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Le royaume de la variante
Orthographe et graphies au siècle des Lumières.
Le royaume de la variante
Par Philippe Caron
Publication en ligne le 20 octobre 2022
Résumé
During the 18th century in France, printers and writers display a high level of flexibility in the way they spell their texts. Not only do written productions differ considerably from one another but till the end of the century the dictionaries themselves can display quite a range of variants for the same word. The French Academy has not yet its full authority and shows little concern as to creating standard orthography. Nevertheless, the 1740 and 1762 issues of its dictionary tend to become more influential. Such a change in the way people consider its usage may explain why written practice, namely among the nobility, shows a growing concern for orthography by the end of the 18th century.
L’évolution des pratiques et des sensibilités normatives en matière d’orthographe est considérable tout au long du XVIIIe siècle. L’article vise à restituer ce cadre en insistant sur le passage d’une période de nette flexibilité orthographique vers une autre où émerge un standard et, corrélativement, un enjeu social croissant dans la pratique orthographique. Ce paysage permet de considérer l’évolution des pratiques familières du temps avec un regard plus averti.
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Orthographe et graphies au siècle des Lumières. Le royaume de la variante (version PDF) (application/pdf – 2,6M)
Texte intégral
1L’approche des productions langagières de la période des Lumières dans des documents familiers comme les correspondances privées nécessite de définir un cadre large qui permette de situer ces productions dans leur temps. Il convient en effet, pour éviter un regard de taupe sur ces pratiques, de décrire le paysage orthographique (ou pour mieux dire graphique) au sein duquel on peut évaluer leur relation aux usages les plus autorisés. En effet, parmi les déterminants qui pèsent sur la production épistolière des femmes de cette époque, il n’y a pas seulement la forme prise par leur éducation et leur accès à l’écrit1, il y a aussi l’évolution des sensibilités orthographiques au cours de la période que nous parcourons. Or le siècle des Lumières n’est pas une période simple ni surtout uniforme. Il est évolutif et ce sont notamment les voies de cette évolution que, dans leurs grandes lignes, nous nous proposons de retracer.
1. Orthographe ou graphie ?
2L’approche terminologique que nous proposons dans ce premier paragraphe nous orientera d’emblée vers une période dont les caractéristiques nous dépaysent au premier abord. En effet parler d’ortho-graphe, dans le sens étymologique du terme, c’est présupposer qu’il existe un standard de ponctuation et de graphie qui fait office de référence et par rapport auquel on peut évaluer la plus ou moins grande déviance d’une production épistolière. Or il n’est pas exagéré de dire que dans les premières décennies du XVIIIe siècle la notion de standard, d’usage de référence en matière orthographique, est encore largement en gestation. Cette assertion surprend tant il est vrai qu’on se représente les siècles classiques comme une période de codification de l’usage. Gilles Siouffi (2019 : 27) est récemment revenu sur cette représentation en soulignant à juste titre que le XVIIe siècle présente un tableau plus nuancé dans lequel coexistent à la fois des pulsions normatives et des usages divergents assumés. C’est avec une vision rétrospective (depuis les siècles suivants) que l’on se représente le siècle classique d’une façon trop uniment codificatrice. Or la délimitation d’un usage de référence se cherche, à commencer par les instances détentrices de l’autorité. Le silence de l’Académie française pendant les soixante premières années de son existence n’est pas fait pour faciliter l’émergence de ce standard. En outre ce processus vaut surtout pour les différents niveaux de l’organisation du texte, beaucoup moins pour son encodage graphique. Nous avons sur ce point un indice très probant : les observateurs de l’usage que sont les remarqueurs2 de cette période3 nous renseignent en effet sur la place de l’orthographe dans le travail d’élaboration de l’usage de référence. Rappelons en effet (Caron 2004a&b : 395-400) que les ouvrages des remarqueurs sont presque exclusivement consacrés à discuter l’acceptabilité d’un mot ou d’une expression trouvée dans les productions langagières du temps. Ils sont donc des révélateurs assez fiables de l’insécurité linguistique d’une époque relativement à l’élaboration d’un standard. Ils travaillent beaucoup, par exemple, sur l’établissement d’une nette distinction entre des mots de même champ lexical comme terrain, terroir, territoire qui font l’objet d’une remarque fondatrice de Vaugelas (1647 : 74). Cette préoccupation pave la voie aux grands synonymistes du XVIIIe siècle qui, comme Girard (1718), Beauzée (1769) ou Roubaud (1785), raffinent la différence des sens. Ils peuvent également disserter sur les diathèses d’un verbe : peut-on dire Sortir le cheval de l’écurie ou faut-il dire seulement Faire sortir le cheval de l’écurie ? (Vaugelas 1647 : 38) ou sur la place des pronoms clitiques4 objets devant le verbe (Vaugelas 1647 : 376). Ou encore ils spéculent sur la recevabilité d’un mot néologique comme le calque français du latin urbanitas, urbanité, ou sur l’exactitude d’une métaphore comme « un bruit passe de main en main » (Ayres-Bennett & Caron 1996 : 204). L’absence ou la faible présence des remarques orthographiques chez ces remarqueurs est symptomatique d’un enjeu minime. La variation ne semble pas poser problème en orthographe. Aussi est-il préférable d’employer un terme plus neutre qu’orthographe pour cette période. On dirait, par exemple, que roy et roi sont deux graphies autorisées à la fin du siècle classique, plutôt que deux orthographes. Ce qui ne veut pas dire que leurs connotations de registre soient exactement identiques. Cette précision terminologique étant faite, il est bon de replacer l’époque de nos correspondances féminines dans la perspective historique qui est la leur et dans la période dont elles sont les héritières.
2. De 1635 à 1740
3La période immédiatement antérieure à nos correspondances, celle qui inclut la formation de la première dame d’Argenson, Anne Larcher (1706-1764), paraît, de prime abord, moins agitée sur le front des réformateurs orthographiques que le XVIe siècle5. Non qu’il n’y ait pas de tendances réformatrices (Pasques 1991) mais les doctrinaires des réformes les plus radicales ne font guère recette. Autour de Louis de Lesclache (1668) notamment, la controverse est nourrie sans atteindre celle de 1540 en ampleur et en largeur de vue6. La plus influente des réformes moyennes fut sans doute, pour la première moitié du siècle, la tentative du jésuite Monet parce qu’il l’a appliquée pour partie dans son Invantaire des langues françoise et latine de 1635. Comme elle était relativement modérée, elle pouvait apparaître comme plus dangereuse. Critiquée par Antoine Oudin (Pasques 1991 : 20-21), elle peut être considérée comme la première tentative d’envergure du XVIIe siècle. Elle est sans doute pour quelque chose dans le fait que se répand une opposition devenue courante entre l’ancienne orthographe et la nouvelle orthographe. La nouvelle orthographe est au reste un concept très vague, mais qui n’inclut pas les partisans d’une graphie phonétisante comme Poisson (1609), Lartigaut (1669) ou Lesclache (1668). Autant les propositions qui évoluent vers la stricte biunivocité graphème/phonème7 sont rejetées, autant l’ajout de signes suscrits et souscrits, la simplification sporadique de certaines géminées non phonologiques8 ou des digrammes grecs9 ou encore le remplacement de l’y traditionnel par le i font peu à peu recette. Il est fait mention de la nouvelle orthographe (sans le nom) jusque dans des constitutions de congrégations enseignantes comme celles de Notre Dame dès 1649 (Fourier 1649 : 42-43) :
4. Elle [La Maistresse de l’orthographe] ne se hastera de prendre vne façon d’orthographe, qui est tout nouuellement née, à ce que l’on dict, & faict profession de n’escrire quasi que les lettres qui se font sonner en prononçant les mots. Elle se seruira de la commune, qui est la plus en vogue, & suiuie du plus grand nombre de ceux qui se meslent d’escrire.
