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Le « je » dans la poésie pour l'enfance et la jeunesse : le cas des haïkus pour/d’enfants
Par Christine Boutevin
Publication en ligne le 20 décembre 2023
Résumé
The article presents a reflection on first-person marks in haiku for children and young people. Through the study of a corpus of three collections representative of contemporary production, published between 2002 and 2012, he sketches a portrait of the "I" in this poetic form particularly prized by poets who write for young readers. He is also interested in haikus of which children are themselves the authors, which accompany the creation of certain poets in publications for young people, and where first-person enunciation is relatively frequent.
L’article présente une réflexion sur les marques de première personne dans le haïku pour l’enfance et la jeunesse. À travers l’étude d’un corpus de trois recueils représentatifs de la production contemporaine, publiés entre 2002 et 2012, il esquisse un portrait du « je » dans cette forme poétique particulièrement prisée par les poètes qui écrivent pour les jeunes lecteurs ou lectrices. Il s’intéresse également aux haïkus dont les enfants sont eux-mêmes les auteurs ou les autrices, qui accompagnent la création de certains poètes dans les publications pour la jeunesse, et où l’énonciation à la première personne est relativement fréquente.
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Table des matières
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Le « je » dans la poésie pour l'enfance et la jeunesse : le cas des haïkus pour/d’enfants (version PDF) (application/pdf – 679k)
Texte intégral
Un bout de chemin
trois papillons blancs escortent
mon chapeau de paille
Jean-Hugues Malineau
1Le présent article propose une réflexion sur la question du « je » dans le micro-champ littéraire de la poésie pour l'enfance et la jeunesse contemporaine et plus particulièrement dans les haïkus pour enfants. Historiquement, le modèle de Maurice Carême a donné lieu à une abondante production de poèmes où l’énonciation est confiée à l'enfant. Celui-ci adopte un registre de langue et manifeste des préoccupations propres à son âge, exprime son rapport au monde et en donne une vision personnelle.
2Prenant le contre-pied de cette énonciation enfantine, au milieu des années 1980, les éditions Cheyne ont développé, dans leur collection pour la jeunesse « Poèmes pour grandir », une poésie du sujet1 et proposé, notamment dans les recueils de Jean-Pierre Siméon, un « humanisme fortement marqué par un lyrisme adressé2 » à la jeunesse. On y voit aussi surgir sous la plume de David Dumortier3 des figures d'enfants, confrontés à des réalités sociales et affectives parfois difficiles, auxquelles la jeunesse peut s'identifier.
3Mais qu'en est-il dans la production contemporaine de haïkus pour enfants dont la vigueur n'est plus à démontrer4 ? Il paraît intéressant d'interroger ce corpus parce qu'il n'existe aucune autre forme poétique autant adaptée ni scolarisée depuis si longtemps5. Qui dit « je » dans ces petits poèmes de tradition japonaise ? La question n’est pas si simple : s’agit-il d’un poète, d’un enfant, d’un autre ? Comment ces haïkus pourraient-ils susciter l’empathie chez un jeune lecteur ou une jeune lectrice ? Par quels procédés visant à produire cet effet y parviendraient-ils ?
