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Introduction
Par Pierre Moinard et Béatrice Bloch
Publication en ligne le 20 décembre 2023
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Table des matières
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Texte intégral
1En 2021, les chercheurs de l’équipe B du FORELLIS ont par deux fois interrogé des modalités et des procédés de l’identification : un colloque intitulé le « personnage romanesque au miroir du lecteur » a été coordonné par Antonia Zagamé et Emilie Pézard en mai 2021, puis une journée d’étude sur l’identification à la lecture de poèmes, a été organisée en novembre 2021, par Beatrice Bloch, Pierre Loubier et Pierre Moinard. Le présent numéro des Cahiers Forellis réunit les actes de cette seconde journée.
2Un pas fondamental dans la réflexion sur l’identification du lecteur aux personnages de récits a été fait lorsqu’on a séparé la reconnaissance totale du « moi » qui se projette dans l’autre et l’empathie partielle avec l’autre pendant tel moment bref. Dans le cas du suspense par exemple, Raphaël Baroni1 montre qu’on peut se reconnaître, vibrer et entrer en empathie avec quelqu’un qui ne nous ressemble pas, et même qui nous repousse. Au-delà de ce cas particulier, la nouvelle narratologie ainsi que des théorisations didactiques de la lecture décrivent l’identification aux personnages comme un décentrement cognitif plus ou moins exigeant, qui peut mobiliser « toute la mécanique perceptive du lecteur2 ». Ces renouvellements théoriques ont été inspirés par des travaux en neurosciences qui décrivent l’identification empathique comme un « processus de simulation3 » étroitement lié à la compréhension et à l’interprétation des récits.
3Qu’en est-il pour la lecture de poèmes ? La notion d’identification garde-t-elle une pertinence face à des œuvres qui peuvent déjouer la perception de « personnages » pris dans une « intrigue » ? L’argumentaire de la journée d’étude invitait les contributeurs et contributrices à interroger la mise en place d’un espace alternatif d’expérience sémiotique et esthétique dans la lecture de poésie.
4Une première approche hiérarchise deux modalités de lecture des poèmes, l’une, attentive aux objets et aux êtres représentés ; l’autre, qui serait pleinement poétique parce que centrée sur la signifiance. Michael Riffaterre4, par exemple, critique, dans un « manuel à l’usage des candidats à l’agrégation », un commentaire fondé sur une lecture référentielle du « vol zigzagant de la chauve-souris » dans un célèbre poème de Baudelaire. Il récuse ce métadiscours qui « port[e] sur l’animal » parce qu’il ne rend pas justice à « la signification poétique de l’image », laquelle se substitue ici « à son contraire, la colombe dans le réseau habituel des stéréotypes ». Selon cette conception, la lecture référentielle devrait être dépassée voire niée, pour que le lecteur accède à la lecture poétique. Le poème, en tant qu’il répond au souhait mallarméen de « peindre, non la chose, mais l'effet qu'elle produit5 » déjouerait l’adhésion aux représentés, et, par conséquent, l’identification. Pourtant, le partage d’une figure anthropomorphisée, dans le poème ou d’une figure biographique de poète ou de rappeur, par exemple, est aussi de nature à proposer une lecture poétique efficace. Est-ce que, pour un lecteur ou une lectrice, s’identifier à un poète maudit n’induit pas au partage d’expériences, de manières d’être au monde ? S’agit-il inévitablement dans ce cas d’une « mauvaise lecture » de la poésie parce qu’elle rendrait dépendant d’un autre ? Ou parce qu’elle mettrait au premier plan le pathos au détriment de la facture du poème ?
5Une autre approche de l’identification en poésie insiste sur le rôle des phénomènes identificatoires comme vecteurs de la lecture poétique. Sans nier la distinction entre l’adhésion à des figures et l’attention aux effets signifiants liés à un usage particulier de la langue, cette approche intègre l’identification à une phénoménologie de la lecture des poèmes et conjointement met l’accent sur une diversité des modalités identificatrices qu’elle permet. Dans les premières pages de Façons de lire, manières d’être, Marielle Macé décrit ainsi son expérience d’identification au vol des hirondelles (plus euphorisant que celui de la chauve-souris baudelairienne) à la lecture d’un poème de Francis Ponge :
Ouvrant un recueil de poèmes de Francis Ponge, je lis par exemple ce titre : « Dans le style des hirondelles » et me voici captée par une forme extérieure, invitée à en suivre le mouvement et à essayer en moi-même ce style, cette forme particulière du vivre6.
