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Un état des lieux
La correspondance féminine de la famille d'Argenson.
Un état des lieux
Par Anne-Sophie Traineau-Durozoy
Publication en ligne le 20 octobre 2022
Résumé
Depuis 1976, l’Université de Poitiers met à la disposition des chercheurs un fonds d’archives remarquable (XIIIe-XXe siècle), que la famille d’Argenson a conservé et classé pendant plusieurs siècles. La correspondance occupe une place très importante dans les papiers des XVIIIe et début du XIXe siècles. Celle des femmes, qu’il s’agisse des épouses - Anne Larcher (1706-1764), Constance de Mailly (1734-1783) et Sophie de Rosen (1764-1828) - des principaux membres de la branche cadette - le comte d’Argenson (1696-1764), le marquis de Voyer (1722-1782) et Marc-René-Marie d’Argenson (1771-1842) - ou des correspondantes de ces dames et de leurs maris, a jusqu’à présent été peu étudiée, notamment sous l’angle linguistique.
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Table des matières
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La correspondance féminine de la famille d'Argenson. Un état des lieux (version PDF) (application/pdf – 494k)
Texte intégral
Introduction
1Depuis 1976, l’Université de Poitiers met à la disposition des chercheurs un fonds d’archives remarquable, que la famille d’Argenson, attestée depuis 1244 et installée dans le Poitou au début du XVIIIe siècle, a conservé et classé pendant plusieurs siècles. Les documents forment un ensemble très conséquent de 1145 cartons et 64 manuscrits, qui occupe près de 200 mètres linéaires : datant du XIIIe au XXe siècle, ils sont particulièrement nombreux et riches pour les XVIIIe et XIXe siècles et, pour ces deux siècles, la correspondance occupe une place très importante, qu’il s’agisse de lettres plus ou moins soignées, de brouillons ou de billets, émanant d’hommes ou de femmes, entre les membres de la famille, avec ou entre des personnes extérieures à celle-ci ; certaines missives sont rédigées par les auteurs des lettres eux-mêmes, d’autres par leurs secrétaires.
2Les trois générations ayant vécu au XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, le comte Marc-Pierre d’Argenson et son épouse Anne Larcher, le marquis de Voyer, Marc-René, marié à Constance de Mailly, ainsi que Marc-René-Marie, époux de Sophie de Rosen, ont transmis à leurs descendants des archives riches. Nous présenterons pour chacun d’eux la place qu’y occupe la correspondance féminine avant de donner quelques indications sur les modalités d’accès aux documents.
1. Des années 1720 aux années 1840, trois couples et leurs correspondances
1.1. Le comte d’Argenson et Anne Larcher
3Né en 1696, fils de Marc‑René d’Argenson et de Marguerite Lefèvre de Caumartin, Marc‑Pierre1, très travailleur et doté d’une grande culture juridique, est en grande partie formé par son père. Il fait une très belle carrière au service de la famille d’Orléans et de la monarchie : avocat du roi au Châtelet en 1717, il est « chancelier d’Orléans » de 1723 à 1740 ; avant d’être en 1743 secrétaire d’État de la guerre, il est lieutenant général de police à deux reprises et intendant de la Touraine (de 1721 à 1722), puis de Paris (20 mois de 1740 à 1742). Exilé en 1757 aux Ormes, il revient à Paris au soir de sa vie et meurt en 1764.
4Le comte épouse en 1719 une riche héritière, dotée d’un vaste réseau, Anne Larcher (1706-1764). On ne sait presque rien de l’éducation de cette dernière, que ce soit celle qu’elle a reçue chez elle ou celle transmise au couvent de la Madeleine de Traisnel2, dont son beau-père est le protecteur et où elle réside durant les premières années de son mariage : il semble que ce soit une formation très mondaine et superficielle ; elle ne s’en plaint toutefois pas et ne paraît pas s’intéresser beaucoup aux choses de l’esprit, à la différence de son mari. Celui-ci semble peu sensible aux nouvelles idées de son temps, mais, homme de goût et de sciences, il réunit un petit cercle pendant son exil aux Ormes et enrichit considérablement, tout au long de sa vie, sa bibliothèque, qui compte environ 20 000 volumes et dont une partie se trouve aujourd’hui à la bibliothèque de l’Arsenal.
