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Apprendre l’orthographe dans les petites écoles d’après les textes de Jacques de Batencour
Par Aurélie Perret
Publication en ligne le 20 octobre 2022
Résumé
Based on the analysis of the teaching manuals of Jacques de Batencour, L’Escole Paroissiale ou la manière de bien instruire les enfants dans les petites écoles (Parochial school or a way to teach children in charity schools) and Instruction méthodique pour l’Escole Paroissiale dressée en faveur des petites écoles (Methodical instruction for parochial schools in favor of charity schools), this article focuses on the features and the evolution of the learning techniques applied to spelling in girls’ charity schools during the second half of the 17th century.
À partir de l’analyse des manuels pédagogiques de Jacques de Batencour, L’Escole Paroissiale ou la manière de bien instruire les enfants dans les petites écoles et l’Instruction méthodique pour l’Escole Paroissiale dressée en faveur des petites écoles, cet article entend analyser les permanences et l’évolution des techniques d’apprentissage de l’orthographe dans les petites écoles de filles de la seconde moitié du XVIIe siècle.
Mots-Clés
Table des matières
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Texte intégral
Introduction
1Dès la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle, de nombreuses petites écoles sont mises en place dans les villes d’Ancien Régime. Ces établissements sont destinés aux filles et/ou aux garçons pauvres, appartenant à des familles d’artisans, ou de marchands, relativement modestes. Il peut s’agir d’écoles réservées à l’un ou l’autre sexe ou accueillant les deux sexes avec un enseignant pour les garçons et une enseignante, souvent sa femme, pour les filles (Grosperrin, 1981).
2L’implantation de ce type d’établissement répond aux préconisations du Concile de Trente pour stopper les avancées protestantes en matière d’éducation des garçons, et surtout des filles, du peuple. Les fondateurs de ces œuvres de charité s’intéressent, en effet, d’abord aux filles puisque ce sont les mères de demain et celles qui orienteront leurs enfants pour l’une ou l’autre religion (Fievet, 2006 : 11-14). Il apparait donc nécessaire de leur donner les clés de compréhension des textes religieux, mais aussi les rudiments d’une instruction primaire à travers le traditionnel lire, écrire, compter.
3Pour uniformiser la transmission de ces savoirs, un certain nombre de manuels pédagogiques à destination des enseignants et des enseignantes vont voir le jour. Ils indiquent aux maîtres et aux maîtresses les bonnes pratiques d’apprentissage.
4Parmi ces manuels se trouve celui de Jacques de Batencour intitulé L’Escole Paroissiale ou la manière de bien instruire les enfants dans les petites écoles (Batencour, 1654). Si l’on sait relativement peu de choses sur la biographie de Batencour, on peut supposer qu’il faisait partie de la paroisse parisienne de Saint-Nicolas-du-Chardonnet au sein de laquelle il avait probablement occupé les fonctions de maître d’école. Cette paroisse, bien connue des historiens de l’éducation, est qualifiée par Dominique Julia de « laboratoire d’innovation pédagogique » (Julia, 2004 : 17) en raison de la mise en place du séminaire de formation des maîtres fondé par Adrien Bourdoise (1584-1655) et des influences pédagogiques exercées par l’Escole Paroissiale sur les autres structures scolaires grâce à sa réédition.
5Publié en 1654, l’Escole Paroissiale doit « servir aux Maitres des garçons & aux Maitresses des filles » (Batencour, 1654 : Préface) et fait l’objet, dès 1669, d’une réédition intitulée Instruction méthodique pour l’Escole Paroissiale dressée en faveur des petites écoles (Batencour, 1669), qui a pour ambition d’être diffusée sur l’ensemble du royaume de France. Ouvrage parmi les plus influents d’Ancien Régime1, l’étude de ces textes permet de déterminer les modalités et le déroulement de l’apprentissage de l’orthographe au sein des classes des petites écoles de filles.
