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Vers un dialogue entre les champs
Conclusion
Par Pierre Moinard et Béatrice Bloch
Publication en ligne le 20 décembre 2023
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Table des matières
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Vers un dialogue entre les champs (version PDF) (application/pdf – 381k)
Texte intégral
1Les contributions du présent numéro associent des apports critiques et poétologiques à des études d’orientation didactique. Les lecteurs et lectrices du numéro peuvent ainsi entrer dans un dialogue entre divers champs des études littéraires, lequel se développe principalement autour de trois thèmes que nous commentons successivement : l’altération au cœur de l’identification dans la lecture, l’apprentissage de la lecture poétique, enfin les relations entre lecture et écriture poétique.
Identification et altération face aux poèmes
2Comment appréhender la notion d’identification à la lecture des poèmes ? Le terme même est-il adapté ? Il semble en effet difficile à convoquer pour désigner l’accueil par des lecteurs et lectrices de poèmes de ce qui leur paraît étrange ou irressemblant1. Plusieurs contributions reviennent sur une épreuve de l’altérité assumée par des lecteurs et lectrices de poèmes. L’altération du sujet, la soif de l’être altéré : tel serait le lyrisme, en définitive plus remarquable par la manière dont il s’écarte du « moi » et le décentre que par la façon dont il l’exprime.
3Ce mouvement dialectique pourrait aussi être rapporté au processus d’« oscillation identitaire » décrit par Hélène Crombet à partir d’une revue de recherches consacrées à des dispositifs fictionnels2. La chercheuse met l’accent sur une expérience radicale de perte des repères qui correspond à un « double mouvement entre dessaisissement et ressaisissement de soi3 ». Elle décrit « une véritable déprise du sujet vis-à-vis d’une altérité qui viendrait […] se réfléchir en lui dans un processus d’interversion [entre le soi et l’autre] que l’on pourrait traduire par la métaphore du chiasme4 ». Comme l’indique aussi M. Macé à propos de la poésie, le sujet lisant « engag[e] son identité dans la façon même de la dégager5 ». Aux prises avec une « absence de représentation6 », le sujet mobiliserait d’autres régimes d’identification que la projection sur une figure anthropomorphe.
4Quatre contributions du présent numéro reviennent sur une diversification des régimes d’identification pouvant permettre une « resubjectivation »7 face à l’altérité des poèmes, chez des lecteurs experts ou des lecteurs en formation. Nous appelons « régimes » les manières dont le lecteur ou la lectrice gère l’identification et la relance, en focalisant son attention sur différents aspects du poème (mots, sonorités, rythmes, figures…). La multiplicité de ces régimes ne rejoint-elle pas l’idée d’un sujet lyrique pluriel, telle que l’a développée le colloque Le sujet lyrique en question8 tenu à Bordeaux en 1995 ?
5Dans son texte, A. Foglia envisage « le livre de poésie comme un dispositif expérimental à destination de quiconque, lequel engage une poétique de la lecture spécifique […] au genre-poésie. » Elle montre que cette poétique de la lecture « défait les logiques ordinaires de l’identification », ce qui la conduit à considérer le caractère dynamique de cette notion. Pour elle, l’identification renvoie au « passage d’une subjectivité à une autre » au cours duquel « l’identité-souche du lecteur » est mise en latence « au profit d’une nouvelle forme de vie disponible dans le poème, qu’il peut raviver à volonté. » Dans les expériences de lecture qu’elle évoque9, l’identification apparaît comme un processus d’ouverture-transformation du sujet puisque la lectrice accepte de « s’identifier à [une] non-personne qui multiplie les stratégies d’effacement et de soustraction » en acceptant d’écouter « une voix mal identifiée qui dit “je” ». Le « lirisme10 » qu’elle invente et caractérise « désamorce [ainsi] les mécanismes anciens d’expressivité et d’identification ».
6Dans son article, C. Boutevin décèle, en didacticienne, une possibilité d’amorcer chez les jeunes lecteurs de poèmes d’inspiration japonaise « l’opération de détachement » des pronoms personnels que commente A. Foglia. Le « “je” discret mais pas interdit » des poèmes d’inspiration japonaise adressés aux lecteurs en formation est le vecteur d’une complexification de l’identification grâce à laquelle « une relation personnalisée » permet au lecteur de s’impliquer sans effacer l’expression de « la subjectivité du poète ».
7D. Gullentops, quant à lui, montre que la « lecture identificatrice » des poèmes de Jean Cocteau peut connaître une diversification, au cours d’un processus de « constitution progressive d['] identité par confrontation avec l’espace textuel » chargé d’étrangeté. Il considère que la focalisation attentionnelle du lecteur sur la circulation des images, des isotopies, des sons et des rythmes dans l’« espace » du poème sur la page peut contribuer à renouveler ses modes d’identification et d’autant mieux si le lecteur peut accéder aux textes alternatifs des différents états d’écriture.
