Waiting For the Barbarians ou la lettre morte.

Par Richard Samin
Publication en ligne le 28 mai 2013

Texte intégral

1Il est sans doute possible de considérer Waiting for the Barbarians comme une œuvre pessimiste, sinon nihiliste, ainsi que l'ont soutenu certains critiques1, et comme une lecture rapide de l'œuvre pourrait nous inviter à le croire. Mais il est intéressant de se demander si, en réagissant de la sorte, nous ne sommes pas les victimes du piège que nous tend le narrateur, celui qui consiste à canaliser notre attention sur un affect dominant – la tristesse, le désespoir – et à nous faire oublier le substrat primordial de cet affect, celui sans lequel rien ne serait révélé : l'acte d'énonciation lui-même. En focalisant ainsi notre intérêt, le discours du roman introduit une rupture dans l'appréhension du sens global de l'œuvre : nous sommes forcés d'entendre la voix insistante du narrateur et nous perdons de vue la plénitude et la complexité d'un texte, qui, si nous en avions toujours pleinement conscience, ne nous autoriserait pas à affirmer qu'il est marqué du sceau de la négativité. Or, et ce n'est pas le moindre plaisir de ce roman, le texte lui-même nous convie à une lecture paradoxale d'où il ressort que, loin d'être une œuvre désespérée, Waiting for the Barbarians affirme, au-delà des affects qu'il suscite, la richesse et la force de la création littéraire. Par son propre dynamisme, l'écriture nie le caractère déprimant des affects qu'elle fait naître en les nommant. C'est par le mécanisme de la dénégation que l'œuvre nous aide à transcender les états psychiques dépressifs qu'une lecture "réaliste" pourrait nous induire à considérer comme essentiels. C'est ce mécanisme qui est au centre de l'analyse qui va suivre, et, plus particulièrement, la manière dont il engendre les réseaux de représentations et de significations dans l'ensemble du roman. Ce faisant, nous essaierons de déterminer les principes esthétiques et structuraux qui le sous-tendent.

Fascination et fiction : le monde et la lettre.

2On a souvent rapproché Waiting for the Barbarians de l'œuvre de Dino Buzzati, Le Désert des Tartares,2 en raison de la communauté de destin entre les deux personnages principaux, qui prennent conscience de l'absurdité de leur vie, du passage inexorable du temps, de la difficulté des rapports avec l'Autre et de leur propension à céder aux illusions. En outre, la similarité des situations, des thèmes et des symboles invite à la comparaison : deux hommes solitaires qui attendent un ennemi, dans un fort, à la frontière entre un pays civilisé et un pays barbare.

3Dans le roman de Buzzati, le héros, Giovanni Drogo, prend une décision qui va engager toute son existence, lorsque ce dernier, qui ne peut supporter l'ennui de la vie de garnison dans le fort isolé et perché dans les montagnes où il vient d'être muté, va consulter le médecin militaire, qui doit lui délivrer un certificat de complaisance pour permettre une nouvelle mutation. Or, pendant cette visite, le jeune officier regarde négligemment par la fenêtre ouverte ; ce qu'il voit et ce qu'il entend finit par capter entièrement son attention :

Et alors il lui parut voir les murs jaunâtres de la cour se dresser très haut vers le ciel de cristal, et au-dessus d'eux, au-delà d'eux, plus haut encore, des tours solitaires, des murailles obliques couronnées de neige, des glacis et des fortins aériens, qu'ils n'avaient jamais remarqués auparavant. Une lueur claire venue de l'Occident les éclairait encore et, de la sorte, ils resplendissaient mystérieusement d'une vie impénétrable. Jamais Drogo ne s'était aperçu que le fort était aussi complexe et aussi immense. (70-71)

4Ce que Drogo découvre, c'est un paysage de montagne magnifique et qui, comme tout paysage de montagne, a quelque chose d'écrasant et d'exaltant à la fois. Il est fasciné et une véritable métamorphose s'opère dans son regard, comme si ces montagnes et ce fort se transformaient et s'animaient. Cette vision quasi-onirique, baignée d'une lumière diffuse, le pénètre entièrement, ou, plutôt, il s'identifie à elle en y projetant déjà tout son désir narcissique : le sentiment confus et enivrant d'être au-dessus des contingences humaines, la possibilité, non encore clairement formulée, d'accéder à un avenir radieux, de se forger un destin glorieux, comme semble le suggérer la pureté des formes géométriques qui s'élancent dans la limpidité du ciel. Cette vision, inattendue après l'effet désagréable que lui avait d'abord donné cette bâtisse, l'impressionne si fortement qu'il renonce aussitôt à quitter le fort ; et toute sa vie s'écoulera dans l'espoir toujours déçu de conquérir gloire et honneurs sur le champ de bataille contre les envahisseurs venus du Nord. Nous connaissons la suite : c'est en vieux commandant, malade et usé par l'attente, qu'il quittera, contre son gré, le fort au moment même où, enfin, l'ennemi se décide à attaquer.

5Le lecteur attentif n'aura pas manqué de remarquer l'ambivalence de la fascination exercée sur Giovanni Drogo. Certains des éléments que le narrateur introduit dans sa description de la vision du héros symbolisent la présence de la mort : "le fond livide de la cour", "de noires rangées immobiles comme s'ils eussent été de fer", "se tenaient comme pétrifiés". Ces comparaisons et ces allusions ne sont pas perçues par Drogo, qui semble obnubilé par cette vision irrésistible. À partir de cet instant, sans qu'il s'en rende compte, le fort va devenir la scène imaginaire sur laquelle, pendant de longues années, il va se jouer à lui-même la comédie du héros romantique promis à un destin glorieux. Il devient incapable de se détacher de sa vision originelle, de l'illusion qu'elle symbolise et qui est devenue une partie intégrante de lui-même.

