Apories morales et apories enonciatives : l'ecriture a-representative de Waiting For The Barbarians

Par Catherine Vrana
Publication en ligne le 28 mai 2013

Texte intégral

1Waiting for the Barbarians est une histoire qui ne se passe nulle part, mais que nous ne serions vraisemblablement pas disposés à qualifier de roman si son auteur n'était pas sud-africain. L'intimité du lien entre ce texte et la situation de son auteur, et la nécessité qui en découle de prendre en compte ce lien dans l'analyse du roman, sont deux phénomènes qui ont été souvent notés par les commentateurs. Encore faut-il s'entendre sur le sens de situation.

2Si l'on entend par là l'ensemble des déterminations extra-littéraires (sociales, raciales, sexuelles, économiques, politiques, etc.) dans lequel un individu se trouve pris à un moment de l'Histoire, il est évident que l'on ne s'occupe plus de Waiting for the Barbarians, mais déjà et encore de l'Afrique du Sud et de l'apartheid. Or – et il me semble que ce point n'a pas été assez souvent relevé, J.-M. Coetzee ne parle pas de l'apartheid et de l'Afrique du Sud, il parle du nom de l'apartheid et de l'Afrique du Sud, ou plus exactement il dit que l'apartheid et l'Afrique du Sud, cela porte un nom, et que la tâche de la littérature consiste à trouver ce nom ainsi que les propriétés que, à la réflexion, on pourrait y rattacher. En ceci la littérature fait œuvre morale, non pas au sens où elle séparerait les bons et les méchants – ironie facile d'un certain Colonel persiflant "you seem to want to make a name for yourself as the One Just Man" (113-114) – mais au sens figurai : l'écriture devenant un moyen de définir les règles qui devraient présider à la représentation de l'irreprésentable, autrement dit de définir la situation de l'écrivain en tant qu'il est assujetti à la fois à la nécessité d'écrire, et à l'interdiction de représenter directement. Ces deux impératifs ont fait, comme on sait, l'objet de débats nourris depuis la Seconde Guerre Mondiale, au point qu'ils pourraient apparaître aujourd'hui comme des données de la "littérature de résistance", et constituent de facto, chez certains auteurs, de véritables fonds de commerce. La réussite incontestable de J.M. Coetzee est d'avoir su s'avancer sur ce terrain, non pas comme sur un territoire connu et balisé, mais en réexaminant ces données au fur et à mesure de son avancée, en les re-problématisant sans cesse et en forgeant lui-même le type d'écriture approprié à cette exploration. La solution trouvée pour l'écriture de Waiting for the Barbarians est un genre hybride, alliant la transparence allégorique à l'opacité de l'utopie. Ce mélange – ou plus exactement, le dosage des deux composantes, est particulier à J.M. Coetzee : contrairement à ce que l'on pourrait penser par ailleurs, on ne le retrouve ni chez Kafka ou Buzzati – presque exclusivement tournés vers l'allégorie, ni chez les grands auteurs d'utopies négatives tels Huxley, Zamiatine ou Orwell – plutôt préoccupés par l'utopie en ce qu'elle a d'hyperbolique. Il permet à Coetzee de résoudre à sa manière le rapport de la forme et du fond, non pas en posant un rapport d'adéquation mais bel et bien d'identité entre les deux : écrire de cette façon, c'est faire œuvre morale, et vice-versa. C'est pourquoi une telle écriture, tout en créant de nouveaux moyens d'expression, révèle bientôt les limites qu'elle s'est elle-même tracées, même si elle ne les avait pas toujours explicitement prévues. D'une part, le problème de l'adéquation de la forme au fond, d'abord repoussé dans les zones annexes de l'écriture, finit inéluctablement par faire retour dans le texte, entraînant des défauts d'autant plus graves que l'écrivain n'est alors plus en mesure de les contrôler : ce sont les bizarreries du texte coetzeeien (naïvetés, incohérences, anachronismes), que, malgré tous leurs efforts, les commentateurs de Coetzee sont dans l'impossibilité d'excuser par une quelconque stratégie métaphorique sachant que cette écriture exclut par définition la métaphore. D'autre part, l'identité postulée entre écriture et œuvre morale doit, pour être élevée au rang de figure opératoire, être sans cesse reconstruite et reconduite tout au long du roman. En conséquence, elle finit par occuper la totalité du texte en tant qu'interface narratif/idéologique, niant ainsi la possibilité d'une transcendance rivale ou du moins autre. Il est invraisemblable qu'un démocrate qualifie le peuple de rabble ; (118) il est invraisemblable qu'un humaniste conçoive le corps détruit par la torture comme le comble de l'humanité ; (115) et cependant il était inévitable que J.M. Coetzee en vînt à ces extravagances, étant donné la structure qu'il avait choisie pour son roman, et l'écriture singulière qu'il avait, pour ce texte, si patiemment élaborée.

