Qu’est-ce que le lirisme ? Quelques mots sur une poétique de la lecture en poésie

Par Aurélie Foglia
Publication en ligne le 27 janvier 2024

Résumé

As much, in the case of the novel, and in this generic framework, we immediately see what identification consists of (the reader slipping into the experimental skin of a character), as much, regarding poetry, the device appears completely different, and the operating tools are lacking. It is therefore a question of exploring from this angle the reception of the poem to know “what it does to whom”, why, how. Does identification in poetry dispense with the “character stage”, or let’s say its “intermediary” ? One might think that the traditional expressiveness of the poem would allow the direct identification of the reader with the author-poet, but this is a false, even dangerous idea, which confuses the situation. In reality, things are a bit more complicated.

Autant, dans le cas du roman, et dans ce cadre générique-là, on voit tout de suite en quoi consiste l’identification (le lecteur se glissant dans la peau expérimentale d’un personnage), autant, en ce qui concerne la poésie, le dispositif apparaît tout à fait différent, et les outils opératoires manquent. Il s’agit donc d’explorer sous cet angle la réception du poème pour savoir « ce que ça fait à qui », pourquoi, comment. L’identification en poésie se dispenserait-elle de « l’étape-personnage », ou disons de son « truchement » ? On pourrait croire que l’expressivité traditionnelle du poème permettrait l’identification directe du lecteur à l’auteur-poète, mais c’est une idée fausse, voire dangereuse, qui brouille la donne. En réalité, les choses sont un peu plus compliquées.

Mots-Clés

Texte intégral

1Le poète Jean-Jacques Viton, en intitulant son dernier livre Cette histoire n’est plus la nôtre mais à qui la voudra1, lui a donné une résonance testamentaire, et a tracé en filigrane un programme de lecture, en abandonnant son histoire personnelle, et aussi bien toute histoire au sens collectif (manifesté par l’ambiguïté du pronom possessif « la nôtre »), entre les mains d’un lecteur indéfini (« à qui la voudra »). Il y a, en somme, une histoire à prendre. Avis de vacance : la place de première personne est à pourvoir d’urgence. Ce don du poème, qui sonne comme un adieu, lui permet donc de signaler, dès le titre-phrase, une sorte de passation essentielle où le texte est laissé à discrétion du lecteur, n’importe qui, pourvu qu’il manifeste le désir de se l’approprier (désir actif, voire participatif, porté par l’emploi du verbe « vouloir »).

2On remarquera que ce titre long est prospectif, et fonctionne en deux temps : d’abord une négation (« cette histoire n’est plus la nôtre »), qui marque un retrait radical et un abandon brusque dans le temps, de la part d’une subjectivité qui s’énonce, que ce soit un geste voulu ou involontaire (soit l’auteur s’efface de lui-même, soit il va être effacé par la mort et il en prend acte en anticipant ce moment où il sent qu’il va être tu) ; ensuite l’adversatif « mais » vient corriger cette certitude de la dépossession, en indiquant une possibilité de report, ou de transfert : « à qui la voudra », en se tournant vers une identité totalement indéfinie, qui ne peut que se substituer au concret-référentiel de « cette histoire » auquel il fait pendant, et qui se cumule avec l’indétermination d’un futur de l’indicatif (« voudra »). L’adjectif démonstratif et le nom qu’il détermine, « cette histoire », s’en trouvent à la fois renforcés (ils désignent le livre, comme la sédimentation ou la sécrétion de « cette histoire », de sorte qu’il en devient le signe tangible), et complètement désamorcé (« cette histoire » s’en va, se détache de celui ou de ceux qui l’ont vécue, et ne peut plus être revendiquée en propre).