6C'est un processus identique, mais inversé, qui se produit dans Waiting for the Barbarians.3 Comme Drogo, le Magistrat s'identifie à l'image du petit monde qui l'entoure et qu'il aime, mais alors que le premier y projette son ambition, le second y recherche avec insistance les traits d'un monde idéal et menacé. Si le narrateur du Désert des Tartares attire constamment l'attention du lecteur sur les illusions de Drogo, la lucidité douloureuse du Magistrat le conduit à mettre très vite des noms sur ceux qui introduisent la destruction et la mort dans son univers : le colonel Joli et l'Empire. Pour en conjurer l'influence, il oppose sa vision dans un discours qui relève de traditions littéraires révolues, en particulier, celle de la pastorale :

The sun still hangs bronze and heavy over the water. South of the lake stretch marshlands and salt flats, and beyond them a blue-grey line of barren hills. In the fields the farmers are loading the two huge old hay-wagons. A flight of mallard wheels overhead and glides down towards the water. Late summer, a time of peace and plenty. (14)

The air every morning is full of the beating of wings as the birds fly in from the south, circling above the lake before they settle in the salty fingers of the marshes. In the lulls of the wind the cacophony of their hooting, quacking, honking, squwaking reaches us like the noise of a rival city on the water : greylag, beangoose, pintail, wigeon, mallard, teal, smew. (57)

7Le narrateur exprime sa fascination non seulement par l'intensité du regard qu'il pose sur les lieux, les animaux et les activités agrestes des hommes, qui vivent en accord avec la nature, laquelle, en retour, les aide à pourvoir à leurs besoins – "Nature's cornucopia : for the next weeks everyone will eat well" (57) –, mais aussi par le plaisir jubilatoire que lui procure la manipulation du langage et, en particulier, les séries lexicales dénotant les chants et les variétés de canards. Cet exemple, parmi d'autres, nous permet d'ajouter une différence essentielle entre le héros de Dino Buzzati et celui de J.M. Coetzee : alors que Drogo s'identifie à une image, le Magistrat s'investit entièrement dans son activité discursive : il est non seulement celui qui se retrouve dans l'accumulation des paroles/mots qu'il articule/écrit, mais aussi celui qui vit ses pulsions corporelles dans le travail qu'il exerce sur le matériau linguistique lui-même par le biais des rythmes, des répétitions, des assonances et des allitérations, tout ce qui constitue le substrat énergétique de la signification que Julia Kristeva appelle le sémiotique.4

8À travers l'illusion d'une relation non-médiatisée au monde, s'exprime en fait le désir d'une fusion imaginaire avec une représentation sur laquelle le Magistrat focalise tout son affect – celle d'un monde innocent, idéalisé, mais figé – que l'arrivée de Joli viendra contrecarrer. La présence de l'officier du Troisième Bureau est l'élément déterminant qui, par contrecoup, conduit le Magistrat à valoriser sa vie intérieure – d'où le statut de son discours, qui tient à la fois du mémoire, de la confession et du journal – et, inversement, à dévaloriser, sinon "dé-réaliser", sa vie extérieure, où il se sentira bientôt comme un exilé.

9Car la question se pose ici : où sont les repères de la fiction dans Waiting for the Barbarians ? Quand le narrateur, peu avant son expédition dans le désert, s'aperçoit, après trois jours d'attente vaine, qu'il ne parvient pas à remplir la page blanche, c’est-à-dire à transposer sa vie en signes – "A testament ? A memoir ? A confession ? A history of thirty years on the frontier ?" (57-58) –, et que, quelques mois plus tard, après la défaite et le départ de Joli, il se rend compte de l'inanité des mots qu'il écrit, n'y a-t-il pas chez lui le désir, sinon la volonté, de dénier toute valeur au langage, de retirer au signifiant toute possibilité d'exprimer la vérité ? Mais l'existence de ce désaveu ne nous aurait été jamais révélée si, au même instant, compte tenu des conditions d'énonciation propres à ce roman, quelqu'un ne l'avait encodée dans la langue – ce "quelqu'un" ne pouvant être que le narrateur lui-même. Qu'est-ce qui est fictif ? Le fait, pour un narrateur, d'affirmer qu'il ne peut rien écrire ou, en dernière analyse, le discours que nous lisons, qui, par son existence, contredit l'affirmation de ce même narrateur ? Par cette évidente dénégation, le narrateur cherche-t-il à jouer avec nous ou à nous faire prendre conscience de l'artifice qui nous lie à lui ?