4Au préalable, il convient de poser quelques éléments concernant la problématique plus large du « je » dans le haïku. Gardons à l’esprit les quatre remarques suivantes : premièrement, emprunté à la culture japonaise, le haïku contemporain francophone hésite à utiliser les marques de première personne, car la langue d'origine n'en possède pas ou lorsqu'elle souhaite exprimer cette notion grammaticale, sans entrer dans les détails linguistiques, c'est pour insister, mentionner une hiérarchie sociale ou une relation affective. Deuxièmement, historiquement le haïku, ou plus précisément le haïkaï, est une création collective. Ce n’est qu’à partir de la fin du XIXe siècle que l’auteur de haïkus est un poète singulier comme l'explique Makiko Andro-Ueda6. Troisièmement, les poètes francophones aujourd’hui ont des positions variées sur la présence du poète dans le haïku. Philippe Jaccottet, traducteur créateur de haïkus de grand maîtres japonais7, apprécie dans cette forme « l’effacement de l’auteur8 ». Daniel Py prône un « je discret » alors que Danièle Duteil revendique sa présence9. Quatrièmement, dans la poésie pour l’enfance et la jeunesse, le « je » lyrique, expression de soi, a mis longtemps à émerger. La présence d’une voix vraie qui dirait l’univers d’un poète sans adresse particulière ni de communication restreinte à la jeunesse est le fait des éditions Cheyne comme mentionné plus haut, et de son directeur de collection J.-P. Siméon ; encore qu’il faille attendre que ce dernier publie Un homme sans manteau, Ici ou Sans frontières fixes dans les années 2000, pour voir s’épanouir ce « je » lyrique dans les « Poèmes pour grandir ».
5Ces éléments posés, dans quelle mesure, le haïku dans la poésie pour l’enfance et la jeunesse permet-il l’expression de soi ? Est-il possible de dresser le portrait du sujet lyrique du haïku pour l’enfance et la jeunesse ? Un corpus représentatif de la production contemporaine permet d’apporter quelques réponses. Nous proposons tout d’abord d’analyser un recueil où l'énonciation enfantine est majoritaire : Regards d’enfant d’Isabelle Provost et de Géraldine Hary10. L’étude s’intéresse ensuite à un deuxième ouvrage où le haïku lyrique apparaît à travers la figure emblématique du haïjin11, Jean-Hugues Malineau : Trente haïku rouges et bleus12. Enfin, à travers un album pour la jeunesse du même poète13, est abordée la question des auteurs ou autrices enfants.
Le haïku adressé aux enfants
6Dans l’ouvrage Regards d’enfant d’I. Provost, illustré par G. Hary, on peut lire sur la quatrième de couverture : « Ce recueil de haïku déroule le fil des saisons avec la simplicité et la fraîcheur d’un regard d’enfant ». Les autrices et la maison d'édition inscrivent ainsi le recueil dans une tradition du haïku utilisant un mot de saison (kigo en japonais), tradition que prolonge volontiers la littérature de jeunesse comme le montre Magali Bossi14. Ainsi Regards d’enfant présente-t-il une organisation saisonnière sans l’expliciter par des titres de section. Cela correspond également au modèle du premier album de haïkus pour la jeunesse, publié par J.-H. Malineau, en 1997, Petits haïkus des saisons dont « la structure va du début du printemps à la fin de l’hiver15 ». Mais à l’inverse de ce brillant modèle qui prolonge la tradition nippone sans adaptation excessive à son jeune lectorat, dans son discours paratextuel, l’ouvrage d’I. Provost exprime une représentation de l’enfant en évoquant les valeurs de la simplicité et de la fraîcheur, attachées à l’enfance et propres à la petite poésie voire à ce que Pierre Ceysson a appelé la « parapoésie16 ».
