La poétique du haiku et quelques aspects du poème court. Fonction de la coupure

Par Mitsuko Kaneko
Publication en ligne le 23 août 2012

Texte intégral

1Aujourd'hui je voudrais parler d'une forme poétique qui s'appelle haiku. Comme vous le savez, le haiku est une poésie très courte de 5,7,5 syllabes et je voudrais expliquer ses éléments caractéristiques, qui concernent surtout la problématique de la brièveté dans le haiku. Je tenterais quelques comparaisons avec des poèmes courts modernes en français.

2La première découverte de la poésie japonaise en France a été faite par Léon de Rosny, japonologue renommé, qui a publiéson Anthologie Japonaise en 1871. On peut y trouver des exemples du waka ou du tanka, une autre forme fixe de 31 syllabes, plus traditionnelle, mais pas de haiku. En 1899, William Aston, diplomate anglais, a introduit dans son ouvrage intitulé A History of Japanese Literature quelques poèmes de Bahhô, maître du haiku du XVIIIe siècle. Cet ouvrage a été traduit en français par Henry D. Davray en 1902.

3Mais c'est Paul-Louis Couchoud qui a sérieusement abordé le haiku pour la première fois en France en publiantes Epigrammes lyliques du Japon, dans la revue Les Lettres, dirigée par Fernand Gregh, en 1906.

4Couchoud a mentionné notamment deux qualité essentielles du haiku, la brièveté et la puissance de suggestion. Un peu plus tard, Jean Paulhan a dit aussi dans la N.R.F. qu'il est difficile d'écrire plus court. Tout le monde s'est étonné de la brièveté du haiku, composé de 17 syllabes. Étant donné que, pour les Occidentaux, le vers est lié à la notion de retour, jusqu'à l'époque moderne, il nécessite toujours la répétition des vers rimés. Par conséquent, il est rare que seules les 17 syllabes constituent un poème, sauf dans quelques cas : par exemple, le fameux sonnet fait de vers d'une seul syllabe d'Albert de Rességuier.

5Il faut se rappeler que le haiku s'est appelé jadis hokku qui signifie premier vers. Je ne vais pas parler ici de l'histoire de la poésie japonaise, qui est trop longue à exposer dans le cadre d'un séminaire sur la brièveté, mais je dois signaler l'existence du renga (poème en chaîne), très en vogue au XVe siècle : il faut être au moins deux personnes pour pratiquer ce genre poétique. La première commence un groupe de 5, 7, 5 syllabes, la deuxième ajoute deux fois 7 syllabes pour obtenir un poème de 31 syllabes. On peut continuer à inventer des groupes de syllabes alternativement jusqu'à trente-six vers ou plus, quarante-quatre, cinquante, cent, parfois mille vers, se correspondant l'un à l'autre de façon variée. Le renga étant très à la mode jusqu'au XIIIe siècle, on le préférait au hokku seul. Mais après, ce genre s'est démodé et maintenant on ne produit pour ainsi dire que le hokku seul, et celui-ci, on l'appelle haiku. Ce hokku, qui a donc pour origine le premier groupe de syllabes du renga, était transcrit en général en un seul vers, qui rend cependant bien compte du total des syllabes. Mais ce qui est important, c'est que lorsque l'on calligraphie un hokku, on peut changer librement le nombre des vers en conservant ces 17 syllabes, et que cela devient du blanc, de l'arrêt, de la résonnance ou de la connotation qu'on éprouve dans chaque haiku, disons du rythme intérieur. Je reviendrai sur ce problème plus loin.

6Qu'est-ce donc que le haiku ? Que signifie le discours poétique du haiku ?

7Je prendrai l'exemple de Bashô :

Furuikeya kawazutobikomu mizunooto

Une vieille mare,
Et quand une grenouille plonge
Le bruit que fait l'eau…
(Traduit par Couchoud1)

Une vieille mare,
Une raine en vol plongeant :
Et l'eau en rumeur
(et le bruit de l'eau).
(Traduit par Etiemble2)

Une vieille mare,
Une grenouille plonge et
Le bruit de l'eau
(Traduit par moi-même).