5Quelques années après leur mariage, alors qu’ils ont deux enfants, Marc‑René (1722-1782) et Louis‑Auguste (1725-1742), Anne Larcher est brusquement chassée du domicile conjugal par son mari, vraisemblablement pour cause d’adultère. Après cet épisode, les deux époux sont séparés de corps et entretiennent chacun de nombreuses liaisons. Lorsque le comte est exilé, ce n’est pas son épouse, mais sa maîtresse, la comtesse d’Estrades, qui l’accompagne aux Ormes.
6La pratique étant alors de quitter ses fonctions en gardant avec soi la documentation produite pendant sa période d’activité, de très abondantes archives relatives aux différentes missions du comte au service du roi, pendant une longue période, ont été conservées par la famille d’Argenson. Nombreuses sont les lettres d’hommes, devant lui rendre des comptes, faisant des comptes rendus et des mémoires, ou demandant à exercer telle ou telle mission : les rapports officiels côtoient les requêtes personnelles et toutes les catégories sociales se trouvent représentées, de l’évêque à l’homme plus simple jouant le rôle d’espion. Mais, dans ces papiers publics, on trouve aussi des missives de femmes, comme, dans le dossier sur l’Angleterre (P59), celle de la duchesse d’Aumont (Victoire Félicité de Durfort, 1706-1753), qui prie, le 11 novembre 1744, le comte de ne pas tenir compte de la demande de son frère de se rendre en Écosse. Ces archives publiques contiennent aussi des échanges entre des personnes qui ne sont pas membres de la famille, comme les lettres entre Maurice de Saxe et la comédienne Justine Favart (1727-1772), éditées par B. Delhaume (Saxe 2017).
7Les archives privées sont elles aussi très riches en correspondances, dans lesquelles on trouve quantité de missives adressées au comte du fait de ses fonctions, et de l’influence qu’il est réputé avoir, sur le roi mais pas seulement. Dans les cartons P63 à P91 ont été recensées près de 130 correspondantes entre 1717 et 1762 : membres de la famille élargie, maîtresses, amies, princesses de sang et de nombreuses personnes inconnues du comte qui lui écrivent car il est un personnage public proche du roi. Pendant cette période, environ 700 correspondants se sont adressés au comte également, lui faisant parvenir près de 1950 lettres. Il faut ajouter à ces estimations environ 600 lettres d’hommes et de femmes, conservées dans les cartons P92 à P95, très souvent sans indication de date ou de lieu de rédaction. Ces cartons sont en cours de classement dans le cadre d’un atelier fondé avec le soutien de l’Université inter-âges de Poitiers en 2014 ; le travail a permis d’identifier les lettres de plusieurs femmes, certaines bien connues, comme les principales maîtresses du comte3, d’autres beaucoup moins, comme une certaine « Émilie », maîtresse elle aussi, déjà citée par Combeau (1999 : 70-71), dont nous connaissons jusqu’à présent peu de choses, pas même son nom de famille, mais dont la lecture attentive des missives permet d’éclairer quelques pans de sa vie.
8Conservées dans le carton P16, les 26 lettres (une ayant été retrouvée tout récemment) qu’Anne Larcher a adressées à son mari sont inédites. Elle reste mariée 42 ans, mais une séparation de corps intervient très tôt et la correspondance, assez importante pour la période de l’exil champenois, est ensuite réduite. Une partie des lettres qu’elle a écrites à son mari a également pu être détruite. Bien qu’il existe certaines tensions entre les époux, les missives, souvent assez longues, redeviennent affectueuses après les quelques années de disputes ; elles servent surtout aux époux pour se donner des nouvelles de leurs enfants : tous deux partagent la même analyse des défauts de leur fils aîné. Aucun échange avec leurs deux fils n’a en revanche été conservé dans cette partie des archives4, à l’exception du journal de campagne rédigé par le marquis de Voyer en Allemagne en 1758 et adressé à son père (P34). Anne Larcher vivant séparée de son mari, aucune autre lettre d’elle, même sous la forme d’un brouillon, ne se trouve dans les archives d’Argenson sauf une qu’elle a envoyée à son oncle le 25 septembre 1726 (P16). N’a pas été conservé non plus le courrier qu’elle a reçu.