3On a souvent noté le caractère minimaliste de l'écriture de Waiting for the Barbarians. Le terme n'est pas tout à fait exact : dans le même temps, c'est aussi une écriture complexe, caractérisée par une syntaxe variée (les inversions et les topicalisations y sont fréquentes), de nombreux marqueurs expressifs (exclamation) et une tendance assez nette à l'ornement. Ce qui reste vrai, c'est que dans certains domaines l'auteur maintient une grande réserve, en particulier dans l'image qu'il donne de l'écriture à l'intérieur de son propre texte. En général, il n'en donne pas d'image du tout - pour la mise en abyme de l'écriture, on veillera à s'adresser ailleurs –, et lorsqu'il en donne une, elle est assez négative : quel écrivain voudrait ressembler au Magistrat, griffonnant des rapports d'audience et de maigres chroniques ? Quel lecteur s'identifierait au même Magistrat, manipulant des morceaux de bois avec le vain espoir d'en déchiffrer un jour les hiéroglyphes ? Voilà qui n'est flatteur pour personne, et pourtant, dans le temps que nous ne sommes point flattés, nous comprenons pour ainsi dire de l'intérieur – puisqu'aussi bien dans la figure du Magistrat c'est une certaine image du lecteur qui se flétrit, un premier degré de la nécessité d'écrire : parce que la fin approche, qu'elle sera sans grandeur, et qu'il convient en ce cas d'effectuer un certain nombre de gestes pratiques visant à mettre en ordre quelques objets quotidiens. L'écriture est un de ces gestes, et ses objets quotidiens sont les signes. Lorsque le Magistrat demande au garde "Were the prisoner's hands tied ?" et que le garde lui répond "Yes, sir. I mean, no, sir", (6) il est évident que les adverbes yes et no ne sont pas bien placés. La nécessité de remettre ces signes à la bonne place – donc, d'écrire, n'est ni plus ni moins qu'un mouvement du corps, comme l'impulsion qui nous fait remettre en place un objet qui menace de tomber d'une table ou qui tout simplement n'est pas à l'endroit où il devrait être. C'est en cela que l'écriture de Coetzee peut être dite minimaliste : parce qu'elle se définit d'abord comme une praxis, dépouillée d'attendus éthiques, spirituels ou esthétiques, et motivée seulement par la connaissance et l'usage que le sujet a des signes.

4Ainsi fondé sur l'aversion envers la chose déplacée et la volonté de recréer un ordre non soumis à la transcendance, Waiting for the Barbarians promet un intéressant cocktail composé pour moitié d'abjection, et de perversion pour l'autre. Certes, l'abject et le pervers n'y manquent pas. Remarquons cependant qu'à aucun moment nous ne pensons à qualifier ce texte de délire. C'est sans doute que la transcendance est là, mais à un autre niveau, à commencer par ce titre étrange et dans lequel on pourra lire l'une des grandes réussites du roman. On a parlé déjà de la forme participiale, et je n'y reviendrai pas. Ce qu'il faut remarquer aussi, c'est que ce titre est une citation, et que cette citation ne correspond que très imparfaitement au contenu du roman. En attendant les barbares est en effet le titre d'un poème de Constantin Cavafy (j'ignore comment on dit "en attendant les barbares" en grec). La question des titres est importante chez Coetzee, et elle est étroitement liée a la question des noms. Chez Coetzee (chez d'autres aussi, bien sûr), le nom est rarement le nom d'une chose, c'est le nom d'un signe ou d'une suite de signes qui sont alors seulement des noms de choses. Un exemple intéressant est le nom de l'auteur lui-même. J.-M. Coetzee (le patronyme précédé des initiales du prénom) n'est pas directement le nom de l'individu John Maxwell Coetzee : c'est le nom propre le nom "en littérature" – du nom propre, "hors littérature" John Maxwell Coetzee qui par ailleurs désigne l'individu John Maxwell Coetzee. (C'est d'ailleurs pourquoi il n'est pas très important de savoir que J.M. Coetzee s'appelle "en réalité" John Maxwell Coetzee.) Il y aurait une foule de choses a dire sur cette histoire de noms (par exemple, le fait que J.M. Coetzee ait écrit un article sur un auteur qui, curieusement, s'appelle D.H. Lawrence) ; mais revenons à Waiting for the Barbarians. La différence entre les deux titres – celui de Cavafy et celui de Coetzee, est assez frappante. Chez Cavafy, En attendant les barbares est le titre du poème et, en même temps, une description (une locution qui décrit ce que font effectivement les personnages évoqués dans le poème). Chez Coetzee, Waiting for the Barbariansest le titre du roman, mais à aucun moment le titre ne décrit ce que font les personnages : tantôt ceux qui emploient le mot "barbares" ne sont pas ceux qui attendent les barbares (ils vont les chercher, et même parfois assez loin) ; tantôt ceux qui les attendent ne sont pas ceux qui les désignent du nom de "barbares" (le Magistrat) ; et pour finir, lorsque tout le monde se retrouve effectivement à attendre "like everyone else, I wait", (102) le quelque chose que l'on attend n'est plus "les barbares", mais l'extermination par les barbares, ce qui est tout de même assez différent (le poème de Cavafy n'indique rien de tel).

