La voix n’est plus le sujet. Les interactions face aux objets lyriques multimédias

Par Antonio Rodriguez
Publication en ligne le 20 décembre 2023

Résumé

Theories of enunciation have brought to the poetry and lyric criticism an advanced reflection on the "lyric subject (speaker)" and "polyphony". However, they have sometimes restricted interaction (often as a reading) to a "re-enunciation" that implied identification. Such an emphasis leads to the recognition of all meaningful phenomena as a "voice", and the need to identify emotionally with a "subject". Several works in the 2010s challenged this approach. Multimedia, now strongly present in international lyric studies and valorized during the Covid pandemic, is radicalizing doubts about "re-enunciation" and showing more subtle empathic interactions beyond the "voice" in poetry.

Les théories de l’énonciation ont apporté à la critique de la poésie et du lyrique une réflexion approfondie sur le « sujet lyrique » et la « polyphonie », mais elles ont parfois cantonné l’interaction (souvent par la lecture) à une « ré-énonciation » qui impliquait une identification. Une telle approche conduisait à identifier l’ensemble des phénomènes signifiants à une « voix », et à devoir s’identifier émotionnellement à un « sujet ». Plusieurs travaux ont pu remettre cette approche en question dans les années 2010. Le multimédia, désormais fortement présent dans les études internationales sur le lyrique et valorisé pendant la pandémie Covid, amène à radicaliser les doutes sur la « ré-énonciation » et à montrer des interactions empathiques plus subtiles, diffractées, par-delà la « voix » en poésie.

Mots-Clés

Texte intégral

1Par rapport à d’autres traditions occidentales, la critique universitaire en français s’est principalement centrée sur l’énonciation lyrique et l’histoire de la poésie. La notion de « sujet lyrique », héritée des travaux d’Émile Benveniste ou d’Oswald Ducrot, développée par le biais du colloque de Bordeaux en 19951, a pu aussi bien relever d’un outil opératoire pour l’étude des poèmes que d’un horizon philosophique sur les fonctions de la poésie2. Très souvent, la conjugaison de ces deux approches – l’énonciation considérant le « texte », l’histoire littéraire le « contexte » – a mis l’accent sur la création et la figure du poète ; nettement moins sur la lecture ou les motivations pour interagir face aux formes lyriques. Par rapport au Reader-response anglophone ou à la Rezeptionkritik germanophone, la critique en français manquait de moyens pour traiter de la lecture encore au début des années 2000.

2Par la transformation de la production lyrique elle-même, la critique doit désormais considérer ces questions sur de nouveaux objets, de nouveaux supports, associés au développement numérique et au multimédia. Que deviennent les approches de l’énonciation ou encore de la stylistique face à l’essor d’objets poétiques multimédias ? Notre relation esthétique à ces objets transforme-t-elle certains critères ? Faut-il adapter les outils des disciplines littéraires ? En quoi l’interaction supplante-t-elle la lecture par identification ?

3Ce déplacement vers une « lyre multimédia »3 apparaît désormais comme nécessaire pour deux raisons principales. La première est que la recherche européenne en différentes langues, tout comme la recherche (nord- ; sud-)américaine, considère ces objets avec une attention accrue depuis plusieurs années déjà. Or, la production lyrique multimédia se montre aussi importante dans le domaine français que dans d’autres langues romanes. Il n’y a aucune raison critique pour que ces objets soient délaissés, dans la mesure où ils circulent abondamment auprès du public, des élèves, de la presse, et qu’ils se trouvent déjà au centre de l’attention critique dans d’autres disciplines. De ce point de vue, le travail de Magali Nachtergael4 se donne comme une synthèse nécessaire en français, poursuivant bon nombre de travaux déjà ouverts par plusieurs chercheurs sur la poésie hors du livre5. Plus largement, les interrogations sur le multimédia répondent à un essor des formes lyriques sur les réseaux sociaux6, la poésie numérique expérimentale7 ou encore sur les plateformes8. La deuxième raison, plus courte à formuler, est la pertinence à traiter d’une relation esthétique « ordinaire »9 à la poésie, qui passe aussi bien par la chanson, le cinéma ou les pratiques sociales, souvent peu visibles pour la critique universitaire. J’aimerais à partir de ces points me concentrer sur quelques problèmes récurrents de l’identification et de l’empathie en poésie lyrique lors de la lecture silencieuse, et essayer de les comprendre à l’aune du multimédia.