1.2. Le marquis de Voyer et Constance de Mailly
9Fils du comte d’Argenson, Marc-René5 a comme nom d’usage depuis l’adolescence « marquis de Voyer » (1722-1782)6. Comme son père, il mène une carrière au service du roi. Il s’illustre pendant les guerres de Succession d’Autriche et de Sept Ans. Il est lieutenant général en Alsace, puis grand bailli en Touraine et lieutenant général et commandant pour le roi, en Aunis, Saintonge et Poitou. Il est également inspecteur général de la cavalerie et des dragons. Le cheval occupe en effet une place centrale dans sa vie et il est directeur général des haras de 1752 à 1763.
10Il se marie avec Marie Jeanne Constance de Mailly d’Haucourt (1734-1783), d’une très grande famille aristocratique, dont les preuves de noblesse remontent au XIe siècle. Cette jeune fille est, par sa mère, une des petites-nièces du grand Colbert et une arrière-petite-fille du ministre Simon Arnaud de Pomponne. Dès 1745, comme sa belle-mère avant elle, elle vit au couvent de la Madeleine de Traisnel. Auparavant, elle a résidé à l’Abbaye aux Bois, qui donne un enseignement de qualité aux futures dames de la noblesse. Il est probable qu’elle juge la formation qu’elle a reçue dans sa jeunesse insuffisante ; elle la complète à l’âge adulte par de très nombreuses lectures et des cours d’astronomie, de médecine ou encore d’anatomie. Comme son mari, qui s’intéresse aux idées nouvelles et devient l’ami et le protecteur du métaphysicien Dom Deschamps (1716-1774), elle suit les idées philosophiques et les découvertes de son temps. Elle a quatre enfants, entre 1764 et 1771, et elle veille sur leur éducation, qu’elle souhaite complète et classique. Grand libertin, voire débauché, le marquis de Voyer est très infidèle à sa femme, mais reste attentif à ses enfants et à elle.
11Homme de goût, membre de l’Académie royale de peinture et de sculpture, il se constitue, par des achats auprès de certains des plus grands de son temps comme le roi de Prusse, une belle collection de tableaux de l’École du Nord, dont il doit malheureusement se séparer, faute d’argent. Il décide également de lancer plusieurs chantiers de construction ou d’aménagement de ses demeures, aux Ormes, rue des Bons Enfants à Paris, ou encore à Asnières et Neuilly.
12Comme pour son père, on trouve dans les cartons des archives d’Argenson venant du marquis de Voyer des archives publiques (relatives non seulement aux guerres et aux campagnes militaires, mais aussi à divers projets auxquels il a participé, comme les réformes militaires) comme privées, qui témoignent de la constitution de ses collections et de ses échanges amicaux ou amoureux. Dans ces deux types d’archives, la correspondance abonde ; les lettres privées, qu’elles émanent d’hommes ou de femmes, ont été regroupées dans les cartons P133 à P1867. On recense environ 2000 épistoliers, dont au moins 130 femmes (et une dizaine de couples). Une place particulière est occupée par les échanges épistolaires avec Dom Deschamps, qui ont été édités par Bernard Delhaume (Deschamps, 2006). Soulignons aussi la présence parmi les épistoliers d’une autre figure éminente des Lumières, contributeur de l’Encyclopédie, l’abbé Yvon, qui avait été choisi par le marquis de Voyer comme bibliothécaire au château des Ormes (cartons P163 et P182). On trouve également des lettres des artistes, peintres et architectes qui ont travaillé pour le marquis, Augustin Pajou (P163), Charles de Wailly (P172) ou encore William Chambers (P141), ainsi que les courriers de François-Louis Colins qui achète des tableaux pour lui (P142).