3Une telle ouverture paraît symptomatique du poème et du fonctionnement de tout poème, en reprenant la topique de l’adresse au lecteur pour lui confier un recueil. Cependant, portée ici par le titre, elle dit encore mieux ce que fait un poète quand il écrit : la façon dont il se démet de son texte pour le lancer vers une réception qu’il pressent, existante mais incertaine, dans sa virtualité (c’est, en quelque sorte, une réécriture contemporaine de la « bouteille à la mer » de Vigny, entre autres). Avis de recherche : y a-t-il quelqu’un pour reprendre le livre ? Ajoutons que nous ne sommes pas devant un « tolle, lege » augustinien, émanant d’une instance supérieure, transcendante, à l’impératif, prends et lis, dans une illumination de croyance. Ici, pas d’injonction. Plus modestement, le titre est un constat, sobre, sans pathos, qui enregistre un geste, celui du poète qui remet son texte au lecteur, et qui s’en remet à lui pour vivre à sa place. Ce titre a valeur opératoire, en ce qu’il décrit précisément le livre de poésie comme un dispositif expérimental à destination de quiconque, lequel engage une poétique de la lecture spécifique ici au genre-poésie.

4Je voudrais encore écouter un instant ce titre en prélevant la forme négative, « n’est plus ». Ce n’est pas : « cette histoire n’est pas ». Quelque chose, donc, a lieu, qui sépare le poète de sa propre histoire, ou, aussi bien, la collectivité de son Histoire en train de s’écrire. Cette séparation me paraît inaugurale, et ne peut pas être rabattue sur le seul pressentiment de la mort physique de l’auteur. Il me semble qu’elle est constitutive de ce qui se joue dans l’écriture d’un poème et dans sa publication : le « je » s’y met tout entier, mais en même temps il en sort, et radicalement. Il écrit de tout son corps, mais voilà qu’à un moment, il n’y est plus. Mort et disparu, on ne l’y retrouvera pas. Et c’est précisément à ce moment qu’il y a œuvre. Le titre de Jean-Jacques Viton résonne dès lors comme une phrase nostalgique, certes, mais aussi et surtout comme un mode d’emploi du poème qui oriente rigoureusement sa lecture, en mettant au jour dans une formule forte le mécanisme d’identification qu’il implique. C’est cette question importante, si peu ou si mal traitée en général, que je voudrais tenter de creuser un peu ici, en écho avec la problématique qui occupe les contributeurs de ce numéro.

5La première entrée du livre de Viton, « I. Une ombre sans ombre », joue sur ce décollement d’une identité, et reprend la négation du titre (« cette histoire n’est plus la nôtre ») dans l’adverbe « sans » qui prive jusqu’à une ombre de son ombre. Mais que peut être une ombre sans ombre ? Il y a là peut-être une réminiscence de Saint-John Perse, dans Pour fêter une enfance, quand il évoque un « royaume où j’ai mené peut-être un corps sans ombre ». Néanmoins, le Royaume qu’évoque Viton serait le négatif de celui de l’enfance, puisqu’il n’a déjà plus de corps, d’autant que son aspect spectral est renforcé par cette double négation de tout corps (il n’est déjà plus qu’une ombre qui ne projette elle-même aucune ombre). De là, qui parle ? Quel est potentiellement ce spectre qui assume d’outre-tombe l’énonciation du poème ? À quel vécu est-il encore relié ? Et comment un lecteur pourrait-il encore s’identifier à cette non-personne qui multiplie les stratégies d’effacement et de soustraction ? On trouve à la page 38 un de ces courts blocs de prose centrés sur la page qui unifient formellement ce livre de Viton :

ça continue de ce côté par là ou par là librement parole du récit en formation sans contraintes ça distribue un mélange semi-souvenirs fausses suites façon d’échapper au vide et au probable prochain pas vraiment un souvenir évocation une image histoire simple de chacun sur une terre déjà pleine ici aboiement lointain dans un nuage de safran pas un matin ne reviendra plus un voyage inactif une page tournée c’est repos corporel du bruit bref le hasard vaincu mot par mot ici pas de pourquoi2.