6L’Instruction méthodique de Batencour est divisée en quatre parties. La première contient les vertus et qualités nécessaires aux enseignants. La seconde, les méthodes pour l’apprentissage de la piété. La troisième est consacrée aux méthodes d’enseignement de la lecture et de l’écriture. Enfin, la quatrième « qui se vend aussi séparément pour la commodité des enfans » contient des « Instructions familières pour enseigner l’Orthographe Françoise, sans la connaissance de la langue latine, les principales règles d’Arithmétique, les pratiques familières du catéchisme et les pratiques familières de la civilité ».
7En comparant les éléments contenus dans l’Escole Paroissiale et dans sa réédition, nous tenterons donc de comprendre comment s’apprenait l’orthographe au sein des classes des petites écoles de filles.
1. L’Escole Paroissiale : recopier pour apprendre
8La première édition du manuel pédagogique de Jacques de Batencour est très discrète sur l’apprentissage de l’orthographe, ce qui est probablement une des conséquences de la date de publication de l’ouvrage. En effet, et jusqu’au milieu du XVIIe siècle, l’orthographe de la langue française demeure très incertaine, diverse et surtout non unifiée. Batencour le signale d’ailleurs lui-même « disputer icy la meilleure orthographe, c’est une si grande controverse en ce temps, que i’ayme mieux n’en dire mot » (Batencour, 1654 : 271). À l’image du prêtre parisien, les maîtresses d’école sont invitées à la prudence et, pour ne prendre aucun risque, Batencour ne consacre qu’un paragraphe à la « Manière d’apprendre l’orthographe », qui se trouve, lui-même, à l’intérieur d’un article consacré à la manière de corriger et visiter les écrivains (Batencour, 1654 : 161) :
« Pour stiler les enfans à escrire, & se servir de leur escriture, c’est qu’il faut que quand ils commencent à escrire correctement & qu’ils vont droit sans regler, à quoi le Maistre les doit habituer insensiblement, leur defendant de regler2, sinon deux lignes, pour dresser leur escriture, il faut leur donner quelque Histoire, ou discours à coppier d’un livre François, leur recommandant de ne rien obmettre de ce qu’ils trouverront marqué, soit point, virgule, accent, lettres majuscules &c. & mesme de bien former leur escriture ; c’est là la meilleure façon que l’on puisse donner […]. Ce qui servira encore à l’orthographe, c’est de faire lire tous les iours aux enfants leur exemple avant que de la commencer & leur corriger […] » (Batencour, 1654 : 271-272).
9Cette citation ne nous renseigne donc que très peu sur les méthodes d’apprentissage de l’orthographe dans la première moitié du XVIIe siècle. Nous pouvons cependant constater que cet enseignement n’intervient qu’une fois que l’élève maîtrise l’écriture, dont l’apprentissage n’arrive lui-même qu’à la fin de l’enseignement de la lecture. Ces préconisations supposent donc que les élèves n’avaient accès à l’apprentissage de l’orthographe qu’après des durées de scolarisation relativement conséquentes pour les milieux populaires (La Salle, 1993 : 33-34)3.
10En nous recentrant sur la citation de Batencour, et en supposant que les enfants arrivent jusqu’aux derniers stades de l’apprentissage de l’écriture, le prêtre parisien recommande simplement aux enseignants de donner aux écoliers « quelque Histoire, ou discours à coppier d’un livre François, leur recommandant de ne rien obmettre de ce qu’ils trouverront marqué » (Batencour, 1654 : 271-272). On passe ainsi de l’apprentissage de l’écriture à celui de l’orthographe sans changer d’exercice. L’écolier se contente de copier ce qui est écrit dans un livre, en commentant les points d’orthographe et la ponctuation, ce qui sera repris plus tard par Charles Démia, fondateur des petites écoles de pauvres à Lyon, qui illustre cet apprentissage « par remarques » en ces termes :
« Voicy un Exemple de la maniere, dont le Maitre peut faire lire par Remarques : Les Maitres peuvent-ils faire profiter les Enfans à la Vertu, sans qu’ils fassent chaque jour des Considérations ? L’Enfant qui doit lire par Remarques, dira : Les Maitres l’L est Capitale, parce qu’elle est au commencement de la Phrase, l’M, est aussi Capitale parce qu’elle commence un mot considérable. Il y a un accent circonflexe sur l’â, qui tient la place d’une s, & qui rend la silabe longue : Peuuent-ils, le premier u est voiele, & l’autre consonne, ent, le t, & l’i, il y a une subunion faire, la diphtongue ai se prononce comme un e clair : profiter, il n’y a rien à remarquer &c » (Démia, 1688 : 25-26).