13Parmi les femmes, relevons non seulement la présence de nombreuses anonymes, comme madame Clamaron, marchande de mode (P142), mais aussi celle de dames issues de la grande noblesse, telle la comtesse d’Estrades, maîtresse du comte (P145 et P149)8. On trouve même des lettres galantes dans le carton P179. Le matériau est encore plus riche que pour son père, mais tout le travail d’identification précise des épistoliers et épistolières, largement entamé pour son aïeul, reste encore à faire pour lui.
14La correspondance de Constance de Mailly avec son époux est très fournie, 601 lettres9. Leur union dure 39 ans, mais les échanges ne semblent commencer que de nombreuses années après leur mariage (16 ans), peut-être à cause de la différence d’âge entre les deux époux (12 ans), probablement plus sensible dans les premières années. Il est possible également que les lettres des premières années de leur union aient été détruites ou perdues. La correspondance est ensuite fournie et assez régulière, non seulement parce que les deux époux s’estiment, mais aussi parce que le marquis est très peu présent auprès de sa femme, ce dont elle se plaint, et parce qu’il y a régulièrement des dissensions entre eux, notamment sur des questions financières, le marquis de Voyer étant particulièrement dépensier. Comme nous avons pu l’observer pour sa belle-mère, rares sont les autres documents de la main de Constance de Mailly. De manière somme toute assez logique10, seules ont été conservées les lettres envoyées à la famille de son époux, en particulier trois missives, d’une écriture encore peu assurée, adressées par elle à son beau-père alors qu’elle n’est encore qu’une enfant (P174). Très peu d’éléments ont par ailleurs été conservés du courrier qu’elle a reçu. On trouve ces documents dans le carton P174, comme les lettres échangées avec son mari.
1.3. Marc-René-Marie et Sophie de Rosen
15Orphelin à 12 ans, celui que l’on surnomme parfois le « marquis rouge » (1771-1842)11 est recueilli par le cousin de son père, le marquis de Paulmy. Son éducation est riche : ouverture aux idées de son temps et à la pensée de son grand-oncle le marquis d’Argenson, voyages en France et études à Strasbourg. Il commence une carrière militaire, puis se fait très discret pendant la Révolution.
16En 1795, il épouse Sophie Rose de Rosen Kleinroop (1764-1828), issue d’une très ancienne famille alsacienne, riche et influente12, et veuve de Victor de Broglie, avec qui elle a eu quatre enfants. L’année d’avant, alors que, comme son premier mari, guillotiné le 27 juin 1794, elle est emprisonnée, il l’aide à fuir. Aucune information sur l’éducation de Sophie de Rosen n’est parvenue jusqu’à nous, mais il semblerait qu’elle ait reçu une formation à l’écrit plus aboutie que sa belle-mère et la grand-mère de son mari13 : nous ignorons si cela tient à sa famille, à ses lieux d’étude, à sa région d’origine, l’Alsace ou encore à son premier mariage avec un homme de talent. Riche héritière, elle partage de nombreuses idées libérales avec son mari, dont elle est très proche, et suit les événements politiques contemporains. Elle vit le plus souvent aux Ormes, lieu qu’elle aime et où elle peut lire beaucoup, ce qu’elle apprécie tout particulièrement. C’est là qu’elle veille sur l’éducation des trois filles et du fils qu’elle a eus avec Marc-René-Marie. Mais son mari suit également de près l’initiation artistique, morale, politique et littéraire de ses enfants, avec qui il échange sur tous les sujets.
17Après son mariage, Marc-René-Marie gère les fonderies dont a hérité sa femme dans l’est de la France. Il s’intéresse beaucoup au perfectionnement des techniques, qu’elles soient agricoles ou industrielles, et suit de près la gestion du domaine des Ormes, où sa famille réside le plus souvent. Proche du révolutionnaire Philippe Buonarroti (1761-1837) et très attaché à l’égalité tant politique que sociale, il se soucie des plus pauvres. Président du collège électoral de la Vienne en 1803, Marc-René-Marie est préfet des Deux-Nèthes (Anvers) de 1809 à 1813 ; il est plus tard député sous la Restauration et la Monarchie de Juillet.