10Ce refus apparent du signifiant ne se limite pas, dans le roman, aux deux exemples cités plus haut. Il se manifeste de manière plus générale dans le récit à travers un réseau de motifs, de personnages et de situations emblématiques qui articulent les thèmes du silence, de l'incommunicabilité et de la méprise. C'est, pour l'essentiel, l'énigmatique Joli, au regard dissimulé derrière des lunettes noires ; c'est la jeune barbare silencieuse, dont le corps porte les marques des tortures infligées par Joli ; ce sont, enfin, les étranges caractères, taillés dans des morceaux de peuplier que le Magistrat ne parvient jamais à déchiffrer. Ces trois "systèmes" de signes ont deux points en commun : premièrement, ils déroutent le Magistrat, car il ne parvient jamais à percer leur code, et ces signifiants sans signification remettent radicalement en cause ses rapports "habituels" au monde : devant leur mystère, il se sent exclu, décentré, exilé ; deuxièmement, chacun de ces supports sémiotiques suit un itinéraire identique dans la mesure où il retourne à son secret originel : Joli, vaincu, reprend le chemin de la capitale, la jeune barbare, celui de son pays, et les morceaux de peuplier retrouveront leur silence souterrain. Bref, tous ces signes récalcitrants que le Magistrat avait cherché à domestiquer par son propre discours, dans un effort herméneutique bien compréhensible pour un homme féru d'archéologie, retrouvent le "hors-texte" d'où ils étaient venus.

11Il y a une certaine ironie, en définitive, à ce que ces objets, dont il s'essayait à percer le code, suivent le même type de trajectoire symbolique pour laquelle le narrateur ne cesse de montrer une profonde prédilection. C'est la figure de la circularité des phénomènes qui se produisent à intervalles réguliers et qui attestent de l'immutabilité des choses ; c'est celle où s'inscrit la nostalgie apparemment inexpliquée d'un monde d'où l'Histoire serait exclue, un monde clos, replié sur lui-même, hors du temps :

I said to myself, "Be patient, one of these days he will go away, one of these days quiet will return : then our siestas will grow longer and our swords rustier, the watchman will sneak down from his tower to spend the night with his wife, the mortar will crumble till lizards nest between the bricks and owls fly out of the belfry, and the line that marks the frontier on the maps of Empire will grow hazy and obscure till we are blessedly forgotten. " (136)

12Au-delà de l'idée de retour – dont le caractère illusoire n'échappe nullement au Magistrat : "Thus I seduced myself" (136) –, ce qui frappe dans ce passage c'est l'allusion soutenue à la dissolution des limites, des barrières qui séparent individus et territoires avec, pour corollaire, celle d'union, sinon de fusion. Il y a aussi, dans cette évocation d'un monde oublié et immobile le retour à l'indéterminé et à l'inerte qui n'est pas sans évoquer la mort.

13Ce n'est pas la première fois que dans ce texte, aussi bien que dans celui de Buzzati, se révèle la fascination d'un objet de désir avec lequel toute identification ou toute fusion s'achèverait dans le néant. Mais, en même temps, du moins en ce qui concerne le Magistrat, cette fusion est clairement impossible, car l'objet mythique qu'elle vise est inaccessible. Il ne trouve que des substituts qui, métonymiquement, le rattachent au passé, à la terre et à la mort. Ce sont les fruits de ses recherches archéologiques : les ruines, les linteaux, les inscriptions et les ossements. Ces objets, qu'il semble investir libidinalement, ces couches de sable et de terre superposées sous lesquelles il projette une image de lui-même – "Perhaps when I stand on the floor of the courthouse… I stand over the head of a magistrate like myself" (15) – rappellent, de manière métaphorique, le processus de l'identification narcissique.

14Le moi, selon Freud, résulte de la "sédimentation des objets abandonnés," il contient "l'histoire de ses choix d'objets."5 Le narcissique investit libidinalement l'image de son moi, constituée "par les identifications du moi aux images des objets."6 En maints endroits du texte, notamment dans les relations sexuelles entre le Magistrat et la jeune prostituée surnommée The Star, Coetzee suggère l'aspect narcissique du personnage. Or, tous ces objets de désir, qu'il s'agisse des découvertes archéologiques ou de la prostituée, le Magistrat s'en détache, ou, plus précisément, il se désinvestit, et sa libido ainsi libérée reflue sur lui : "L'ombre de l'objet retombe sur le sujet," pour reprendre l'expression imagée de Freud appliquée à la définition de la mélancolie.7

15La mélancolie constitue, en effet, un des éléments structurants du roman, non seulement en ce qui concerne la personnalité du Magistrat, mais l'ensemble de l'œuvre elle-même. Précisons d'emblée, qu'il ne s'agit pas ici d'étudier les manifestations psychiques et somatiques de la mélancolie, mais de comprendre comment elle détermine les rapports du sujet à son langage et à l'Autre.

Signification et perversion : le corps et la lettre.

16Le mélancolique est défini comme celui qui souffre d'une douleur narcissique et qui, ne parvenant plus à établir des relations d'objet, se replie sur lui-même.8 Si, selon nous, Coetzee n'a pas voulu dépeindre à dessein le Magistrat comme un personnage mélancolique typique, il reste que les modes de représentation, les thèmes, les symboles, qui semblent s'être imposés à lui au cours de l'écriture du roman, illustrent de manière pertinente le mode relationnel du mélancolique aux objets et aux signifiants que Julia Kristeva désigne comme le "déni de la dénégation".9