6On constate à quel point ce poème contourne toute velléité de dénomination et gomme les traces subjectives en se contentant de phrases nominales, par petites touches, ou par l’emploi d’un déictique qui garde une valeur indéfinie et contourne l’humain, « ça ». Ce poème retient parce qu’il se penche mélancoliquement, ligne à ligne, sur son propre mécanisme qu’il démonte : qu’est-ce qu’une vie, qu’est-ce que c’est que cette condition humaine quand elle devient conditionnelle, suspendue à quelques signes qui marquent son passage sur terre ? Que devient-elle une fois qu’elle est confiée au papier, donc à l’hypothétique lecteur ? La poésie est-elle une expérience transmissible, et comment ?

7On y découvre un « récit en formation », puisqu’il s’agit bien d’une histoire qui prend, qui réunit des éléments pour raconter, mais de façon vague et embryonnaire, comme un kit confié à quelqu’un : « ça distribue un mélange semi-souvenirs », « pas vraiment un souvenir ». Ce « récit » ne se déroule pas comme dans un roman : il reste potentiel, enroulé sur lui-même, aussi inaccessible que compact, composé ou décomposé à base de « fausses suites ». C’est dans cette zone interchangeable qu’il se passe quelque chose et que le poème passe de son auteur à un autre, ce « probable prochain » synonyme lui aussi de « vide ». Dans ce monde en creux, la poésie est mémoire, mais mémoire de personne, ou plutôt mémoire intermédiaire entre deux personnes qui vont à la rencontre l’une de l’autre dans ce « voyage inactif » qu’est la lecture et partagent le même univers référentiel, vaguement suggéré par quelques marqueurs, qui, en plein « repos corporel », font appel à la sensorialité (« aboiement », « nuage de safran », « matin »). Le début du poème placé en regard approfondit cette perte des repères : « quel jour sommes-nous aucun ». Les déictiques et les marques d’ancrage sont désactivés : l’ici et le maintenant ne marchent plus, ils se perdent au passage ou se transposent. Donc le poème dit ce qu’il fait, quand il crée des liens et en distend ou en coupe d’autres, pour former, à la fin, cette « image » qu’est « l’histoire simple de chacun ».

8On voit ici que le récit dysfonctionne et en prend acte : contrairement à ce qui a lieu dans un roman, le vécu ne se déroule pas selon une trame linéaire, et les éléments narratifs ébauchés (pourquoi un chien aboie-t-il ?, que se passe-t-il ce matin-là ?) ont une faible valeur dramatique qu’ils ne réalisent d’ailleurs pas par la suite. Ce mode de présentation déceptif d’un monde procède par allusions, petites accroches qui doivent provoquer chez le lecteur une émotion confuse en superposant des référents connus, partagés, cependant qu’ils restent noyés dans une sorte de « mélange » qui les estompe en même temps qu’ils sont présentés. Surtout, il manque le vecteur principal du roman, le personnage : le truchement du personnage, pour reprendre un mot aussi vieillot qu’utile dans le cas qui nous intéresse. Le personnage étant une entité cohérente (corps, psychisme, vécu) et un vecteur vibratile chargé de cristalliser et de répercuter les sensations, les pensées et les sentiments pour les faire éprouver à son tour au lecteur.

9Disons que le poème, traditionnellement, implique un rapport tacite au lecteur qui fait l’économie des intermédiaires : en règle générale, il se dispense de cette grande figure identificatoire qui guide le lecteur et l’initie au monde sensible déployé par un roman, le personnage. Et « à travers le thème du “personnage” dont se distinguerait le poète se profile l’idée, aujourd’hui encore implicitement acceptée, que la poésie lyrique exclut la fiction », écrit Dominique Combe dans « La référence dédoublée3 ». Mme de Staël ne disait pas autre chose, quand elle définissait ainsi la poésie, dans De l’Allemagne : « La poésie lyrique s’exprime au nom de l’auteur même ; ce n’est plus dans un personnage qu’il se transporte, c’est en lui-même qu’il trouve les divers mouvements dont il est animé4 ». Car le poème (en particulier le poème lyrique) a tendance à prendre pour seul personnage cette voix mal identifiée qui dit « je », et qui, parce qu’elle est celle-là même, souveraine, tremblante, chargée de s’énoncer, n’a pas besoin de décliner son propre nom ni ses qualités extérieures. Voici, pour un lecteur en recherche d’identification, une sorte de personnage crypté, omniprésent mais invisible : point de vue qui se voit lui-même sans se donner à voir autrement que par ses reflets, c’est-à-dire ses réverbérations verbales. Voix du dedans, à n’en pas douter, qui s’évide de ses principaux signes distinctifs et attributs reconnaissables, pour devenir voix quelconque, passant sans mal de l’auteur à son lecteur.