5. Et parce qu’assez souuent se rencontrent qu’vn mesme mot, & soubs mesme sens, s’escrit de deux façons differentes, par des hommes bien entendus, & quelque fois par vn mesme escriuain, qui en vn endroict de son ouurage y adiouste vne lettre, & en vn autre, l’oste, ou la change, sans neantmoins faillir ; parce que l’vne & l’autre de ces formes est bonne & vsitée, la Maistresse aduertira de cecy ses Escholieres aux occurrences : & les instruira à suiure la forme plus commune. Les vns, par exemples, escriuent ces mots, Amy, Ainsy, aussy, & diuers autres semblables ; par y ; les autres par, i, Ami, ainsi, aussi. les vns void, les autres, voit. Dieu te void, Dieu te voit : & en l’imperatif, voy, vois, voids10.
4Même si le texte est quelque peu imprécis, on peut lire dans ces quelques lignes la trace de trois types de graphie : celle des phonétisants qui est nettement rejetée, et deux formes communes également acceptées, celle qui continue les habitudes graphiques traditionnelles et celle qui entame un processus de modeste simplification. Quelque grossier que soit cet indice, il indique une situation plus irénique qu’un siècle auparavant. Ces divergences sont acquises et ne semblent pas susciter de controverse violente. Dans le Grand Dictionnaire des Précieuses de 1661, à l’article « ortographe », Somaize exprime bien le souhait que les femmes ont d’une orthographe plus simple qui leur permettrait un accès plus aisé à l’écrit :
Elles [les femmes] se mirent à dire qu’il faloit faire vne nouuelle ortographe, afin que les femmes peussent écrire aussi asseurément, & aussi corectement, que les hommes.
5Mais cette revendication n’est pas formulée en termes agressifs. D’autres indices militent en ce sens : d’une part l’Académie attendra 1673 pour se décider à trancher sur cette question et adopter l’orthographe des doctes (Mézeray 1673). C’est dire si, malgré la lenteur légendaire de son travail, elle a pu sans grand dommage à ses yeux compiler une partie déjà importante de son dictionnaire sans même se poser la question de la graphie qui serait la sienne. Peut-être l’affaire était-elle implicitement entendue pendant les premières décennies de son existence mais vers le troisième tiers du siècle, il est significatif qu’elle ait eu besoin de délibérer sur les orthographes en présence. Cette délibération signe nettement un constat de fait : dans l’usage du temps coexistent de façon courante des familles de graphies différentes largement acceptées. Un autre indice est d’autre part la parution vers la fin du siècle des dictionnaires de Furetière et de Richelet dans deux orthographes très distinctes sans que la graphie simplifiante de Richelet ait véritablement fait scandale. Mais quant aux réformateurs plus ambitieux, Furetière (1690) résume assez bien la position dominante sur leur compte, position au demeurant plus condescendante que polémique :
Le premier qui a voulu changer l’orthographe fut Jacques Pelletier du Mans qui soustint qu’il falloit escrire comme on parle, & après luy Louis Maigret, Pierre la Ramée dit Ramus, Jean Anthoine de Baïf, & de nostre temps l’Esclache. Ces opinions ont été traitées de ridicules. (s.v. Orthographe)
6L’extrait donne l’impression que l’affaire est classée et réglée d’un revers de manche : s’il existe de facto des orthographes divergentes, la cause de l’orthographe plus radicalement phonétisante est entendue. Ce qui n’empêchera pas le prêtre oratorien Gilles Vaudelin vers 1715 de reposer la question de façon tout aussi forte que Ramus dans sa Gramerȩ de 1562. Témoin son nouvel alphabet qui vise à la biunivocité prônée par son prédécesseur (Vaudelin 1713 : 2) :
Figure 1 : Les nouveaux caractères de Giles Vaudelin
7Le bel optimisme de ce prêtre augustin réformé soucieux d’apporter au plus grand nombre l’accès à l’écrit sera mis en échec puisqu’à notre connaissance ni l’un ni l’autre des livres publiés par lui n’auront de réédition (Caron 2018 : 214). Sa tentative ne connaîtra donc aucune concrétisation, sinon le bonheur des phonéticiens et phonologues du français classique.
3. Des familles de graphies au XVIII e siècle
8L’attitude académique en 1673 était déjà symptomatique d’un constat de coexistence, même si elle concluait au maintien de l’ancienne orthographe. Mais au tournant du siècle, le rapport des forces semble nettement changer. Il fait apparaître désormais une triangulation que l’on retrouvera plus tard au Royaume Uni dans les remarques du Critical pronouncing dictionary & expositor of the English Language11 de J. Walker (Walker 1791) : les polite, les learned, le vulgar. D’un côté, donc, le monde de la Robe et des intellectuels toujours frottés de latin. Il a pour lui d’être en possession d’un pouvoir judiciaire et administratif, mais il a perdu une partie de son autorité politique depuis les frondes de la première moitié du XVIIe siècle12. Les graphies qui sortent des officines administratives et judiciaires du Royaume, toutes différentes qu’elles puissent être, partagent une tendance au mot long, doté de graphèmes étymologisants ou traditionnels. Le deuxième pouvoir en termes linguistiques est la Cour et les Salons. Ce milieu est encore peu acculturé, ou en tout cas feint de ne pas l’être et surtout il reste défiant à l’égard de toute pédanterie. C’est lui vers lequel on se tourne pour y chercher une référence en matière de beau langage. La famille des graphies qu’on pourrait dire mondaines s’encombre moins du colinguisme latin-français. On la retrouve chez les éditeurs qui font paraître plus de romans que de textes de jurisprudence. Par conséquent, elle se rapproche un peu plus des graphies phonétisantes, c’est-à-dire qu’elle donne à voir une séquence de caractères dont la configuration est un peu plus proche de la prononciation sous-jacente. On pourrait la dire un peu plus alphonique13. Le Dictionnaire Universel de Furetière se rapproche plutôt de la première famille de graphies, celle des doctes, le dictionnaire de Richelet de la seconde, celle des mondains. Entre ces deux familles, le premier dictionnaire de l’Académie a tranché en 1673 en faveur de la première si l’on en juge par le manuscrit où son secrétaire perpétuel Mézeray (1673) a consigné les débats relatifs à cette question. Toutefois il serait tout à fait erroné d’imaginer que l’institution détient à cette époque une sorte de magistère orthographique. Le poids qui va l’emporter vient d’ailleurs, d’un troisième pouvoir qui émerge désormais à la faveur des bouleversements qui affectent la société : il s’agit du « public ». Le public est le peuple dans l’exacte mesure où il peut influer sur le déroulement de la vie sociale, notamment par l’accès croissant qu’il a à l’écrit. De ce point de vue, l’augmentation des petites écoles paroissiales dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, la congrégation enseignante des Frères des Écoles Chrétiennes de Jean-Baptiste de la Salle, les manuels bien diffusés de Batencour (1654 & 1669) 14, la distribution des almanachs par des colporteurs, la collection des livres bleus, les bureaux d’adresse et les journaux qui se développent eux aussi dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, et bien sûr la diffusion de l’enseignement secondaire jusque dans de petites villes, toutes ces innovations donnent un poids croissant à la classe montante. C’est le XVIIe siècle qui voit la production de livres en français dépasser celle des livres écrits en latin. Dans cette fraction de plus en plus acculturée de la société, force est de mentionner les femmes qui peinent à s’approprier les finesses de l’écrit à cause de leur très faible instruction jusque dans les milieux les plus en vue de la société monarchique15. Cette force a un rôle croissant au tournant du siècle. Et c’est probablement cette fraction du lectorat montant qui, peu à peu, tend à faire basculer les imprimeurs vers des graphies plus simples. Le jésuite Claude Buffier le note dans sa Grammaire (1711 : 78). Parlant des divergences de point de vue, il semble présenter les partisans de l’ancienne orthographe comme des individus attardés. À propos des réformateurs, il commente en effet :
Bien qu’ils n’en soient pas venus à bout tout-à-fait [de la réforme] : il est certain néanmois <sic> que depuis environ cinquante ans, elle [l’orthographe] est considérablement changée & devenue plus facile. D'autres Ecrivains demeurant encore attachez à l'ancienne Ortographe, il s'est fait dans notre langue à ce sujet une espece de schisme16 qui y forme un nouvel embarras, sur tout pour les Etrangers ; mais puisque les deux partis sont tous deux considérables, ou même que le plus grand nombre semble donner du coté de la nouvelle Ortographe ; les Etrangers peuvent s’attacher à celle-ci pour s’embarrasser moins ; se servant des Dictionnaires où elle est employée : à moins qu’ils n’en prennent quelqu’un où l’une & l’autre Ortographe soit marquée, afin d’en connoître la diférence. Au reste quand je parle ici de la nouvelle Ortographe, j’entends celle qui a cours à peu près autant, ou plus même que l’ancienne.