8Bashô est près d'une vieille mare. Tout est silence. Tout à coup, il entend une grenouille plonger dans l'eau. Mais un instant après, un silence exquis lui revient.

9Ce qui a attiré le poète Bashô, c'est le fait qu'une grenouille plonge dans l'eau avec un bruit. Ce sujet tout familier ne contient pas seulement de la beauté poétique. Au contraire, le mouvement d'un animal assez drôle a quelque chose de comique. Mais le poète lui oppose une vieille mare. Et le comique s'est apaisé et s'est enfoui à l'intérieur, en finissant par souligner la sérénité qui se dégage de cette vieille mare. Ici, le bruit de l'eau passe pour un frémissement cosmique. Ainsi, dans le haiku, une simple chose très familière va finir par suggérer le frémissement cosmique.

10Je cite un autre exemple.

Umikurete kamonokoe honokanishiroshi
(Bashô)

La mer au crépuscule
La voix du canard
Blanchâtre s'évapore
(Traduit par moi-même).

11C'est bien sûr une poésie de correspondance de vue et d'ouïe, ce qui ressemble quelque part au symbolisme français, comme chez Mallarmé.

12Les notes que l'on donne pour ce poème montrent que Bashô était sur un bateau, sur la mer froide d'hiver. La voix du canard correspond à cette froideur et il l'a saisie par la couleur, le blanc. Représenter le son par une couleur était une expression nouvelle à cette époque, et le haiku d'alors visait toujours à quelque chose de nouveau.

13Ainsi, un bon haiku suggère tantôt une émotion grandiose, tantôt une sensation extrêmement fine.

14Chez Bashô, la nature qui l'entoure n'est pas le simple monde extérieur, mais la création cosmique elle-même dans laquelle la vie s'écoule et transmigre. Influencé parle bouddhisme, il chante la vanité, la fragilité et l'amour de la vie pour dire que le poète doit suivre et s'harmoniser avec cette vicissitude dans la création se renouvelant inlassablement. C'est pourquoi on doit mettre dans chaque haiku un mot relatif à la saison qui porte une connotation complexe. En somme, il me semble que la brièveté du haiku provient non pas de sa courte dimension mais de la puissance de la suggestion.

15Avec les exemples de Bashô, j'ai voulu vous donner une idée du haiku, et maintenant, je voudrais voir un peu en détail sa structure, qui permet de faire naître cette suggestion.

16Paul-Louis Couchoud, intéressé énormément par la forme poétique du haiku, a créé au début du XXe siècle le mouvement du haikai français en mentionnant surtout la discontinuité dans le haiku. Il le qualifie d'exemple achevé de la poésie discontinue, ou encore il dit : la bizarre fleur se détache unique sur la neige. Cela veut dire, selon lui, que ce poème prend sa source à la sensation lylique jaillissante, instantanée, sans préciser aucune liaison logique3. Ce mouvement de la nouvelle poésie a abouti, comme vous savez, à des épreuves de dix poètes qui se sont essayées au haikai, y compris Jean Paulhan et Paul Eluard, etc. dans la NRF en 1920. Selon l'expression de Jean Paulhan, le haiku est une poésie japonaise de trois vers, moins oratoire, sans explication, et en même temps, c'est la lucarne ouverte un instant4, selon le texte cité de Basil Hall Chamberlain.

17Ici, je n'ai aucune intention de dérouler l'histoire du mouvement du haikai français, qui faisait, je crois, certaines des expériences d'alors à la recherche de la nouveauté. Pour en savoir plus, il faut consulter les œuvres de William Schwartz5, René Maublanc6, de Earl Miner7 ou mes articles publiés en japonais8.

18D'où vient cette rapidité dans le sujet ? Sûrement de la source qui est à la base de la pensée poétique, en même temps que de la syntaxe du discours poétique qu'est le haiku.

19Commençons tout d'abord à réfléchir sur le toriawasé, terme spécifique du haiku.

20Le toriawasé est une façon de trouver un rapport harmonieux sur le plan de l'émotion ou du sentiment entre faits et objets. Kyoroku, disciple du maître Bashô, note dans son livre Hentsuki9 (1698) reki dai-kokkeiden, etc. : « Le maître dit : le hokku consiste en une combinaison ; si l'on réussit bien à assortir deux éléments, on aura un bon haiku. »

21Par exemple,

Umegakaya kyakunohahaniha asagiwan (Kyoroku)

Le parfum du prunier
Au nez de l'invité
Un bol azur verdâtre
(Traduit par moi-même).

