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Avant-propos
Par Laurent Baggioni et Étienne Boillet
Publication en ligne le 23 décembre 2024
Article au format PDF
Avant-propos (version PDF) (application/pdf – 162k)
Texte intégral
1« Intermédialité » et « transmédialité » : que recouvrent exactement ces notions, et ont-elles un sens univoque dans la communauté scientifique ? C’est notamment pour répondre à ce type d’interrogations théoriques que le FoReLLIS (équipe B) a fait du sujet « Médialités, intermédialités, transmédialités » l’un de ses axes de travail. Cette vaste réflexion sur le médium sous toutes ses formes s’accompagne d’études de cas appartenant à des périodes historiques et à des aires variées, selon la tradition interdisciplinaire propre au laboratoire. En l’espèce, la journée d’études que nous avons organisée le 16 juin 2022 portait sur l’Italie. Six docteurs ou doctorants, dont nous avions sélectionné les propositions, sont venus à la MSHS de Poitiers présenter leurs travaux sur des œuvres allant du théâtre de Goldoni à l’adaptation filmique d’un roman de Moravia, de la Florence médicéenne à la circulation d’une pièce de Grazia Verasani entre théâtre et cinéma, en passant par certaines traductions de BD contemporaines (elles-mêmes adaptées de romans canoniques). Cette journée d’études « jeunes chercheurs » inaugurait le 61e Congrès de la SIES, société savante réunissant les italianistes de l’enseignement supérieur français : ainsi l’activité de jeunes chercheurs en études italiennes a-t-elle pu nourrir la réflexion menée par le FoReLLIS sur les questions de « médialités, intermédialités et transmédialités ». Dans les quatre articles tirés de ces communications et les trois autres qui sont venus s’y ajouter, on remarquera le souci de ne pas esquiver le sujet proposé. Au contraire, en n’hésitant pas à s’appuyer sur un corpus théorique permettant de mieux appréhender ces questions, les études de cas restent centrées sur les spécificités de chaque médium et sur les divers croisements entre formes médiales de différentes natures.
2Dans le premier article, l’identification d’un fonctionnement intermédial éclaire d’un jour nouveau les enjeux pourtant bien connus de la mise en scène du pouvoir politique. Il est désormais bien établi que les régimes seigneuriaux de l’Italie du XVe siècle ont expérimenté des modalités d’ordre à la fois architectural, urbanistique et artistique afin de représenter les détenteurs de l’autorité suprême. Ces modalités, qui se prolongent tant sur le plan littéraire que comportemental, ont constitué les prémices du fonctionnement des grandes cours européennes de l’âge moderne. L’article de Raphaëlle Meugé-Monville met en lumière comment la « cour » de Laurent de Médicis dit « Le Magnifique » (1449-1492), ou plutôt ici, sa brigata, c’est-à-dire le groupe d’amis par lequel il assoit son image publique, est le creuset d’un récit chevaleresque et courtois élaboré autour de sa propre personne. Ce récit se déploie, y compris sous une forme parodique et comique, dans différents médiums. Les résonances intermédiales sont la condition d’une réverbération de la représentation, à la fois visuelle et narrative, dans plusieurs sphères sémiotiques : le langage de la poésie lyrique, les codes de l’éthique chevaleresque, la représentation de la femme et de l’amour, les valeurs de l’amitié masculine. La pluralité des médiums permet d’imprégner fortement l’imaginaire politique florentin tout en s’imposant comme la condition d’un jeu donnant saveur et vie au projet médicéen de ne faire plus qu’un avec l’identité florentine.
3Si l’article de Raphaëlle Meugé-Monville nous rappelle que l’intermédialité permet de créer une correspondance harmonieuse entre un canal visuel et une modalité d’inscription narrative, celui de Silvia Manciati montre que la volonté d’accorder différents médiums pourtant fortement liés par un trait commun, celui du texte, est loin d’être toujours pacifique. La chercheuse analyse en effet les tensions autour des différentes versions des écrits de Goldoni : dans leur support manuscrit, imprimé ou bien encore dans leur médialité scénique, c’est-à-dire dans la manière dont ils sont littéralement mis en scène par le corps – gestes et voix – des comédiens. Il apparaît clairement, dans les expériences vénitienne et parisienne qui sont considérées ici, que la volonté exprimée par Goldoni de se forger une figure auctoriale se heurte à l’autonomie, d’ailleurs garantie juridiquement, du jeu scénique, tout autant qu’elle s’en nourrit. Les frictions intermédiales que l’article analyse à travers une des expériences majeures de l’histoire du théâtre italien révèlent la manière dont la coexistence des médiums peut être investie de rivalités ou de concurrences qui ont trait à la dimension multiple de l’auteur de théâtre : écrivain, régisseur et metteur en scène.