9Si l’on se réfère à son approximation chronologique, Buffier date l’évolution de l’orthographe des années 60 du XVII e siècle (« cinquante ans »). Par ailleurs la nouvelle « Ortographe » semble faire jeu égal d’après lui avec l’ancienne en ce début du XVIII e siècle. Ce problème de « schisme » est désormais visible et il n’est pas tranché. Ce qui revient à dire que l’Académie n’a pas assez de poids pour imposer un standard quelconque. Buffier ajoute ailleurs dans sa Grammaire que désormais les éditeurs modernisants dépassent quantitativement les éditeurs en orthographe ancienne. L'abbé de Saint Pierre abonde en ce sens, dans le Second discours sur les occupations de l'Académie (1716), lorsqu’il parle de l'orthographe « qui s'établit tous les jours » (Pasques 1991 : 32). C’est donc à ce mouvement que l’Académie va peu à peu emboiter le pas.
4. Aperçu des variantes les plus notables17
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i/j et u/v : iuge/juge, ouurage/ouvrage. L’Académie dans son édition de 1694 discrimine déjà assez systématiquement ces graphies comme aujourd’hui, mais seulement dans les minuscules ; les capitales restent encore largement indifférenciées.
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t/th, f/ph, r/rh, i/y chaque fois qu’il s’agit d’étymologie grecque. Cette période est encore mouvante sur cette question jusque dans le milieu académique. Le dictionnaire de Richelet propose des graphies comme rûme, rumatisme, étimologie, mitologie. Le Dictionnaire de l’Académie offre pour <fantaisie> phantaisie ou fantaisie jusqu’en 1878.
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Notation du é fermé : e seul, ou avec lettre muette adscrite, ou avec accent ; par exemple: temerité vs témérité, clé ou clef
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Alternance dans la série des graphèmes s, sc, ss, ç, ce, t(ion) : savant/sçauant, prononça/ prononcea
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Les lettres géminées, simplifiées ou pas : ateler ou atteler. Mais aussi lettre/létre (Richelet), modelle (1694, 1718, 1740 ; ou modèle 1762)
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La notation des voyelles longues : lettre vocalique sans diacritique, avec s muet adjoint, avec accent circonflexe ou enfin (mais archaïque) répétition de la voyelle : aage/âge, fenestre/fenêtre
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i/y purement calligraphique : roi/roy, aujourd’hui/aujourd’huy
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Les digrammes ou les trigrammes peuvent être parfois simplifiés. Ainsi pour coteau/cotau, reigle/régle/règle. De même pour les anciens hiatus : leu/lu, veu/vu. Chez Richelet, on trouve j’ai dû ou j’ai deu
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Les voyelles nasales : l’abbé de Dangeau, académicien, propose anfant, aisémant, suplémant
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je/ge : pour Richelet, jenisse ou genisse
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finale en -s et -x : Académie 1694 et 1718, loy/loix ; puis 1740, loi/lois
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Les consonnes muettes internes peuvent être maintenues ou pas : obmettre/omettre
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Alternance de c, qu et ch
5. Distributions de ces variantes
10Jusque vers la deuxième moitié du XVIIIe siècle (et plus tard encore dans les productions manuscrites), cet éventail très conséquent va donc se distribuer en mille et une façons différentes selon des variables comme :
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le medium : imprimé ou manuscrit
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le type de destinataire : savant, mondain ; large public, document confidentiel.
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le type de texte : les textes de jurisprudence ne s’orthographient pas comme des romans, la correspondance familière comme la correspondance diplomatique. On ne saurait imputer une faute à certaines correspondances familières qui ne sont pas tenues de rejoindre des graphies imprimées.
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l’accès de l’auteur à l’écrit : précoce, tardif ; approfondi, superficiel.
11Dans nos recherches actuelles, une zone de l’investigation reste encore largement en friche : il s’agit de la variable du genre. On peut penser qu’à milieu égal la différence d’acculturation entre hommes et femmes fait de cette variable un facteur déterminant dans l’analyse des pratiques langagières écrites. Mais il faut également, pour se faire une idée exhaustive des productions du temps, ajouter toutes les cacographies : faux découpages entre les mots ou à l’intérieur des mots, influence de la prononciation dialectale ou idiolectale18, confusion entre les homophones, hypercorrection analogique, et bien sûr les innombrables difficultés relatives à la morphologie flexionnelle où l’asymétrie entre prononciation et graphie est la plus embarrassante19. C’est en ayant à l’esprit cette diversité que l’on peut imaginer ce que les dames d’Argenson et leurs contemporaines devaient avoir comme représentation de la complexité des orthographes en présence.
6. L’Académie en mouvement
12À partir de la troisième édition de son Dictionnaire en 1740 et, plus nettement encore, celle de 1762, on constate que l’Académie prend acte des changements qui sont en cours et c’est à partir de ce moment qu’un changement se produit dans la perception que le public peut avoir de son orthographe. Largement pourvues de nos accents diacritiques20 actuels, ces éditions permettent la suppression de beaucoup de lettres quiescentes à valeur diacritique qui n’avaient plus de raison d’être. L’Académie s’aventure également, à pas comptés, vers des graphies plus simples comme la simplification de la géminée d’appercevoir. On peut penser que le fait que l’institution ait en partie épousé les changements en cours, qu’elle s’en soit inspirée pour modifier son orthographe, peut avoir joué dans l’autorité qu’elle gagna dans ce domaine. De ce point de vue elle épouse beaucoup plus un changement en cours qu’elle ne l’initie, ce qu’elle prétend d’ailleurs faire dans toutes ses préfaces (Quemada 1997). Toutefois cette autorité ne se voit pas immédiatement, à en juger par l’exemple du mot abîme qui exhibe un nombre de variantes assez surprenant.