17La dénégation est "l'opération intellectuelle qui conduit le refoulé à la représentation à la condition de le nier, et, de ce fait, participe de l'avènement du signifiant".10 Pour Kristeva, la dénégation constitue ce processus essentiel par lequel le sujet compense la perte de l'objet primaire, auquel il était uni, par la représentation psychique et le langage. Ce qu'elle appelle le deuil de la Chose – "ce qui, vu à rebours, apparaît comme l'indéterminé, l'inséparé, l'insaisissable"11 – conditionne l'entrée du sujet dans le symbolique, dans l'univers des signes. Si le propre de la dénégation est de nier le refoulé, par contre, le déni de la dénégation vient rappeler l'existence de celui-ci à la mémoire et perturbe le processus par lequel les pulsions corporelles se transposent en signes et en formes. Par le déni, le mélancolique affaiblit la barrière protectrice de la signification pour laisser les signes se charger d'affects – la tristesse, le désespoir –, "ce qui a pour effet de les rendre ambigus, répétitifs, allitératifs, musicaux, insensés".12 L'affect rompt ainsi les liens qui unissent le sémiotique, le symbolique et le référent ; le sujet se retrouve sans repères, dans un monde insensé et, en déniant au discours la capacité de signifier, il se prive de toute possibilité de communication puisque, hors du discours, il ne peut être reconnu comme sujet par l'Autre.

18L'intérêt du roman réside dans le mouvement dynamique qu'impulsent dans le discours les implications du processus mélancolique. Ce dernier n'est pas toujours nommé, mais il peut être décodé dans la manière dont le Magistrat se révèle à nous et dans ses rapports à son propre discours

19L'illustration la plus évidente de ce mouvement dialectique est la façon dont le Magistrat fait face à ses perversions sexuelles. Le Magistrat lie ses pratiques sexuelles avec la jeune barbare à une activité de déchiffrage : "It has been growing more and more clear to me that until the marks on this girl's body are deciphered and understood I cannot let go of her" (38). Le Magistrat se résigne à ne voir dans ce corps qu'une opacité impénétrable. La psychanalyse explique que la perte d'un objet de désir chez un sujet entraîne une profonde douleur psychique. Par le déni, il peut nier que la perte a effectivement eu lieu, il peut intérioriser cet objet – parfois sous la forme d'un affect comme le chagrin – et se soumettre à son emprise, mais il ne supprime pas la douleur et le vide causés par la perte.13 Pour masquer la douleur et combler le vide intérieur, il aura recours, d'une part, à la mutilation du sens, à la volonté délibérée de retirer aux signes tout pouvoir de signification, puisqu'en définitive celle-ci manifeste le deuil accompli de la perte de l'objet aimé, désiré et perdu, et, d'autre part, il peut s'adonner à des perversions sexuelles, comme le fétichisme et l'auto-érotisme. Nous savons comment le Magistrat, perturbé par l'Empire, dans ses rapports à un monde idéalisé, s'efforce d'assumer son désir sexuel dans un rituel qui, pour lui, est totalement insensé mais auquel il se soumet – le lavage et le massage du corps de la jeune fille – avant de sombrer dans ce qu'il présente comme un sommeil, un oubli profond, un néant. À chaque fois qu'il se laisse ainsi aller à cette perversion, il est déchiré entre un sentiment de plaisir et de haine de soi. Il se dévalorise par la peinture sans concession qu'il fait de son corps avachi et par la conviction de sa propre impuissance sexuelle. L'ambivalence de ces sentiments est également projetée sur la jeune fille, tantôt objet d'amour fortement érotisé, tantôt objet de répulsion : "How ugly, I say to myself. My mouth forms the ugly word. I am surprised by it but I do not resist : she is ugly, ugly" (47).

20Par delà ce rituel, ce qu'il recherche, en fait, c'est bien une sorte de néant, de rencontre avec un objet de désir irreprésentable. De ce fait, le lien érotique n'est pas avec la fille elle-même, mais avec ce vide obscur auquel le corps de la fille lui donne accès : "I am using her" (47). Au cours de cette pratique fétichiste, l'Autre de la fille s'anéantit devant l'objet sans nom et sans représentation avec lequel il cherche à s'identifier. La position foetale qu'il adopte alors contre le corps de cette femme est une métaphore suffisamment claire pour évoquer cette régression primaire.

21Le processus du déni de la dénégation nous permet de mieux comprendre pourquoi le Magistrat éprouve tant d'incertitude devant la capacité du langage à signifier, et pourquoi les mots qu'il prononce finissent par lui sembler extérieurs, étrangers et avoir l'opacité et la matérialité de choses. C'est le rôle essentiel que jouent les plaquettes de peuplier dans le roman : la forme emblématique du signifiant sans signification, de la lettre morte, du signe réifié. Arrivé au terme de sa quête avec la jeune barbare, il acquiert cette distanciation et cette lucidité cruelle qui caractérisent le mélancolique : il prend conscience du clivage qui sépare le signifiant de la signification :

My lips move, silently composing and recomposing the words. "Or perhaps it is the case that only that which has not been articulated has to be lived through. " I stare at this last proposition without detecting any answering movement in myself toward assent or dissent. The words grow more and more opaque before me ; soon they have lost all meaning. (65)

22D'où cette proposition désabusée, apparemment incongrue, mais que les implications de la mélancolie, comme perversion sexuelle et perte de la signification, rendent compréhensible : "It seems appropriate that a man who does not know what to do with the woman in his bed should not know what to write" (58). L'impuissance sexuelle rejoint dans son esprit l'incapacité à signifier.

23L'ironie d'une telle remarque, présentée comme une vérité d'expérience, réside dans le fait que l'énoncé nie l'acte d'énonciation lui-même. Or comment ce jugement pourrait-il être communiqué sans locuteur ? Si le Magistrat se présente comme logiquement le seul locuteur possible au moment même où il avoue son impuissance à écrire, nous nous situons devant une contradiction flagrante, une aporie, ou, plutôt, nous percevons comment l'aliénation causée par le déni s'est lovée au cœur de son énonciation.