Les problèmes de l’identification à l’ère de la lecture silencieuse

4Trois problèmes principaux se posent lorsque nous travaillons sur l’identification face au poème lyrique, car les théories construites sur le récit ne peuvent être appliquées directement, notamment celles se concentrant sur l’immersion.

5(1) Tout d’abord, il n’est pas nécessaire d’avoir un « sujet lyrique » (une voix de l’énonciation qui se fait personnage) pour s’impliquer subjectivement dans le poème. La description d’un paysage, par une « vaporisation » de soi – pour reprendre la formule de Baudelaire10 –, suffit à identifier les orientations de sens ou les teneurs affectives, sans forcément passer par des pronoms personnels dans l’adresse lyrique ou la présence d’un « je ». L’ensemble des pronoms personnels peut être utilisé en poésie lyrique, soulignant l’absence d’un « sujet lyrique » qui passerait par la première personne, comme dans certains poèmes de Philippe Jaccottet :

Dans l’air de plus en plus clair
scintille encore cette larme
ou faible flamme dans du verre
quand du sommeil des montagnes
monte une vapeur dorée

Demeure ainsi suspendue
sur la balance de l’aube
entre la braise promise
et cette perle perdue11.

6L’absence de « sujet lyrique » incite à porter l’attention sur les différents niveaux du discours (sémantique, formel) sans avoir besoin de s’identifier à un personnage pour élaborer une relation empathique. Il suffit alors d’une description, comme pour le paysage, pour retrouver des traces de sensations, d’émotions, de sensibilité. La description parvient à créer une interaction spécifique pour ressentir une évocation12, sans chercher une histoire ou une argumentation. Une interaction lyrique n’exige pas une voix-personnage pour amener à ressentir la séquence.

7(2) La notion de « sujet lyrique » pose d’autres problèmes, qui n’apparaissent pas dans une théorie du récit. En effet, nous retrouvons fréquemment un paradoxe entre le monde représenté et les formes utilisées. Les exemples abondent dans Les Fleurs du Mal, par un écart médité entre une forme parnassienne en surpuissance et une expérience de la perte de vitalité, comme dans la série des « Spleen ». Que se passe-t-il dans le poème « Quand un ciel bas et lourd pèse comme un couvercle » ? Le paysage décrit par une voix s’incarne progressivement dans un sujet : « Il nous verse un jour plus noir que les nuits » (v. 4) ; « nos cerveaux » (v. 12) ; puis « mon âme » (v. 18) et « mon crâne incliné » (v. 20). Dans ce poème, le sujet lyrique (la voix de l’énonciation qui devient personnage) fait pourtant tout autre chose que l’auteur (celui qui choisit d’écrire en quatrains d’alexandrins) : il est « vaincu », dans une totale impuissance, sous le signe de l’angoisse et du désespoir, alors que l’auteur maintient une virtuosité parnassienne. Un tel paradoxe est fréquent dans les déplorations et les élégies. Faut-il alors s’identifier au « sujet lyrique » représenté (totalement dépité) ou à la forme voulue par l’auteur (ici en surpuissance) ? Chez Baudelaire, le sujet lyrique n’est par exemple pas conscient des rimes, de la forme en quatrains d’alexandrins. Il n’est pas conscient des ratures sur le manuscrit. L’interaction avec le poème joue ainsi sur les deux plans ; comme si la représentation ne correspondait pas à la mise en forme. Une telle tension fait partie d’une interaction empathique sans impliquer d’identification directe au « sujet lyrique » ou à « l’auteur ».