7. L’exemple du mot « abîme »
13Nous avons choisi l’exemple de ce mot pour montrer que, dans les dictionnaires qui sont censés enregistrer un usage autorisé (pour ne pas dire standard, ce qui est différent), le XVIIIe siècle reste, jusque dans la deuxième moitié de celui-ci, un lieu de tolérance largement accepté. Le mot vient du grec άβυσσος (transcrit abissos en caractères romains). Dès le XVIIe siècle il se prononce [a 'bi : mə]. La voyelle i est allongée. Deux problèmes se posent donc au lexicographe : autour de l’affirmation ou pas de l’origine grecque du mot et de la notation de la quantité longue de la voyelle porteuse de l’accent lexical. Partons de cette orthographe des doctes dont l’Académie, à la suite des dictionnaires de la tradition du Dictionnaire françois-latin de Robert Estienne, se fait le dépositaire :
Figure 2 : Extrait de l’article ABYSME de l’Académie française en 1694
14L’Académie se montre maximaliste dans ses choix en 1694, sans surprise vu ses orientations de 1673 : l’y est une claire marque étymologique d’une part, ainsi que le graphème muet ʃ qui renvoie au double sigma du grec mais qui est surtout une notation adscrite21 de longueur vocalique. Or quelques années plus tôt, le Dictionnaire françois de Richelet (Richelet 1680) incarne une autre sensibilité, celle des gens du monde, bien représentée à la Cour par le milieu courtisan :
Figure 3 : Article ABÎME du Dictionnaire de Pierre Richelet en 1719
15Ce cliché est extrait de la réédition de 1719. Étrangement, l’article renvoie implicitement à la graphie académique sans la mentionner en propres termes. Mais dans l’édition de 1680 il n’en est fait aucune allusion. Richelet se débarrasse de la référence au grec en remplaçant l’y grec par un i et il utilise une notation suscrite pour noter la longueur vocalique, ce qui lui permet de faire disparaître le s adscrit devenu superflu.
16En 1740-1762, l’Académie fait mouvement à sa manière, jamais systématique mais plutôt hésitante entre les tendances les plus avancées et ses choix initiaux. Le résultat est un arlequin :
Figure 4 : Article ABYME de l’Académie française en 1740
17Elle semble considérer désormais comme négligeable la notation de la longueur et se débarrasse, par conséquent, d’une référence étymologique sur deux en faisant disparaître le s adscrit à l’y mais elle conserve ce dernier, estimant sans doute que l’i de Richelet serait attenter à sa tradition docte. Demi-mesure donc, dont elle est fort coutumière. Or peu de temps après, le premier tome de l’Encyclopédie dont Diderot et d’Alembert sont alors les maîtres d’œuvre est préparé. On peut penser que les encyclopédistes ne sont pas sans connaître l’orthographe académique de 1740 et celle de Richelet. Or ils ne vont proposer aucune des deux mais deux autres orthographes :
Figure 5 : Entrée de l’article ABISME de l’Encyclopédie
18Le choix premier est un mixte entre l’orthographe de 1694 (qui figure en deuxième position) et celle de Richelet. Les encyclopédistes valorisent donc le i vernaculaire mais répugnent à utiliser l’accent circonflexe. Choix, là encore, très éclectique qui hiérarchise simplement les deux variantes à l’avantage de la première par sa position. Mais la coexistence continue encore davantage car quelques lignes plus loin apparaît cette fois la graphie de Richelet :
Figure 6 : un des alinéas de l’article ABISME de l’Encyclopédie
19En bref, ils ne choisissent pas et laissent flotter la variation. Ce parti est intéressant car il marque qu’au cours de cette décennie où s’élabore le premier tome, la variation flotte sans que l’Académie représente encore une référence de poids. Mais voyons ce que les jésuites de Trévoux décident pour leur Dictionnaire de 1752, de quelques mois ultérieur à ce volume de l’Encyclopédie. A l’entrée ABIME et ABIMER ne se trouve qu’un renvoi à ABYSME et ABYSMER. C’est donc à ces deux vedettes que se trouve l’article plein ; ces vedettes présentent une singularité notable avec leur graphie hybride, capitale et minuscule : ABYsME d’une part, ABYsMER d’autre part. Or dans le courant des articles, les sous entrées sont toujours orthographiées avec l’i doté du circonflexe, abîme et abîmer. C’est dire que la coexistence entre les variantes est, encore une fois, la règle. L’Académie ne fait décidément aucunement autorité. Quant à la dernière édition du dictionnaire de Trévoux, celle de 1771, elle ne présente plus aucune trace de l’étrange <s> minuscule des entrées. En revanche elle offre jusque dans la vedette un condensé des essais du siècle :
Figure 7 : Article ABYME du Dictionnaires Universel françois & latin dit de Trévoux en 177122
20Deux choses sont toutefois à remarquer dans cette coexistence : d’une part, les jésuites ont choisi de placer leur article sous les auspices de l’orthographe académique la plus proche de leur édition, celle de 1762. Indice du poids croissant des choix de l’institution régulatrice française. Mais ils promeuvent en entrée une graphie, celle de Richelet, qui n’avait dans leur édition précédente que l’honneur discret des sous-entrées. Enfin ils hiérarchisent en position subalterne l’ancienne graphie de l’Académie en 1694. C’est dire, en tout cas, que l’autorité académique s’affirme un peu sans pour autant empêcher la coexistence d’une graphie concurrente plus simple.
21Le paysage que nous pouvons tracer au terme de cette brève enquête est donc celui d’une coexistence sans complexe de choix divergents, l’autorité académique ne s’affirmant que très subtilement, par exemple dans le dictionnaires de Trévoux (1771) à la faveur du choix effectué par le lexicographe du lieu de l’article plein ou de la graphie placée en vedette. Les dictionnaires n’offrent donc pas encore vers le milieu du siècle la trace d’un alignement net vers l’orthographe académique. Essayons de voir si un ouvrage particulièrement crucial pour l’histoire de l’orthographe française en cette deuxième moitié du siècle peut nous apporter des indices plus nets.
8. Le Traité d’orthographe en forme de dictionnaire de Le Roy23
22Imprimé sous l’anonymat chez Faulcon, imprimeur de premier plan à Poitiers, cet ouvrage est un grand succès de librairie si l’on en juge par ses très nombreuses rééditions24. Il était connu en son temps sous le nom de Dictionnaire de Poitiers tant il était devenu un usuel. Sa forme alphabétique et son format en un seul volume portatif 8° sont l’indice d’un besoin commercial net, celui d’un outil maniable, de consultation rapide pour s’éclaircir d’un doute. Après sept éditions successives en 36 ans, une version abrégée en est même publiée en 1777. Des contrefaçons plus petites apparaissent, contre lesquelles les éditeurs sont obligés de mettre leurs lecteurs en garde (Anon 1764 : Avis non paginé après l’avertissement). Mais le format de ces contrefaçons, par sa taille voisine de l’in-12, signale un vrai appétit pour un répertoire de poche. En 1800, le dictionnaire est republié en deux volumes, cette fois à Paris, indice d’une popularité qui ne se dément pas. Ce succès est un premier indice qui nous met sur la piste d’une demande croissante, donc d’une insécurité linguistique qui appelle un ouvrage de référence, probablement parce que l’enjeu de l’orthographe devient plus sensible dans les consciences :
Quoique la Langue Françoise n’ait presque pas varié depuis cinquante ans, & que les Auteurs du siécle où nous sommes se fassent honneur d’imiter ceux qui ont excellé sur la fin du dernier : cependant l’Orthographe a reçu tant de différens changemens, qu’à peine trouve-t-on deux Livres où elle soit semblable, s’ils n’ont été corrigés par un seul & même Correcteur. Tout le monde reconnaît ce défaut, & personne n’y a encore apporté le véritable reméde. (Le Roy 1739 : Préface p. I)
23Avec ce volume nous sommes en présence d’une sorte de toise qui va nous permettre de suivre par le menu l’évolution de la sensibilité orthographique sur soixante ans. En effet cet ouvrage très soigneux est constamment refondu, aussi bien sa préface très, qui fait office de véritable traité, que la nomenclature de la partie dictionnairique.
