Waiting For The Barbarians, ou l'insoutenable pesanteur du vide

Par Jean-Louis Boireau
Publication en ligne le 28 mai 2013

Texte intégral

1L'absence, le vide, le point aveugle au centre de toutes choses, de l'œil qui ne voit pas comme des mots qui ne disent plus, me semblent être ce qui, à la première lecture de Waiting for the Barbarians constitue un des pôles dominants, l'autre étant formé par une réalité trop massive, trop compacte et trop opaque pour que les mots puissent l'exprimer, à savoir la corporalité douloureuse saisie dans la souffrance extrême de la torture, les perplexités infinies du désir ou les humiliations que l'enveloppe animale inflige à celui qui l'habite.1

2Cette bipolarité initiale doit être inscrite en regard de ce que bientôt trois siècles d'écriture romanesque nous ont appris à considérer comme le champ propre du roman : ce lieu social, historique, psychologique et idéologique qui se situe précisément dans le man's landqui sépare les mystères de l'ontologie et l'indicible opacité du corps vivant. Sur le terrain ainsi délimité le roman a vocation à tout dire et son existence repose précisément sur la croyance en sa capacité à tout dire.

3Une des originalités du roman de Coetzee est qu'il s'écrit dans la zone que le roman excluait de son domaine propre. Ce caractère très visible a été la source de la plupart des critiques défavorables, notamment de la part des écrivains sud-africains engagés. Tout naturellement, ceux-ci ont vu dans ce vide une désertion du romancier face à une situation qu'il se devait d'aborder.2 À l’opposé, une critique qui cherche à s'abstraire des aléas peu ragoûtants de l'Histoire a eu tendance à ne décrire cette caractéristique du roman que de manière formelle. C'est le cas de Lance Olsen, qui conclut de manière peut-être un peu hâtive :

We are in a monologue with nowhere to go, nothing to say, no one to say it to, a web of linguistic misfirings that disintegrate before anyone has heard, afield of blankness and a desolation that there has to be such blankness3

4Si l'on comprend bien, à la question "que peut la littérature ?", la réponse serait "rien" sinon peut-être dire comment et pourquoi elle ne peut rien dire. Au vide de son objet, l'analyse offre comme seule réponse possible le vide mimétique ou tautologique du discours critique.

5Il va de soi que ce vide ne doit pas servir au critique de page vierge où il inscrirait son propre discours, qu'il n'est pas la page blanche que Sterne, épuisant toutes les possibilités de la relation romanesque, offrait à son lecteur. Ce vide ne peut pas plus recevoir de contenu univoque que les énigmatiques tablettes que déterre le Magistrat. Mais dans l'acte de lecture, ce vide ne peut non plus être laissé en l'état et son absence de sens, si elle doit partiellement être sauvegardée comme telle, est elle-même créatrice de sens.

6Ce que les remarques qui suivent voudraient suggérer est que ce sens est lié à la domination dont l'oppression coloniale est une forme particulière et que Waiting for the Barbarians tente d'apporter une réponse aux problèmes que pose l'écriture romanesque dans cette situation précise. Comment formuler ces problèmes ?

7"Nous n'avons jamais été aussi libres que sous l'occupation", écrivait Jean-Paul Sartre. Dans de multiples réflexions sur la condition de l'écrivain, Coetzee dit en substance la même chose.4L'écrivain sud-africain est privilégié par rapport à ses homologues européens en ce que le choix de ses sujets – voire de son sujet – lui est imposé, que ce sujet est massif, qu'il touche à l'essentiel de l'expérience humaine et qu'il en pénètre tous les champs. La situation coloniale a pour avantage son écrasante simplicité. Tant que dure la colonie, sa littérature ne peut que dire et redire une seule et même chose : la domination coloniale et la corruption irrémédiable qu'elle induit chez le colonisateur comme chez le colonisé. Dès lors, le roman ne peut plus qu'être l'étiologie d'une névrose trop connue. Cet avantage initial se révèle ainsi être un double handicap et constitue un obstacle insurmontable à l'écriture. D'une part, l'écrivain ne peut que se demander à quoi cela sert d'écrire sans fin Cry the Beloved Country si cela ne change rien à rien, si le roman ne peut saisir dans la réalité qu'il reflète les frémissements d'une histoire qui se débloquerait. D'autre part, et cela nous amène plus près du roman de Coetzee, il y a le fait que dans sa forme la plus primitive mais aussi la plus fondamentale, c'est dans la corporalité que l'oppression coloniale se vit. Non dans la privation de liberté ou la dépossession qui sont déjà la règle mais dans les atteintes aux fondements même de l'être, dans les corps meurtris, suppliciés, assassinés. Dans ses périodes de crise, cette domination ne peut se manifester que par l'horreur, et l'horreur est indicible.