8(3) Depuis le colloque de Bordeaux en 1995, il est d’usage de distinguer le sujet lyrique du narrateur. Les actes du colloque montrent de nombreuses subtilités qui empêcheraient des assimilations trop directes entre un système narratif et un système lyrique. Ces perspectives logiques semblent pertinentes, mais non en raison du « sujet lyrique ». De nombreux poèmes sont hétérogènes d’un point de vue discursif, tout en gardant une unité poétique. Le texte peut posséder des séquences distinctes (narratives, lyriques, critiques) et maintenir un sujet de l’énonciation et de l’énoncé identiques. C’est un des problèmes majeurs de l’approche de Jonathan Culler sur l’énonciation et les structures13 ; celle d’éviter les séquences hétérogènes des poèmes. Lorsqu’il prend par exemple le poème « À une passante » de Baudelaire, qu’il considère comme un modèle du prototype lyrique, il ne traite pas de la différence fondamentale entre les quatrains narratifs et les tercets lyriques. Car les premières strophes relèvent d’un récit de la rencontre, alors que les tercets sont placés sous l’adresse lyrique à la femme.

9Dans ce sonnet de Baudelaire, la structure du vers et du rythme ne subit pas un changement majeur entre les deux séquences : une construction binaire soutient aussi bien la description du « feston et de l’ourlet », de la jambe « agile et noble » que les derniers vers du poème fondés sur la dualité des hémistiches. Si nous transformons cette séquence lyrique en récit, voici ce qui advient :

Un éclair… puis la nuit ! — La fugitive beauté
Dont le regard m’avait fait soudainement renaître,
Ne la verrais-je plus que dans l’éternité ?

Ailleurs, au loin ! Trop tard ! jamais peut-être !
Car j’ignoraiselle fuyait, elle ne savait pas où j’allais,
Elle que j’eusse aimée, elle qui le savait !

10Devenus narratifs, ces tercets sont modifiés sur plusieurs aspects de la situation d’énonciation, sauf sur le « sujet » qui reste à la première personne, narrateur aussi bien que sujet lyrique. Les modifications ont lieu sur trois plans principalement : (a) l’adresse et le ô vocatif ; (b) le passage de la deuxième à la troisième personne ; (c) les temps verbaux et les adverbes de lieu adaptés à l’aspect global (imperfectif) et anaphorique du récit. En somme, les modifications narratives touchent différents points, mais non le sujet de l’énonciation. Cela souligne la trop grande attention accordée à cette instance pour comprendre les composantes lyriques ou narratives des séquences poétiques, notamment à partir du Je-Origine de Käte Hamburger. L’identification avec le sujet de l’énonciation dans un poème hétérogène dans ses modes voudrait qu’il y ait un changement radical, comme s’il y avait une narratologie d’abord, puis une lyricologie. Or, le poème se lit sans difficultés. Nous avons une mobilité du point de vue et de la visée qui se complètent ; ce qui est raconté sur la rencontre (récit des deux premiers quatrains) amène ce qui est évoqué lyriquement par la rêverie (les deux tercets).

Du commentaire de texte à l’analyse intermédiale de la poésie

11Ces trois problèmes rendent l’identification à la lecture lyrique à nuancer. Or, ces problèmes peu apparents lors de la lecture silencieuse sont accrus par des objets lyriques multimédias. Ils incitent à affiner les moyens d’analyse dans les études littéraires. La volonté de décrire des poèmes imprimés, selon les prérogatives de la discipline littéraire, amène à exclure d’autres médias, en les rendant périphériques : de nombreuses traditions orales ou intermédiales, tout comme des expériences esthétiques ordinaires, moins artistiques ou littéraires. Ces traditions peuvent être aussi bien orales que gestuelles, comme dans de nombreux rituels sacrés ; elles peuvent être liées à la performance ou à des formes esthétiques associées aux écoles d’art (poésie concrète, reliure) ; mais elles concernent également des rituels profanes, tels que les poèmes de la Saint-Valentin, ceux de la fête des Mères ; ou encore des œuvres intermédiales à l’instar des films, des vidéo-clips, des danses avec récitation de poèmes. Seule l’édition publiée de ces œuvres semble les rendre dignes d’un corpus littéraire ; donc d’une analyse. Pourtant, l’édition textuelle consiste en une « remédiation »14 de pratiques diverses, qui cache souvent son nom. La poésie à analyser dans les études littéraires se concentre ainsi sur un médium, et rend marginale une multiplicité de pratiques. Dès lors, la volonté d’être « objectif » face à des objets littéraires se construit sur un corpus historiquement et sociologiquement situé, ethnocentrique. L’ouverture actuelle vers de nouveaux objets poétiques ou lyriques multimédias permet justement de mieux questionner les outils littéraires et les capacités à traiter de différentes pratiques de la poésie.