8A. Rodriguez décrit, pour sa part, un véritable éclatement de l’identification face à certains poèmes et, singulièrement, face à des « objets lyriques multimédias ». Il montre que la « vaporisation11 du Moi » par le sujet lyrique déjoue l’identification à (une subjectivité) mais peut engager l’identification de « teneurs affectives » et leur appropriation par le sujet lisant. À propos d’un court métrage lyrique de Stéphane Goël12, par exemple, il se demande : « l’identification se ferait-elle face au poème, au poète, à la lecture de la comédienne ou au montage du réalisateur ? » Parce qu’il ne propose pas un « "sujet" (poète, comédienne, réalisateur) [qui] puisse tenir à lui tout seul la configuration, et donc l’identification », ce « nouvel objet poétique » peut engager la coexistence de différents régimes d’identification.
9Ces contributions concourent donc à définir l’identification en poésie comme un équilibre dynamique entre la reconnaissance d’un soi familier et l’acceptation d’une altérité. Or, vivre une telle dialectique suppose l’entretien voire l’éducation d’une sensibilité – au sens photographique – à la langue autre des objets lyriques. Une telle préoccupation, de nature didactique, constitue un deuxième thème commun aux articles du présent numéro.
Un intérêt partagé pour des apprentissages de la lecture poétique
10L’intérêt pour les apprentissages d’une identification nourrie par l’expérience d’altération pouvait être attendu dans les contributions des didacticiennes. Il s’exprime aussi nettement dans celles des critiques et des poétologues.
11C’est parce qu’il souhaite « permet[tre] [au lecteur / à la lectrice] de poursuivre son développement en direction d’une diversification pérenne de sa lecture identificatrice » que D. Gullentops propose une édition génétique des poèmes de Cocteau. Le critique reprend dans son article la mise en regard de poèmes et de manuscrits, démarche qu’il avait adoptée dans son ouvrage et son DVD Les Mondes de Jean Cocteau, pour montrer les dynamismes de la création à l'œuvre. Ici cette démarche est mise au service d’une visée explicitement didactique consistant à apprendre à lire un texte poétique en s'intéressant à ses versions antérieures, mais aussi à apprendre à percevoir un poème non pas comme une succession linéaire de vers, mais comme une œuvre scripturale graphique, à la fois dans sa « tabularité » et sa « synopticité » « lisuelle ».
12A. Foglia et A. Rodriguez reviennent eux aussi sur de potentiels parcours de diversification des régimes d’identification chez les lecteurs.
13À propos de la lecture de « Enfance13 » de Rimbaud, A. Foglia montre que c’est l’échec de la référenciation et l’attention au trouble ainsi produit qui peuvent provoquer une lecture plus désancrée de référents. Elle reconstitue et généralise sa propre réaction de lectrice en termes de tension des régimes d’identification. Elle montre que « des codes narratifs […] se trouvent désactivés en même temps qu’amorcés par le poème en prose » quand, par exemple, un « personnage de poésie reste en creux et se refuse ».
14A. Rodriguez, quant à lui, propose d’« affiner les moyens d’analyse dans les études littéraires » grâce à « l’étude des interactions » avec des « objets lyriques multimédias » et suggère un renouvellement des corpus et des exercices traditionnels dans la discipline « littérature ». Il note en particulier que « les outils courants de la discipline ont été créés à partir d’un corpus précis, issu d’une culture de l’imprimé, avec l’exercice des commentaires de texte notamment. »
15Par ailleurs, les contributions des didacticiennes interrogent les possibilités d’enseigner au primaire et au secondaire la diversification des régimes d’identification.
16Si la contribution de C. Boutevin montre que des apprentissages scolaires d’une lecture poétique peut convoquer utilement des haïkus, celle de L. Perret en éclaire un contrechamp. Celle-ci indique en effet que la tradition scolaire n’envisage pas facilement l’identification de l’élève lecteur comme un objet d’enseignement. Le traitement des poèmes hugoliens révèle soit l’imposition d’une identification admirative à l’auteur, « comme un poète poétisant admirablement ses affects », au profit d’une « lecture assez formaliste », soit une demande de projection sur les situations représentées qui « occult[e] totalement l’extrait et son caractère poétique ».
17Enfin, la plupart des articles du présent numéro interrogent la relation entre lecture et création poétique. Ils partagent la conception d’une écriture poétique prolongeant la lecture des poèmes, rejouant ou reconfigurant « l’oscillation identitaire ».
L’interaction lecture-écriture poétique
18La variation des régimes d’identification dans l’expérience de l’altérité du poème traduit une forme de créativité du lecteur dont l’écriture poétique constitue un prolongement logique.
19Dans les articles de C. Boutevin et d’A. Rodriguez, les créations des lecteurs de poésie prolongent les appropriations de textes. C. Boutevin indique qu’« il n’est pas rare que les recueils de poèmes pour l’enfance et la jeunesse proposent aux jeunes lecteurs de s’initier à l’écriture du haïku » et elle invite à lire directement des productions enfantines « en y voyant une intention artistique où le sujet écrivant mobilise ses expériences subjectives ». Les exemples avancés révèlent bien que l’écriture poursuit l’exploration d’atmosphères affectives éprouvées à la lecture. L. Perret explique dans quelle mesure, à l’inverse, la « réputation littéraire14 » de Hugo poète, alliée à une tradition d’écriture métatextuelle, empêchent de suivre la piste de l’écriture créative.