8À nouveau, il me semble donc que c'est dans la perspective de cette réduction du champ romanesque aux zones que le roman n'habitait pas qu'il faut interpréter le vide qui est au cœur du roman de Coetzee.

Les figures successives du vide.

9Ce vide est avant tout celui que renferme l'attente. Il est d'abord conçu, de manière mythique, comme celui d'un état d'innocence bienheureuse qui aurait été celui de la colonie originelle, Éden retrouvé loin des complexités et des turpitudes de la métropole. Avant l'arrivée de Joli, il n'y avait que le vide géographique de la frontière, le vide historique d'un temps routinier, rythmé par le cycle des saisons, le vide de l'existence du Magistrat que protégeait une forme de renoncement à la vie. Les termes qu'emploie le Magistrat pour exprimer la nostalgie de cet état bienheureux sont sans ambiguïté : la colonie, résultat d'un acte de violence historique vit dans l'illusion qu'elle a rétablie avec la nature une harmonie que l'Histoire ne permet pas. Il s'agit d'un bonheur à la fois fœtal et protohistorique :

What has made it impossible for us to live in time like fish in water, like birds in air, like children ? It is the fault of Empire. Empire has created the time of history. Empire has located its existence not in the smooth, recurrent spinning time of the cycle of the seasons but in the jagged time of rise and fall, of beginning and end, of catastrophe.(133)5

10La stratégie inconsciente du Magistrat est une stratégie qui occulte le centre pour ne voir que la périphérie. Son regard est semblable à celui de la jeune barbare qui perçoit non ce qui lui fait face mais ce qui se trouve aux limites de son champ de vision. Ainsi, la fondation de la colonie, acte historique violent s'il en est, puisqu'il substitue à une implantation où l'histoire se confond avec la nuit des origines, une action collective violente. C'est vers un autre passé moins compromettant que regarde le Magistrat : l'archéologie est pour lui le moyen de ne pas voir l'histoire récente et ce qu'elle a d'irrecevable. Inversement, lorsqu'il s'agit de son propre vieillissement, de sa propre mort inscrite dans la nature, le Magistrat a recours à une neutralisation qui s'appuie sur ce qui n'est alors pour lui qu'une abstraction bureaucratique :

When I pass away, I hope to merit three Unes of small print in the Impérial Gazette. I have not askedfor more than a quiet life in quiet times.(8)

11La colonie, espace indéfini parce que sa définition doit être refoulée, offre de manière mythique ce que les deux mondes ont de meilleur : l'éternité associée à un organisme politique tout-puissant et la paix qui naît d'un état d'harmonie avec la nature. À ce colonialisme mou qui survit avant tout par sa capacité à ne pas voir, Joli va apporter l'indispensable complément d'un colonialisme dur, affecté par une forme symétrique de pathologie oculaire que symbolisent les étranges verres noirs qui cachent le regard du colonel.