22«Le parfum du prunier» s'assortit bien au «bol azur verdâtre» pense-t-il d'abord. Et après, il cherche les mots qui conviennent au membre de phrase de 7 syllabes du milieu10.

23Mais ce qui est intéressant, c'est qu'on a âprement critiqué son excessif respect pour le toriawasé. En effet, d'autres disciples, Yaha, Kyorai disent que le toriawasé présente des facilités pourle débutant, et que s'arrêter à cela donne des poèmes médiocres. On doit ici bien distinguer la qualité syntaxique du haiku d'une simple pratique rhétorique de la combinaison11.

24La qualité syntaxique propre au haiku, c'est couper des phrases ou des idées, couper l'ordre du temps.

25On peut se référer aussi à cette leçon reconnue, écrite dans un livre de poétique du haiku de l'époque de Bashô : la notion du hokku consiste en le flux et le reflux du conscient. Il faut absolument tenir compte de cette notion pour que le haiku qui n'a qu'un vers puisse être un poème12.

Kutabirété yadokarukoroya fujinohana (Bashô)

J'arrive fatigué
A la recherche d'une auberge
Ah ! ces fleurs de glycines !
(Traduit par Couchoud).

26Si l'on respecte la structure grammaticale de l'original de ce poème, on doit le traduire en deux groupes nominaux.

  • Le moment où j'arrive fatigué et cherche une auberge

  • Les fleurs de glycines.

27Pourtant, puisque l'ordre syntaxique des mots diffère tout à fait en français et en japonais, cela change la place des mots. En japonais, «le moment» est juste avant «les fleurs de glycines» et la partie qui le modifie est en tête.

28On peut expliquer, je suppose, ce poème comme suit : arrivant fatigué, je cherche une auberge et j'aperçois des fleurs de glycines, à côté de moi. Alors, le fait de couper cet énoncé en deux parties comme dans l'original apporte l'ellipse et la transformation sur le plan syntaxique. L'ellipse va produire bien sûr la suggestion. Et quant à cette syntaxe qui ne consiste qu'en deux groupes nominaux sans segment verbal, je me rappelle la fameuse citation sur le «principe d'équivalence dans la fonction poétique» de Roman Jakobson : la fonction poétique projette le principe d'équivalence de l'axe de la sélection sur l'axe de la combinaison.

29Sur le plan morpho-syntactique, ces groupes nominaux à construction appositive sont bien des formes à peu près équivalentes, disons, qui rempliraient la fonction poétique ; de même, on appréciera, comme dit Gérard Dessons, «l'effet de tension inhérent au procédé, la construction posant l'identité des termes sans autre marque relationnelle syntaxique que la pause entre les groupes nominaux13». Et je sens moi-même aussi que les mots ne se soumettant plus à l'ordre du temps deviennent les choses mêmes qu'ils évoquent et ces choses-là apparaissent ensemble inopinément devant mes yeux. D'ailleurs, on peut trouver un grand nombre de haiku qui ont la même syntaxe.

30Ainsi, la coupure sert premièrement à la fonction poétique, deuxièmement, à l'effet de tension, troisièmement, à la présence simultanée des choses. Telle est la notion de coupure ou de discontinuité du haiku.

31Je dois ajouter ici qu'il existe un autre moyen de marquer la coupure. Cest le kireji, mot-coupure, littéralement, une des caractéristiques très importantes du haiku. Les kireji s'emploient à la fin d'un groupe nominal, ou d'une phrase.

Kareedani karasunotomarikeri akinokure (Bashô)

Sur une branche nue
Un corbeau se perche (kireji)
Fin de l'automne
(Traduit par Couchoud).

32Le kireji sert d'accentuation au poème qui n'a pas de rime. Les mots qui servent de kireji, kana, ya, keri, etc. ont à l'origine une nuance d'émerveillement ou de stupéfaction. Cela produit un silence, un blanc, avec beaucoup de signifiés, disons une résonnance. L'exemple précédent du poème de glycines possède un kireji après le mot «le moment». La puissance de l'arrêt étant très forte, le lecteur peut avoir une sorte de réaction à contre-sens du courant du poème.

