La traduction


Publication en ligne le 28 mai 2013

Texte intégral

1C'est une journée splendide, tu peux en être sûr, je dirai même que c'est l'été, fais-moi confiance, je m'y connais. Tu veux savoir ce qui m'amène à cette conclusion ? Alors là, rien de plus facile, il suffit de regarder ce jaune. Comment t'expliquer ça ? Bon, écoute-moi bien. Peux-tu te représenter le jaune ? Oui, le jaune, et quand je dis le jaune c'est vraiment du jaune que je parle, non pas du rouge ou du blanc, mais très précisément du jaune. Le jaune, ici à droite, cette tache jaune en forme d'étoile qui s'étend sur la campagne, un peu comme une fleur ou une lueur, quelque chose de ce genre, en somme, ou comme de l'herbe que la chaleur a séchée, est-ce que je me fais comprendre ?

2On dirait vraiment que cette maison repose sur le jaune, qu'elle est soutenue par lui. Il est étrange qu'on n'en voie qu'une partie, juste un pan, j'aimerais en savoir davantage, je me demande qui l'habite, cette femme peut-être, en train de traverser la passerelle. Il serait intéressant de pouvoir dire où elle va, il se peut qu'elle suive la carriole, oui, sans doute suit-elle cet attelage que l'on aperçoit dans le fond à gauche, près des deux peupliers. Il se pourrait qu'elle soit veuve, toute vêtue de noir comme elle est. Elle porte aussi un parapluie noir, qui lui sert à s'abriter du soleil… c'est l'été, je te le répète, aucun doute là-dessus. Mais je voudrais maintenant te parler de ce pont, ou disons plutôt de cette passerelle, tant il y a de grâce dans cette construction de briques dont les fondations s'avancent jusqu'au milieu du canal. Tu sais ce que j'en dis ? Toute sa grâce dépend de cet assemblage de bois et de cordes qui la couvre comme l'armature d'un auvent. On dirait un jouet pour enfants astucieux, tu sais, ces bambins qui ressemblent à de petits hommes et qui s'amusent toujours avec des Meccano ou des choses de ce genre, autrefois on en voyait chez les gens bien, aujourd'hui un peu moins, de toute façon tu m'as compris. Mais ce n'est qu'une illusion, car cette gracieuse passerelle, qui semble se mouvoir pour laisser passer les péniches dans le canal, n'est à mon avis rien d'autre qu'un piège. La vieille femme ne le sait pas, elle est même loin de l'imaginer, mais elle va faire un pas de plus et ce sera un pas fatal, crois-moi, elle posera sûrement le pied sur un mécanisme perfide, il y aura un déclic imperceptible, les cordes se tendront, sous l'action d'un levier les planches se refermeront comme une mâchoire et la pauvre restera prisonnière comme une souris, dans la meilleure des hypothèses, car dans le pire des cas toutes les barres qui relient les planches, ces espèces de pales un peu sinistres, quand on y pense, se déclencheront pour s'accoler avec une précision millimétrique, et clac ! la vieille sera réduite en bouillie. Le voiturier ne s'en apercevra même pas, d'ailleurs il est peut-être sourd, et puis il se fiche pas mal de cette femme, crois-moi, il a bien d'autres soucis en tête, si c'est un paysan il doit penser à ses vignes, les paysans ne pensent qu'à la terre, ils sont plutôt égoïstes, pour eux le monde s'arrête à la borne de leur champ ; si c'est un vétérinaire, parce qu'il peut s'agir aussi d'un vétérinaire, il est en train de penser à une vache malade dans la ferme qui doit se trouver là au fond, même si on ne la voit pas, pour les vétérinaires les vaches passent avant les hommes, que veux-tu, à chacun son métier ici-bas, les autres n'ont qu'à se débrouiller.

3Je regrette que tu n'aies pas encore compris, mais si tu fais un effort je suis sûr que tu y parviendras, tu es intelligent, et puis ça n'est pas si difficile à deviner, ou plutôt ça l'est un peu, mais je crois t'avoir donné bon nombre d'indications ; je te le répète, sans doute dois-tu simplement relier entre eux les éléments que je t'ai fournis, quoi qu'il en soit maintenant il faut partir, le musée va bientôt fermer, j'aperçois le gardien qui nous fait des signes, ah, ces gardiens, je ne peux pas les souffrir, ils affichent toujours une de ces morgues, au besoin nous reviendrons demain, de toute façon toi non plus tu ne dois pas être submergé de choses à faire, n'est-ce pas ? et puis l'impressionnisme est fascinant, ah, ces impressionnistes, si riches de lumière, de couleurs, il émane de leurs toiles comme un parfum de lavande, eh oui, la Provence… j'ai toujours eu un faible pour ces paysages, n'oublie pas ta canne, sinon tu risques de passer sous une voiture, tu l'as laissée contre ce mur, ici à droite, un peu plus loin, à droite, tu y es presque, et souviens-toi qu'à trois pas sur notre gauche il y a une marche.

Pour citer ce document

, «La traduction», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Revue papier (Archives 1993-2001), De la brièveté en littérature, mis à jour le : 28/05/2013, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=115.