24La première édition de 1739, compilée par Le Roy25, prote chez Faulcon, est d’emblée saluée comme un excellent ouvrage, notamment par Claude Goujet dans sa Bibliotheque françoise ou histoire de la littérature françoise (Goujet 1741-1747). Mais les choix orthographiques de Le Roy ne sont pas toujours ceux de l’Académie française, ce qui indique assez clairement qu’elle n’a pas encore autorité sur les pratiques orthographiques du temps. Le Roy est un partisan des graphies conformes à l’étymologie ; il n’hésite pas à citer parfois quatre ou cinq sources différentes dans son brouillon qui est toujours consultable à la Médiathèque de Poitiers26 et ce n’est que sa mise au propre, également consultable dans les mêmes conditions, qui met l’Académie française en première position. Joubert27, Boudot28, Richelet ont bien souvent la première place dans le brouillon. Au reste, les deux états manuscrits de cette première édition trahissent des hésitations nombreuses, ce qui montre qu’un prote aussi sérieux est loin d’avoir toujours une et une seule leçon à proposer. Jusque dans le manuscrit de sa Préface destiné à l’impression, la citation ci-dessus enregistre deux biffures qui sont donc des repentirs de dernière minute : différents en différens, changements en changemens29.Toutefois un principe directeur revient très souvent d’un article à l’autre, principe assez bien résumé à l’article Abbréviation (Le Roy 1739 : sv) :
Ces quatre derniers mots [Abbregé, Abbreger, Abbréviateur] nous viennent du Latin Abbreviatio ; ainsi il ne faut pas en retrancher un b, comme a fait Richelet de son autorité privée, contre l’usage & la raison, quoique la prononciation n’en exige qu’un seul. On trouve dans Danet abbregé & abregé, ce qui fait croire qu’il balançoit sur le choix de ces deux manieres d’écrire. Pour moi, je ne balance point, persuadé qu’une orthographe qui a pour fondement l’étymologie des mots, doit l’emporter sur celle qui n’est appuyée que sur le caprice des hommes.
25Comme Le Roy meurt immédiatement avant la parution de la première édition, la deuxième édition de 1742 est remaniée et élargie dans sa nomenclature par un premier correcteur que l’éditeur Faulcon ne nomme pas dans l’Avertissement de la troisième édition de 1747. Le ton indique déjà, pour cette première refonte, un changement de mentalité à mettre en relation avec la troisième édition du Dictionnaire de l’Académie :
Pour l’Orthographe, on n’a pas toujours suivi celle de M. Le Roy ; on a pesé ses raisons, on a jugé de ses décisions, & l’on s’en est écarté lorsqu’on n’a pas trouvé qu’elles fussent suffisamment fondées. Le meilleur guide en ce genre c’est le Dictionnaire de l’Académie Françoise ; c’est celui qu’on s’est fait un devoir de préférer. (Anon. 1747 : Avertissement, in fine)
26C’est alors qu’intervient un troisième contributeur de poids, Pierre Restaut qui, en vue de la quatrième édition de 1752, remanie considérablement la préface de Le Roy et surtout aligne davantage encore la nomenclature sur l’orthographe de l’Académie telle qu’elle figure dans l’édition de 174030. Le ton, une fois encore, change dans l’Avertissement du Libraire :
Il [Restaut] ne s’est point assujetti à l’orthographe du premier Auteur, & il n’a pas balancé de la rectifier toutes les fois qu’il l’a trouvée contraire à l’usage & aux bonnes regles. (….) il s’est fait une loi de se conformer à celle de l’Académie à laquelle tout esprit raisonnable doit déférer avec d’autant plus de confiance que cette Savante & Illustre Compagnie étant uniquement occupée par état de la perfection & de la pureté de la Langue Françoise, on ne doit pas douter que ses décisions & les regles qu’elle adopte ne soient fondées sur l’usage autant que sur la raison. (Anon. 1752 : Avertissement)
27L’évolution des mots employés n’est pas indifférente : on passe du « devoir de préférer » l’orthographe de l’Académie à la « loi de se conformer ». Cette citation ne dit pas seulement que Restaut a aligné sa nomenclature sur l’orthographe académique mais également que l’Académie a autorité légitime pour édicter la norme orthographique. Ce n’est plus de la variabilité graphique dont il est principalement question mais de l’existence d’un standard digne de confiance et d’éloge. Le Libraire ajoutera même en 1764 un ajout significatif à la citation ci-dessus :
… cette Savante & Illustre Compagnie, qui a donné en 1762 une nouvelle Edition de son excellent Dictionnaire, étant uniquement occupée par état….
28Après la mort de Pierre Restaut, intervenue en 1764, c’est Laurent Rondet qui reprendra le flambeau en refondant une nouvelle fois l’ouvrage. La Médiathèque de Poitiers garde la Préface très substantiellement refondue de sa main dans ses archives31. Or l’Avertissement du Libraire de 1775 ajoute un long passage très significatif qui réhabilite Richelet, malmené bien des fois dans le Traité :
Le plus grand reproche que puisse avoir mérité Richelet, c’est d’avoir prématurément étendu la réforme de l’Orthographe sur un trop grand nombre de mots : l’expérience montre que tous ceux qui, comme lui, veulent trop entreprendre, communément échouent.
29Sur l’exemplaire qui prépare la refonte de 1775, on remarque qu’une correction manuscrite sur le frontispice de 1764 barre la mention de Restaut et lui substitue « Revue, corrigée & augmentée d’après la derniere édition du Dictionnaire de l’ACADEMIE ». Cette correction est elle-même barrée, elle n’apparaît donc pas dans l’édition de 1775, mais elle est significative d’une hiérarchisation absolument évidente, même si, dans le corps de l’Avertissement, l’auteur mentionne une deuxième grande référence qui, dans le manuscrit, est manifestement ajoutée comme un repentir :
LA NOUVELLE EDITION que nous présentons, a été entiérement revue sur la derniere Edition du Dictionnaire de l’ACADEMIE & de celui de Trévoux. (les mots sont soulignés par nous)
30De ce parcours dans les Avertissement successifs, retenons donc une inflexion très nette de l’orientation de l’ouvrage : l’Académie apparaît de plus en plus en figure d’autorité à laquelle on se réfère comme garant.
31Voyons à présent ce qu’il en est dans le corps du texte. À cet égard, la consultation des deux manuscrits préalables à l’édition de 1739 est instructive : la première copie manuscrite, surchargée d’ajouts, se réfère à une grande diversité de sources que le premier auteur cite et critique. L’Académie est un ouvrage compulsé parmi d’autres et elle n’est pas toujours citée en première position comme l’indice d’une hiérarchie potentielle. Or la deuxième copie, visiblement destinée à l’impression, corrige cet ordre assez systématiquement. Pour ne donner qu’un exemple significatif, le mot Almanach comporte en autorité « Danet32, joub33. Acad. Fr. » dans le brouillon. La mise au propre définitive modifie l’ordre et corrige « Acad.Fr. Dan, Joub. ». En outre le brouillon rajoute souvent la mention de l’Académie en interligne, comme s’il s’agissait d’un repentir. A l’évidence Le Roy n’a pas consulté en premier l’autorité académique mais préférentiellement Danet, Boudot, Richelet et Joubert. Or la troisième édition de 1747 supprime très souvent ces mentions, comme s’il n’était plus nécessaire de citer ses autorités. Beaucoup de discussions sont également supprimées comme si certaines orthographes étaient désormais condamnées. Ainsi au mot Ancêtres, la première édition de 1739 mentionnait une orthographe autre : « Autrefois ancestres ». La refonte de 1747 ne juge pas bon d’y faire référence. Ces évolutions sont de taille : elles indiquent que la variété des orthographes ne mérite plus toujours une mention critique et que certaines n’apparaissent même plus. Le poids de l’Académie se voit par ailleurs dès la mise au propre de la première édition. Dans les éditions suivantes, le tropisme orthographique abonde dans le sens de l’Académie. L’exemple du mot « trône » illustrera le propos : en 1739, Le Roy écrit thrône, traite throsne d’archaïque et trône de « faute ». Or l’Académie en 1740 propose trône ou thrône. La révision de 1747 laisse l’article inchangé mais lorsque Restaut prépare l’édition de 1752, il installe l’article à Trône et ajoute « Quelques uns écrivent thrône ; mais l’Académie & le plus grand usage en ont retranché l’h » Il n’est plus question de mentionner la graphie Throsne. La « faute » de 1739 est devenue « le plus grand usage » par la grâce de l’Académie. En 1775, Rondet ajoutera même que throne serait la graphie la plus conforme à l’étymologie mais que l’Académie et le plus grand usage ont tranché en faveur de Trône.