12Pour Joli, le vide soigneusement cultivé par le Magistrat comme condition d'une vie tranquille dans des temps paisibles représente non seulement une intolérable illusion mais un risque majeur. S'il y avait du vide, l'Empire n'aurait plus de fonction ; pire encore, s'il y avait du vide, l'Empire, dont la définition même est qu'il occupe le vide tant qu'il en a la capacité, aurait failli à sa mission première. Il faut donc que ce vide soit peuplé et il ne peut l'être que par ce qui menace l'Empire. Comme l'existence de cette menace est incertaine, et que les intentions hostiles des barbares sont loin d'être manifestes (c'est de la Capitale que proviennent les rumeurs alarmistes et non des marches de l'Empire où elles auraient dû se concrétiser), il faudra que Joli peuple ce vide. Il le fera comme tout serviteur dévoué d'un pouvoir totalitaire en accrochant ses propres fantasmes à d'improbables supports. Le monde peut alors marcher sur la tête avec une implacable logique. C'est la répression qui sert de preuve à la menace, c'est l'absence d'aveux ou de révélations de la part des prisonniers torturés qui confirme leurs intentions belliqueuses, c'est la barbarie à laquelle se livrent les représentants de la civilisation qui démontre le degré de sauvagerie littéralement inimaginable dont les barbares sont susceptibles.

13À ce point, comme le Magistrat le constatera lui-même, ce qui est révélé est l'inconfortable proximité d'attitudes qui semblaient diamétralement opposées, l'une apportant à l'autre sa propre nécessité : c'est le refoulement de l'histoire qui crée le vide dans lequel s'écrit l'histoire dévoyée de la nouvelle barbarie.

For I was not, as 1 liked to think, the indulgent pleasure-seeking opposite of the cold rigid Colonel. I was the lie that Empire tells itself when times are easy, he the truth that the Empire tells when harsh winds blow. (135)

14Lorsqu'il s'était agi de combler ce vide, de lui opposer ce qui lui était le plus évidemment contraire, Joli s'était tourné vers la matérialité du corps. Le plus sûr moyen de faire qu'il y ait quelque chose là où il n'y avait rien est la souffrance physique. En écho aux "War is Peace" et "Freedom is Slavery" du totalitarisme développé de 1984, la simplification coloniale substitue un énoncé beaucoup plus convaincant : "Pain is Truth". Aux antipodes du vide, il y a le corps. Et pourtant…

Le corps de l'autre

15Pour que les barbares existent, le Colonel Joli suppliciait les corps. Le rituel auquel il se livre publiquement avec les prisonniers barbares est à ce titre explicite. D'abord, ces prisonniers sont réduits à une animalité dégradée qui comporte un risque, celui de les faire apparaître comme appartenant à une autre espèce, ce qui leur ôterait toute efficacité politique. Il faut que l'autre soit encore assez humain. Pour lever toute ambiguïté, on trace sur leur peau les lettres du mot "ennemi", ce qui leur confère le statut désiré. Puis on bat les prisonniers jusqu'à ce que le mot ne soit plus lisible, faisant ainsi disparaître la menace après lui avoir conféré sa réalité. Enfin, la foule des spectateurs est conviée à participer activement à cette annihilation. La cérémonie, à l'inverse des exécutions publiques, n'a aucune valeur exemplaire puisque ceux qu'elle serait sensée intimider ne la voient pas. Par contre, ce qui se joue est un rituel qui met en scène la violence fondatrice de la colonie.

16Un tel rituel comble-t-il le vide ? À l’évidence, non, puisqu'on ne fait exister les barbares que pour les anéantir et puisqu'ils ne sont que le prétexte à une manipulation qui se situe entièrement dans le solipsisme de l'oppresseur.