Arbitraire et violence : le sens au pied de la lettre.

24Comme nous l'avons déjà souligné, l'un des corollaires de la mélancolie est la lucidité. Le mélancolique, dont l'image narcissique est dévalorisée, s'observe sans relâche et sans concession. Cette lucidité, nous la retrouvons dans le continuum discursif du Magistrat qui entretient un contact permanent entre le lecteur et le narrateur.

25Elle est aussi thématisée par le regard et tout ce qui relève du champ sémantique de la vision : les lunettes, les points d'observation, les actes de voyeurisme, la dialectique de l'ombre et de la lumière, les rêves et les fantasmes. Mais le savoir, ou les incertitudes, que procure le regard plonge le Magistrat dans la perplexité et dans l'incohérence. Conscient des atrocités que Joli fait subir à ses prisonniers, et bien qu'elles choquent ses principes moraux, le Magistrat est lent à prendre ses décisions et à agir, parce qu'il existe toujours en lui une tension entre la tentation de l'immobilisme, du repli sur soi et l'envie d'agir. Comme l'alter ego de ses rêves, à la fois acteur et spectateur, il est partagé entre le fantasme d'un monde mythique, débarrassé de l'Histoire, et la "réalité" d'un monde linéaire, soumis aux aléas de l'Histoire.

26C'est dans la triade Joli – la fille – le Magistrat que résident l'ambivalence et la dynamique des motivations romanesques. Le Magistrat hait Joli, mais il lui est tellement proche que d'abord il le craint et n'ose le blâmer. Il lui envie surtout sa capacité d'avoir pénétré le secret de la fille, alors que lui se plaint de n'être resté qu'à la surface de ce corps massif, opaque et mystérieux. Joli détient un pouvoir que lui n'a pas, et c'est pour cette raison qu'il est un rival, au sens girardien du terme, et non un ennemi. La fille n'a de valeur pour lui que pour autant qu'elle en a pour Joli.

27Mais, ce dernier, c'est aussi cet autre de lui-même qu'il méprise et déteste, celui qui appartient à l'Empire. Aussi, quoi de plus naturel, en un sens, que de retourner l'agressivité qu'il ressent à l'égard de Joli et de l'Empire contre cette zone obscure de son être : en se constituant prisonnier et en se soumettant volontairement à la torture et à l'humiliation publique, il anéantit cette part maudite et il se sent libéré. La place est symboliquement disponible pour l'introjection de l'image onirique d'une jeune barbare, rétablie dans ses droits et dans son intégrité, et avec laquelle il peut enfin s'identifier.

28Ce que l'on trouve au cœur du roman c'est bien le thème de l'identité et de la dure nécessité d'admettre que d'être soi, de se sentir soi, dépend toujours de l'Autre. Coetzee articule cette dialectique en ayant recours à deux séries de représentations, l'une s'organisant autour de l'idée d'enfouissement, l'autre autour de celle des limites, de la frontière.

29L'image prégnante du retour au passé, dans la conscience du Magistrat, est articulée par différents réseaux de représentations qui relèvent de séries d'oppositions comme dessus/dessous ou intérieur/extérieur. Le fait que le passe-temps favori du narrateur soit l'archéologie s'inscrit dans ce système d'oppositions. Il s'intéresse à ce que le temps a détruit ou laissé intact par le simple fait d'être enfoui sous la terre ou le sable. Ces objets représentent ce que le temps de l'Histoire n'a pas corrompu. En même temps, à travers cette activité et les fantasmes qu'elle suscite, c'est bien d'un désir de mort qu'il s'agit : n'imagine-t-il pas un Magistrat identique à lui-même, enterré sous le bâtiment où il se trouve, allusion possible au caveau creusé à une grande profondeur sous la chambre du narrateur dans "La Chute de la Maison Usher" ?14

30L'idée d'enfouissement est liée à celle, tout aussi prégnante d'introjection imaginaire, représentée dans le roman par la série des rêves et des emboîtements successifs qu'ils impliquent : le Magistrat, dans le fort, qui rêve qu'il est dans ce même fort et qui voit une jeune fille façonner un modèle réduit du fort. La perspective infinie de l'espace rêvé est comme une mise en abyme de l'immensité de l'espace extérieur avec son désert et ses montagnes. L'analogie qu'impliquent ces configurations symétriques est renforcée en plusieurs endroits du texte, soit par des allusions au thème du miroir, comme les lunettes de Joli ou les yeux de la jeune barbare qui reflètent l'image du Magistrat, par exemple, soit par des ressemblances : le corps disloqué du Magistrat pendu à un arbre et celui de la jeune barbare dans ses rêves, le tout débouchant sur une identification symbolique du Magistrat et de la fille à travers le motif du vêtement.

31Pour résumer, l'idée maîtresse de l'identification à un objet de désir est inséparable de celle d'enfouissement, d'intériorisation, tant il est vrai, par ailleurs que chez le mélancolique dépressif profond, le corps devient le tombeau – parfois au sens propre – de ses investissements libidinaux. Ce n'est pas un hasard si, à la fin du roman, le Magistrat meurtri dans son corps, humilié, abandonné et inquiet, décide de retourner les plaquettes de peuplier à la terre d'où il les avait extraites pour qu'elles restent à jamais silencieuses, de peur que le sens qu'elles recèlent ne soit aussi mensonger que le texte qu'il avait renoncé à écrire, ou que la traduction qu'il avait inventée pour répondre à ses tortionnaires. Ce geste symbolique confirme bien la tentation constante, chez le Magistrat, du déni de la signification, du silence.