18Les archives qui ont été transmises par Marc-René-Marie ou qui le concernent sont beaucoup moins abondantes que celles de ses père et grand-père. La période politiquement troublée durant laquelle il a vécu l’explique probablement. Ce sont les fonctions politiques, professionnelles et associatives de Marc-René-Marie d’Argenson qui occupent la place la plus importante (P198 à P213, soit 16 cartons) dans ses papiers. Six cartons, les P192 à P197, contiennent les « papiers privés ». Dans l’inventaire dressé par les bibliothèques universitaires de Poitiers, quelques lettres et billets y sont mentionnés, notamment dans le carton P196, tandis que la correspondance et les procédures judiciaires sont regroupées dans 13 cartons, les P214 à P226, où les femmes, à l’exception de ses filles14, sont très peu présentes. Quelques figures importantes du XIXe siècle, comme Victor Cousin et Benjamin Constant (P223), ou encore le pamphlétaire Paul-Louis Courier (une lettre sans lieu ni date adressée à Sophie de Rosen dans le P230, une autre à son mari, qui a été reprise par la famille en 1986), apparaissent dans l’inventaire des archives. Le réseau relationnel des époux d’Argenson n’est pas moins important que celui des générations précédentes : y figure par exemple Germaine de Staël, dont la deuxième fille, Albertine, épouse le fils aîné de Sophie de Rosen, Victor, né de son mariage avec Victor de Broglie (D448).
19Les courriers que Marc-René-Marie adresse à son épouse sont dans le carton P407, regroupées avec ceux qu’il a reçus d’elle. 154 lettres de Sophie de Rosen à son époux ont été conservées15. Bien qu’il s’agisse d’un second mariage pour l’épouse, de sept ans l’aînée de son mari, l’union de Sophie de Rosen et de Marc-René-Marie n’est guère plus courte que celle des parents de ce dernier (33 ans). Rien n’a été conservé des premières années, malgré les sentiments forts qui les unissent dès le départ. La tourmente révolutionnaire est peut-être la cause de la dispersion ou de la destruction de leur correspondance. Il est également possible que les époux aient décidé de supprimer au fur et à mesure les lettres qu’ils s’échangeaient. De plus, à certaines époques, notamment pendant la Révolution, c’est-à-dire au début de leur mariage, et entre 1807 et 1809, période durant laquelle Marc-René-Marie a suivi de près les travaux agricoles aux Ormes, les deux époux vivent ensemble la plupart du temps et n’ont donc pas le même besoin d’échanger des courriers. L’essentiel du corpus concerne les années 1821 à 1824 (quatre ans avant la mort de Sophie de Rosen), mais quelques lettres datent de la période où Marc-René-Marie est préfet des Deux-Nèthes.
20Contrairement à ce qui a été observé pour sa belle-mère et la grand-mère de son époux, les lettres reçues par Sophie de Rosen ne venant pas de son mari, sont assez nombreuses dans les archives d’Argenson, notamment dans le carton P229 et P23016 : certaines sont adressées à Sophie de Rosen, comme celle de madame des Cars (1798) ; d’autres ont des destinataires différents, comme celle de Marie Antoinette Louise de Harville qui écrit à sa belle-mère (1775), et celle de Marie Anne de Lenthilhac, marquise de Clermont-Tonnerre (1776).
2. Accéder aux archives
2.1. Richesse et lacunes
21La famille a gardé l’essentiel des archives produites par ses membres. Pourquoi ? Le fait qu’elle possède un château situé à l’écart des grands conflits (et donc de risques importants de destruction) de l’époque contemporaine a probablement facilité les choses17. Mais, quand on regarde les archives, on voit de manière très claire qu’il ne s’agit pas d’une conservation passive, mais bien d’un choix délibéré : les annotations sur certains documents et l’existence d’une pièce dans le château pour conserver ces cartons, adaptée bien que mal isolée, en témoignent. Malheureusement, ce choix n’est pas documenté et nous ne savons pas ce qui a été détruit ou gardé, et pour quels motifs cela a été fait.