7L’analyse de quelques haïkus ne le dément pas :
sur un banc du square
l’enfant en train de goûter
le pigeon attend
l’oiseau sur le banc
chante l’arrivée du printemps
l’enfant lui répond
dans les hautes herbes
la trace de mes bottes rouges
la pluie est passée17
8Cet ensemble de trois haïkus peut être lu comme une suite. On observe alors une forme de narrativisation qui aide au processus d’identification. Il s'agit d'un procédé récurrent en poésie pour l’enfance et la jeunesse. Gersende Plissonneau et Isabelle Olivier l'ont mis en évidence dans leur étude des collections « Petits géants » et « Petits géants du monde » des éditions Rue du monde, où les poèmes choisis présentent fréquemment la forme narrative ou dialogique « comme pour mieux impliquer [l’enfant] en tant que destinataire18 ». Ajoutons que très récemment les éditions Bruno Doucey ont créé « Poés’histoires » où Murielle Szac, la directrice de collection, interpelle ainsi le jeune lecteur ou lectrice : « Si tu lis les poèmes de ce petit livre les uns après les autres, tu te feras ton petit film, ta Poés’histoire à toi rien qu’à toi19 ». Poursuivons avec cet autre ensemble :
midi au soleil
une odeur de crème solaire
sous les parasols
tout l’après-midi
tourner les pages du livre
au rythme des vagues
souvenirs d’été
sur ma serviette de plage
un caca de mouette20
9On retrouve cette volonté de créer un tout à travers la succession de trois haïkus. La marque de première personne arrive au troisième poème comme précédemment. Au mot de saison vient s'ajouter ici un deuxième stéréotype du genre le kireji qui « fonctionne le plus souvent comme une coupe induisant un effet de montage entre les deux premiers ou les deux derniers vers21 », ici « un caca de mouette ». Certes, on pourrait dire que la tradition du haïku japonais qui n'hésite pas à évoquer des réalités très prosaïques est respectée. Philippe Costa rappelle que le haïku traditionnel n'évite pas du tout les sujets scatologiques même s'il les évoque avec modération selon les conseils de Bashô, le maître du genre22. Mais il s'agit surtout d’un thème récurrent de la littérature de jeunesse23. C'est donc ici un moyen de créer une connivence avec le jeune lecteur ou la jeune lectrice.
10À travers ces deux ensembles, on voit la vulgarisation du haïku en littérature de jeunesse. On trouve également une sorte de simulation d'écriture enfantine où sont présents les thèmes de la parapoésie : les vacances ou la gourmandise par exemple, des références à la culture de l'enfance comme celles des contes (« Le petit chaperon rouge », page 4 ; « La soupe au caillou », page 15 ; « Le petit Poucet », page 18) et une représentation de « l'enfance heureuse ». Jacques Charpentreau n'avait-il pas intitulé ainsi sa collection des éditions ouvrières dans les années 1970-1980 ?
11Tout cela constitue un ensemble de signes d'un recueil de haïkus adressé qui s'éloigne fort peu de la tradition désuète de la poésie enfantine et du modèle caraméen. Les stéréotypes de cette enfance heureuse sont d’ailleurs représentés également dans les illustrations de G. Hary : un sapin de Noël, un petit garçon en culotte courte, une fillette en robe rose… Simulation d’écriture enfantine et dessins enfantins sont à l’unisson. La vie représentée est une vie faite de joies, de fêtes, de jeux. Le point de vue est celui d’un simulacre d'enfant qui perçoit le monde et son environnement sans aspérités, qui dit ses impressions, ses sensations, ses rêves, ses désirs, (« les macarons dans le four », « les bonbons », « la glace au chocolat », « la barbe à papa » etc.) en évitant tous les sujets graves.
12À l’opposé de cette vision du haïku adressé, voyons désormais les haïkus lyriques de J.-H. Malineau qui choisit une tout autre voie, celle d’une expression de soi poète.
Le haïku lyrique en littérature de jeunesse
13J.-H. Malineau est un poète légitimé aussi bien par la sphère littéraire que scolaire : en 1976, il reçoit le prix de Rome de la littérature et en 1986 le Prix Guy Lévis Mano, au titre de poète et typographe pour la création d’une maison d’édition Commune mesure. Jean Foucault lui consacre un long article dans le Dictionnaire du livre de jeunesse où il précise : « Son œuvre personnelle pour la jeunesse se situe essentiellement dans le domaine poétique. Elle révèle une sensibilité particulière à l’instant, propice aux haïku dont il est un des maîtres incontestés et un prosélyte infatigable auprès des enfants, depuis le début des années 197024 ». De fait le haïku est son univers et l’on ne peut pas le qualifier de haïjin de circonstances : édité par Pippa, maison spécialisée dans la publication de cette forme, il appartient à la communauté des poètes francophones de haïkus au même titre que Thierry Cazals25 ou Philippa Quinta26 qui écrivent, comme lui, aussi pour les enfants.