12Dans sa réflexion sur les « dispositifs », Christophe Hanna indique justement combien nous avons des difficultés à identifier ces nouveaux objets par-delà le livre : « [ces objets] que ce vocabulaire et les aptitudes théoriques afférentes nous permettent seulement d’observer. Autrement dit, nous pouvons en faire l’expérience littéraire sans pour autant réussir à fournir une explication théorique du fonctionnement qui est le leur, justifier l’usage que nous en faisons, ou défendre littérairement la valeur que nous leur accordons. »15 Ce propos du début des années 2010 anticipe plusieurs problèmes aujourd’hui communs. Ainsi, bien souvent, la poésie multimédia reste trop souvent utilisée pour créer un contact, attirer la curiosité, mais sert moins l’analyse en tant que telle. Elle convient pour une comparaison succincte, mais sans entrer dans les détails du commentaire. Or, elle est particulièrement intéressante pour comprendre la complexité des interactions multimodales et la difficulté à en rester à une théorie de l’identification directe en poésie.

13Comment surmonter un tel écart ? Car, ces nouveaux objets, il nous faut les décrire, les situer historiquement, sociologiquement, les comprendre esthétiquement, avec les interactions proches qu’ils révèlent ; parfois aussi les créer. En quoi l’identification est-elle mise à mal par de telles interactions ?

« Close Poetry » : du poème au court-métrage

14Je pars ici d’objets poétiques multimédias pour m’interroger sur la voix et l’identification. Le court-métrage réalisé par Stéphane Goël (2021) dans la collection « Close Poetry »16 à partir d’un poème de Sylviane Dupuis peut servir de point d’appui. Ce court-métrage a été projeté dans un cinéma et déposé en libre accès sur la plateforme Ptyxel.net17, qui rassemble la poésie au format vidéo en Suisse romande. Pour cette collection, des réalisateurs en Suisse francophone ont pu choisir deux poèmes, anonymisés, de poètes confirmés. Leur seule contrainte consistait à rester ancrés dans le paysage, qu’il soit urbain ou de campagne, de plaine ou de montagne, diurne ou nocturne. Dans l’esprit des clips musicaux, cette collection ouvre une ère multimédia et multicréative pour les anthologies de poésie en Suisse.

15Le poème « Double tombeau » de Sylviane Dupuis, choisi par Stéphane Goël, a paru dans Géométrie de l’illimité18 en 2000. Toute une partie du travail filmique montre plusieurs couches d’interventions artistiques, sans le contrôle de l’écrivaine. Par exemple, la lecture enregistrée par la comédienne Laurence Iseli a été fournie au réalisateur par la codirectrice de la collection. Nous trouvons ici typiquement un poème « remédiatisé »19 par le film. Il ne s’agit guère d’une captation, d’une collaboration pour un cinépoème, mais d’une réalisation inédite, au montage singulier, qui offre un nouvel objet artistique, un poème en film, comme une chanson en clip20. La qualification de ce film comme « poétique » n’est pas un excès de langage21, car nous avons la lecture d’un poème intégral qui est mis en images22. Le court-métrage de Stéphane Goël s’inscrit dans les problèmes d’identification précédemment soulignés, mais à partir de nouvelles interactions. Nous rencontrons alors une subjectivité plus diffractée par la configuration multimédia.