11Dans cet exemple, postérieur aux ouvrages de Batencour, Charles Démia fait de la lecture un des temps de l’apprentissage de l’orthographe puisque les enfants commentent les mots d’une phrase en la lisant. Ces commentaires peuvent concerner la casse des lettres, la ponctuation, la prononciation et l’orthographe de certains mots. Chez Batencour, ce temps de commentaire doit avoir lieu lors de l’apprentissage de l’écriture. À mesure qu’il recopie des phrases, l’élève doit en comprendre la formation, le rythme et l’orthographe. C’est donc par une assimilation intensive qui oblige l’élève à détailler explicitement chaque règle que l’on apprend à maitriser l’orthographe dans les petites écoles d’Ancien Régime.
2. L’Instruction méthodique : entre tradition et modernité
12Une quinzaine d’années plus tard, lors de la publication de l’Instruction méthodique, Batencour propose une méthode plus poussée d’apprentissage de l’orthographe grâce à un traité qui lui est entièrement dédié à la fin de l’ouvrage : Les Instructions Familières comprises en IV traités pour enseigner aux Enfans (Batencour, 1669 : 254). Le traité, publié en 1669, comporte ainsi les règles classiques de l’orthographe tout en intégrant les éléments de ce qu’André Chervel qualifie de « plus grande réforme orthographique des quatre derniers siècles en France » (Chervel, 2006 : 182-186), la distinction des lettres i et j et u et v qui intervient autour des années 1667 et que l’on retrouve dans ce traité de l’Instruction méthodique dès les premières pages :
« Combien y a-t-il de lettres ? Il y en a vingt & trois, sçavoir cinq voielles a, e, i, o, u & dix huit consonnes b, c, d, f, g, h, j, l m, n, p, q, r, s, t, v, x ,z. Le K & l’y ne sont pas fort en usage dans la Langue Françoise si ce n’est dans quelques mots particuliers, comme l’on verra dans la suite » (Batencour, 1669 : 259).
13Batencour propose également des méthodes d’apprentissage pour permettre aux enfants de saisir plus facilement les différents éléments de l’orthographe française :
« L’experience fait voir, que l’on peut apprendre suffisamment l’Ortographe, en se servant de quelques moiens familiers, particulierement à l’égard des enfans. Voici ceux que l’on met en usage le plus souvent :
1. On leur enseigne les regles generales, comme elles sont ici marquées, plûtôt par plusieurs exemples, que par un grand nombre de preceptes.
2. On les accoûtume, comme insensiblement, à remarquer dans leurs livres François, de quelle maniere chaque mot de leur leçon, ou de leur Catechisme, est écrit. Ils profitent beaucoup en cela, parce que la memoire domine dans leur âge : ce que l’on reconnoît facilement, en les interrogeant quelquefois, quand ils lisent, ou en les faisant disputer l’un contre l’autre, durant quelque temps prescrit, pour remarquer celui qui aura mieux retenu l’Ortographe des mots plus difficiles des leçons.
3. On leur fait copier, ou on leur dicte quelque discours de temps en temps : On leur corrige ce qu’ils ont écrit ; ou ils se corrigent l’un l’autre reciproquement. Mais comme ces deux derniers moiens se pratiquent selon la commodité & le talent des personnes qui les instruisent ; sans s’arrêter à les expliquer davantage, l’on parlera seulement du premier moien que l’on a proposé & qui comprend les regles de l’Ortographe » (Batencour, 1669 : 256-257).