14Le recueil retenu, publié en 2000, intitulé Trente haïku rouges ou bleus, présente 9 poèmes avec une énonciation à la première personne, soit 30 % des textes dont le haïku inaugural :
Parfois j’aimerais crier
encore plus fort
que l’odeur du putois
15Le « je » s'expose d'emblée et le haïku apparaît comme un poème à crier et comme image. Suivant le modèle « lyrico-imaginaire27 » représenté par À l’aube du buisson de J.-P. Siméon28, le pronom personnel engage le poète et la comparaison mêle les éléments sonores et olfactifs à la représentation animale. Le poème bref interroge le lecteur ou la lectrice : quel est ce cri ? Un cri de révolte, de colère ? Comment le haïku peut-il être un cri ? Contrairement à ce qui apparaît ailleurs dans la poésie de J.-H. Malineau qui « privilégie les émotions ténues, secrètes, intimes aux émotions fortes et intenses29 », on entend ici une émotion puissante et même insupportable grâce à l'association de la voix et de l’odeur nauséabonde du putois. Le haïku est bien une création, une appropriation par le poète francophone qui s’éloigne du stéréotype rythmique de l’original japonais (5/7/5 syllabes) ainsi que de celui du mot de saison. Il est une voix singulière que l’on entend aussi dans ce deuxième poème :
Il est peut-être mort
le cerisier en fleur
sous lequel je m’étais consolé
16Le « je » du poète exprime un autre sentiment, la tristesse, peut-être avec un brin de nostalgie. Ce haïku présente une tonalité relativement sombre. Le lyrisme n'est donc pas limité à une vision optimiste du monde comme dans d'autres recueils de l’auteur, plus anciens, destinés aux enfants30, notamment dans l'album Les Couleurs de mon enfance31. Le poète n’hésite pas à parler aux jeunes lecteurs ou lectrices comme aux adultes de la fragilité du bonheur à travers le haïku. C’est un trait caractéristique de sa poésie et de ses haïkus en particulier, comme le souligne T. Cazals qui préface le dernier ouvrage que J-H. Malineau a coécrit avec sa compagne, Dans le bonheur d’aller :
Pour Jean-Luc et Françoise il n’y a pas d’art du haïku sans art du bonheur. Attention, il ne s’agit pas d’un contentement béat et béatifiant, s’étalant sous nos yeux pour mieux provoquer notre envie […] Ce n’est pas non plus une joie de façade, une sorte de masque qu’il faudrait afficher à tout prix pour dissimuler les fissures de l’existence. Tout bonheur est fragile, friable, frêle comme un pétale de poirier emporté par le vent. Jean Hugues et Françoise le savent bien et nous le font sentir. Dans certains de leurs haïku, résonne une note plus grave, l’ombre d’une menace, un pressentiment poignant : dans les bras grands ouverts/de l’arbre mort/le vent s’arrête de respirer/mais c’est souvent beaucoup plus discret, plus allusif, un presque rien qui apporte une petite touche d’inquiétude au tableau32.
17Cette même expression apparaît dans les haïkus du recueil pour enfants :
Le soleil rouge se couche
dans la fenêtre de mon ami
qui vient de déménager
Le maître d’école aboie
après mon ami qui vient de perdre
son très vieux chien
18L’amitié est un thème lyrique de la poésie pour l’enfance et la jeunesse33, ainsi que du haïku traditionnel.
19L'expression voilée de la tristesse, d'une colère rentrée – le fameux cri du premier haïku – se dit ailleurs comme pour mieux laisser voir un haïjin meurtri par de petits événements :
L’oiseau tué à coups de pierres
que le chat n’a pas voulu
comment pourrais-je oublier ?
Dans les bras de ma voisine
le chaton perdu
que mes parents ont chassé
20Il est ici difficile de savoir, nous semble-t-il, qui est ce « je ». Contrairement à cet autre poème :
Dans un vieux livre de récitation
je retrouve des fleurs séchées
et des promenades d’enfance
21On y rencontre le poète instituteur qui affirmait lors d'un entretien : « L'enfance dans mon écriture est un des thèmes les plus importants même lorsque j'écris aux adultes ; mon enfance est l'inépuisable réservoir d'images et d'émotions34 ».