17À cette vision pervertie, le Magistrat va s'efforcer d'opposer une relation à l'autre qui remplisse progressivement le vide qui sépare colonisés et colonisateurs, opprimés et oppresseurs. Le Magistrat pressent en effet que tant que ce vide ne sera pas comblé il demeurera vain d'espérer un retour à la paix civile et intérieure. Et pourtant cette tentative échouera et l'on se heurtera une fois encore à l'absolue matérialité de corps qui se dissolvent dans une immatérialité suspecte. Le corps de l'autre ne trouve pas l'équilibre qui le ferait exister à travers un plaisir rédempteur de la souffrance. Le corps lui-même sera porteur d'innombrables images soit de l'altérité muette de la matière, soit de son incapacité à exister en tant que tel. Deux citations suffiront à illustrer ce thème :

These bodies of hers and mine are diffuse, gaseous, centreless, at one moment spinning about a vortex here, at another curdling, thickening elsewhere ; but often also flat, blank… I know what to do with her no more than one cloud in the sky knows what to do with another. (34)

18Et à l'inverse :

But with this woman it is as if there is no interior, only a surface across which I hunt back and forth seeking entry. Is this how her torturers felt hunting their secret, whatever they thought it was. (43)

19Le rapport entre les corps n'est pas créateur de cette réalité qui pourrait servir à reconstruire une normalité sociale. Le corps du colonisé ne fait que renvoyer au corps du colonisateur, lui signifiant ainsi que la relation, en lui interdisant toute existence autonome, le prive par là-même de la nécessaire contribution que l'Autre doit apporter à l'existence du moi.

I take her face between my hands and stare into the dead centres of her eyes, from which twin reflections of myself stare solemnly back. (41)

20ou encore :

.../ behold the answer that has been waiting all the time offer itself to me in the image of a face masked by two glassy insect eyes from which there comes no reciprocal gaze but only my doubled image cast back at me. (44)

21Cette vacuité traverse tous les champs de l'expérience puisqu'on la retrouve dans les rêves aussi bien que dans les efforts que fait le Magistrat pour revoir la jeune barbare telle qu'elle était avant que la torture ne la prive de son humanité.

22Le vide se révèle alors comme ce qu'il est vraiment, c'est-à-dire l'espace que le colonisé occuperait dans la conscience du colonisateur si toutefois le colonisateur pouvait admettre une telle conscience.

23L'ultime façon de combler le vide, d'en pénétrer le secret sera donc d'y placer son propre corps, de vérifier cette vérité première selon laquelle la souffrance serait la vérité. C'est ce que fait le Magistrat en se plaçant par rapport à l'oppression dans la position de l'opprimé. Mais lorsqu'elle s'inscrit dans le corps la souffrance ne signifie qu'elle-même. Il y a dans les épisodes centraux du roman une sorte de voyage intérieur qui s'accompagne d'un dépouillement progressif de tous les attributs non essentiels de l'être. Le Magistrat est privé de son statut social, de sa liberté, du rapport aux autres et au monde pour n'être plus dans un premier temps que la pauvre conjonction de fonctions physiologiques premières. Cette première réduction à l'animalité ne suffit pourtant pas et il faudra y ajouter la souffrance, qui fait que l'homme n'est plus alors que la douleur physique qu'il éprouve, comme la statue de Condillac était odeur de rose. Au point ultime, après que les tortionnaires ont tenté une reconstruction parodique du Magistrat, le simulacre de pendaison révélera le noyau essentiel et toujours énigmatique de tout : la permanence d'un incompréhensible instinct de vie. "I want to live" est alors la seule chose que peut dire l'homme qui a cru mourir, et il y a dans ce cri à la fois une affirmation première vraie, la seule peut-être qui soit susceptible d'énoncé, et le sentiment qu'elle n'offre aucune réponse aux questions posées. Si cet ultime cri marque l'arrêt d'une descente au néant, le fond du tourbillon noir dans lequel le Magistrat se sentait emporté, il ne comble pas le vide, l'impensable que l'on sent pourtant si proche de la conscience :

There has been something staring at me in the face and. still I do not see it (155)

24La seule constante est ce point aveugle, cette opposition entre la périphérie que l'on voit et le centre qui se refuse obstinément à la perception comme à la conscience.

25L'image vaut pour le niveau politique et historique. Dans la colonie, que l'on a voulue vide, le centre, c’est-à-dire le fort, ne se définit que par l'opposition de deux irréels, les barbares d'un côté, la métropole impériale de l'autre. Pas de colonie sans métropole. Pas d'Empire sans barbares.