33Maintenant, il est temps de procéder à l'analyse sémantique.

34Nous prenons encore l'exemple du poème des glycines. Vous voyez tout de suite que le premier groupe syntaxique et le deuxième se correspondent d'une façon symbolique ou si vous voulez d'une façon métaphorique. Les sentiments du voyageur qui s'arrête, fatigué et alangui, dans le crépuscule du soir correspondent à des grappes languissantes de fleurs de glycines alourdies. Cela peut suggérer aussi la vicissitude de la vie. De la même façon, grâce à l'effet de tension et de coupure entre ces deux groupes, le lecteur, prêt à revenir, allant et revenant, comme si un pendule se balançait de gauche et de droite, s'attache à fixer l'image et l'émotion en coupant l'ordre des mots. Ainsi, les fleurs de glycines ne se placent plus après le mot précédent dans l'image du poème, mais atteignent à la liberté. Ici, naît une réalité où se fondent la fatigue, le crépuscule, les glycines. Voilà comment la notion de coupure fonctionne pour produire l'effet de suggestion.

35À propos de la question de l'effet de suggestion, il faut parler du kigo, mot de saison, indispensable à chaque pièce de haiku. Le kigo se divise en quatre saisons, par exemple, glycines, grenouille, appartiennent au printemps, canard à l'hiver, fin d'automne à l'automne. Les plantes, les animaux, la nature, tous les êtres qui constituent l'univers sont de tout temps assez familiers à nous les japonais pour que les mots qui les dénomment aient déjà acquis un autre code que le message quotidien. Par conséquent, tout kigo a une connotation variée, concernant les lieux, l'histoire, la littérature, les idées, l'esthétique orientaux et on y trouve tout un monde. C'est bien un des éléments qui causent la brièveté du haiku, mais on peut dire aussi que l'abus de ce code trop figé (par exemple, avec le mot le lotus, les mirages du bouddha Amida surgissent, et le pressen­timent indistinct des existences futures, ou encore, avec le le pin, le lecteur se rappelle les vieillards robustes de la légende et souhaite la longévité) risquerait d'y introduire la médiocrité.

36Ici, concernant le kigo, je voudrais vous montrer comment le poète de haikai unit par la fusion deux notions antinomiques, la notion de sabi, l'es­thétique des sentiments tristes et solitaires, et celle de kokkei, l'humour, pour avoir une image propre au haiku. La traduction suivante est de René Sieffert.

Hatsusigure sarumo kominowo hosigenari(Bashô)

La première averse
Le singe aussi aimerait
Un petit manteau
(Traduit par René Sieffert14).

37Shiguré sont les averses froides qui annoncent la venue de l'hiver. Les feuilles se flétrissent provisoirement, en marquant le déclin de ce monde. La connotation est donc de décadence, d'impermanence, d'où une forte impression de sabi. Le singe, animal ressemblant à l'homme, habite dans la montagne sans vêtement, il aurait bien besoin d'un manteau. Le singe vêtu d'un manteau produit une impression de légèreté, d'humour. Maintenant, c'est le poète qui le lui fait revêtir. Et ainsi, en le combinant avec un mot inattendu, un mot poétique,hatsushiguré,associé à la coloration du feuillage et aux larmes de sang dans la poésie traditionnelle de 31 syllabes (waka), s'est renouvelé dans le haiku

38Et maintenant, il faudrait parler de la relation entre le haiku et les poèmes courts français, mais faute de temps, je ne mentionne que pour mémoire ce sujet trop vaste pour que je puisse l'approfondir ici. Le mouvement du haikai français dont je vous ai parlé tout à l'heure paraît être un essai d'introduction d'une forme poétique brève de trois vers sans rime. Il n'a pas du tout connu le succès du sonnet ou bien du madrigal, mais je crois qu'on peut constater quand même son influence dans l'ambiance du milieu littéraire d'alors et chez quelques écri­vains, comme Paul Fort, André Suarès, Guillaume Apollinaire, Paul Eluard, Max Jacob, Paul Claudel, et bien sûr Ezra Pound.