32Voyons à présent, sur le mot abîme, comment se comporte le Traité d’Orthographe. En 1747, comme en 1739, contre l’avis de l’Académie en 1740, il continue à noter Abysme, Abysmé, abysmer avec s adscrit et glose ainsi sa position : « Ces trois mots viennent du Latin aby∫∫us ; ainsi il faut écrire de la sorte, et non pas comme Richelet & quelques autres novateurs, qui écrivent abîme, abîmer. » Le réviseur de la troisième édition n’a donc pas aligné sa graphie sur celle de l’Académie (abyme, abymé, abymer). Mais en 1752, sous l’impulsion de Restaut, l’article change :
Abyme, s.m.
Abymé, ée, part. pas. & adj.
Abymer, v.a. & n. L’Académie écrit ces trois mots sans s, qui doit être retranchée de tous les mots où elle ne se prononce pas.
33Enfin, dix ans plus tard en 1775, nouvelle modification : À Abyme, Abymé, Abymer, il n’y a plus qu’un renvoi : Voyez Abîme, Abimé, Abimer. Puis, à ces vedettes, on trouve les articles suivants :
Abîme, s.m. Gouffre profond de terre ou d’eau. En terme de Blason, c’est le milieu de l’écu.
Abimé, ée, part.
Abimer, v.a. & n. Précipiter ou faire tomber dans un abîme. J’abîme, tu abîmes, il abîme, nous abimons, vous abimez, ils abiment. J’abimois, &c. J’abimerai, &c. Il prend le circonflexe quand la syllabe suivante est muete <sic>. On écrit aussi Abyme, Abymé, Abymer.
34Dans le manuscrit, un ajout a été barré qui mérite l’intérêt : « parce qu’il vient du latin Abyssus dérivé du grec où il s’écrit par y. Mais c’est un de ces mots tellement francisés, qu’ils perdent les vestiges de leur étymologie : d’ailleurs l’y ne porte pas l’accent que ce mot exige ». La graphie choisie par l’Académie se trouve en position ancillaire (« On écrit aussi… ») mais c’est l’orthographe de Richelet que, pour finir, Rondet a choisie, anticipant sur la cinquième édition de 1798 qui accepte tant abîme qu’abyme. Décidément la variance est toujours à l’œuvre jusque dans un ouvrage dont la fonction de référence semble avérée.
9. Une confirmation indirecte : les dictionnaires franco-espagnols
35Dans sa contribution orale au colloque sur les Archives d’Argenson34, Manuel Bruña Cuevas35 a montré très clairement comment les dictionnaires franco-espagnols du XVIIIe siècle exhibent cette lente conversion au standard académique du milieu du siècle. L’exemple peut-être le plus parlant est celui d’un dictionnaire dont les rééditions s’échelonnent jusque dans les années 60 du siècle, celui de Sobrino (1705). Ouvertement favorable aux innovations orthographiques du Dictionnaire François de Richelet dès son édition de 1705, il manifeste à partir de sa révision de 1744, un alignement croissant de sa graphie sur l’orthographe de l’Académie de 1740. Par ailleurs le dictionnaire de Torre y Ocón (1728) 36publié en 1728-1731, très fidèle à la graphie modernisante de Richelet, encore plus que Sobrino, va perdre du crédit lorsque la graphie académique s’impose graduellement comme standard au milieu du siècle. Enfin le dictionnaire de Herrero de 1744, qui avait pris pour modèle le système graphique du Dictionnaire Universel françois latin des jésuites de Trévoux dans sa réédition de 1732, sera également victime de l’ascendant croissant de la graphie académique de 1740 qui le discréditera pour l’avenir. Celui qui s’imposera dans la deuxième moitié du siècle sera en fait celui de Nicolas de Séjournant (1759) qui proclame dès son titre sa fidélité aux deux institutions académiques nationales, l’Académie française et la Real Academia de Madrid.
10. Le Dictionaire critique de Jean-François Féraud (1725-1807)
36Il s’agit du dernier témoignage vraiment conséquent d’une réforme mise en action par un lexicographe juste avant la Révolution. À cet égard, Féraud37 est bien l’héritier, le dernier rejeton de l’Ancien Régime en ce qu’il vit encore dans un état de langue qui ne s’offusque pas de la diversité et, à l’instar de l’Académie, est ouvert à l’idée que l’orthographe est constamment réformable. La conversion de Féraud à l’idée d’une réforme audacieuse se situe entre son Dictionnaire Grammatical de 1761-1768 qui ne porte pas la trace d’une idée de réforme et sa refonte dans les années 1780. Il dit en effet dans sa Préface de 1761 :
Nous avons suivi les principes du Dictionnaire d’Orthographe, qui a été formé d’après ceux du Dictionnaire de l’Académie. Cet ouvrage travaillé avec soin & plein d’excellentes recherches a été revû par Mr RESTAUT38. On peut le regarder comme un livre classique en ce genre. D’après ses principes nous avons conservé un grand nombre de lettres, que RICHELET & tant d’autres après lui avoient voulu supprimer, & nommément les lettres doubles, qui indiquent si infailliblement que la syllabe qu’elles affectent est brève.
37Il est difficile de savoir au juste ce qui motive cet ancien Jésuite à se convertir de façon conséquente à l’idée d’une réforme. La Préface de 1787 résume un argumentaire bien connu qui tourne autour de l’asymétrie entre oral et écrit et de la difficulté rencontrée tant par les régnicoles que par les étrangers. Devenu l’abbé Féraud, ramené au statut de prêtre séculier après l’interdiction de l’ordre par les Parlements de France, a-t-il perçu au contact des humbles que le problème devenait aigu? Ou bien le mouvement de l’Académie française l’a-t-il incité, voire autorisé à systématiser plus radicalement certaines des mesures de simplification prises sporadiquement par elle à l’occasion (apaiser, apercevoir, apeurer, apitoyer, aplanir, aplatir etc.) ? Toujours est-il qu’il est le témoin d’une possibilité encore ouverte d’apporter, comme le fera l’Académie jusqu’en 1798, de nouvelles corrections.