22Si comme le dit P. Ceysson, J.-H. Malineau comme J. Charpentreau sont des promoteurs de la poésie à l’école, « il ne s’agit pas de rabaisser la poésie sous prétexte qu’elle est destinée aux enfants35 ». Le haïjin n’efface pas la subjectivité du poète. Ainsi revendique-t-il l’héritage japonais d’un « je » discret mais pas interdit. S'adressant à de jeunes lecteurs ou lectrices, il crée une relation personnalisée, vraie avec lui. Peut-on parler ici de haïku francophone lyrique ? Le chantier est ouvert. En tout cas, dans cette production pour la jeunesse, J.-H. Malineau ne se coupe pas de lui-même, tout en endossant le rôle de passeur de poèmes : il prend l’enfant par la main, l'emmène en voyage et ce faisant permet à la fois d'interroger le « je » dans le haïku francophone et le lyrisme dans la poésie pour l’enfance et la jeunesse. Cette relation peut même aller jusqu’au compagnonnage comme nous allons le montrer maintenant.
Des haïkus d’enfants
23Il n’est pas rare que les recueils de poèmes pour l’enfance et la jeunesse proposent aux jeunes lecteurs ou lectrices de s’initier à l’écriture du haïku : dans les deux recueils analysés ci-dessus, I. Provost comme J.-H. Malineau ajoutent des conseils en fin d’ouvrage pour que les enfants puissent se lancer dans l’expérience. Des pages identiques se trouvent dans d’autres publications36. Dans le champ éditorial de la littérature (de jeunesse), des anthologies de haïkus d’enfants37 sont également éditées. Enfin les éditions Talents hauts38 ont publié en 2018 un haïbun, c’est-à-dire un récit en prose mêlant des haïkus, écrit par une classe d’élèves de CP-CE1 au cours de l’année scolaire 2016-2017, à l’école Jules Ferry 2 de Montreuil : 24 enfants ont participé à l’écriture de cette composition littéraire.
24Il nous est donc apparu pertinent d'aborder la question du « je » enfant, auteur ou autrice de haïkus en nous focalisant sur une seconde œuvre de J.-H. Malineau, Mon livre de haïkus : à lire, à dire et à inventer39. La troisième partie de cet album est entièrement consacrée aux haïkus d’enfants après deux sections présentant des haïkus de maîtres japonais et ceux de poètes francophones. Cette dernière section comporte 50 poèmes dont 26 (plus de la moitié) avec une énonciation à la première personne. Le « je » s’y affiche clairement. La question de son effacement ne se pose pas, même si elle demeure présente dans les guides pédagogiques qui visent à initier les enfants à cette forme poétique. On peut lire par exemple dans celui d’Isabel Asúnsolo dans les « questions fréquemment posées » :
Peut-on dire je ? En japonais, la conjugaison est différente de la nôtre. Dans nos langues occidentales, le je est naturel et usuel. Les sensations sont perçues par le haïjin en personne, donc la réponse serait oui. Mais il est vrai que le haïku s’intéresse au monde extérieur plutôt qu’à l’intériorisation du narrateur…40
25Dans son album, J.-H. Malineau ne réclame pas la mise à l’écart de la voix personnelle de l’enfant, mais ce « je » est avant tout celui d’un apprenti : il s’agit d’initier ce dernier à une forme poétique et à l’esprit du haïku. Le poète prône un « je » attentif à ce qui l’entoure, à l’ordinaire, au quotidien, aux événements réellement vécus, et la formulation d’émotions par évocation. Dans la tradition de la transmission ancestrale du petit poème, l’apprenti chemine avec le maître dans cette dernière section. Jean Antonini41 rappelle d’ailleurs que Bashô, considéré comme le fondateur du « haïkaï » japonais au XVIIe siècle, créa sa propre école à Edo, nommée le Shômon, et le poète n’a-t-il pas dit : « laissons faire des haïku aux enfants de 3 pieds de haut ». En France, au début du XXe siècle où le haïku commence à être diffusé dans les milieux littéraires et devient un objet de création francophone, René Maublanc promeut « le haï-kaï » au lycée » dans la Revue franco-nippone de 192742. Il semble donc qu’aujourd’hui, le livre de jeunesse soit devenu un espace de visibilité pour cette relation de compagnonnage.