26Elle vaut également pour le colonisé. Ce dont ses tortionnaires ont privé la jeune barbare, c'est de cette perception directe.

There was a blur in the middle of everything I looked at ; I could see round the edges. It is difficult to explain (41)

27C'est enfin cette incapacité à voir ce qui se situe au centre, ce que l'on devrait voir en premier, que le Magistrat découvre au terme de son périple.

La lecture du vide

28Il me semble difficile de ne pas voir le rapport que cette image récurrente entretient avec ce qui constitue l'essence de la conscience coloniale. À condition toutefois de ne pas voir dans Waiting for the Barbarians un roman sur l'aveuglement dont le point central, aveugle, pourrait être rempli par un contenu simple, connu de l'auteur et donc aisément déchiffrable par le lecteur. Si tel était le cas, le roman perdrait beaucoup de sa signification en se voyant attribuer un sens partiel, univoque et nécessairement réducteur.

29Mais à l'inverse, on ne peut pas ne pas voir que ce centre aveugle, dont j'ai essayé de décrire par quels cercles concentriques il était progressivement défini, ne peut se concevoir indépendamment d'un rapport de domination dont la situation coloniale est l'expression la plus crue mais pas nécessairement la plus simple.

30Le paradoxe premier de la situation coloniale est qu'il lui faut pour exister au moins trois protagonistes : une métropole, des colonisateurs et des colonisés. Mais en même temps, il lui faut nier, dans les faits, l'existence des colonisés pour ce qu'ils sont et leur attribuer des rôles dont les caractéristiques contradictoires sont représentées dans Waiting for the barbarians par les deux peuples indigènes : le peuple pêcheur, réduit à une sous-humanité craintive et les barbares invisibles mais menaçants. Ce qui est donc au centre, c'est ce colonisé que l'on ne peut pas voir, mais sans lequel il n'y aurait pas de colonie. En excluant toute dimension économique, Coetzee s'écarte apparemment du réalisme mais sa démonstration n'en a que plus de force puisqu'il nous montre que la relation coloniale peut exister même sans cela.

31Dès lors quel espace reste-t-il vide ? Où se situe-t-il ? Qu'est-ce qui nous interdit de lire Waiting for the barbarians comme un roman où l'auteur se refusant au prosélytisme ou au didactisme direct fermerait progressivement les voies sans issue du labyrinthe pour nous amener progressivement vers la sortie, connue de lui, et qu'il nous serait donc possible de découvrir aussi ?

La permanence du vide

32Tout simplement le fait que cette conscience claire de la réalité est paradoxalement présente dans le roman et qu'elle ne sert à rien. Le Magistrat sait que la colonie est condamnée à disparaître, ne serait-ce que parce que les conditions matérielles de son existence le veulent ; il sait que l'intervention de Joli ne peut qu'aboutir au résultat inverse de celui qui est recherché ; il sait qu'il n'est d'autre issue pour le colonisé comme pour le colonisateur que l'exclusion, l'intégration ou l'anéantissement, c'est-à-dire dans toutes les hypothèses la fin d'un accident de l'histoire.

33Mais en même temps, il ne peut que constater, et nous avec lui, que ce savoir rationnel, de simple bon sens, est rigoureusement irrecevable, qu'il demeurera invisible jusqu'à ce qu'il soit trop tard. La colonie ne survit que sur le vide mais combler ce vide de façon rationnelle et non par les fantasmes qui confortent son existence avant de la détruire ne peut que signifier la fin de la colonie c'est-à-dire un nouveau vide. La ruse de la raison, ou le mécanisme tragique qui sont alors à l'œuvre font que, dans la conscience du colonisateur, ce qui serait la démarche rationnelle coïncide alors avec la pulsion la plus irrationnelle, le renoncement au cri fondamental qui disait le désir premier de vivre.