14Dans cette citation, Batencour expose donc trois méthodes qui semblent avoir fait leurs preuves dans l’apprentissage de l’orthographe : l’utilisation de l’exemple, la lecture par remarque et la copie de textes. Lui-même fait le choix de ne pas s’arrêter sur la deuxième méthode (la lecture par remarque) et la troisième (la copie des documents) puisqu’elles semblent déjà bien assimilées et utilisées par les enseignants. Il détaille donc uniquement l’apprentissage de base des règles générales de l’orthographe qui sont présentées sous la forme de questions/réponses afin d’être plus facilement exploitées par les maîtresses et leurs élèves. Cette disposition permet également d’entrainer les enfants à la dispute, un concours entre les écoles, au cours duquel on pose des questions de connaissances aux enfants sur différentes matières (le catéchisme, la lecture, l’orthographe par exemple). À l’issue du concours, la meilleure école est primée et les autres sont invitées à partager un goûter4.
15Que contiennent ces « règles générales » ? Une première partie, composée de deux chapitres, propose d’abord une « Explication Familière de quelques mots qui viennent de la Langue Latine, dont on est obligé de se servir dans les regles de l’Ortographe » (Batencour, 1669 : 259). Un premier chapitre s’interroge alors sur ce qu’est l’orthographe et donne sept catégories de « mots » dont l’explication apparait nécessaire pour comprendre cette matière. Les premiers sont « les articles » qui marquent le genre du mot, les seconds sont « les noms », les troisièmes « les verbes », viennent ensuite « les parfaits simples et composés »5, « les subjonctifs », « les participes » et enfin « les nombres »6. Le traité propose différentes questions autour de ces sept catégories telles que « Comment peut-on distinguer les noms d’avec les verbes » (Batencour, 1669 : 260), « Donnez-moi un exemple d’un parfait simple ? » (Batencour, 1669 : 261) ou encore « Combien y a-t-il de nombres dans les noms ou dans les verbes ? » (Batencour, 1669 : 262). À travers ces différentes questions et leurs réponses, l’objectif est de permettre aux enfants d’être sensibilisés aux genres et aux nombres qui induisent l’orthographe des mots. Dans un deuxième chapitre, Batencour expose ensuite treize « distinctions » dont on peut se servir dans l’écriture. Il présente le rôle de la virgule, du point-virgule, des deux points, du « point seul » (notre point final), du point « interrogant », du « point d’admiration » (notre point d’exclamation), de l’apostrophe, des « deux points qui se mettent sur une voielle » (notre tréma), de la « division » qui marque à la fin d’une ligne un mot inachevé, de la parenthèse et enfin des accents grave, aigu et circonflexe qui concernent plus la prononciation que l’écriture. En mêlant ponctuation et prononciation, Batencour préfère donc certainement parler de « distinction » pour montrer qu’il s’agit surtout d’éléments rajoutés à l’écrit et que l’on perçoit très difficilement à l’oral. À la suite de la présentation de ces distinctions viennent quelques remarques complémentaires sur l’utilisation de ces éléments.
16Une deuxième partie du traité est ensuite consacrée aux « REGLES FAMILIERES pour écrire correctement le singulier & le pluriel des noms » (Batencour, 1669 : 266). Un premier chapitre expose les « REGLES GENERALES, pour la dernière syllabe des noms au singulier, suivant la prononciation des voielles & des consonnes » (Batencour, 1669 : 267). Batencour s’intéresse alors à la terminaison des noms qui se prononcent en A, en E, I, U, EUX, B, C, D, G, L, M et N, P, R, T et X en exposant les règles les plus communes concernant l’écriture de ces mots. Viennent ensuite les « REGLES GENERALES pour la dernière syllabe des noms au pluriel » (Batencour, 1669 : 278). Il mentionne donc le s à la fin des noms et les exceptions à la règle.