10Justement, la théorie de la poésie que Staël cherche à penser, et qui donnera la note du romantisme français, repose sur une absence totale de médiation : le poète épanche des sentiments personnels et se livre au lecteur tel quel, dans sa nudité. Le cœur humain devient l’instrument dont on joue ; tel qu’il est conçu depuis le dix-neuvième siècle, le poème lyrique doit permettre une transmission directe des affects entre l’auteur et le lecteur. Le lyrisme romantique a institué cette idée en faisant basculer la poésie du plan de l’esthétique vers celui de l’éthique, produisant par là une véritable rupture anthropologique selon laquelle la poésie ne reposerait plus tant sur des critères de virtuosité, de technè, que sur la véridiction d’un sujet individuel et les gages qu’il donne de sa sincérité. Cette poétique du « cri du cœur » implique donc un partage sans médiation des affects, leur répercussion sans filtre ni filet d’une subjectivité à l’autre. Comme l’écrit Guido Mazzoni dans son essai Sur la poésie moderne, « l’œuvre d’art ne serait plus reproduction rituelle de la réalité, mais expression de la vie intime de l’auteur. Les corollaires d’une telle théorie forment toute la constellation d’idées que nous associons généralement au romantisme : le concept d’originalité et de génie, l’authenticité comme critère de jugement, l’exaltation de la spontanéité au détriment des règles5. » Le naïf lecteur peut donc entretenir l’illusion d’avoir un accès illimité au moi de celui qui dit « je » : par conséquent, dans un dispositif de type lyrique, il croit pouvoir s’identifier d’emblée avec l’intériorité de l’auteur exposée sur papier blanc, vivre de sa vie et absorber aussitôt la quantité de pathos qu’il produit.

11Or on sait assez que cette transmission sans médiation est un vieux rêve mais aussi un leurre, qui a eu des conséquences dangereuses, et qui n’a cessé de pousser à la confusion. En effet, autant, en narratologie, on a pris soin depuis plusieurs décennies de distinguer l’auteur du personnage et du narrateur, autant, en poétologie, nous sommes en retard. C’est sans doute, entre autres, faute d’une terminologie adéquate, puisque nous appelons poète à la fois l’auteur du poème et celui-qui-dit-je. Il faudrait d’abord défaire cette identification abusive entre l’homme et l’instance qui s’énonce dans le poème, pour nouer une autre forme d’identification ponctuelle, qui s’opère pendant et par la lecture d’un poème. Victor Hugo évoque cette réversibilité des rôles entre l’écrivant et le lisant. Pour justifier son projet autobiographique et contrer d’avance les accusations d’égocentrisme et de narcissisme, il met en avant, dans la préface célèbre des Contemplations, la valeur universelle de la destinée personnelle consignée dans son livre. « Est-ce donc la vie d’un homme ? Oui, et la vie des autres hommes aussi. Nul de nous n’a l’honneur d’avoir une vie qui soit à lui. Ma vie est la vôtre, votre vie est la mienne, vous vivez ce que je vis6 ».