16Le film commence par un long plan fixe d’ouverture (0.00-1.07) sur un paysage de campagne, pris par la brume, avec un arbre qui apparaît progressivement. Puis vient le poème de Sylviane Dupuis (1.08-2.15) et, enfin, le poème de Mary-Laure Zoss (2.16-4.04). L’ouverture donne une atmosphère hantée au court-métrage. Le noir-blanc ainsi que le synthétiseur en bande-son captent l’attention dans une séquence longue, qui oblige à sortir d’un flux d’images. Ils inscrivent l’objet dans une teneur artistique et esthétique forte, incitant à ralentir les attentes et à accorder son attention aux détails.

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Fig. 1. Plan fixe d’ouverture du court-métrage de Stéphane Goël, Close Poetry, 2020, ©Lyrical Valley.

17Le poème de Sylviane Dupuis évoque les attentats de Nairobi en 1998 à travers une plage en Écosse. Dans le recueil, une note accompagne le poème : « Plage d’Oldshoremore, Écosse, le jour de l’attentat de Nairobi (août 1998) »23. Dans le court-métrage, le titre du poème « Double tombeau » ainsi que l’épigraphe de Baudelaire « J’ai pétri de la boue et j’en ai fait de l’or », donnés au réalisateur, ont été écartés.

18Pour la première laisse, Stéphane Goël choisit des images d’archives d’un bal musette en noir-blanc, au ralenti, et les superpose avec le même film au négatif légèrement décalé ; puis, avec une autre superposition des mêmes images passées sous un nouveau filtre :

Hécatombe translucide
les méduses mortes, sur le sable
vont et viennent, fragiles violettes
malmenées24

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Fig. 2. Scène du bal, superposition en noir-blanc, avec des négatifs du même film chez Stéphane Goël, ©Lyrical Valley.

19La séquence dure vingt-quatre secondes, avec des effets de « déréalisation » : le ralenti, le noir-blanc, les superpositions, les décadrages et les zooms, pour les images ; pour la bande-son, des bruits du tonnerre et de l’orage se mêlent aux notes maintenues et l’atmosphère sombre du synthétiseur. Un fondu-enchaîné lent permet de passer à un plan en couleur sur la neige. Il dure dix-huit secondes et aboutit à un montage cut de plans après le tiret : 

Mais de ces corps là-bas, calcinés noirs
méconnaissables, extirpés de l’obscène
décombre – et de ce temps : nul or
à dire. Cri
Nu

20Le bruitage se transforme également : du tonnerre vient la pluie fine. Les plans sur la matière minérale amènent des esquisses de visages ou de crânes sur la roche ; jusqu’au « Cri/Nu », puissamment mis en images par le réalisateur.

21Le film s’appuie sur des effets rythmiques (ralenti, puis le montage cut) proches de la ponctuation et des déploiements métaphoriques nouveaux (par exemple, la danse fantomatique des archives renvoie aux méduses sur la plage). Les attentats se trouvent distanciés, tout comme les circonstances d’écriture. Ce texte n’illustre pas directement les métaphores du poème, comme de nombreux montages réalisés par des amateurs sur YouTube à partir de poèmes de Baudelaire ou Rimbaud. Mais ce projet cherche de nouvelles évocations, avec une forme lyrique transmédiale. Rien n’est narré ou expliqué, et les documents d’archives servent pour une interaction lyrique.

22Face à cet objet multimédia, l’identification devient plus difficile encore. Le poème de Sylviane Dupuis incitait à maintenir une distanciation assez forte par le paysage : celui-ci, situé en Écosse, amenait une analogie avec les attentats de Nairobi. L’absence de sujet lyrique n’empêche guère le point de vue d’être affecté par la voix de l’énonciation, mais aussi par la mise en forme, la ponctuation.