17Dans une troisième et dernière partie, les règles de base de l’orthographe mentionnent les « REGLES FAMILIERES pour écrire correctement toutes les difficultez qui se rencontrent dans les Verbes Réguliers » (Batencour, 1669 : 280). Batencour évoque alors les terminaisons des verbes en er, ir, orre et oir au parfait simple et au subjonctif, il propose également un détail des verbes avoir et être avant de s’intéresser aux cas particuliers dans la prononciation de ces verbes réguliers. Enfin, il s’intéresse aux difficultés rencontrées dans les « Verbes Irreguliers » (Batencour, 1669 : 292) tels que les verbes aller, dormir, mourir, partir, fuir ou vestir. Il détaille alors ces verbes pour montrer leurs particularités et leur orthographe qui font office de règle.
18Ces règles de base se terminent par un « Avertissement » (Batencour, 1669 : 298) qui contient en réalité des éléments complémentaires concernant les sujets des verbes avant de conclure sur cette méthode qu’il juge la plus facile et la plus efficace pour enseigner l’orthographe française à des enfants qui ne connaissent pas le latin.
19Les propositions de Batencour concernant les méthodes d’apprentissage de l’orthographe semblent finalement s’inscrire dans les questionnements pédagogiques de son époque. Se pose en effet la question de savoir si l’apprentissage de l’orthographe est la continuation pure et simple de l’écriture de l’élève, ce qui suppose un apprentissage par l’assimilation de modèles et la copie d’exemples, à la manière de ce qui se pratique traditionnellement chez les maîtres écrivains7 ; ou si l’orthographe est une composante de la grammaire dont l’apprentissage nécessiterait une formation intellectuelle plus poussée, ce qui illustre le point de vue de la nouvelle pédagogie de l’orthographe française et qui prolonge la tradition séculaire des écoles de grammaire qui liait l’orthographe à la grammaire latine.
20En donnant le choix d’un apprentissage par remarques ou d’un apprentissage par la copie, le prêtre semble pencher en faveur d’une méthode proche de celle des maîtres écrivains tout en essayant d’y intégrer sa propre expérience puisqu’il semble persuadé qu’« après une experience de plusieurs années, (…) ces petites regles étoient suffisantes pour instruire les enfans, & les autres personnes qui n’ont pas la connoissance de la Langue Latine » (Batencour, 1669 : 258).
21L’Instruction méthodique apparait donc comme un entre-deux entre la tradition pédagogique et la nouvelle méthode. Tradition, puisque Batencour recommande aux enseignants d’utiliser la copie de manuels pour apprendre ; nouveauté, puisqu’au travers de ses « Instructions familières », Batencour tient compte des innovations orthographiques en proposant un apprentissage à la française à l’attention des non-latinistes, apprentissage qui s’appuie sur deux innovations capitales. D’abord desserrer les liens qui rattachaient l’écriture du français à celle du latin avec la suppression de la forme latine de certains mots8. Ensuite, utiliser une grammaire que l’enfant peut directement percevoir à travers l’étude du genre et du nombre des mots mais aussi de la terminaison des verbes en fonction de l’orthographe du mot et non plus de ses origines latines.
22La méthode de Batencour concernant l’apprentissage de l’orthographe dans les petites écoles est donc inscrite dans son époque puisqu’elle prend en compte les évolutions pédagogiques de son temps. C’est certainement pour cette raison qu’elle est aussi populaire chez d’autres pédagogues, notamment Charles Démia et Jean-Baptiste de La Salle qui la réutilisent et l’enrichissent des nouvelles évolutions de leur temps.