20Les créations multimédiatiques envoûtantes étudiées par A. Rodriguez, elles aussi, essaient de dire une lecture qui se cherche. Elles montrent que l’identification à ce qui altère en poésie peut contribuer à nourrir l’élan créateur. Ces « objets multimédia » véritablement poétiques constituent en effet des maillons d’une chaîne de lecture-création dans laquelle l’« événement de lecture15 », fait émerger un « "événement" lyrique » inédit.
21La contribution d’A. Foglia montre ce chaînage d’une manière particulièrement révélatrice. La chercheuse et poète (sous le nom d’Aurélie Loiseleur) articule son travail poétique, poétologique et son expérience de lectrice par le geste d’offrande de ses vers en annexe de son article. Le trouble dans l’identification des voix lyriques, qu’elle théorise, ne laisse pas la lectrice-poète sans voix :
tu t’entends appelée par autre chose que ton
prénom
d’imprécis que tu
voudrais éclaircir
22Ces vers sont appelés par la contribution théorique et critique. « Tu t’entends appelée par autre chose que… » : la poète réalise et propose l’élan vers un inconnu en soi que la théorisation d’une « poétique de la lecture » ne peut qu’approcher.
23Les cinq articles ici proposés reflètent donc les diverses teintes de la lecture poétique qui jouent de l’identification en la déformant, en l’altérant, en incitant à se rendre sensible aux mouvements, aux figures et aux rythmes qui reconfigurent, le temps de la lecture, la réception poétique identificatoire. Interrogeant l’identification, les articles partagent des références à la notion d’altérité, à la dimension d’apprentissage, et à l’entrecroisement de la lecture et de l’écriture. Aux lectrices et aux lecteurs de reprendre, à leur tour, le désir d’écrire et d’ainsi voyager avec et hors de soi.
Notes
1 Voir M. Braud et V. Hugotte, « L’Irressemblance, poésie et autobiographie » dans Modernités N° 24, Presses universitaires de Bordeaux, 2007.
2 La théorisation part de lectures de fictions narratives pour exposer une « oscillation identitaire » qui peut être commune à différentes expériences esthétiques déroutantes.
3 Voir Hélène Crombet, « L’expérience d’oscillation identitaire dans des dispositifs fictionnels: Autour de deux degrés d’altération », dans Questions de communication, 33, 2018, p. 231-250. https://doi-org.ressources.univ-poitiers.fr/10.4000/questionsdecommunication.12431, p.241.
4 H. Crombet, art. cit., p.232.
5 M. Macé, Façons de lire, manières d’être, Paris, Gallimard, 2011, p. 166.
6 H. Crombet, art. cit, p. 241.
7 Ibid.
8 Voir D. Rabaté (dir.), Figures du sujet lyrique, Paris, P.U.F., 1996.
9 En particulier sa lecture de Jean-Jacques Viton, Cette histoire n’est plus la nôtre mais à qui la voudra (POL 2016).
10 Voir A. Foglia, Lirisme, Paris, Corti, 2022.
11 Ch. Baudelaire, « Mon cœur mis à nu », dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 2001, p. 676.
12 Réalisé en 2021 dans la collection « Close Poetry » à partir d’un poème de Sylviane Dupuis.
13 A. Rimbaud, « Enfance », Illuminations, Œuvres complètes, éd. établie par André Guyaux, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2009, p. 290-291.
14 Sur cette notion, voir C. Ronveaux & B. Schneuwly (éd.), Lire des textes réputés littéraires : disciplination et sédimentation. Enquête au fil des degrés scolaires en Suisse romande, Lausanne, Peter Lang, 2018.
15 Voir l’entrée « Évènement de lecture » écrite par M. Cambron et G. Langlade dans N. Brillant- Rannou, F. Le Goff, M.-J. Fourtanier, et J.-F. Massol, Un dictionnaire de didactique de la littérature, Paris, Honoré Champion, 2020, p. 245-247.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Pierre Moinard
Pierre Moinard est maître de conférences (en 9e section, didactique de la littérature) à l’Université de Poitiers (INSPÉ). Il est rattaché au laboratoire Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l’Image et de la Scène (EA 3816). Ses travaux portent essentiellement sur les théories didactiques de la lecture littéraire, les écritures de la réception sur des forums et blogs de lecteurs dans le second degré, les enseignements littéraires dans le premier degré.
...Quelques mots à propos de : Béatrice Bloch
Béatrice Bloch est professeure des universités (en 9e section) à l’Université de Poitiers. Elle est rattachée au laboratoire FoReLLIS, Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l’Image et de la Scène (EA 3816). Elle a publié en 2021 Lire, se mêler à la poésie contemporaine : Aimé Césaire, Bernard Noël, Dominique Fourcade, Florence Pazzottu, Éditions de l’Université de Bruxelles.
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