4Les autres contributions du volume portent sur la période contemporaine. On ne s’étonnera pas que l’une d’entre elles, écrit par Aurélie Leclercq, soit consacré à Pier Paolo Pasolini. Poète engagé célébrant les « cendres de Gramsci » ou la « mort du néoréalisme », Pasolini est en effet connu pour s’être tourné vers le cinéma, au tournant des années cinquante et soixante, moment où il vit dans ce médium un art véritablement populaire (ou « national-populaire ») en prise avec le réel. Comme l’indique le titre de son intervention (« L’intermédialité pasolinienne. Contamination et explosivité : l’hybridité à l’œuvre »), Aurélie Leclercq place toute l’œuvre de Pasolini sous le signe de l’intermédialité. Car la poésie, « hyper-genre » dont la présence constante, chez cet auteur, accompagne celle de l’hybridité, est indissociable, selon Aurélie Leclercq, d’une « modernité qui se caractérise avant tout par une foi (“avant-gardiste”) dans les formes ». La chercheuse parcourt l’œuvre de Pasolini en partant de poèmes emblématiques de cette modernité ; notamment un texte de Poesia in forma di rosa, que l’auteur et réalisateur a fait dire par Orson Welles, à la fin de La ricotta. Elle montre ainsi la circulation de l’« hyper-genre » poétique, et les tensions que crée cette circulation (car Pasolini tente, comme l’écrit Carla Benedetti, de « concilier l’inconciliable »), entre texte et image (picturale notamment), littérature et cinéma. Outre La ricotta, l’autre œuvre à laquelle se réfère principalement A. Leclercq est La rabbia, dont l’auteur a dit : « j’ai écrit ce film, sans suivre un fil chronologique, ni même peut-être logique. Mais plutôt mes raisons politiques et mon sentiment poétique ». Politique et poésie, en effet, apparaissent chez lui toujours intimement liées.
5Les articles suivants sont tous centrés sur la problématique de l’adaptation. Tout d’abord, c’est à la transposition cinématographique d’un roman de Moravia (L’ennui) que s’intéresse Diego Pellizzari, dont l’analyse, guidée de bout en bout par une réflexion esthétique sur les ressources et les limites propres à ces deux formes d’expression, ne manque pas de relever leurs lens avec les autres arts : le protagoniste de ce célèbre roman est en effet un peintre aux prises avec un sentiment d’impuissance et d’inutilité tant sur le plan artistique qu’existentiel. Evacuant d’emblée l’équivalence qu’on pourrait établir entre bonne adaptation et adaptation fidèle, D. Pellizzari souligne néanmoins certaines différences et montre que dans ce contexte (l’Italie au début des années 60), certaines scènes pouvaient difficilement être portées à l’écran sans que la diffusion du film n’en soit compromise. Cependant, le chercheur s’attache à analyser les solutions trouvées par le réalisateur (Damiano Damiani) afin de transcrire cinématographiquement l’érotisme du roman et l’inquiétante vacuité caractérisant le personnage féminin. Ainsi Damiani a-t-il choisi de mettre en abyme la création artistique au moyen de divers symboles, comme en témoigne l’analyse de plusieurs photogrammes, qui traduisent la possibilité offerte par le médium cinématographique de prendre à son compte une visée artistique récapitulative, jouant à la fois de la littérature, de la peinture et de la photographie.
6Francesca Chiara Guglielmino se penche quant à elle sur une autre adaptation filmique, tirée d’une pièce de Grazia Verasani : From Medea. Toutefois, les enjeux liés à la médialité dépassent ici la seule question de l’adaptation, la dramaturge ayant eu l’intention de s’emparer d’un fait divers qui a défrayé la chronique (l’affaire Franzoni, ou crime de Cogne, en 2002) afin de s’opposer au traitement médiatique dont il a fait l’objet. En effet, dans cette fiction, les personnages évoluant sur scène sont des mères infanticides. Les enjeux artistiques et critiques de la médialité, sensibles aussi bien dans la pièce que dans le film, sont ici complémentaires dans leur opposition aux effets simplificateurs et grossissants d’une couverture médiatique massive. Dans le film, les mères prennent la parole, réfléchissent, et accompagnent le spectateur vers une analyse critique de certains mécanismes sociaux, à rebours d’un imaginaire que Verasani a voulu critiquer, où la mère infanticide est une figure purement monstrueuse et radicalement autre. Dans Maternity blues, l’adaptation cinématographique de Fabrizio Cattani, Francesca Chiara Guglielmino remarque notamment le choix de souligner parfois l’origine théâtrale de l’œuvre, certaines scènes relevant d’une forme de théâtre filmé (en écho au huis clos de la prison). En outre, l’article souligne la diversité des références intermédiales convoquées par la dramaturge ou le cinéaste, telles que ces chansons populaires traduisant l’état d’esprit ou le parcours de reconstruction des femmes criminelles emprisonnées.