6La lectrice entre dans le poème par l’identification à un pur « mouvement » qui la « capte » et lui propose une « forme du vivre », le « mouvement » d’un être-hirondelle transposé dans les mots du poète. Ici, le geste identificatoire de la lectrice consiste à essayer une « forme affective7 », voire une forme « corporelle »8.
7L’identification ainsi envisagée ne paraît donc pas incompatible avec une altérité de l’expérience de lecture poétique ni avec une faible densité des univers représentés, puisque le lecteur ou la lectrice se rend poreux.se à une nouvelle « forme du vivre » pour s’en nourrir et la faire sienne en saturant les blancs du texte ou en les éprouvant et en investissant l’étrangeté d’un poème.
8Les approches phénoménologiques de la lecture poétique envisagent donc l’identification comme une simulation mentale pouvant s’ancrer dans différentes strates9 du texte sans limitation aux figures représentées. Le lecteur ou la lectrice peut produire de la simulation à partir d’une image ou d’un rythme. Selon M. Deguy, il ou elle fait ainsi l’épreuve d’une altération puisque « la simulation ou “faire comme”, serait l’expérience où se révèle une proximité, un être-proche entre a et b, relation de a avec ce plus proche qu’il est et qu’il n’est pas, mais comme quoi il est10. »
9La présente livraison répond à l’ambition de faire dialoguer des travaux en poétologie, en stylistique et en didactique littéraire autour d’une redéfinition de l’identification dans la lecture de la poésie. Les contributions examinent des équilibres et parfois des tensions entre différentes modalités d’identification, à la lecture de poèmes du XIXe siècle à nos jours, dans des contextes divers.
Présentation des articles
10Les deux premiers articles questionnent l’identification à partir du travail éditorial de poèmes.
11Dans sa contribution intitulée « Identification et poésie dans les manuels et les programmes de différents niveaux scolaires : le cas de Hugo », Laetitia Perret interroge la présentation et l’appareillage de poèmes de Victor Hugo dans des manuels pour l’école primaire, le collège et le lycée général, à deux périodes (les années 1950-1960 et 2010-2020). Elle cherche à cerner la place faite à l’identification face à l’approche métatextuelle. La comparaison montre que l’identification aux figures représentées dans les poèmes est d’autant moins mobilisée que les consignes des manuels invitent à une lecture d’admiration peu compatible avec la sollicitation d’affects divers chez les jeunes lecteurs.
12S’interrogeant sur la manière de renouveler la lecture, David Gullentops propose dans « Pour une différenciation de la lecture identificatrice », un moyen d’éviter que la lectrice ou le lecteur ne restreigne sa pratique à l’application de processus lectoraux toujours identiques, ou à une simple projection du moi. Il pense que les apports de la génétique textuelle (il offre l’exemple des états successifs de poèmes de Jean Cocteau) obligent à considérer les campagnes d’écriture comme autant de variations autour d’un noyau textuel, nouveaux éléments à décrypter qui se révèlent pertinents dans la saisie des aspects déconcertants du poème. Ces variations sont facteurs d’imprévu pour une lectrice, ou un lecteur, lesquels diversifient de facto leurs approches, en s’éloignant de ce qu’ils avaient d’emblée reconnu.
13Les trois autres articles de la livraison reviennent sur des expériences de lecteurs et lectrices empiriques pour caractériser les identifications dans la réception poétique.
14Dans « Quelle expérience d’identification la poésie pour l'enfance et la jeunesse programme-t-elle ? Le cas des haïkus pour enfants », Christine Boutevin questionne à la fois l’énonciation à la première personne et sa réception dans des poèmes d’inspiration japonaise pour l’enfance et la jeunesse.
15Elle situe ces productions dans une histoire de la poésie pour la jeunesse aux XXe et XXIe siècles ; puis, à partir de l’examen de quelques exemples récents, elle montre comment des haïkus peuvent provoquer l’empathie des jeunes lecteurs ainsi que leur désir d’écriture.
16La contribution d’Aurélie Foglia, « Qu'est-ce que le lirisme ? Quelques mots sur une poétique de la lecture en poésie », examine précisément l’identification appelée par la poésie. D’une part, elle la distingue de la projection sur un personnage qui caractérise le roman ; d’autre part, elle récuse l’idée d’une identification au poète par une fusion des états d’âme. Le néologisme « lirisme » affiche sa méfiance envers une vision traditionnelle du lyrisme et renvoie à une description dialectique de l’identification. Les retours sur ses rencontres avec des poèmes de Villon et de Rimbaud montrent que si une écriture dépersonnalisée déjoue la projection dans une voix ou une figure anthropomorphe, elle favorise un partage de formes de vie. Placés en annexe, quelques poèmes récents de l’auteure (qui les publie sous le nom d’Aurélie Loiseleur) prolongent la proposition théorique et critique développée dans l’article.