5La conséquence de tout ceci est qu'à la différence du titre de Cavafy, qui peut se lire en l'état, le titre de Coetzee doit se lire comme s'il était entre guillemets, c’est-à-dire non pas directement comme le titre du roman, mais comme le nom propre d'un autre nom qui serait le titre – le "vrai nom", du roman. Le désigné – le roman, se trouve mis en rapport avec deux noms : le premier est un nom que nous ne connaissons pas mais dont nous savons qu'il peut s'analyser en un faisceau de propriétés. Le second – "Waiting for the Barbarians",est un nom que nous connaissons mais qui n'est pas analysable puisqu'il est déjà lui-même le nom d'un signe (le premier nom). On aperçoit les possibilités formelles qui en résultent. Le premier nom n'étant nulle part dit dans le roman, il revient au lecteur de glaner les informations nécessaires sur les propriétés formelles du roman (lexique, diégèse, schémas actantiels, etc.), en espérant que la totalité de ces informations lui permettra de déduire le "vrai nom" du roman, un peu à la manière du magistrat : "The new men of Empire are the ones who believe in fresh starts, new chapters, clean pages ; I struggle on with the old story, hoping that before it is finished it will reveal to me why it was that I thought it worth the trouble". (24-25) Or les propriétés réunies par le lecteur lorsqu'il atteint la dernière page ressemblent à s'y méprendre aux propriétés résumées par un autre "vrai nom", connu celui-là, à savoir le nom Afrique du Sud. Le choix du titre Waiting for the Barbarians fonde donc la nécessité du texte en tant qu'il a à voir avec le nom Afrique du Sud (pas la chose). En même temps, parce que "Waiting for the Barbarians" est déjà lui-même le nom d'un signe, donc non décomposable en un faisceau de propriétés, il fonctionne comme indice de transcendance dans le texte. Il est ce qui définit le texte nécessairement en tant que roman, et non pas en tant que délire, fable etc. Pour s'en convaincre, il suffit de remplacer "Waiting for the Barbarians" par un "vrai nom" quelconque ("Le désert des barbares"!…).

6On voit comment l'impératif d'écriture fait chez Coetzee l'objet d'une argumentation qui lui permet, à l'aide de critères internes à l'écriture elle-même, de fonder la nécessité d'écrire simultanément sous l'angle de l'action, de la morale et de l'esthétique. Ce faisant, la situation de l'écrivain n'en reste pas moins étroitement déterminée par ce que l'on peut appeler l'interdit de représentation, et qui, dans le cas de J.M. Coetzee, s'exerce à deux niveaux distincts : au plan politique, d'une part (l'imposition de la censure) ; au plan éthique et formel d'autre part (J.M. Coetzee est né en 1940, et il sait, comme tous ceux qui ont affaire avec la chose littéraire depuis 1945, qu'on ne peut pas "faire la littérature" sur l'oppression). La nécessité de se plier à ces deux interdits qui, pour être de nature différente, n'en ont pas moins des effets similaires, place l'écrivain dans une situation où il doit observer les deux en même temps, sans toutefois que l'obéissance à l'un (l'interdit éthique et formel) puisse être interprété comme un abaissement devant l'autre (la censure). Cette manière de double bind conduit Coetzee à structurer son roman autour de deux pôles : l'allégorie lui permet de contourner la censure ; l'utopie lui permet d'observer les contraintes portant sur la représentation.