12Hugo expose ici une théorie de la réception qui est destinée à construire le rapport de l’auteur à son lecteur. Ce qu’il souligne, c’est la dimension représentative donc substitutive et spéculaire de tout poème. Celui qui dit « je » dans le poème désigne une place vacante dans laquelle tout lecteur pourra venir dire « je » pour lui-même. L’équation hugolienne pose l’identité stricte du « je » et du « toi ». Mais il faut même lire plutôt : « je » = « je », puisque tout « tu » est un « je » en puissance, autrement dit encore une capacité à s’approprier une posture énonciative. Les pronoms personnels, grammaticalement, ne sont pas des points fixes, mais ils sont entraînés dans des circulations incessantes. Dominique Rabaté parle ainsi de « tourniquet lyrique7 », pour décrire la volte des pronoms dans l’acte d’appropriation d’un poème. Par conséquent, le « je » du poète est bien le « je » potentiel de tout lecteur. Ce « je » plein, d’abord rattaché à un corps, nourri d’expériences individuelles, quand il y a poème, se décolle de son énonciateur et passe à autrui, qui vient y greffer un corps imaginaire et des souvenirs de sensations qu’il puise dans son propre passé, vécu ou connaissances livresques, etc. Les pronoms personnels, à ce titre, devraient plutôt être pensés comme des pronoms impersonnels, en ce qu’ils représentent non pas des instances substantielles mais des places à prendre, des rôles vacants.

13Cette opération de détachement apparaît fondamentale, et certains poètes en jouent pour brouiller les repères narratifs et identificatoires. Il ne s’agit pas seulement pour eux de désactiver les codes, mais bien d’inquiéter les mécanismes fondamentaux de l’histoire et du rapport à soi. Dans ce cas, par des séries d’opérations, le poème défait les logiques ordinaires de l’identification, plus qu’il ne les favorise. Il les ébauche pour les ironiser et les désamorcer en partie, questionnant de ce fait ce que c’est qu’un vécu, et une vie. Ainsi Rimbaud, dans la deuxième séquence d’un poème des Illuminations, « Enfance8 », écrit : « C’est elle, la petite morte, derrière les rosiers. — la jeune maman trépassée descend le perron. — La calèche du cousin crie sur le sable. — Le petit frère — (il est aux Indes !) là, devant le couchant, sur le pré d’œillets. — Les vieux qu’on a enterrés tout droits dans le rempart aux giroflées ». La poésie a d’emblée un pouvoir de ranimation, de résurrection. C’est ce que permet le déictique, « C’est elle, la petite morte ». Mais quelle petite morte ? Toute une famille de fantômes, phrase après phrase, renaît tout en s’effaçant, successivement la jeune mère, le cousin, le petit frère, les vieux. Le lecteur est appelé à les identifier : les articles définis ne doivent pas laisser planer l’ombre d’un doute.

14Et pourtant. Tous ces liens de sang, affirmés, ne renvoient à personne. Ils sont flottants dans le temps, non attribués à quelqu’un en particulier, ou bien quelqu’un d’obscur, qu’on ne pourrait nommer. Les poussées de pathos du lecteur ne trouvent donc pas de sujets assez stables pour se déclencher : cette petite morte, cette jeune mère trépassée, c’est bien triste, mais on n’en saura pas plus, et cette matière reste insuffisante pour que la compassion prenne vraiment. La mémoire du lecteur est sollicitée, puisqu’il entretient lui-même des liens de parenté plus ou moins puissants, mais dans une forme de malaise qui se contente de renvoyer au caractère prégnant et partageable de tout souvenir. Peut-on s’identifier ? Oui, et fortement. Mais ce ne sont que des bribes biographiques, des restes comme les os des « vieux », et toute généalogie se trouve exhumée pour être renvoyée au néant.