38En reprenant sur cette deuxième moitié du siècle un peu de hauteur, on ne peut donc que constater un double courant de convergence et d’innovation, surtout si l’on met en parallèle l’œuvre de Féraud, de Le Roy et de ses réviseurs, de l’Académie jusqu’en 1798 et des Jésuites de Trévoux. Si l’on fait abstraction des micro-mouvements qui, bien sûr, peuvent à l’occasion affirmer le contraire, l’Académie française, dans son mouvement empirique et prudent de modernisation a-systématique reçoit assez largement l’aval de l’usage. Les positions parfois plus avancées du Traité d’Orthographe en 1775 ou du Dictionaire critique de l’abbé Féraud en 1787 ne sont en somme que la systématisation plus conséquente de certaines de ses avancées. Au vrai certaines d’entre elles recevront l’aval de la cinquième édition de 1798. Mais ce mouvement se perçoit à l’intérieur d’une diversité toujours présente, parfois plus archaïsante, parfois plus modernisante.
Conclusions
39Le présent chapitre qui ne saurait prétendre à l’exhaustivité vise à construire un cadre de référence pour cette enquête sur l’écriture des femmes. Sans cet horizon, l’évaluation critique des orthographes en présence dans les correspondances féminines est difficile. Essayons à présent d’appliquer ce cadre aux générations dont nous nous réclamons dans cette publication. On peut, par exemple, dire sans risque de se tromper beaucoup que les deux premières dames d’Argenson, Anne Larcher et Constance de Mailly, écrivent encore leur correspondance avec un modèle très flexible des pratiques orthographiques de leur temps. La quasi lexicalisation des expressions antonymiques « nouvelle orthographe » et « ancienne orthographe » dès le XVIIe siècle exhibe d’une manière patente l’existence acceptée de pratiques graphiques divergentes. C’est avec ce modèle souple que, par conséquent, elles reçoivent leur formation initiale et s’imprègnent ensuite de leurs lectures. Mais vers le milieu du XVIII e siècle se laisse voir une montée de l’orthographe au sein des enjeux sociaux de la pratique linguistique. Le succès de librairie du Traité d’orthographe en forme de dictionnaire, ouvrage portatif constamment réédité et mis à jour, atteste qu’une conscience normative se manifeste et l’alignement croissant de sa nomenclature sur celle de l’Académie à partir de 1747 et surtout de 1752 prouve que l’autorité académique en matière d’orthographe est en train de s’affirmer. Toutefois les pratiques lexicographiques continuent jusque tard dans le siècle à exhiber des variantes. L’éclairage apporté par les grammaires françaises destinés aux hispanophones39 renforce cependant l’impression qu’une évolution se dessine à l’avantage des choix orthographiques de l’Académie.
40C’est à cette lumière que peut en partie s’expliquer la graphie de la troisième épouse d’Argenson, Sophie de Rosen, dont la conformité aux orthographes autorisées est assez sensible40. En l’absence d’information sur les circonstances de son éducation, donc de son accès initial à l’écrit, on peut faire l’hypothèse qu’elle appartient à une génération plus consciente des enjeux sociaux de l’orthographe et pour laquelle l’idée d’un standard de graphie commence à se faire jour assez nettement. Les dépouillements effectués par Marie-Claire Grassi (1994) semblent aller également dans le sens d’une sensibilité croissante à l’enjeu orthographique au tournant du siècle.
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Notes
1 Voir dans ce volume la communication de Nicole Pellegrin
2 Ce mot, attesté par le Thresor de la langue françoyse de Jean Nicot en 1606, n’est pas glosé par l’Académie française dans ses dictionnaires. Les remarqueurs, ou auteurs de remarques grammaticales, constituent une tradition en langue française qui, depuis les Remarques sur la langue françoise de Vaugelas de 1647, examinent la recevabilité d’un mot ou d’une expression observés dans les pratiques du temps. Bouhours, Thomas Corneille, Marguerite Buffet, Scipion Dupleix, Andry de Boisregard, Voltaire, Bret, d’Olivet mais aussi l’Académie française sont les contributeurs les plus connus de cette tradition pour la période classique et post-classique. Cette tradition se prolonge jusque dans les années 70 du vingtième siècle avec les chroniques de langage placées dans les journaux et Orthonet (voir Caron éd. 2004, Ayres-Bennett et Seijido 2011) .
3 Voir le Grand corpus des Grammaires et des Remarques du XVIe et du XVIIe siècles chez Garnier numérique. https://classiques-garnier.com/grand-corpus-des-grammaires-et-des-remarques-sur-la-langue-francaise-xive-XVIIe-s.html (dernière consultation avril 2021)
4 Les pronoms clitiques sont inaccentués, placés dans l’environnement immédiat du verbe. On les appelle également pronoms atones. Ainsi, je et me sont clitiques ou atones, à la différence de moi qui est tonique. Le mot « clitique » vient du grec klitikós, il indique étymologiquement parlant que le pronom s’appuie (accentuellement parlant) sur un mot voisin.
5 La controverse de 1540 (Catach 1997) engagea Louis Meigret, Guillaume des Autels puis Jacques Peletier du Mans, et elle détermina Ramus à publier sa grammaire de 1662 dans une orthographe largement réformée. Ronsard s’en déclara un temps partisan et Baïf s’inspira en partie des innovations proposées pour ses œuvres poétiques.
6 En l’espace de quelques mois elle implique François de La Mothe le Vayer dans ses Observations diverses sur la composition et sur la lecture des livres (Pars, Billaine 1668), Antoine Lartigaut dans Les Progrés de la véritable ortografe francêze fondée sur ses principes, confirmée par démonstracions (Paris, Ravenau 1669) , l’auteur anonyme de La Véritable Orthographe française opposée à l’orthographe imaginaire du sieur de Lesclache (Paris, Cottin, 1669 ) et Mauconduit dans son Traité de l’orthographe, dans lequel on établit, par une methode claire et facile fondée sur l’usage et sur la raison, les regles certaines d’écrire correctement. Et où l’on examine par occasion les règles qu’a données M. De Lesclache (Paris, Talon, 1669). Dans un article sur Monsieur de Pourceaugnac, Claude Bourqui (2015) suggère que la pièce jouée l’année même de la sortie du livre de Lesclache, pourrait bien être un écho indirect de la querelle en exhibant la diversité des parlures, donc la quasi impossibilité d’écrire le français « comme on le parle ».
7 Un graphème est l’unité graphique minimale d’une langue. Il peut, dans le cas du français, être un caractère simple comme a dans baba, ou un caractère accompagné d’un signe diacritique comme la cédille dans ç ; il peut être un digraphe comme <ff> ou <au> ou encore <ph>, voire un trigraphe comme <eau>. Le graphème peut transcrire une articulation orale, mais il peut être également muet comme t et s dans le pluriel enfants. La biunivocité dans la graphie d’une langue est une relation qui fait correspondre à une articulation orale de la langue un et un seul signe graphique.
8 Les géminées, ou lettres doubles comme <ll>, <ff>, <dd> sont prononcées en français comme des consonnes simples, à la différence de l’italien standard. On dit qu’en français elles ne sont pas phonologiques, alors qu’elles le sont en italien. Cette dernière langue oppose en effet un mot comme ‘fatto’ qui est le participe passé de’ fare’ à ‘fato’, substantif qui signifie le destin.
9 Les digrammes grecs, ph, th, rh et ch ( dans chrême ou Christ) se prononcent respectivement comme /f/, /t/, /r/ et /k/. A l’instar des Italiens ou des Espagnols, certains réformateurs proposent donc d’écrire <filosofie>, <téatre>, <ritme> ou <Crist>.
10 Voir aussi, sur le témoignage des Constitutions religieuses la contribution de Nicole Pellegrin dans ce volume.
11 Le dictionnaire de Walker est une des autorités linguistiques de la fin du XVIIIe siècle en Grande Bretagne pour la prononciation. Il a connu de nombreuses rééditions pendant une trentaine d’années et présente l’avantage de contenir beaucoup de remarques critiques qui nous renseignent sur les forces en présence dans l’élicitation de la norme phonétique.