32Avec la notion de limites ou de frontière nous abordons une autre orientation de l'espace : après la verticalité qu'évoque généralement l'enfouissement, nous trouvons l'horizontalité des déplacements sur une surface. L'espace imaginaire du roman se situe dans une zone frontalière où cohabitent, d'un côté, la petite communauté vivant autour de l'oasis et, de l'autre, un peuple nomade, les Barbares. La ligne qui les sépare est franchie dans les deux sens par des raids et des contre-raids. Cette limite ultime de l'Empire est bien sûr celle qui sépare la civilisation de la sauvagerie, le connu de l'inconnu. Or, comme dans Le Désert des Tartares, l'altérité de l'Autre est proprement insupportable pour une puissance comme l'Empire, car il ne reconnaît, en définitive, que ceux qui lui sont soumis. Les Barbares sont donc dangereux et doivent être traités comme tels ; ce qui suffit à justifier le franchissement de la frontière.

33Mais la notion de frontière ne s'arrête pas à cette représentation conventionnelle de la division de l'espace. Dans le roman, nous avons à faire à des personnages qui se retrouvent métaphoriquement à la limite d'eux-mêmes, ou qui cherchent à franchir les "limites" corporelles des autres. Certains ont le choix entre le repli sur soi-même ou bien le rapport à l'Autre. Dans le cas de Joli, ce rapport se conçoit, non pas sur le mode de la parole, mais sur celui de l'action, celle qu'impliquent la violence et le sadisme en cherchant à transgresser les limites naturelles du corps de l'Autre pour aller y puiser une vérité conforme à ce que l'on veut prouver, pressurer le corps pour en extraire non pas tant une information qu'une confirmation. D'où l'importance de l'exposé théorique de Joli sur la torture. Ce qu'il recherche ce n'est pas tant la signification des paroles prononcées arrachées aux victimes mais le "ton" de ces paroles : "A certain tone enters the voice of a man who is telling the truth. Training an experience tell us to recognize that tone" (5). Pour reprendre la distinction établie par Kristeva, nous dirons que des personnages comme Joli recherchent plus le sens, lié au sémiotique, que la signification, liée au symbolique. La violence politique et l'affect ont ceci de commun qu'ils ne cherchent qu'à disloquer ce que le langage unit.

34Nous voyons ici comment les deux réseaux de signification finalement se rejoignent dans l'évocation de la torture : c'est une transgression de la "frontière" personnelle d'un individu pour aller fouiller, physiquement ou mentalement, au plus profond de son intimité. Nous ne voyons jamais Joli dans ses œuvres, mais nous en constatons les résultats et, surtout, Coetzee laisse le soin au narrateur d'imaginer et de transposer dans son discours ce qui a pu se passer. Car, à sa manière, lui aussi cherche à franchir cette barrière irréductible du corps qui assure l'intégrité de la jeune fille :

But with this woman it is as if there is no interior, only a surface across which I hunt back and forth seeking entry. Is this how her torturers felt hunting their secret, whatever they thought it was ? For the first time I feel a dry pity for them. How natural a mistake to believe that you can burn or tear or hack your way into the secret body of the other ! (43)

35La combinaison de ces deux réseaux de représentations, qui articulent les notions de surface et de profondeur, d'intérieur et d'extérieur, d'enfouissement et de franchissement, étaye l'illusion qui sous-tend la démarche des bourreaux et, dans une moindre mesure, celle du Magistrat, à savoir que la langue peut donner un sens au monde en le désignant directement, qu'elle n'est en fait qu'une vitre transparente à travers laquelle le monde se révèle déjà constitué. C'est presque un apologue nominaliste que Coetzee élabore avec la scène emblématique des prisonniers fouettés en public. Les prisonniers sont liés ensemble, et, sur le dos de chacun d'entre eux, Joli écrit le mot ENEMY et les fait fouetter jusqu'à ce que les lettres s'effacent en leur pénétrant dans la peau. La présence matérielle du mot sur chacun des hommes sert à désigner leur qualité aux yeux de la foule, et à justifier le châtiment qu'ils reçoivent, de la même façon que les coupables de "Dans la colonie pénitentiaire" de Kafka15 savent au nom de quelle loi ils sont exécutés, puisque la machine en grave les termes dans leurs corps jusqu'à ce qu'ils en meurent. D'un point de vue linguistique, on pourrait dire qu'en procédant de la sorte, Joli et ses comparses cherchent à mettre un terme à l'arbitraire du signe en accomplissant la correspondance réelle, nécessaire et indélébile entre le signe et son référent afin de faire la démonstration que le sens procède d'une relation directe avec la chose désignée. Or, la théorie saussurienne du signe nous a appris que le rapport du mot au réfèrent était médiatisé par l'idée ou le concept de ce référent.