15En effet, Rimbaud, quant à lui, ne fête pas une enfance. Au contraire, il travaille à évider complètement ce monde en même temps qu’il le suscite. Après ce bref passage en revue de spectres, les formes négatives pullulent : « On suit la route rouge pour arriver à l’auberge vide. Le château est à vendre ; les persiennes sont détachées. — Le curé aura emporté la clef de l’église. — Autour du parc, les loges des gardes sont inhabitées. Les palissades sont si hautes qu’on ne voit que les cimes bruissantes. D’ailleurs, il n’y a rien à voir là-dedans9. » Le poème en prose, au lieu de poser un cadre, dépeint un monde dépeuplé, dans lequel rien ne peut prendre forme. On dirait bien que le poète, comme le curé du village, en a seul la clef. Ce monde est inhabité, inhabitable, à vendre. Plus loin, le poète évoque à bon droit « les moulins du désert », comme si le texte lui-même devenait ce moulin à moudre des mots, à transformer en étendue aride un imaginaire autrefois vert et peuplé.

16Cette vacuité des lieux devient inhospitalière pour le lecteur, qui ne trouve pas à s’installer. Personne à phagocyter, nul univers où s’introduire, pas d’histoire à risquer, aucune subjectivité à parasiter. Le lecteur, à la chute du paragraphe, n’est pas invité : « D’ailleurs, il n’y a rien à voir là-dedans ». Son réflexe voyeur est tourné en dérision, et, après avoir dressé de hautes palissades, le texte se charge de lui claquer la porte au nez. Le plus curieux, c’est l’effet de relance à la fin, qui passe par le recours à l’imparfait en ébauchant soudain un embryon de récit : « Des fleurs magiques bourdonnaient. Les talus le berçaient. Des bêtes d’une élégance fabuleuse circulaient. Les nuées s’amassaient sur la haute mer faite d’une éternité de chaudes larmes10. » Le recours à l’imparfait contredit l’usage antérieur du présent de l’indicatif, qui semblait accompagner la découverte décevante d’un monde inexistant. L’effet de réel revient en force, dans le déploiement d’un univers pourtant largement onirique, comme en témoignent les épithètes « magiques » et « fabuleuse ». On dirait un extrait d’un autre texte juxtaposé, qui réinjecterait la dynamique attendue d’une intrigue, une déambulation dans la nature, en écho à un poème comme « Aube », par exemple : « Rien ne bougeait encore au front des palais. L’eau était morte. Les camps d’ombres ne quittaient pas la route du bois11. » Mais qui est ce pronom personnel en position d’objet, « le berçaient », qui semble appeler un référent ? Le lecteur, mis en échec, doit l’ignorer toujours, hanté par des codes narratifs qui se trouvent désactivés en même temps qu’amorcés par le poème en prose. Ce personnage de poésie reste en creux et se refuse, fantôme que nul ne peut suivre, bien qu’il soit tentant de se lancer sur ses traces.

17À la chute du poème, « la haute mer faite d’une éternité de chaudes larmes » n’est qu’un élément du paysage. Qui pleure là ? Personne. Toutes les marques personnelles de l’énonciation ont été gommées. Ces larmes se fondent dans le paysage, jouant à remotiver la catachrèse (« une mer de larmes12 ») en dessinant une étendue d’eau sans début ni fin (« une éternité de chaudes larmes »). Le temps est suspendu dans ce hors-lieu symbolique qui désigne alors un réservoir à pathos paradoxalement détaché de toute source subjective. En l’absence de tout sujet pleurant, le lecteur est confronté à cette mer de larmes, qui n’est plus associée à des affects dysphoriques mais qui semble objectivée dans sa nature élémentaire. Ce poème en prose rimbaldien, « Enfance », correspond donc à une énorme machine centrifuge qui désamorce tout processus identificatoire qu’il devrait pourtant provoquer, par le choix d’évocations fortement investies par l’affect (l’enfance, la famille, le deuil). « Les persiennes sont détachées13 » : ce poème, « Enfance », mime de façon systématique le détachement du vécu qui ronge et évide tout dispositif expérimental.