12 Son poids diminue donc et l’on doit se souvenir que Louis XIV rive le clou : en 1665, les Parlements perdent leur titre de « Cours Souveraines » et doivent se contenter du plus modeste « Cours supérieures ». Ce rappel symbolique ne surprend pas dans la théorie de la souveraineté déjà présente dans les six livres De la République de Jean Bodin (1576).
13 Le linguiste André Martinet (1908-1999) a créé avec des enseignants un alphabet élémentaire pour les enfants débutants et les dysgraphiques, alphabet qui a la particularité que chaque articulation orale a une et une seule contrepartie à l’écrit. Il a appelé cet alphabet l’alphonic. À deux siècles et demi de distance, cette entreprise rejoint celle de Gilles Vaudelin dont nous avons parlé plus haut.
14 Voir à ce sujet la contribution d’Aurélie Perret dans ce volume
15 Voir la contribution de Nicole Pellegrin dans ce numéro.
16 Le vocabulaire religieux ne nous surprend pas dans ce passage tant il est vrai que le débat sur les orthographes est très souvent parallèle, dans ses formulations, à celui qui agite les Églises depuis la montée de la Réforme (Pasques 1991 : 27)
17 Cette liste doit beaucoup à l’inventaire que fait Liselotte Pasques dans son livre « Les Grands courants orthographiques au XVIIe siècle et la formation de l'orthographe moderne : impacts matériels, interférences phoniques, théories et pratiques : 1606-1736 » . Tübingen, Niemeyer, 1992.
18 Une caractéristique linguistique est dite dialectale lorsqu’elle est propre à un milieu social ou à une région géographique donnée. Elle est dite idiolectale lorsqu’elle est propre à un individu.
19 Voir la contribution de Philippe Caron et al. dans la partie I de ce numéro.
20 Est dit diacritique un signe graphique suscrit (comme un accent), souscrit ( comme la cédille) ou adscrit ( comme le <e> de <ge> dans le mot engeance. Sa fonction est d’élucider la bonne lecture d’un caractère qui, sans lui, serait susceptible de deux lectures différentes.
21 L’adscription d’un caractère muet est un procédé utilisé dans diverses langues européenne ( italien, espagnol, polonais, français etc.) qui consiste à indiquer la bonne lecture d’un caractère à lecture multiple ( comme c, g ) à l’aide d’un autre caractère muet immédiatement placé avant ou après lui .
22 Ajoutons que Trévoux 1771 présente, comme l’édition de 1752 ,un article de renvoi ABIME, ABIMER qui renvoie à ABYME, ABYMER.
23 Ce bref compte rendu est une première approche d’un travail de recherche en cours mené par Nicole Pellegrin et Philippe Caron. Charles Leroy de la Corbinay (1690-1739), prote chez les imprimeurs-libraires Faulcon de Poitiers , n’a publié que cet ouvrage et il est décédé juste avant sa parution. La biographie universelle de Michaud précise qu’après quelques mois de noviciat chez les bénédictins, il suivit un cours de philosophie au collège du Plessis à Paris. De 1721 à sa mort, il est au service des Faulcon. C’est à peu près tout ce qu’on peut actuellement savoir de lui.
24 Le catalogue de la BNF n’en compte pas moins de onze éditions en un peu plus de soixante ans, sans compter les contrefaçons publiées à l’étranger et en France, indice d’une popularité et d’une demande indubitables.
25 La raison pour laquelle l’auteur a voulu garder l’anonymat n’est pas éclaircie.
26 L’auteur de ces lignes remercie le service du Patrimoine pour son aimable collaboration au cours de la consultation des manuscrits et des éditions imprimées de cet intéressant document dont le dossier génétique gagnerait à être exploré plus avant.
27 Il s’agit du jésuite Joseph Joubert, auteur d’un Dictionnaire françois et latin, tiré des auteurs originaux et classiques de l'une et de l'autre langue. Lyon, Louis Declaustre, 1710.
28 Jean Boudot, auteur d’un Dictionnarium latino-gallicum en 1704.
29 Cette correction de dernière minute, signe d’une hésitation de Le Roy, ne subsistera pas en 1752, Restaut demandant explicitement dans son Avis manuscrit que les mots en –ant et –ent soient dotés de leur t au pluriel.
30 Ainsi le mot « agrafe » est-il écrit par Le Roy « agrafe » contre l’Académie française qui l’écrit « agraffe » en 1740. Restaut tranchera en faveur de l’Académie en 1752 et cette orthographe restera jusqu’en 1770, alors qu’entre temps la quatrième édition de 1762 a tranché pour agrafer. Il faudra attendre la refonte de 1775 pour qu’une nouvelle fois le Traité rectifie son choix … pour en revenir finalement à l’orthographe de Le Roy en 1739.
31 En outre toute l’édition de 1764 est collée, page à page, sur un papier plus grand et constellée d’ajouts manuscrits dans les marges.
32 L’abbé Danet est l’auteur d’un Nouveau dictionnaire françois et latin, enrichi des meilleures façons de parler en l’une et en l'autre langue, composé par l’ordre du roi pour Monseigneur le Dauphin par Monsieur l’abbé Danet (Paris Thiboust 1683). Ce dictionnaire faisait suite à un Dictionarium latinum et gallicum plusieurs fois réédité à partir de 1673.
33 Il s’agit du dictionnaire de Joubert ( voir note 27 ci-dessus)
34 Voir la captation vidéo de cette contributions sur le portail de la télévision de l’Université de Poitiers : https://uptv.univ-poitiers.fr/program/autour-des-archives-d-argenson/video/51589/sur-l-evolution-de-l-orthographe-francaise-d-apres-des-dictionnaires-bilingues-espagnol-francais/index.html. Dernière consultation le 26 avril 2021.
35 Voir aussi sa contribution sur les grammaires françaises destinées aux espagnols dans ce numéro.
36 El maestro de las dos lenguas. Diccionario español y francés, francés y español, Madrid, Juan de Ariztia, I, 1728, II, 1731
37 Jean-François Féraud, né à Marseille en 1725, entra dans la Compagnie de Jésus et y resta jusqu’à l’interdiction de celle-ci en 1763 par les Parlements de France. Son œuvre lexicographique est la partie la mieux connue de son activité éditoriale mais il publia également une grammaire du provençal et des œuvres anti-philosophiques. Il était en correspondance avec l’abbé d’Olivet, secrétaire perpétuel de l’Académie française . Pour plus d’information, se reporter à la thèse complémentaire de Jean Stefanini « Un provençaliste marseillais : l'abbé Féraud (1725-1807) ». Gap, Éditions Ophrys, 1969.
38 C’est donc l’édition de 1752 dont Féraud dispose.
39 Voir la contribution de Manuel Bruña Cuevas dans ce numéro.
40 Voir aussi la contribution de F. Piselli dans ce numéro. En examinant les lettres de la comtesse d’Albany, elle aboutit elle aussi à la conclusion que l’orthographe académique est de plus en plus perçue comme un standard à imiter.
Pour citer ce document
Le royaume de la variante», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Revue électronique, 1700-1840 : Des femmes françaises et étrangères à leur écritoire. Autour des Archives d’Argenson, III. Autour de la variété orthographique au siècle des Lumières, mis à jour le : 20/10/2022, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=1128.
Quelques mots à propos de : Philippe Caron
FoReLLIS UR 15076, Université de Poitiers
Philippe Caron est professeur émérite de linguistique française à l’université de Poitiers. Dans la diachronie du français, sa spécialité est le français classique et postclassique. Ses publications portent sur la sémantique lexicale et la sociolinguistique des usages et de la norme.
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