34Le vide, qu'il est essentiel de maintenir dans notre lecture, c'est celui de cette annulation de l'évidence par l'irrationnel, qui ne vaut pas que pour une situation coloniale que le métropolitain libéral considère trop souvent avec une condescendance simplificatrice, mais pour toute situation historique. L'Histoire, pensait le XVIIIe siècle, n'avait été que la chronique des crimes de l'humanité à laquelle le gouvernement de la raison allait enfin mettre un terme. Deux siècles plus tard, l'Histoire peut légitimement nous apparaître comme l'énoncé de ce qu'il aurait fallu faire et que nous n'avons pas fait ou que nous n'avons fait qu'après que toutes les possibilités de l'irrationnel et les horreurs dont elles étaient porteuses eurent été systématiquement épuisées.

35Ce que cache ce vide, c'est cet autre centre, collectif celui-là qui nous interdit de tirer les leçons de l'Histoire.

To the last, we will have learnt nothing. In ail of us, deep down, there seems to be something granité and untouchable. (143)

36Pour conclure, je voudrais dire quelques mots de la notion apparemment paradoxale d"'allégorie réaliste" et de la cohérence qu'elle présente avec le roman de Coetzee. En un sens, une telle notion semble sanctionner l'échec, voire l'impossibilité, de toute littérature. À l'affirmation conquérante implicite dans toute allégorie d'une représentation exacte de la vérité par des figures simples, univoques, irréfutables, le réalisme oppose la résistance d'une complexité, d'une opacité et d'une confusion irréductibles. La conjonction des deux termes exprime bien cette bipolarité qui oppose le vide à la réalité trop massive, le rêve simpliste à l'infinie complexité des corps… Elle apparaît également comme une estimation juste du travail de l'écrivain fabricant d'allégories, d'histoires nécessairement infirmées par la nature simplificatrice des mots, confronté à l'inépuisable complexité du réel que le réalisme croyait pouvoir transcrire. L'allégorie réaliste inscrit le travail de l'écrivain dans les limites d'un scepticisme nécessaire. Mais en même temps, la distance qui sépare l'allégorie du réalisme crée entre les deux la tension qui est la condition de la littérature.

37Dans Foe, le romancier déclare :

In every story, there is a silence, some sight concealed, some word unspoken, I believe. Till we have spoken the unspoken we have not come to the heart of the story6

38Dans Waiting for the Barbarians ce non-dit doit demeurer non-dit. Vérité en deçà du XIXe siècle, erreur au delà peut-être. Toujours est-il que c'est par rapport à ce vide central que s'écrit et se lit le roman de Coetzee.

Notes

1  Deux articles ont été consacrés au thème du vide dans Waiting for the Barbarians . Celui de Lance Olsen intitulé "The Presence of Absence : Coetzee's Waiting for the Barbarians ", Ariel2, April 1985, 45-56 et celui de Barbara Eckstein, qui est en fait une réponse à Lance Olsen paru sous le titre "The Body, the Word and the State : J.M. Coetzee's Waiting for the Barbarians ", Novel22, Winter 1985.

2  Dick Penner,Countries of the Mind, the Fiction of J.M. Coetzee, Cambridge, Harvard UP, 1991, 20 sq.

3  Lance Olsen, "The Presence of Absence :Coetzee's Waiting for the Barbarians ", Ariel 2, April 1985, 45-56.

4  Coetzee, Interview avec S. Watson, Speak I n°3 (1978), 22. Cité par Penner, op. cit, 17.

5  J.M. Coetzee, Waiting for the Barbarians, London, Penguin Books, 1982. Toutes les références sont à cette édition.

6  J.M. Coetzee, Foe,New York, Viking Penguin, 1987, 141.

Pour citer ce document

Par Jean-Louis Boireau, «Waiting For The Barbarians, ou l'insoutenable pesanteur du vide», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Revue papier (Archives 1993-2001), J. M. Coetzee, mis à jour le : 28/05/2013, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=134.