18Au bilan, j’appelle « lirisme14 » avec deux « i », sans faute d’orthographe, une théorie de la lecture qui désamorce les mécanismes anciens d’expressivité et d’identification tels que le lyrisme avec « y », et plus particulièrement dans l’histoire de la littérature le lyrisme romantique, avait pu les mettre en œuvre avec la postérité qu’on sait. Le « lirisme » est justement un mot inventé pour porter cette théorie de la lecture, et la porter ailleurs que vers le rapport expressif-fusionnel qui a tant collé au vieux « lyrisme ». C’est aussi l’une des visées d’Antonio Rodriguez dans son essai Le Pacte lyrique, quand il ausculte les façons de partager collectivement le pâtir humain, en regrettant que le lyrisme romantique ait accaparé ce mot de lyrisme. Il propose par conséquent, pour éviter les connotations péjoratives du mot, de parler plutôt du « lyrique », dans sa transhistoricité. Comme il le précise alors, « l’usage du “lyrique” engage l’observation globale de traits structurants, en vue d’arriver à une notion et des outils d’analyse opératoires, alors que l’approche du “lyrisme” avive plutôt une démarche d’histoire littéraire et des mentalités, dans le but d’observer les figurations esthétiques d’auteurs dans leur rapport aux formulations romantiques15. »

19À travers la notion néologique de « lirisme » avec deux i, qui joue sur l’homophonie pour déplacer la question de l’ancien lyrisme avec y et de son « ancrage romantique16 », selon une expression d’Antonio Rodriguez, vers une théorie contemporaine de la lecture, il s’agit donc de remettre en cause la position de sujet et de poser la question de l’identification comme mode opératoire fondamental qui fait le lecteur et qui, en retour, fait le poème lui-même, une fois dissipée la fiction d’une personne-auteur qui s’exprimerait dans un cœur-à-cœur avec le lecteur aussi utopique que trompeur. Un poème, ça a toujours kekchose d’extrême, pour reprendre la formule de Queneau. Mais surtout ça fait toujours kekchose d’extrême, parce qu’il touche au sujet lisant et l’affecte à sa façon sans le laisser intact. Ce petit rite en apparence anodin du poème ne renoue pas pour autant avec les anciens cultes magiques ; mais il permet d’insister sur sa dimension d’acte contemporain, c’est-à-dire de performance performative. Il institue brièvement un espace de circulation des personnes pronominales et du partageable des affects, pour pousser le lecteur à sortir de lui-même et à vivre plus, d’une vie dédoublée ou décuplée.

20Car ce qui nous retient, ce sont les transformations en série qu’engage le passage par le poème. L’énonciation, en ce qu’elle passe à la dimension du papier, décolle les pronoms des personnes existantes et fait apparaître des voix errantes. Le processus d’identification qui anime le lecteur de poésie, en ce sens, ne relève pas seulement d’un réflexe d’empathie qui se déclenche dès qu’il y a des émotions à partager. Le texte se présente comme un dispositif concentrant des expériences qu’il distribue à qui veut. Car qui dit identification dit aussi passage d’une subjectivité à une autre : l’identité-souche du lecteur se trouve partiellement reléguée ou devient latente au profit d’une nouvelle forme de vie disponible dans le poème, qu’il peut raviver à volonté. Il se passe donc quelque chose17 qui modifie en profondeur l’identité première du lecteur, qui le requiert et qui le change.

Annexes

Extraits de Lirisme, Corti, 2022 (prix Vénus Khoury-Ghata 2023). Ces poèmes proviennent des parties « La maladie de l’encre », « Intervention d’un extérieur », « Voyages à temps » et « J’ai faim de cette soif ».



raccompagne-moi chez moi

pourquoi confisquer nos corps tu verras viens en reconnaissance tout te dira

caresse mon inconscient

prends ma mémoire par le poignet pendant que je jette ma peau sur tes épaules

puisque j'habite chez toi

***

soupirant

tu te passes une main dans la mémoire

sous le penchant des arbres couve la vieille idée de berceau

isolant

naître te coupe de tout corps

de métier à l’écart du parc automobile tu prends l’air

absent

***

tu t’entends appelée par autre chose que ton prénom

d’imprécis que tu voudrais éclaircir

comme un amour approché d’un feu qui prend feu

entretenant la fiction d’être seule te retrouves nue dans une nuit visible

***

tu relis avec d’autres yeux

les pages que tu sautais autre
fois te font sursauter à présent
de plaisir larvé

ce que tu croyais brillant
s’est terni comme toc

est-ce le même monde
sous un nouveau jour

la langue a vieilli avec toi
des images se posent sur
tes épaules viennent te rajeunir

