Institut d’Histoire Moderne et Contemporaine, CNRS, Paris
Nicole Pellegrin, historienne et anthropologue au CNRS, travaille principalement sur la construction vestimentaire du genre et sur les conditions matérielles de la production intellectuelle féminine sous l'Ancien Régime: éducation, accès aux savoirs, activités épistolaires. Elle est co-fondatrice de membre de la Société Internationale d'Études des Femmes d'Ancien Régime (www.siefar.org).
Quelques mots à propos de : Anne-Sophie Traineau-Durozoy
Service commun de la documentation de l’Université de Poitiers
Anne-Sophie Traineau-Durozoy est conservatrice des bibliothèques, responsable du Fonds ancien du Service commun de la documentation de l’Université de Poitiers, qui conserve depuis 1976 les archives d’Argenson. Elle a publié plusieurs articles relatifs à l’état de la recherche sur les archives d’Argenson et, après avoir pendant 3 ans co-animé avec Philippe Caron des séances sur la graphie des épouses d’Argenson, elle propose dep
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