17L’article d’Antonio Rodriguez, « La voix n’est plus le sujet. Quelles interactions face aux objets lyriques multimédias ? » commente quelques créations audiovisuelles de lecteurs et lectrices de poèmes contemporains. Les années 1990 ont vu éclore des réflexions sur le « sujet lyrique » et sur la « polyphonie ». Or, l’interaction avec le texte lu ne consiste pas seulement à ré-énoncer le poème ou à prendre la voix du sujet locuteur en se coulant dans son émotion. La théorie du Reader-response anglophone, et d’autres travaux des années 2010, proposent d’ouvrir à une participation lectorale plus polymodale. La réception de poèmes multimédias oblige à décorréler la lecture d’une pure projection dans l’énonciateur, puisque ce sont aussi bien les images que les sons et les rythmes qui offrent des partages et des interactions empathiques subtiles aux lecteurs et aux lectrices.
18Le présent numéro des Cahiers Forellis offre donc à miroiter divers procédés de lecture qui renouvellent et spécifient la conception de ce qu’est lire la poésie, selon des formes de reconnaissances qui étendent le concept « d’identification » du lecteur au-delà d’une pure « projection identificatrice ».
Notes
1 Dans Raphaël Baroni, La tension narrative. Suspense, curiosité et surprise, Paris, Seuil, 2007.
2 Dans Jean-Louis Dufays, Stéréotype et lecture, Bruxelles, Mardaga, 2010, p. 180.
3 Dans Véronique Larrivé, « Empathie fictionnelle et écriture en "je" fictif », Repères, n°51, 2015, § 2. https://journals.openedition.org/reperes/913. Voir aussi Jean-Marie Schaeffer, Les Troubles du récit, pour une nouvelle approche des processus narratifs, Paris, éd. Thierry Marchaisse, 2020, p. 118.
4 Dans Michel Riffaterre, La production du texte, Paris, Seuil, 1979.
5 Dans S. Mallarmé, Œuvres Complètes, éd. par Bertrand Maréchal, deux tomes, I, 1998 et II, 2003, Paris, Pléiade, p. 663.
6 Marielle Macé, Façons de lire, manières d'être, Paris, Gallimard, 2011, p.10.
7 Antonio Rodriguez, le Pacte lyrique, configuration discursive et interaction affective, Bruxelles, Mardaga, 2003, p. 130.
8 Voir la notion de « corps mentalisé » dans Béatrice Bloch, Lire, se mêler à la poésie contemporaine, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2021, p. 120.
9 Roman Ingarden identifie, dans L’Œuvre d’art littéraire, Lausanne, L’Âge d’Homme, trad. fr. 1983, quatre strates du texte littéraire qui appellent divers actes d’appréhension entrelacés : la strate des vocables (Wortlaute) en tant qu’elle tisse un matériau phonique, celle des unités de signification (Wortbedeutungen), celle des objectivités figurées (dargestellte Gegenständlichkeiten) par les significations du texte, soit la strate des corrélats objectifs des phrases, et enfin celle des aspects (Ansichten) sous lesquels ces objets apparaissent. Pour une application de cette théorisation à la lecture des poèmes voir J.-M. Schaeffer, « Esthétique et styles cognitifs : le cas de la poésie ». Critique, 752-753, 2010, p.59-70. https://doi.org/10.3917/criti.752.0059
10 Michel Deguy, La Poésie n'est pas seule. Court traité de poétique, Paris, Seuil, 1988. « Mimer ».
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Pierre Moinard
Pierre Moinard est maître de conférences (en 9e section, didactique de la littérature) à l’Université de Poitiers (INSPÉ). Il est rattaché au laboratoire Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l’Image et de la Scène (EA 3816). Ses travaux portent essentiellement sur les théories didactiques de la lecture littéraire, les écritures de la réception sur des forums et blogs de lecteurs dans le second degré, les enseignements littéraires dans le premier degré.
...Quelques mots à propos de : Béatrice Bloch
Béatrice Bloch est professeure des universités (en 9e section) à l’Université de Poitiers. Elle est rattachée au laboratoire FoReLLIS, Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l’Image et de la Scène (EA 3816). Elle a publié en 2021 Lire, se mêler à la poésie contemporaine : Aimé Césaire, Bernard Noël, Dominique Fourcade, Florence Pazzottu, Éditions de l’Université de Bruxelles.
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