23En effet, dans ses Règlemens publiés en 1685, Charles Démia préconise également un apprentissage de l’orthographe plus détaillé qui intervient après celui de l’écriture. Il demande une certaine adaptation des enseignantes et des enseignants qui doivent garder un juste milieu entre l’ancienne et la nouvelle orthographe. Pour ce faire, ils et elles doivent ôter « les lettres, qui ne se prononcent point, & qui ne rendent pas les mots meconnoissables, comme le p dans Bapteme, & Ptisane, I's qui se trouve apres un é clair, au lieu de laquelle on met un accent au dessus de l’é, comme dédain, détruire, &c. on suprime de même l’s qui fait la silabe longue, à la place de laquelle on met un accent circonflexe comme Apôtre, jeûne, il faut excepter certains mots qui sont si nus, quand on en a oté quelque lettre, qu’on ne les reconnoit plus ; on retranche aussi les lettres doubles, & inutiles, comme l’f dans afaire au lieu d’affaire, l’on change presque toujours l’y en i simple » (Demia, 1685 : 24). À nouveau, Démia, préconise aux maîtresses d’apprendre les règles générales de l’orthographe aux élèves selon les mêmes points détaillés par Jacques de Batencour puisqu’il mentionne l’apprentissage des lettres, leur prononciation, la ponctuation et la casse des mots selon la méthode d’un apprentissage par cœur et par remarque en les faisant s’affronter les uns contre les autres (Demia, 1685 : 25-26).
24Chez Jean-Baptiste de La Salle, le fondateur des Frères des Écoles Chrétiennes, l’apprentissage de l’orthographe intervient également à la fin de l’apprentissage de l’écriture lorsque les élèves ont atteint le « septième Ordre des écrivains en Ronde et le quatrième en Bâtarde » (La Salle, 1993 : 50). Dans la pédagogie de La Salle, l’écriture s’enseigne d’abord par un apprentissage de l’écriture ronde – c’est-à-dire une écriture cursive dérivée du gothique avec des formes arrondies – en huit temps. Lorsque les élèves atteignent le septième ordre, ils entrent dans le « degré des écrivains » (La Salle, 1993 : 33) puisqu’ils sont capables d’écrire des « caractères de compte et de finance »9. Intervient ensuite l’apprentissage de la bâtarde – c’est-à-dire une écriture cursive plus fluide – au moment du troisième niveau de l’apprentissage de la ronde, c’est-à-dire lorsque l’élève apprend à former toutes les lettres. L’enseignement de la bâtarde se déroule en quatre étapes, la quatrième étant l’écriture en caractères de finance. C’est donc à la toute fin de l’apprentissage de l’écriture qu’apparait l’apprentissage de l’orthographe. Comme chez Batencour, La Salle préconise un apprentissage par la copie : « La manière de leur faire apprendre l’orthographe sera de leur faire copier des lettres écrites à la main […] afin qu’ils puissent s’imprimer ces choses dans l’imagination et apprendre à en faire de semblables » (La Salle, 1993 : 50). Il ne donne cependant aucune information sur l’apprentissage des règles générales de l’orthographe.
25La pédagogie de Batencour concernant l’apprentissage de l’orthographe semble donc avoir fait ses preuves puisqu’elle est utilisée par Charles Démia et les Frères des Ecoles Chrétiennes jusqu’au XVIIIe siècle.
Conclusion
26Malgré cette diffusion des règles orthographiques et des méthodes d’apprentissage, on note, dès la fin du XVIIe et le début du XVIIIe siècle, un niveau insuffisant dans la connaissance de l’orthographe puisque des « fautes » se retrouvent toujours dans des documents émanant des classes populaires. Pour expliquer cela, nous pouvons explorer plusieurs hypothèses. La question est d’abord de savoir si les enseignants sont suffisamment formés à cette discipline. L’existence de séminaires de formation des maîtres et des maîtresses semble être le gage d’une excellente capacité des enseignants à transmettre les matières préconisées dans les manuels pédagogiques10. Toutefois, des remarques établies au cours de l’inspection des petites écoles semblent indiquer que ces maîtres et maîtresses n’étaient pas suffisamment formés11. En effet, de nombreux enseignants laïcs exercent en ville et ne bénéficient pas nécessairement d’une formation puisqu’ils transmettent principalement, à leurs élèves, les rudiments de la religion chrétienne et de la lecture (Grosperrin, 1981). S’ils ne sont pas formés, ils ne peuvent donc pas appliquer la méthode de Batencour, d’autant plus que cette dernière possède, selon André Chervel, de nombreuses imprécisions12. Les enseignants doivent donc combler les lacunes tout en répondant à la demande des parents, ce qui suppose une pédagogie par adaptation bien plus qu’un suivi des préceptes pédagogiques.