26Dès lors comment lire ces textes ? Qui est ce « je » qui s’exprime, en dehors de la simple mention d’un prénom ou d’un niveau de classe, qui ferait dire que ce « je » est un élève ? Dans Mon livre de haïkus de J.-H. Malineau, la publication aux côtés des maîtres japonais, puis des poètes français conduit-elle les lecteurs et les lectrices de l’album, adultes ou enfants, à lire ces poèmes de manière particulière ? Pourquoi cette présence ? S’agit-il de faire entendre la voix d’un autre « je » ?
27Nous affirmons tout d’abord que cette présence confère aux enfants (élèves) le statut d’auteurs et d’autrices, non pas de « producteurs de poèmes » comme les nomment certains guides pédagogiques, où il va s’agir seulement de l’imitation d’une structure, imitation de la syntaxe, de procédés rhétoriques, où le texte se réduit à une petite fabrique, ce que Marie-Claire et Serge Martin dénonçaient il y a plus de vingt ans43. Celui ou celle qui dit « je » ici a commencé par entrer dans la communauté des haïjins par la lecture de haïkus parce que le poète a la volonté de transmettre une culture poétique sans la réduire à un jeu formel. Cette co-présence avec les maîtres japonais et francophones dans l’album peut s’interpréter ainsi : pas de haïjins enfants sans lecteurs ou lectrices assidu.e.s de haïkus.
28Ce « je » n’est pas pour autant poète. Il ne s’agit surtout pas de tomber dans le piège du mythe de l’enfant poète combattu d’ailleurs par les promoteurs eux-mêmes de la poésie à l’école comme Georges Jean. Les enfants ne sont nommés que par leur prénom, ils n’accèdent pas à la reconnaissance de la critique ou à celle de l’université. Mais nous pouvons lire leurs poèmes en y voyant une intention artistique où le sujet écrivant mobilise ses expériences subjectives :
triste et joyeuse
je regarde ma petite sœur
chouchouter dans leurs bras (Poissy CE2)
je joue tout seul à la récré
à rentrer dans le brouillard
personne me voit (Eaubonne Grande Section)
matinée de ski
j’enlève mon gant pour toucher
un nuage qui passe (la Ciotat sixième)
29N’est-ce pas aussi ici dans un acte d’écriture simple et modeste, un « je » qui, si on se place du côté du lecteur ou de la lectrice enfant, lui permettrait de s’intégrer plus facilement dans la lecture et la culture du haïku ?
30Le haïku pour l’enfance et la jeunesse permet-il l’expression de soi ? Cette esquisse semble répondre clairement oui. Certes, l’énonciation enfantine historiquement très présente dans la poésie adressée aux enfants se retrouve dans certains recueils. Mais elle a laissé place au « je » du poète et le fervent défenseur du haïku J.-H. Malineau, dans les pas de René Maublanc, s’il en écrit (aussi) pour les enfants, ne renie ni son écriture, ni son univers et ce faisant contribue au développement d’un haïku lyrique francophone moderne. Enfin, il convient de reconnaître que le « je » dans les haïkus d’enfants publiés à côté de ceux des maîtres est bien celui d’un auteur ou d’une autrice en herbe. Reste à mener des expériences pour observer de près la réception de lecteurs et de lectrices réel.le.s. s de ce petit poème fascinant, le présent chapitre n’ayant abordé la question de l’identification que du côté du lecteur ou de la lectrice implicite.