22Les corpus de lettres des épouses sont de tailles très inégales et ce que conservent les bibliothèques universitaires de Poitiers18 ne constitue pas tout à fait la totalité des lettres échangées entre les époux de la branche cadette de la famille d’Argenson au XVIIIe et au début du XIXe siècles. En effet, certaines missives sont conservées aux Archives nationales et d’autres sont entre des mains privées, du fait notamment de ventes au début du XXIe siècle19. Beaucoup ont très probablement été détruites ; des lacunes apparaissent notamment dans les correspondances, en particulier celles des maîtresses20. Dans son testament, le marquis de Voyer demande que les lettres qu’il a reçues soient détruites par le feu, mais ses descendants n’ont pas vraiment respecté sa volonté. On sait que la famille a supprimé des ensembles, parfois sans les lire et sans qu’aucune explication ne soit donnée : l’historien ne peut alors que formuler des hypothèses, mais se réjouit de pouvoir travailler sur un fonds qui reste considérable.
2.2. Des inventaires à reprendre
23L’inventaire des archives d’Argenson est partagé en trois grandes séries21 : P pour les personnes, D pour les domaines, C pour les cartes et autres documents, comme les manuscrits et affiches.
24Dans la série P, les archives sont regroupées par personnes, elles-mêmes classées de manière chronologique, et c’est dans cette série, comme nous l’avons vu pour les différentes figures de la famille ici présentées, que se trouve la correspondance. Pour chacun des principaux membres de la famille, Marc-Pierre, Marc-René et Marc-René-Marie, l’inventaire rédigé dans les années 1980 est très imprécis. Pour les lettres privées, il donne uniquement une liste de correspondants et correspondantes, sans identification précise et sans données complètes sur le corpus (on ne connaît ni les dates des missives, ni leur nombre22). Les lettres échangées dans le cadre de leurs missions au service du roi sont regroupées par thématiques, sans toujours avoir été distinguées de documents d’une autre nature : la consultation de l’inventaire ne permet donc souvent pas de les repérer, même si des travaux menés par des stagiaires ces dernières années ont permis d’établir une liste plus fine du contenu de chacune des liasses, du moins pour le comte d’Argenson. Pour une grande partie des documents que ce dernier a accumulés pendant sa carrière au service du roi, il est désormais possible de disposer, à défaut d’un identification précise de l’auteur des lettres, du nombre de celles-ci et de leurs dates (quand elles sont datées). Pour le marquis de Voyer en revanche, l’inventaire des papiers d’activité publique mentionne parfois « correspondance » sans précisions.
2.3. Historiographie
25Si de nombreuses lettres ont été utilisées par des chercheurs, notamment les historiens de l’art et les historiens cités dans les notes plus haut, aucun travail n’a été spécifiquement consacré avant le milieu des années 2010 aux lettres des épouses23, à l’exception de celles de Constance de Mailly, la femme du marquis, dont Sophie Delhaume a édité et analysé la correspondance pour sa thèse de doctorat en littérature soutenue en 2010 (Delhaume, 2010), qui a été publiée en 2019 (Delhaume, 2019). L’approche n’étant pas linguistique, aucun examen de la graphie des femmes n’y figure et, comme le précise l’introduction de la thèse, la transcription n’est pas fidèle aux choix « orthographiques24 » de l’épistolière.
26Depuis la fin des années 2000, des travaux ont été menés, notamment par Mathilde Pérain dans le cadre d’un mémoire de Master 2 puis d’une thèse, sur les correspondances féminines du XVIIIe siècle conservées dans les archives, mais le propos est centré sur les réseaux selon une approche d’historienne. Ainsi, le rapport à l’écrit et à la graphie des membres de la famille n’avait jamais été étudié avant l’enquête commencée en 2014 sous la direction de Philippe Caron et menée par plus d’une dizaine de volontaires de l’Université inter-âges de Poitiers25.