23Le court-métrage transforme nos interactions : le poème est lu à haute voix par la comédienne, dont les choix peuvent être eux-mêmes revus lors du montage pour des raisons rythmiques. L’identification se ferait-elle face au poème, au poète, à la lecture de la comédienne ou au montage du réalisateur ? Car s’il y a « identification », celle-ci se fait par rapport à une autre instance, qu’elle soit dans le texte (personnage) ou hors du texte (auteur, réalisateur, comédienne). À cela, il faut ajouter l’accroissement esthétique proposé par les images : la danse fantomatique qui se transforme en matière minérale évoquant des visages. Qui filme ? Qui choisit les images ? Le « double tombeau » du poème s’applique à l’intermédialité pour laisser surgir un nouvel objet poétique, sans qu’un « sujet » (poète, comédienne, réalisateur ou personnage) ne puisse tenir à lui seul la configuration, et donc l’identification.

24Pour que celle-ci ait lieu, il faudrait que le poème engage un sujet lyrique plus directement, que le paysage implique une extension de sa subjectivité. Loin de convoquer une fusion affective, un tel film pourrait capter les éléments pour l’identification au personnage principal, énonciateur du poème, alors que les images accompagneraient le propos. Dans la première saison de la collection « Close Poetry », nous trouvons bien de telles perspectives, mais dans d’autres courts-métrages : chez Pablo Briones, Juliana Fanjul ou Yannick Maron. Les deuxièmes parties de leurs trois courts-métrages investissent davantage l’espace de l’identification. L’adresse lyrique (à l’enfant ou à la femme) ou la présence du sujet lyrique accompagnent des plans qui pourraient être considérés comme « subjectifs », dans une rêverie portée par un sujet lui-même. La diffraction constatée dans le film de Stéphane Goël n’est pas forcément la règle, et les configurations lyriques centrées sur le sujet lyrique déploient également une force indéniable. L’identification n’est pas à bannir de tels objets, mais elle n’est pas d’avance garantie. Dans ces cas-là, elle se trouve davantage convoquée, même si le spectateur peut toujours s’en tenir à une empathie face au « sujet », sans forcément s’identifier à lui.

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Fig. 3. Le réalisateur Pablo Briones reprend les images de son propre enfant sur un poème d’Alain Rochat, ©Lyrical Valley.

25Les phénomènes d’identification lyrique se situent ainsi dans un point de vue convergent entre la voix et l’adresse du poème, le son et le montage de plans. Une telle convergence ne signifie pas que la mise en forme en est réduite, mais qu’elle sert une orientation à partir d’un sujet, contrairement à des diffractions (Stéphane Goël et Daniel Wyss), qui vont donner à voir le poème sans pour autant placer le point de vue sur le sujet lyrique.

26Des écarts intéressants apparaissent alors : par exemple, chez Juliana Fanjul, le choix de la comédienne Shin Iglesias apporte une voix féminine à des poèmes écrits par deux hommes ; ce qui ne pose aucun problème à la réception. Elle chante également quelques vers, alors qu’une telle indication n’était pas donnée.

27Nous le voyons, ces courts-métrages engagent des interactions complexifiées sur certains plans, par la bande-son, le montage, les plans, mais ils révèlent également des problèmes qui apparaissaient avec la lecture silencieuse, quand bien même ils étaient moins perceptibles. C’est pourquoi les objets poétiques multimédias ne sont pas uniquement des adaptations, mais apportent un éclairage sur des problèmes déjà anciens de la poésie.

Vers une transmédialité lyrique

28L’objet poétique multimédia engage une pluralité de médias (texte imprimé, lecture enregistrée, musique, images filmées ou d’archives, documents), impliquant une multimodalité d’interaction (vue, ouïe) de manière simultanée. Il peut être diffusé sur différents supports avec une connexion en ligne (écran d’un téléphone, ordinateur), mais il peut également être projeté dans une salle ; ce qui transforme encore les interactions, les formes de participations. Les courts-métrages dont nous avons traité constituent un cas de « remédiation » dans la mesure où il s’agit du transfert du poème imprimé à la vidéo.