27Mais si les enseignants ne sont pas la cause de ces faiblesses dans l’apprentissage, les erreurs orthographiques du peuple peuvent-elles être le reflet des durées de scolarisation ? En supposant qu’un enfant doit d’abord passer par l’apprentissage de la lecture et de l’écriture avant d’être sensibilisé à la grammaire, il faudrait qu’il reste scolarisé pendant environ quatre ans dans l’école. Ces durées semblent extrêmement élevées pour des enfants principalement issus des classes populaires. Les études sur la question montrent en effet qu’en moyenne, un enfant restait scolarisé entre un an et un an et demi dans les petites écoles13. En suivant le programme d’apprentissage de Batencour, il n’aurait donc pas eu le temps d’appréhender les leçons orthographiques. Cette théorie va dans le sens des constatations d’André Chervel, puisqu’il défend l’idée que les limites dans l’assimilation de l’orthographe sont, en réalité, le reflet d’une diffusion plus rapide de la lecture et de l’écriture que de l’orthographe dans la société du XVIIIe siècle. En dissociant les apprentissages et en les étalant sur la durée, les petites écoles auraient ainsi favorisé la mise en place d’une orthographe « par défaut » et d’une écriture non contrôlée qui persiste malgré les théories pédagogiques (Chervel, 2006).
28Pourtant, s’il nous est impossible de vérifier l’application concrète des enseignements de Batencour au sein des classes des petites écoles, la réutilisation des règles pédagogiques de l’Instruction méthodique par ses successeurs et jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, semble indiquer le succès de sa méthode inscrite dans les évolutions de son temps.
Bibliographie
Batencour, J. de, 1654, L’Escole Paroissiale ou la manière de bien instruire les enfants dans les petites escoles, Paris, Pierre Targa.
Batencour, J. de, 1669, Instruction méthodique pour l’école paroissiale dressée en faveur des petites Écoles, Paris, Pierre Trichard.
Chervel, A., 2006, Histoire de l’enseignement du français du XVIIe au XXe siècle, Paris, Éd. Retz.
Demia, C., 1688, Reglemens pour les écoles de la ville et diocèse de Lyon dressez par Charles Démia, Lyon, André Olyer.
Demia, C., 1685, Règlemens pour les écoles de la ville et diocèse de Lyon dressez par Charles Démia, Lyon, A. Olier.
Fievet, M. 2006, L’invention de l’école des filles des amazones de Dieu aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Imago.
Grosperrin, B., 1981, Les petites écoles sous l’Ancien Régime, Rennes, Ouest France.
Julia, D., 2004, « L’enfance entre absolutisme et Lumière (1650-1800) », dans Becchi E., Julia D. (dir.), Histoire de l’enfance en Occident, t. 2 Du XVIIe siècle à nos jours, Paris, Éditions du Seuil, p. 7-119.
La Salle, J-B. de, 1993, « Conduite des écoles chrétiennes », Œuvres complètes, Rome, Éditions des Frères des écoles Chrétiennes, édition en ligne établie sur la base du manuscrit de 1720 consultée en janvier 2022. URL : https://lasallefrance.fr/wp-content/uploads/2016/05/conduite_des_ecoles.pdf
Notes
1 Ces textes sont en effet considérés comme les sources d’inspiration premières de Charles Démia (1637-1689), le fondateur des écoles lyonnaises, et de Jean-Baptiste de La Salle pour ses Frères des Écoles Chrétiennes.
2 Batencour décrit ici une pratique dans l’apprentissage de l’écriture qui est d’apprendre aux enfants à écrire droit sans tracer de lignes. Le terme « regler » désigne ici le fait de tracer ces lignes avec une règle.
3 Jean-Baptiste de La Salle nous informe sur la durée des différents apprentissages nous permettant de déduire qu’il fallait en moyenne entre 3 et 4 ans avant de savoir bien lire et d’attaquer l’apprentissage de l’écriture qui, pour sa part, durait en moyenne 1 à 2 ans. Potentiellement, les enfants doivent donc être scolarisés depuis au minimum 4 ans avant d’étudier l’orthographe.