Notes
1 N. Vincent-Munnia, « Un paysage, des lieux, une maison : Cheyne dans le paysage poétique français, ses auteurs, Jean-Pierre Siméon », dans Terres d’encre, numéro hors-série, 2010, p. 133-146.
2 C. Boutevin, « Jean-Pierre Siméon, un poète engagé pour la jeunesse », dans Figures de l’engagement des jeunes : continuités et ruptures dans les constructions générationnelles, C. Bouneau et J.-P. Callède (dir.), Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, 2015, p. 72.
3 C. Boutevin, « Féminin/masculin dans deux recueils poétiques pour la jeunesse de David Dumortier », dans Être une fille, un garçon dans la littérature pour la jeunesse : France 1945-2012, C. Connan-Pintado et G. Béhotéguy (coord.), Pessac, PUB, 2014, p. 95-108.
4 C. Boutevin, « Vigueur du haïku dans la poésie pour l’enfance et la jeunesse : adaptation et/ou effets d'une scolarisation », dans Adaptation des textes littéraires : pour quels lecteurs ? Revue Le français aujourd'hui, n°213, 2021. En ligne : https://doi.org/10.3917/lfa.213.0031 (dernière consultation le 17 février 2022).
5 M. Bossi, « Haïkus et pédagogie : le cas de René Maublanc (1927) », dans Transpositio, 2019. En ligne : https://www.transpositio.org/articles/view/haiku-et-pedagogie-le-cas-rene-maublanc-1927 (dernière consultation le 17 février 2022).
6 M. Andro-Ueda, « Le sujet lyrique du haïku moderne », dans Soi disant. Poésie et empêchements, É. Benoît (dir.), Pessac, PUB, 2014, p. 47-65.
7 Ph. Jaccottet (textes présentés et transcrits par), Haïku, Saint-Clément, Fata Morgana, 1996.
8 A. Madeleine-Perdillat, « Du bon usage du haïku par un poète français, Philippe Jaccottet », dans Le haïku en France. Poésie et musique, J. Thélot et L. Verdier (dir.), Paris, Éditions Kimé, 2011, p. 103-117.
9 Sur cette question, voir le dossier coordonné par Danièle Duteil, dans la revue Gong, intitulé « La présence de l’auteur.e dans le haïku », n°37, octobre 2012, p. 6-31. En ligne : https://www.association-francophone-de-haiku.com/wp-content/uploads/2018/04/revue-gong/Gong37.pdf (dernière consultation le 17 février 2022)
10 I. Provost et G. Hary, Regards d’enfant, Lyon, Editions rêve d’enfants, 2015.
11 Nom donné au poète de haïku.
12 J.-H. Malineau, Trente haïku rouges et bleus, Toulon, Pluie d’étoiles, 2000.
13 J.-H. Malineau, Mon livre de haïkus : À dire, à lire et à inventer, Paris, A. Michel jeunesse, 2012.
14 M. Bossi, op. cit., 2021, p. 6-7.
15 C. Boutevin, op. cit., 2021, p. 34.
16 P. Ceysson, Étude d’une production littéraire la poésie pour l’enfance et la jeunesse en France de 1970 à 1995, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1997, p. 40-45.
17 I. Provost, op. cit., p. 4.
18 I. Olivier et G. Plissonneau, « Les collections "Petits géants" et "Petits géants du monde" ou la réinvention d’un genre », dans Littérature de jeunesse au présent. Genres littéraires en question(s), C. Connan-Pintado et G. Béhotéguy (dir.), Pessac, PUB, 2015, p. 205.
19 Ce texte se trouve à la fin de chaque volume de la collection créée en 2019.
20 I. Provost, op. cit., p. 10.
21 M. Bossi, op. cit., 2021, p. 7.
22 Je ne citerai pour preuve que l’album devenu un classique de la petite enfance : W. Holzwarth, La petite taupe qui voulait savoir qui lui avait fait sur la tête, Toulouse, Milan jeunesse, 1993.