36Le Magistrat, lui aussi, comme le montre sa nostalgie d'un monde perdu, est tenté d'accepter une vision aussi rassurante, mais par nature curieux, inquiet et lucide, il se rend compte que le sens n'est pas immédiat et immuable mais qu'il est relatif, fuyant et, surtout, qu'il se construit par rapport à l'Autre à travers le discours. L'expérience du Magistrat débouche sur une prise de conscience du clivage permanent qui menace la signification, de l'arbitraire du signe, d'une dichotomie qui exige une remotivation permanente du langage. Cette découverte est douloureuse et amère, car il ne parvient jamais à entièrement oublier l'illusion des temps heureux de l'univocité du mythe ou de la pastorale. Englué dans l'imaginaire de ses illusions, de ses fantasmes et de ses rêves, le Magistrat illustre la difficulté de l'adaptation au réel, ou, plus précisément, celle de trouver le signifiant qui corresponde de la manière la plus adéquate possible à son expérience personnelle, à ses rapports au monde, dont il sent confusément qu'il ne contrôle pas tous les tenants et aboutissants. Ainsi, par exemple, à un moment donné de son histoire, il va et vient entre deux femmes, la prostituée et la jeune barbare et, de cette hésitation, il en arrive à perdre la notion même de désir, la signification du mot étant contredite par l'expérience : "There is no link I can define between her womanhood and my desire" (43).

37Au fur et à mesure que le récit avance et que la défaite de Joli se confirme, le Magistrat s'aperçoit que les liens qui unissent les signifiants à la réalité se délitent et qu'il est sans cesse contraint de remotiver la langue, c’est-à-dire de trouver un langage nouveau, fidèle à la vérité de son expérience. Les dernières pages du roman sont à cet égard très révélatrices. Lorsque le narrateur s'assied à sa table pour écrire l'histoire de cet avant-poste de l'Empire, avec l'aide de nombreux documents d'archives, "a pile of yellowed documents at my elbow" (154), ce n'est pas un texte historique qu'il produit spontanément, mais quelque chose qui tient du dépliant touristique, du plaidoyer, et qui voudrait faire croire que la vie de l'oasis s'insérait naturellement dans le temps de l'épopée :

"No one who paid a visit to this oasis, " 1 write, "failed to be struck by the charm of life here. We lived in the time of the seasons, of the harvests, of the migrations of the waterbirds. We lived with nothing between us and the stars. We would have made any concession, had we only known what, to go on living here ? This was paradise on earth." (154)

38L'esprit de ce passage n'est pas sans rappeler les premières lignes par lesquelles Georges Lukacs commence son ouvrage La Théorie du roman, en faisant précisément allusion à l'épopée : "Bienheureux les temps qui peuvent lire dans le ciel étoilé la carte des voies qui leur sont ouvertes et qu'ils ont à suivre ! Bienheureux les temps dont les voies sont éclairées par la lumière des étoiles !"16 Cependant, le Magistrat est par trop lucide pour ne pas s'apercevoir que ce genre de discours ne correspond pas à la vérité, mais il ne dispose pas pour l'instant des mots qu'il faut ; il attend que les circonstances changent pour trouver un langage plus authentique :

"Perhaps by the end of the winter, " 1 think, "when hunger truly bites us, when we are cold and starving, or when the barbarian is truly at the gate, perhaps then I will abandon the locutions of a civil servant with literary ambitions and begin to tell the truth… " (154)

39Incrédule vis à vis du langage comme il l'est vis à vis du monde, le Magistrat reste finalement ce personnage vaguement chimérique en quête d'un nouveau langage, sans être sûr, bien entendu, de ne jamais le trouver. Mais, la fin du roman, par la dislocation syntaxique qui s'y manifeste – la parataxe tendant à se substituer à l'hypotaxe – annonce le retour de l'affect :

I think : "I wanted to live outside history"… I think : "I have lived through an eventful year, yet understand no more of it than a babe in arms"…I think : "There has been something staring me in the face, and still I do not se it. " (155)

40Ces hésitations qu'accompagne la réflexion de la pensée sur elle- même, comme pour s'assurer de la fiabilité de la langue, rappellent la volonté du mélancolique qui, selon Kristeva citant Mallarmé, s'efforce de '"trouver dans la langue maternelle un mot total, neuf, étranger à la langue' afin de capter l'innommable."17 Une fois de plus, le narrateur, à son insu, révèle la contradiction dans laquelle il se trouve : d'un côté, il recherche consciemment une langue authentique pour traduire la vérité de son expérience, mais, de l'autre, et sans qu'il semble s'en apercevoir, une langue quelque peu désarticulée, nouvelle, compte tenu de l'ensemble de son discours, s'impose naturellement à lui. Cependant, loin d'avoir retrouvé l'informé et l'indicible de la Chose, le Magistrat, en se dédoublant et en s'investissant à la fois dans le discours qui le manifeste, devient un sujet pour l'Autre, et montre ainsi que si la mélancolie appartient bien au monde de l'imaginaire, le deuil de la Chose est malgré tout accompli.

41L'écriture, dans Waiting for the Barbarians, offre la démonstration de la manière dont la création littéraire transcende l'aspect dépressif des affects qu'elle manifeste. La mélancolie est cet état ambivalent qui permet à la fois d'être en soi et hors de soi, d'être acteur et spectateur, d'être écrasé par sa tristesse et exalté par ce qui la nomme. C'est bien ce qu'exprime Keats dans son "Ode on Melancholy" quand il écrit : "Ay, in the very house of Delight,/ Melancholy has her sovran shrine." 18 Et s'il percevait l'ambivalence de la mélancolie, Keats n'ignorait pas non plus l'omnipotence de l'affect qui la caractérise : "His soul shall taste the sadness of her might/ And be among her cloudy trophies hung." Cependant, reconnaître la puissance de l'affect en le nommant, c’est-à-dire, pour le poète et pour l'artiste, en en faisant une œuvre d'art, n'est pas le signe de la décomposition et de la dislocation de l'être, mais au contraire celui de la survie.