7Nous avons vu que le ressort de l'allégorie dans Waiting for the Barbarians consiste en ceci que le texte, en certains points, tait le nom de l'objet fictif, obligeant le lecteur à combler la place non instanciée par des propriétés dont il s'aperçoit ensuite qu'elles sont identiques à celles d'un autre nom connu et attesté dans la réalité. Ce phénomène est tellement répandu dans Waiting for the Barbarians qu'on peut à juste titre y lire la spécificité de l'écriture coetzeeienne.

8Le trouble de cette écriture ne provient pas du fait qu'elle est "minimaliste" – nous avons vu du reste que ce terme n'est pas exact, mais du fait qu'elle s'élabore à partir de phrases qui sont des phrases sans nom : leur contenu est clair, mais l'indice qui d'ordinaire assigne à chaque phrase sa place par rapport aux autres phrases, donc son identité et son rôle dans l'ensemble du discours, a été supprimé. On peut choisir n'importe quel exemple au hasard :

If I can hold my arms stiff, I am acrobat enough to swing a foot up and hook it around the rope, I will be able to hang upside down and not be hurt : that is my last thought before they begin to hoist me. But I am as weak as a baby, my arms come up behind my back, and as my feet leave the ground I feel a terrible tearing in my shoulders as though whole sheets of muscles are giving way. From my throat comes the first mournful dry bellow, like the pouring of gravel. Two little boys drop out of the tree and, hand in hand, not looking back, trot off. I bellow again and again, there is nothing 1 can do to stop it, the noise comes out of a body that knows itself damaged perhaps beyond repair and roars its fright. Even if all the children of the town should hear me I cannot stop myself : let us only pray that they do not imitate their elders ' games, or tomorrow there will be a plague of little bodies dangling from the trees. Someone gives me a push and I begin to float back and forth in an arc a foot above the ground like a great old moth with its wings pinched together, roaring, shouting. "He is calling his barbarian friends", someone observes. "That is barbarian language you hear". There is laughter.(121)

9Le sens de cette séquence s'impose assez clairement ; mais l'ordre des phrases est bizarre : par exemple, la phrase "that is my last thought before they begin to hoist me" est introduite assez tôt, de sorte qu'on ne voit pas très bien quel rôle elle peut jouer par rapport au reste de la séquence. D'un autre côté, le paragraphe n'est pas à proprement parler incohérent : chacune des phrases y tient un rôle, c'est seulement l'indice de ce rôle qui n'est pas donné. Il revient donc au lecteur de reconstruire une analogie avec un autre type de discours qu'il connaîtrait par ailleurs. Ce type de discours existe : c'est celui que l'on utilise quand on décrit un tableau (la scène de Coetzee n'est donc pas un tableau : c'est une scène dont le nom est inconnu, mais tel que si nous essayons de dégager les propriétés contenues dans ce nom nous voyons qu'elles sont identiques aux propriétés contenues dans un nom que nous ne connaissons pas ailleurs et qui est "description d'un tableau"). C'est à ce point de la lecture que l'allégorie est relayée par la dimension utopique. Car si nous essayons d'imaginer un espace-temps dans lequel nous utiliserions le discours "description de tableau" pour parler d'un tableau qui serait identique à cette scène, nous constatons que cet espace-temps n'existe nulle part : soit nous serions témoins d'une scène identique – un lynchage, et nous serions dans l'impossibilité de la décrire comme tableau ; soit nous verrions un tableau – un tableau de Goya sur les horreurs de la guerre, par exemple, et nous ne serions donc pas témoins d'une scène.