27Depuis quelques années est également menée par cet atelier une autre enquête qui puise dans les correspondances des femmes des informations sur les réseaux du comte (étendue et nature). Contrairement à la précédente, cette analyse porte davantage sur le fond que sur la forme, mais, de manière à pouvoir collecter un matériau utile sur les pratiques « orthographiques », les transcriptions se font selon le même protocole que pour le premier atelier. Ce travail a donné lieu à une première publication (Argenson, Caron & al. (2019)), qui s’arrête sur le rôle des femmes les plus illustres de ces réseaux : il s’agit de princesses de sang, de membres de la famille du comte, de ses maîtresses et de la reine. La recherche se poursuit autour des autres épistolières, moins proches du comte, parmi lesquelles on trouve des grandes dames, mais également des inconnues, qui demandent, le plus souvent pour leurs proches, distinctions, promotions, aide financière et conseils.
Conclusion
28Ainsi, le corpus des correspondances d’hommes et de femmes du Siècle des Lumières présentes dans les archives d’Argenson, constitué de plusieurs milliers de pièces patiemment organisées et protégées par la famille, est encore largement inexploité. Les femmes y occupent une place très importante et la correspondance conjugale et familiale y est très bien représentée. La forme de ces lettres n’a jamais été étudiée, sauf par l’atelier fondé en 2014 présenté plus haut, qui a beaucoup travaillé sur la graphie, et un peu sur la mise en page, d’une petite partie du fonds, la correspondance des épouses des trois membres les plus éminents de la branche cadette26. Les lettres ont également servi de matériau pour l’historien, dans des problématiques très diverses, allant de l’histoire locale à celle des relations internationales, des problématiques éducationnelles aux questionnements économiques, des biographies aux enquêtes prosopographiques, sans que, le plus souvent, une attention particulière ait été portée au type bien particulier de source dont il s’agit et aux conséquences que peut avoir la forme de la source sur le traitement et l’analyse de l’information.
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Traineau-Durozoy, A.-S., 2019, « Les archives de la branche cadette de la famille d’Argenson », La famille d’Argenson et les arts, Rennes, Presses universitaires de Rennes, p. 27-44.
Tumminelli, R., 1990, Il Sangue e la ragione : il progetto politico del marchese d'Argenson, Milano, F. Angeli.
Notes
1 Cette présentation du comte d’Argenson et de son épouse s’appuie sur les travaux de Combeau (1999).
2 Voir la contribution de Nicole Pellegrin.
3 Leurs lettres seront donc réunies avec celles identifiées depuis longtemps dans les autres cartons des archives d’Argenson.
4 Des lettres entre le père et le fils (1746-1762) sont conservées dans les archives du marquis, notamment sur la Guerre de Sept Ans (P173).
5 Nicole de Blomac (2004) et Anne Leclair (1998, 2006 et 2006) ont beaucoup contribué à ce que les activités du marquis de Voyer, celles liées au cheval pour la première et celles de collectionneur pour la seconde, soient mieux connues.
6 Il porte ce titre afin d’être distingué de son père, le comte d’Argenson, de son oncle, le marquis d’Argenson, et de son cousin, le marquis de Paulmy. Même après la mort des hommes de la génération précédente, son cousin et lui gardent les mêmes titres.
7 Les cartons P133 à P172 sont classés par ordre alphabétique d’expéditeurs.
8 Les lettres de madame de Pompadour ont été reprises par la famille au moment de la transformation du don en dépôt, puis vendues.
9 Toutes se trouvent dans le carton P174 des archives d’Argenson.
10 Seule la correspondance « passive », reçue, est conservée. L’« active », celle qui est envoyée par une personne, ne figure dans ses archives que sous forme de brouillons (dans le meilleur des cas) ; l’original est entre les mains du destinataire.