23 P. Costa, Petit manuel pour écrire des haïkus, Arles, P. Picquier, 2010, p. 111.
24 Dans I. Nières-Chevrel et J. Perrot, (dir.), Dictionnaire du livre de jeunesse : la littérature d’enfance et de jeunesse en France, Paris, Éd. du cercle de la librairie, 2013, p. 636.
25 T. Cazals, Le petit cul tout blanc du lièvre, Urville-Nacqueville, Motus, 2003 ; Des haïkus pleins les poches, Uccle (Belgique), Cocotcot éditions, 2019.
26 P. Quinta, L’ail et le coucou, 71 haïkus pour les enfants, Barjols, AFH, 2013 ; Haïchats, Véron, La renarde rouge, 2006.
27 P. Ceysson, op.cit., p. 302-305.
28 J.-P. Siméon, À l’aube du buisson, Chambon-sur-Lignon, Cheyne, 1985.
29 M. Bossi, « Écris-moi un haïku ! Vulgarisation d’une forme fixe dans la littérature jeunesse », dans Revue TRANS, n°26, 2021. En ligne : http://journals.openedition.org/trans/6018 ; DOI : https://doi.org/10.4000/trans.6018 (dernière consultation le 18 février 2022).
30 C. Boutevin, « 50 ans de création poétique à destination des enfants », dans 50 ans de littérature pour la jeunesse : raconter hier pour préparer demain, Cahiers du CRILJ, n°7, 2015, p. 25-34.
31 J.-H. Malineau, Les Couleurs de mon enfance, Paris, L'école des loisirs, 1977.
32 J.-H. Malineau et F. Naudin-Malineau, Dans le bonheur d’aller, Paris, Pippa, 2020, p. 17-18.
33 Voir l’anthologie de G. Jean, L'amour et l'amitié en poésie, Paris, Gallimard, folio junior, 1981 ; J. Joubert, L’amitié des bêtes, Paris, L’école des loisirs 1997 ; J. Charpentreau (poèmes réunis par), L’amitié des poètes anthologie, Paris, Hachette jeunesse, 1994.
34 P. Ceysson, op. cit., 1996, p. 624.
35 Ibid., p. 521.
36 Par exemple dans A. Boudet, Haïku de soleil, Toulon, Pluie d’étoiles, 2004 ; J. Joubert, Petite faune poétique et portative, Mons (Belgique), Couleur livres, 2013.
37 V. Rivoallon (dir.), Enfansillages 2, haïkus, senryûs, tercets : regards d’enfants français et allemands sur le monde d’aujourd’hui, Rosny-sous-Bois, Unicité, 2013 ; 150 haïkus, Paris, Bayard – Okapi, 1990), J. Antonini et alii (coord.), Jours d’école : collectif de haïkus, Barjols, Ed. AFH, 2014.
38 V. Costa, Concours Lire égaux, Les haïkus de Leira (Vol. 1‑1). Vincennes, Talents hauts, 2018.
39 J.-H. Malineau, Mon livre de haïkus : à lire, à dire et à inventer, Paris, Albin Michel jeunesse, 2012.
40 I. Asúnsolo, Le haïku en herbe, Beauvais, L’iroli, p. 70.
41 J. Antonini, « Bashô », Revue Gong, n°70, 2021, p. 10-13. En ligne : https://www.association-francophone-de-haiku.com/wp-content/uploads/2022/01/GONG70.pdf (dernière consultation le 18 février 2022).
42 Cité dans M. Bossi, op. cit., 2019.
43 M.-C. et S. Martin, Les poésies, l’école, Paris, PUF, 1997, p. 119-121.
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Quelques mots à propos de : Christine Boutevin
Christine Boutevin est maitresse de conférences en langue et littérature française à l’Université de Montpellier, au Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche en Didactique, Education et Formation. Ses recherches portent essentiellement sur la poésie pour la jeunesse et son enseignement. Elle a publié entre autres : Livres de poème(s) et poème(s) en livres pour la jeunesse aujourd’hui, Presses Universitaires de Bordeaux, 2018.
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