10Ce passage montre s'il était nécessaire que "allégorie" et "utopie" chez Coetzee sont à entendre dans un sens assez particulier. À l’état de genres, ni l'allégorie ni l'utopie ne sont par elles-mêmes signifiantes : elles peuvent transformer ou déplacer un sens donné, mais elles ne peuvent pas produire de sens nouveau. La réussite de Waiting for the Barbarians est de mettre en œuvre une tension entre les deux, de sorte qu'il ne s'agit plus de simples genres mais de modes de représentation pour lesquels ne seront retenus comme pertinents que certains traits allégoriques ou utopiques. D'autres traits en revanche seront abandonnés. Par exemple, je ne suis pas très sûre que l'allégorie dans Waiting for the Barbarians consiste à "dire autrement" : "dire autrement" suppose que l'on aurait pu dire "tel quel", or il est évident que l'on ne peut pas dire "tel quel" l'apartheid. L'allégorie coetzeeienne ne me semble pas non plus reposer sur la transmutation du sens littéral en sens figuré. Une telle transmutation suppose entre lecteur et narrateur une connaissance partagée de l'objet, qui devient ipso facto un objet de discours parmi d'autres. Il est clair que présenter l'apartheid comme un objet de discours quelconque serait une posture assez répugnante. Du reste, dans Waiting for the Barbarians, rien n'est figuré, tout est littéral. On pourrait montrer aussi comment certains aspects de l'utopie n'ont pas été retenus dans le roman : est supprimée en particulier la possibilité de représenter un univers conçu comme l'inverse de la réalité ou comme aboutissement logique du monde contemporain à l'auteur. En revanche, l'écriture coetzeeienne conserve l'opacité de l'utopie, c'est-à-dire le fait que si l'on essaie de concevoir un espace-temps dans lequel le sujet pourrait à la fois voir, décrire, et se maintenir en tant que sujet, alors on arrive à la conclusion nécessaire que cet espace-temps ne peut être qu'un "nulle part" : "a road that may lead nowhere". (156)

11Parce qu'elle tente – avec succès, d'articuler nécessité d'écrire, contournement de la censure et respect des contraintes portant sur la représentation, l'écriture coetzeeienne est une voie étroite. C'est ce que nous sentons, je pense, lorsque nous éprouvons page après page l'aridité de ce texte, codé avec rigueur, et toujours pour ainsi dire sur ses gardes. C'est pourtant cette réserve qui permet à Waiting for the Barbariansde s'imposer comme roman ; mais à cette réussite, le texte finalement verse un lourd tribut. Une caractéristique frappante de cette écriture est ainsi l'extrême difficulté avec laquelle elle intègre la dimension métaphorique. Certes, l'aversion à l'encontre de la métaphore est parfois revendiquée comme stratégie :

I shake my head in a fury of disbelief. No ! No ! No ! / cry to myself. It is I who am seducing myself out of vanity, into these meanings and correspondences. What depravity is it that is creeping upon me ? I search for secrets and answers, no matter how bizarre, like an old woman reading tea-leaves. There is nothing to link me with torturers, people who sit waiting like beetles in dark cellars. How can I believe that a bed is anything but a bed, a woman's body anything but a site of joy ? I must assert my distance from Colonel J oil ! I will not suffer for his crimes !(44)

12Un tel passage, assez peu réussi au demeurant, ne parvient pas à dissimuler la cause principale de la dénégation, à savoir, au fond, une disposition inévitable de l'écriture coetzeeienne a repoussé les phénomènes de déplacement le plus loin possible hors du récit. Par le projet qu'elle s'est fixé, cette écriture se place dans la quasi-impossibilité de concilier les contraires. On pense par exemple à l'anachronisme noté par les critiques, au moment ou, tout au début du roman, le Magistrat prétend n'avoir jamais vu de lunettes noires. En réalité, la bizarrerie ne provient pas de l'anachronisme en tant que tel (d'ailleurs, nous ne le percevons que rétrospectivement). Le problème est que, malgré quelques tentatives ponctuelles dans la suite du texte, l'objet – disons, les lunettes, ne sera jamais vraiment élaboré en tant que métaphore. Ne reste alors que la trace d'un quelque chose qui aurait pu être utilisé mais ne l'a pas été, c'est-à-dire l'anachronisme en tant que déchet du récit. Un autre exemple est celui des rêves : leur faible capacité métaphorique les réduit pratiquement à l'état de duplicata du récit global, de sorte qu'ils ne présentent qu'un intérêt médiocre par rapport à l'ensemble du roman.