11 Les enquêtes biographiques sur Marc-René-Marie ont été menées dans les années 1990 et 2000 : voir les travaux de François-Louis d’Argenson (2005), Bernard Dominique Blanc (2001), Jeannine Kaklamanis (2001) et Roberto Tumminelli (1990)
12 Les recherches sur Marc-René-Marie s’intéressent assez peu à la figure de son épouse. Une publication consacrée à la commune de Saint-Rémy (Collectif (2013)) a donné quelques précisions sur son origine familiale.
13 Voir Caron, Traineau-Durozoy & al. (2016 : 60).
14 On trouve notamment des lettres de Pauline et Sophie à leur père et à leur frère (P217). Les lettres de Marc-René-Marie à son fils sont dans le carton P223.
15 Poitiers, Bibliothèques universitaires, Archives d’Argenson, P407.
16 Ses archives ont en effet été conservées avec celles de son époux.
17 Il semblerait que la famille ait toutefois mis à l’abri, en les cachant dans son domaine des Ormes, ses archives pendant le second conflit mondial.
18 Il faut distinguer des « archives d’Argenson » les soixante-dix-sept lettres acquises par l’Université de Poitiers dans les années qui ont suivi le don en 1976 (liste en ligne sur le Catalogue en ligne des archives et des manuscrits de l’enseignement supérieur : http://www.calames.abes.fr/, consulté le 20 juillet 2021).
19 Les héritières vendent en 2002 une partie des pièces autographes aux signatures prestigieuses (pour la plupart éditées) récupérées lors de la transformation du don des archives en dépôt en 1984. Parmi celles-ci se trouvent par exemple des lettres du prince Charles-Edouard (liste dans le P59-05) et celles de la marquise de Pompadour.
20 Les archives d’Argenson ne contiennent par exemple aucune lettre de madame d’Estrades, avec qui le comte d’Argenson a partagé une grande partie de sa vie. On peut penser qu’il a bien échangé une correspondance avec elle, mais que celle-ci a été systématiquement détruite. Comme nous l’avons vu plus haut, on trouve son nom toutefois parmi les correspondantes du marquis de Voyer (P143 et P149).
21 Quand elles étaient encore aux Ormes, les archives étaient pour l’essentiel rangées de manière organisée, mais un important travail de classement et d’inventaire a été mené par plusieurs personnes après leur arrivée à l’Université de Poitiers : voir Traineau-Durozoy (2019 : 33).
22 L’atelier de l’Université inter-âges qui travaille sur les correspondances féminines depuis 2014 a commencé à compiler les données manquantes, mais le travail n’est pas terminé et l’inventaire n’a donc pas encore été enrichi.
23 Voir Caron, Traineau-Durozoy & al. (2016 : 10-11) et Traineau-Durozoy (2014).
24 Le terme de « graphie » est ici préféré à celui d’« orthographe » car il est plus général et son étymologie ne renvoie pas une idée de norme, très étrangère au XVIIIe siècle.
25 Il s’agit pour l’essentiel des mêmes personnes que celles qui travaillent sur l’inventaire des correspondantes du comte d’Argenson.
26 Voir Caron, Traineau-Durozoy & al. (2016).
Pour citer ce document
Un état des lieux», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], 1700-1840 : Des femmes françaises et étrangères à leur écritoire. Autour des Archives d’Argenson, Revue électronique, I. Autour des archives d’Argenson, mis à jour le : 08/11/2022, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=1084.
Quelques mots à propos de : Anne-Sophie Traineau-Durozoy
Service commun de la documentation de l’Université de Poitiers
Anne-Sophie Traineau-Durozoy est conservatrice des bibliothèques, responsable du Fonds ancien du Service commun de la documentation de l’Université de Poitiers, qui conserve depuis 1976 les archives d’Argenson. Elle a publié plusieurs articles relatifs à l’état de la recherche sur les archives d’Argenson et, après avoir pendant 3 ans co-animé avec Philippe Caron des séances sur la graphie des épouses d’Argenson, elle propose dep
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