39Ce mouvement a été, me semble-t-il, une pierre de touche pour libérer les vers de la contrainte du syllabisme et des rimes dans une période de transition vers le vers-librisme en tâtant de différents exemples syntaxiques non traditionnels.

40Voyons l'œuvre d'Eluard. Eluard a publié à vingt-quatre ans ses onze haikais dans un articlede la NRFen 1920. Ce qui m'attire, c'est qu'il en a repris quelques-uns à plusieurs reprises dans ses recueils.

41Je citerai deux haikai, «Le cœur» et «Ah !».

Le cœur à ce qu'elle chante
Elle fait fondre la neige
La nourrice des oiseaux

Ah ! mille flammes, un feu, la lumière,
Une ombre !
Le soleil me suit.

42Il a repris ces deux poèmes dans ses Exemples, Les Nécessités de la vie et les conséquences des rêves, 1921, Choix de poèmes, 1941, Deux poètes d'aujourd'hui, 1947, Le Bestiaire, 1948, Premiers poèmes, 1948, Corps mé¬morable, 1948, etc. Ce fait montre qu'Eluard a reconnu ces haikai en tant que vrais poèmes.

43Comme vous le savez, le titre Pour vivre ici qu'Eluard a mis à ses haikai passe pour le mot-clé de son œuvre et il a laissé plusieurs poèmes importants sous ce même titre. Par ailleurs, il est évident qu'il avait des relations amicales avec Julien Vocance, un des plus remarquables poètes de haikais.

44En effet, en examinant ses poèmes courts, on trouvera facilement la ressemblance syntaxique avec le hailcai ; par exemple, le nombre minimum de vers, la discontinuité, la fréquence des groupes nominaux, le déséquilibre dans la longueur des vers, le déséquilibre grammatical des syntagmes, etc.

Le bec de bois crachait des flammes vertes
L'herbe aurorale
Chant des fontaines disparues
(Panorama II, Cours naturel, 1938)

Le château d'If
Belle voix grande maison
Aux échos décorés
De toiles d'araignée
(Les Mains Libres)

45Et de plus, sa poésie prend sa source dans la réalité même, juste comme le haiku ; son œil a bien pénétré «ce qui nous lie», juste comme la leçon de Bashô ; pour décrire le pin, il faut apprendre le pin.

46Apprendre, c'est pénétrer dedans pour que ses détails se montrent tout seul et qu'un sentiment naisse au point de donner un poème15. Eluard en appelle aux sensations, il se révolte contre le temps, économise les mots. Chez lui aussi, comme dans le haiku, le langage est dépouillé jusqu'à devenir une réduction du langage, comme dit Louis Perche16.

47Quant au surréalisme, qui s'est écarté du haiku, je me bornerai à citer cette phrase de Vocance tirée de son Livre des haikai : «Le surréalisme lui doit [au haikai], peut être beaucoup, n'est-ce pas, Eluard17 ?».

48Claudel lui aussi a favorisé le haiku et on en trouve la preuve dans l'existence de Cent phrases pour éventails. Effectivement, je ne peux m'empêcher de penser que rien n'est plus libre en rythme intérieur qu'un haiku. Toutes ces libertés et contraintes immanentes à la forme brève poétique qu'est le haiku auraient pu inviter, ainsi que le mentionne Gérard Dessons, à la remise en question de la ponctuation ou de la typographie, comme chez Claudel. C'est parce que la fonction de couper dans le haiku, me semble-t-il, était une redéfinition pour la poésie moderne française, et elle a la même valeur que dans les calligrammes d'Apollinaire.

49Au Japon, vers 1946, à l'époque où l'on était préoccupé d'introduire les idées occidentales, Takeo Kuwabara, érudit et spécialiste de la littérature française, a critiqué le haiku, principalement moderne, en raison de son manque d'idée solide. Pourtant, 40 ans après, il a renié de lui-même son mépris du haiku, en reconnaissant qu'il ne s'était pas aperçu jadis de l'esthétique de la brièveté. À travers un instant, ce que le temps fait ou défait, selon Yves Bonnefoy18, la fragilité évidente cache quelque haute tension qui soutient l'univers. En poésie, il s'agit d'intuition, mais pas de logique. Voilà la raison d'être de la poésie courte, du haiku.