Conclusion

42Nous disions en commençant ce travail que loin d'être une œuvre déprimante Waiting for the Barbarians est une œuvre stimulante, ce qui, compte tenu du destin du Magistrat dans ce roman, peut passer pour un jugement paradoxal. Mais il est vrai que par ses tensions et ses contradictions, et, en particulier, par le déni de la dénégation, le personnage, et l'œuvre, puisque, fictivement, elle ne procède que de son discours, se nient et s'affirment en même temps. Nous sommes en fait dans une zone imaginaire, difficile à cerner, qui échappe aux présupposés logiques, celle où le corps rencontre le langage, où le sémiotique s'associe au symbolique. La vraie dépression mélancolique peut conduire à l'asymbolie, au mutisme et à la mort, mais le propre de l'œuvre littéraire est de créer un artifice qui sert de rempart contre ces réelles tentations du néant. Le discours du narrateur est une lutte continuelle contre le silence et la perte de la signification, même si lui-même est tenté d'y céder. Son récit est aussi le témoignage de ce que dans les situations extrêmes, où, par exemple, un pouvoir fort exerce tous les moyens pour imposer son autorité, il est facile de glisser de la civilisation à la barbarie. Dans le roman, cette transition se traduit par l'éclatement de la signification, par la dichotomie du sémiotique et du symbolique, comme lorsque nous voyons le colonel Joli accorder plus d'attention au "ton de la vérité" qu'à la signification des paroles de ses victimes. En dépit de ses contradictions internes, le discours du Magistrat constitue un déni au deuxième degré : le déni du déni de la dénégation, car, comme le rappelle Julia Kristeva, "l'œuvre littéraire transpose l'affect dans les rythmes, les signes, les formes. Le 'sémiotique' et le 'symbolique' deviennent les marques communicables d'une réalité affective présente sensible au lecteur, et néanmoins dominée, écartée, vaincue".19 Dans la mesure justement où il s'agit de transposition, où les affects et les humeurs réels et déplaisants sont traités littérairement pour devenir des sources de plaisir esthétique, on peut dire que l'œuvre de Coetzee est cathartique et que, considérer Waiting for the Barbarians comme une œuvre nihiliste, serait tout aussi injustifié que de ne voir qu'une fin romantique dans l'attitude sereine du héros du Désert des Tartares, attendant la mort, en oubliant, tout d'un coup, l'ironie incisive qui ne cesse précisément de désamorcer l'illusion romantique d'un bout à l'autre du roman : "Giovanni redresse un peu le buste, arrange d'une main le col de son uniforme, jette encore un regard par la fenêtre, un très bref coup d'œil, pour voir une dernière fois les étoiles. Puis, dans l'obscurité, bien que personne ne le voie, il sourit." (242)

Notes

1  Voir, en particulier : Debra A. Castillo, "The composition of the Self in Coetzee's Waiting for the Barbarians," Critique 27.2, Winter 1983, p. 78-90; Lance Olsen, "The Presence of Absence : Coetzee's Waiting for the Barbarians," Ariel 16. 2, April 1985, p. 47-56; R. G. Martin, "Narrative, History, Ideology. A Study of Waiting for the Barbarians and Burger's Daughter," Ariel 17. 3, July 1986, p. 3-20.

2  Dino Buzzati, Le Désert des Tartares , Le Livre de poche 973, Paris, Laffont, 1963.

3  J.M. Coetzee, Waiting for the Barbarians, Harmondsworth, King Penguin - Penguin Books, 1982.

4  Julia Kristeva, Soleil Noir, Paris, Folio Essais-Gallimard, 1987, p. 33.

5  Sigmund Freud, "Psychologie des foules et analyse du moi," dans Essais de Psychanalyse, Paris, 1981, p. 242, cité dans J.D. Nasio, Enseignement de sept concepts cruciaux de la psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot 111, 1992, p. 77.

6  Nasio 79.

7  Sigmund Freud, "Deuil et mélancolie" in Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, p. 158. Cité dans Nasio 77.

8  Nasio 77.

9  Kristeva 55.

10  Kristeva 56.

11  Kristeva 22nl0.

12  Kristeva 54.

13  Kristeva 56.

14  "Le caveau dans lequel nous le déposâmes... était petit, humide, et n'offrait aucune voie à la lumière du jour ; il était situé, à une grande profondeur, juste au-dessous de cette partie du bâtiment où se trouvait ma chambre à coucher." Edgar A. Poe, Nouvelles histoires extraordinaires, Collection Folio 801, Paris, Gallimard, 1951, p. 147.

15  F. Kafka, Dans la colonie pénitentiaire et autres nouvelles, GF-Flammarion 564, Paris, Flammarion, 1991.

16  Georges Lukacs, La Théorie du roman, Paris, Médiations-Gonthier, 1963, p. 19.

17 Kristeva 54.

18  John Keats, Poems, ed. Gerald Bullett, Everyman's Library 101, London, J. M. Dent, 1961, p. 200.

19  Kristeva 33.

Pour citer ce document

Par Richard Samin, «Waiting For the Barbarians ou la lettre morte.», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Revue papier (Archives 1993-2001), J. M. Coetzee, mis à jour le : 28/05/2013, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=138.