4 Sur l’utilisation de la dispute comme procédé pédagogique voir notamment Rouche, M., 1981, Histoire générale de l’enseignement et de l’éducation en France, T.1, Des origines à la Renaissance, Paris, Perrin, p. 382-383, voir également Gross, G., « Des index à la dispute. Investir le vulgaire pour former le fidèle (1524-1536) », dans Ferrant, J., Guillabert-Madinier, T. (dir.), 2019, Le Langage et la Foi dans l’Europe des Réformes. XVIe siècle, Paris, Classique Garnier, p. 131-150.
5 Le parfait simple correspond à notre passé simple et le parfait composé à notre passé composé.
6 Même s’il s’agit de temps ou de modes verbaux, Batencour classifie bien ces différentes catégories dans celle des « mots » (Batencour, 1669 : 259-260).
7 Les maîtres écrivains sont des professionnels qui possèdent, en théorie toutefois, l’enseignement exclusif de l’écriture et de l’arithmétique. Le monopole qu’ils sont censés avoir sur une partie de l’enseignement entraîne d’ailleurs de nombreux conflits avec les petites écoles urbaines. Sur les apprentissages dispensés par les maîtres écrivains, voir notamment Hebrard, J., 1995, « Des écritures exemplaires : l'art du maître écrivain en France entre XVIe et XVIIIe siècles », Mélanges de l'École française de Rome. Italie et Méditerranée, tome 107, n°2, p. 473-523 ; et la thèse de Cabane, C., 2017, Aux plumes d’or, les maîtres écrivains à Paris, calligraphes au XVIIe siècle, Abad R., Smith, M. (dir.), Paris, École des chartes.
8 Comme les mots « debvoir, escrire, advocat » qui prennent leurs formes modernes de « devoir, écrire, avocat ».
9 Une écriture utilisant des « caractères de compte » ou des « caractères de finances » est une écriture en lettre ronde très appliquée et soignée pour permettre la lecture des comptes de la famille. Elle demande donc de l’entrainement et une certaine maîtrise.
10 Sur ces questions, voir Julia, D., 1988, « L'éducation des ecclésiastiques aux XVIIe et XVIIIe siècles » Problèmes de l'histoire de l'éducation. Actes des séminaires organisés par l'École française de Rome et l'Università di Roma - la Sapienza (janvier-mai 1985), Rome, École Française de Rome, p. 141-205 ; Nogues, B., 2013, « La formation religieuse en France au XVIIIe siècle. » dans Tokareva, E., Inglot, M. (dir.) L'éducation religieuse en Russie et en Europe au XVIIIe siècle, p.183-205.
11 Au cours d’une visite en juin 1688 dans l’école d’Edme Gaillat et sa femme à Lyon, les visiteurs de l’école notent que « le maître n’orthographie pas bien » (AD 69 - 5D20 : Visite du 11 juin 1688, chez Edme Gaillat et sa femme).
12 Par exemple Batencour ne précise pas comment écrire le son g devant les sons e et i (Chervel, 2006 : 191-195).
13 Voir la thèse d’Aurélie Perret portant sur les petites écoles lyonnaises, L’éducation populaire dans les villes d’Ancien Régime, l’exemple de Lyon 1667-1791, sous la direction d’Albrecht Burkardt, Université de Limoges, 2020.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Aurélie Perret
Université de Limoges
Aurélie Perret est docteure en histoire moderne et chercheuse associée au LARHRA (Laboratoire de Recherche Historique en Rhône Alpes). Dans le cadre de sa thèse intitulée « L'éducation populaire dans les villes d'Ancien Régime : l'exemple de Lyon, 1667-1791 », dirigée par Albrecht Burkardt et soutenue en 2020, ses premiers travaux de recherche portent sur l'histoire de l'éducation populaire, l'histoire des pratiques pédagogiques et l'histoire des femmes et du genre.
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