29Outre la teneur technique de l’objet et les interactions possibles avec lui se pose la question d’une relation comportementale assez proche face à un agencement particulier de séquences. Est-ce une question d’attention25, de conduite ou d’intentionnalité ? Pour ma part, j’utilise habituellement les éléments de l’« intentionnalité lyrique »26 qui amènent des rapports de « transmédialité lyrique ». Dans ce cas, une interaction (comme la lecture silencieuse) est une action, et elle obéit alors à une logique de l’action27. Il y a des conditions pour mener à bien l’action de lire, qui produisent l’identification ou l’empathie. Ces actions (parfois des comportements caractéristiques comme feuilleter les pages d’un recueil) sont guidées par le fait de comprendre, non en s’immergeant dans un monde, mais en participant à un rythme, en éprouvant ce qui est représenté dans un poème. Or, plutôt que d’affirmer que chaque objet lyrique, chaque médium implique des interactions différentes, j’essaie de comprendre comme nous interagissons de manière proche, voire similaire, lorsque nous adoptons une interaction lyrique face à une diversité d’objets artistiques. Dans plusieurs études internationales, la notion de « transmédialité lyrique » est devenue centrale, comme chez Gustavo Guerrero, Claudia Kozak ou Claudia Benthien28. La transmédialité voit ici l’émergence d’un « événement » lyrique par l’alliance des modalités et des médias. Il ne s’agit plus seulement de l’adaptation, mais d’une nouvelle proposition artistique, pleinement poétique.

Notes

1 D. Rabaté, J. de Sermet, Y. Vadé (dir.), Le sujet lyrique en question, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 1996. D. Rabaté (dir.), Figures du sujet lyrique, Paris, PUF, 1996.

2 M. Deguy, « Je – Tu – Il », Modernités, n° 8, 1996, p. 287-297.

3 Voir le récent volume d’Études de Lettres, Lyre multimédia, n° 319, 2022.

4 M. Nachtergael, Poets against the Machine, Marseille, Le Mot et le reste, 2020.

5 Je donne quelques titres parus dans cette dernière décennie : J. Baetens, À Haute Voix. Poésie et lecture publique, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2016. N. Cohen, Les Poètes modernes et le cinéma (1910–1930), Paris, Classiques Garnier, 2013. S. Hirschi, C. Legoy, S. Linarès, A. Saemmer, A. Vaillant (dir.), La Poésie délivrée. Paris, Presses Universitaires de Nanterre, 2017. C. Pardo, A. Reverseau, N. Cohen, A. Depoux (dir.), Poésie et médias. XXe-XXIe siècle, Paris, Éditions du Nouveau Monde, 2012. C. Pardo, La Poésie hors du livre (1945-1965), Le Poème à l'ère de la radio et du disque, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2015. O. Penot-Lacassagne, G. Théval (dir.), Poésie & performance, Nantes, Cécile Defaut, 2018. A. Reverseau, Le Sens de la vue. Le regard photographique dans la poésie moderne, Paris, Sorbonne Université Presses, 2018.

6 Th. Bronwen, Literature and Social Media, London, Routledge, 2020.

7 L. Pequeño Glazier, Digital Poetics. The Making of E-Poetries, Tuscaloosa, University of Alabama Press, 2002. Ch. Funkhouser, Prehistoric Digital Poetry, Tuscaloosa, University of Alabama Press, 2007. Ph. Bootz, « Vers de nouvelles formes en poésie numérique programmée ? », RiLUnE, no 5, 2006, p. 19-35.

8 G. Guerrero, G. Lázaro, « Anthologie Lit(e)Lat : de nouvelles façons de produire et d’indexer la poésie », Lyre multimédia, op. cit., p. 129-147.

9 S. Laugier, « Esthétique de l’ordinaire », Recommencer la philosophie : Stanley Cavell et la philosophie en Amérique, Paris, Vrin, 2014.

10 « De la vaporisation et de la centralisation du Moi. Tout est là ». Ch. Baudelaire, « Mon cœur mis à nu », dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2001, p. 676. Ph. Hamon reprend la formule de Baudelaire pour son étude sur le sujet lyrique : « Sujet lyrique et ironie », Modernités, n° 8, 1996, p. 19-25.