50Le maître Bashô dit : «Il faut unir le haut et le bas, le réel et l'art, l'homme et la nature.» Le haiku est un poème antinomique par nature. Cela me rappelle, ici aussi, une parole de Breton : «Tout porte à croire qu'il existe un certain point de l'esprit d'où la vie et la mort, le réel et l'imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l'incommunicable, le haut et le bas cessent d'être perçu contradictoirement» (Du surréalisme en ses œuvres vives).

51Pour terminer, je voudrais encore signaler que le haiku qui a pour origine, comme je vous l'ai déjà dit, le premier groupe de syllabes du renga, était un mot pour saluer l'hôte en prenant matière dans son environnement, une scène du paysage, une personne, une femme qui lave des poireaux, spécialité de cette région, où des fleurs de chrysantème toutes blanches que l'hôtesse cultive, etc. Par nature, il a la qualité d'improvisation, de l'inspiration du moment. C'est pourquoi, me semble-t-il, le haiku attire les gens qui préfèrent non pas le long épanchement du cœur, mais le « ici » et le « maintenant ». Et je conclus que la brièveté du haiku nous mène à une réflexion sur la brièveté du moment dans le présent où nous vivons. Ce pourra être un bref étonnement.

Notes

1  Paul-Louis Couchoud, Sages et poètes d'Asie, Paris, Calmann-Lévy, 1916.

2  Etiemble : « Sur quelques traductions de Furu ike ya », 1976, Quelques essais de Littérature universelle, Gallimard, 1982, p. 127 et 128.

3  Paul-Louis Couchoud,ibid,p. 7 et 8.

4  Jean Paulhan, « Haïkaï », la N.R.F., septembre 1920.

5  William Leonard Schwartz, The Imaginative interpretation of the far east in modernfrench literature 1800-1925,Paris, Librairie Ancienne Honoré Champion, 1927.

6  René Maublanc, « Le Haïkaï français », Le Pampre, n° 10/11, 1923, etc.

7  Earl Miner, The Japanese tradition in British and America in Literature, Princeton University Press.

8  Mitsuko Kaneko (Nakane), « Haiku et Haïkaï, essai de poétique poétique comparée », Tôyô- no-shi, Seiyô-no-shi, Tôkyô, Editions Asahi, 1970, pp. 36-37. – Mitsuko Kaneko (Nakane), « Haïku et Haïkaï, Eluard, essai de poétique comparée », Kôza-hikaku-bungaku III, Tokyo, Editions de l'Université de Tokyo, 1973.

9  Kyoroku, Hentsuki, 1698, in Nippon haisyo Taikei (Syômon-haiwa-bunshû).

10  Kyoroku et Kyorai, Haikaimondô-Aonégaminé vol. TV (Jitoku-hatsumei-ben), 1697.

11  Kyorai, Kyorai-shô, (Syogyô). Kyorai et Yaha, Kyoya-syôsoko, (gabun-shôsoko).

12  Hattori Tohô, Sanzô-shi (kuro-sôshi).

13  Gérard Dessons, Introduction à l'analyse du poème, Bordas, 1990, p. 65.

14  René Sieffert, Le manteau de pluie du singe, Paris, PUF, 1986, p. 3.

15  Hattori Tohô ; Sanzo-shi (aka-sôshi).

16  Louis Perche, Paul Eluard, Paris Editions Universitaires, 1964, pp. 50 et 51.

17  Julien Vocance, Le livre des haïkaï,, Paris, Société Française édition littéraires et techniques, 1937, p. 10.

18  Yves Bonnefoy, "La fleur double et la sente étroite"; In Mouvements premiers, Études critiques offertes à Georges Poulet, José Corti, 1972 p. 314.

Pour citer ce document

Par Mitsuko Kaneko, «La poétique du haiku et quelques aspects du poème court. Fonction de la coupure», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], De la brièveté en littérature, Revue papier (Archives 1993-2001), mis à jour le : 23/08/2012, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=109.