le mot bleu dès que le soleil
perce s’éclaircit un peu

le mot joie devient un rien
plus sombre quand tu te re
mémores la mort de ta mère

et tu souris à la parade de deux
pigeons au pied du banc

ton couple de héros rou
coulant au bord d’un lac

***

un livre mais c’est quelqu’un

qui vous accompagne même quand il neige et qu’il n’en fera rien

à l’image d’un arbre vous attend au détour derrière un buisson sans

réserve ni répit vous pousse à l’intérieur des mots vous remontent dans le corps d’autres vous descendent

maintenant qu’aucun dieu ne vous viole plus il est le seul

***

qu’un lecteur vous trépane
mange sa soupe
dans votre crâne

c’est normal

il ne faut pas s’en faire
un monde


si d’autres armés d’ongles
vous prélèvent et broient
les organes pour en exprimer
le sang à chaud

c’est bon signe

ils aiment

Notes

1 J.-J. Viton, Cette histoire n’est plus la nôtre mais à qui la voudra, Paris, P.O.L., 2016. Il s’agit de son dernier livre (il meurt en 2021).

2 Ibid., p. 38.

3 D. Combe, « La référence dédoublée : le sujet lyrique entre fiction et autobiographie », dans Dominique Rabaté (dir.), Figures du sujet lyrique, Paris, PUF, 1996, p. 41-42.

4 G. de Staël, « De la poésie », De l’Allemagne, I, Paris, G-F Flammarion, 1968, p. 206.

5 G. Mazzoni, Sur la poésie moderne, traduction de C. Frigau Manning, Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 71.

6 V. Hugo, Les Contemplations, éd. établie par P. Albouy, Paris, Gallimard, coll. Poésie, 1967, p. 28.

7 D. Rabaté, « Énonciation poétique, énonciation lyrique », dans D. Rabaté (dir.), Figures du sujet lyrique, Paris, PUF, 1996, p. 76.

8 A. Rimbaud, « Enfance », Illuminations, Œuvres complètes, éd. établie par A. Guyaux, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2009, p. 290-291.

9 Ibid.

10 Ibid.

11 Arthur Rimbaud, « Aube », Illuminations, Œuvres complètes, op. cit., p. 306.

12 A. Rimbaud, « Enfance », op. cit., p. 291.

13 Ibid.

14 Voir A. Foglia, Lirisme, Paris, Corti, 2022.

15 A. Rodriguez, Le Pacte lyrique, configuration discursive et interaction affective, Bruxelles, Pierre Mardaga éditeurs, 2003, p. 20.

16 Ibid.

17 Voir dans la conclusion de ce numéro, la notion d’« oscillation identitaire » (H. Crombet, 2018).

Pour citer ce document

Par Aurélie Foglia, «Qu’est-ce que le lirisme ? Quelques mots sur une poétique de la lecture en poésie», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Revue électronique, Les lectures identificatrices à l’épreuve de l’altérité des poèmes. Quelles identifications dans la lecture de poèmes, du XIXe au XXIe siècle ?, mis à jour le : 27/01/2024, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=1352.

Quelques mots à propos de :  Aurélie Foglia

Aurélie Foglia est maître de conférences Habilitée à Diriger des Recherches à l’Université Paris 3-Sorbonne Nouvelle. Après une thèse tournée vers la poétique lamartinienne, elle a publié de nombreux articles sur la littérature moderne, des essais et des éditions critiques. Le culte de l’impersonnalité (La Rumeur libre, 2023), porte sur Baudelaire. Plasticienne, écrivain, elle publie aux éditions Corti.

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