11 Ph. Jaccottet, « Lune à l’aube d’été », Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 2014, p. 422-423.

12 M. Dominicy, Poétique de l’évocation, Paris, Classiques-Garnier, 2011.

13 J. Culler, Theory of the Lyric, Cambridge (Mass.), Harvard UP, 2017.

14 J. D. Bolter, R. Grusin, Remediation. Undestanding New Media, Cambridge, The MIT Press, 2000.

15 Ch. Hanna, Nos Dispositifs poétiques, Paris, Questions théoriques, 2013.

16 En 2023, la collection compte deux saisons avec vingt poèmes mis en images dans dix courts-métrages.

17 https://www.ptyxel.net

18 S. Dupuis, « Double tombeau », Géométrie de l’illimité, Chavannes-près-Renens, Empreintes, 2019 (2000).

19 J. D. Bolter, Richard Grusin, Remediation. Undestanding New Media, op. cit..

20 M. Marchetti, « La métaphore structurante dans le clip de rap », Lyre multimédia, op. cit., p. 149-167.

21 Voir le dossier dirigé par N. Cohen et A. Reverseau, « Un je ne sais quoi de ”poétique” : questions d’usages », dans Fabula-LhT, n° 18, « Un je-ne-sais-quoi de « poétique » », avril 2017, URL : http://www.fabula.org/lht/18

22 Je développe les nuances entre séquences « poétiques » et séquences « lyriques » dans les films dans l’étude suivante : « L’interaction lyrique dans les films : les séquences transmédiales dans les fictions et les documentaires », Lyre multimédia, op. cit., p. 149-191.

23 Dans son courrier à la codirectrice de la collection, Sylviane Dupuis écrit : « Je me décide à vous envoyer ce (court) poème... Double tombeau qui est aussi un double "paysage", naturel et humain... et un cri face à ce qui - à chaque retour de la terreur - coupe la parole au poète. / C'était le 7 août 1998. La première attaque-suicide avant toutes les autres. Je me trouvais en Ecosse. Les terribles photos, dans les kiosques, ont pour moi déchiré le paysage. / Il m'a semblé qu'il y aurait un avant et un après... / Il y a plus de vingt ans déjà.» (Courrier électronique à Marie Thorimbert, 6.11.2020).

24 « Double tombeau », op. cit.

25 L. Alford, Forms of Poetic Attention, New York, Columbia UP, 2020.

26 Voir la notice « Intentionnalité » dans A. Rodriguez (dir.), Dictionnaire du lyrique : poésie, arts, médias, Paris, Classiques Garnier, à paraître en 2024.

27 M. Khamassi, E. Pacherie, « Chapitre VII. L’action », dans Th. Collins (dir.), La Cognition. Du neurone à la société, Paris, Gallimard, 2018, p. 270-313.

28 Voir les trois publications dans la même anthologie : G. Guerrero, « Transmédialité et champ poétique : une excursion en Amérique latine », dans Théories du lyrique n° 2, Université de Lausanne, octobre 2020. DOI : https://doi.org/10.26034/la.tdl.2020.1003 Cl. Kozak, « La poésie numérique vue depuis l’Amérique latine. Théorie, histoire, critique », ibidem. Cl. Benthien, « La poésie à l’ère numérique », ibidem. DOI : https://doi.org/10.26034/la.tdl.2020.993

Pour citer ce document

Par Antonio Rodriguez, «La voix n’est plus le sujet. Les interactions face aux objets lyriques multimédias», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Revue électronique, Les lectures identificatrices à l’épreuve de l’altérité des poèmes. Quelles identifications dans la lecture de poèmes, du XIXe au XXIe siècle ?, mis à jour le : 20/12/2023, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=1365.

Quelques mots à propos de :  Antonio Rodriguez

Antonio Rodriguez est poète et professeur de littérature française à l’Université de Lausanne. Spécialiste de poésie lyrique, il a été secrétaire et président de l’International Network for the Study of Lyric. Il est le directeur artistique du festival Printemps de la poésie en Suisse. Il mène actuellement le projet d’un dictionnaire du lyrique aux éditions Classiques-Garnier.

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