13Ce que l'écriture coetzeeienne supporte mal, c'est, au fond, l'altérité. On serait tenté de dire que ce trait est justement réinvesti au plan idéologique (c'est l'Afrique du Sud, donc c'est l'apartheid, donc, etc. etc.). Je crains qu'il n'en soit pas ainsi. À partir du moment ou l'écriture coetzeeienne exclut la possibilité de l'échange dialogique – et nous avons vu pourquoi il était nécessaire qu'elle le fît, elle exclut tout simplement l'émergence d'une altérité. En attendant, il reste au narrateur à supporter l'ennui de l'écriture monocorde (la perte d'intérêt est évoquée à plusieurs reprises), et au lecteur à réprimer son agacement. "I think I do not mind", répondrait sans doute le solipsiste Magistrat. (66) Car celui qui finalement se trouve en situation d'assumer seul les contradictions du texte, c'est le protagoniste. Lui sont interdites : l'allégorie en ce qu'elle a de pittoresque (il ne peut donc pas d'adonner aux jeux de l'esprit, et lorsqu'il le fait, ces jeux sont absurdes ou bien de mauvais goût) ; l'utopie en ce qu'elle promet de téléologie (c'est donc un personnage qui n'évolue pas d'un pouce, de la page 1 "I have never seen anything like it" à la page 156 "I leave it feeling stupid") ; et pour finir, la transcendance en tant qu'elle ne proviendrait pas d'une construction interne au texte mais d'une autre instance qui le dépasserait. Ce nouveau Saint Thomas –" Show me a Barbarian army and I will believe", (8) qui ne croit que ce qu'il voit et ce qu'il sent, est ainsi conduit à proférer un certain nombre d'énormités, dont ce jugement invraisemblable sur la torture : "they came into my cell to show me the meaning of humanity, and in the space of an hour they showed me a great deal". (115) Le caractère choquant de cette phrase ne vient pas simplement de sa bêtise, ni même du fait qu'elle soit écrite dans un roman, mais du contexte immédiat dans lequel elle figure. Il s'agit – c'est une exception, d'un passage au prétérit, construit selon une disposition extrêmement classique et rigoureusement argumenté, et dont on est par conséquent fondé à croire – par contraste avec les séquences au présent, qu'il est pris en charge par l'instance narrative. Qu'une prise en charge aussi marquée et aussi explicite puisse s'appliquer à un contenu d'une telle nature signale une défaite : le moment où l'aporie morale s'ajoute à l'aporie de l'écriture, compromettant ainsi une part considérable du projet coetzeeien.

14Un jour qu'on lui demandait ce que serait selon lui la spécificité de l'écrivain d'Afrique du Nord, Tahar Ben Jelloun répondit qu'un tel écrivain était celui qui, se promenant dans la rue, pouvait à tout moment être saisi au revers de sa veste par un homme du peuple qui lui ordonnerait : "Tu sais écrire ? Eh bien ! Écris ce que je pense !" à sa manière, J.-M. Coetzee s'attache lui aussi à définir la situation de l'écrivain, et la grande réussite de Waiting for the Barbarians est de proposer une écriture qui soit en accord avec cette compréhension du réel, sans toutefois céder sur la question de l'esthétique. Ce faisant, l'écriture coetzeeienne soulève une série de difficultés qu'elle n'est plus ensuite en mesure de résoudre : parce que le narrateur écrit sur ce qu'il sait-même s'il est prêt à concéder libéralement qu'il ne sait rien, il ferme la voie possible vers une altérité ; parce qu'il échoue à concevoir ce que l'autre pense, il fait de cette carence individuelle une mystique, engageant le récit sur un terrain dangereux où la barbarie pourrait bien être préférée, simplement parce que ses effets sur l'homme sont les seuls observables à l'oeil nu.

Bibliographie

Adorno, T. Prisme : critique de la culture et société, Paris, Payot, 1986.

Blanchot, M. L'écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980.

Buzzati, D. Le désert des Tartares, Paris, Laffont, 1949.

Cavafy, C. "En attendant les barbares", in M. YOURCENAR, Présentation critique de Constantin Cavafy, Paris, Gallimard, 2e édition 1978.

Coetzee, J.-M. Waiting for the Barbarians, London, Penguin Books 1982.

Kristeva, J. Pouvoirs de l'horreur, Paris, Seuil, 1980.

Qwerty n° 2. Publications de l'Université de Pau, octobre 1992.

Samin R. et J. Sevry. "Bibliographie sélective sur J.M. Coetzee" (ronéotypé) 1992.

Steiner ; G. Language and Silence, London, Penguin Books, 1969.àààà

Pour citer ce document

Par Catherine Vrana, «Apories morales et apories enonciatives : l'ecriture a-representative de Waiting For The Barbarians», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Revue papier (Archives 1993-2001), J. M. Coetzee, mis à jour le : 28/05/2013, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=132.