7L’adaptation n’est pas seulement le lieu d’une complexification du langage artistique induite par l’intermédialité ; elle est aussi un espace de tensions, de difficultés, voire de conflits. C’est ce que met en lumière l’article d’Aurélia Gournay, tendu vers l’examen parallèle de deux œuvres réinterprétant la figure de Don Juan : le film-opéra Don Giovanni de Joseph Losey (1979) et le roman Don Juan de Pierre-Jean Rémy (1982). L’analyse vise d’abord la manière dont la première œuvre parvient à négocier les contraintes techniques propres à l’opéra d’une part et au cinéma de l’autre. La démonstration s’appuie notamment sur deux prémisses théoriques fortes : la « visibilité de la technique » propre à l’intermédialité, selon Silvestra Mariniello, et le « conflit de pouvoir » entre l’image et le son qui caractérise, selon Annie Goldmann, l’adaptation cinématographique des opéras. Il en résulte une vision problématique de l’intermédialité, source de difficultés pratiques, voire d’impossibilités, dont la prise en compte conditionne l’élaboration du sens de l’œuvre. L’ingéniosité et l’inventivité de Losey trouvent de nombreux échos dans le roman de Rémy, qui est également l’auteur d’un essai sur le film de Losey, Don Giovanni, Mozart, Losey (1979). Dans son roman, Rémy se plaît à mettre en évidence les tensions entre différents médiums, et principalement « la difficulté des mots à dire la musique » qui caractérise en partie la problématique intermédiale du récit. Parallèlement, l’article souligne que si l’intermédialité ne va pas sans créer de heurts, elle nourrit, en partie de ce fait, toute une dimension réflexive ou ‘méta-médiale’, qu’illustre pleinement aussi bien l’essai de Pierre-Jean Rémy que les œuvres elles-mêmes.
8Enfin, dans la dernière contribution du volume, Valentina Timpani se penche sur une autrice à succès (dont l’identité véritable est inconnue) : Elena Ferrante. Plus précisément, elle s’intéresse à la transposition en série d’un de ses romans, La vita bugiarda degli adulti. La manière dont s’entremêlent identité féminine et identité napolitaine est donc au cœur de cette étude : la protagoniste, Giovanna, est une jeune napolitaine qui voit se fissurer sa vision idéalisée du noyau familial, et, plus généralement, du monde des adultes. Après avoir présenté les grandes structures de ce roman, propices à la conquête d’un lectorat vaste, plutôt jeune et féminin, selon des recettes narratives et thématiques qui se prêtent bien à la transposition audiovisuelle (d’autant que cette voie a déjà été entreprise avec succès pour le best-seller L’amica geniale), Valentina Timpani analyse la série, en soulignant les éléments intermédiaux déjà évoqués, pour partie, dans le texte littéraire : la musique, notamment, mais également la photographie, ou l’architecture. Ainsi, le parcours initiatique de Giovanna est indissociable de son insertion dans la culture napolitaine, dont elle découvre ou redécouvre certains aspects. Le potentiel esthétique et symbolique des lieux napolitains est largement exploité : les personnages montent et descendent au travers d’aires urbaines socialement marquées, telles que la colline du Vomero, le quartier bourgeois où vit la protagoniste. Valentina Timpani montre comment cette utilisation de Naples s’inscrit dans un engouement international pour une ville qui exerce une fascination reposant notamment sur la dimension apocalyptique que l’on projette sur elle. Assurément, la présence de Naples, de sa musique, de sa religiosité intense, font ici partie de ces recettes garantissant le succès d’un produit culturel mainstream. Toutefois, selon la chercheuse, cela n’empêche pas l’expression d’une certaine authenticité, et d’un discours sincèrement féministe traversant le roman et la série.
9Au moment de conclure cet avant-propos, nous nous réjouissons de la façon dont se sont déroulés les trois jours du 61e Congrès de la SIES qui sont à l’origine de ce dossier, grâce à un financement collectif qui mérite ici l’expression de notre gratitude. La journée d’études et le Congrès ont été soutenus non seulement par le FoReLLIS et par la SIES, mais aussi par le MIMMOC (autre laboratoire poitevin) et le LECEMO (Paris 3 Sorbonne-Nouvelle), ainsi que par l’Université Franco-Italienne (Grenoble-Turin). Par ailleurs, au titre du label « colloque UP », l’événement a également reçu le soutien de la communauté Grand Poitiers. Enfin, nous remercions les Cahiers du FoReLLIS d’héberger ces actes et nous vous souhaitons une lecture stimulante et fructueuse.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Laurent Baggioni
Laurent Baggioni est professeur de littérature et civilisation italiennes à la Sorbonne Nouvelle. Ses travaux concernent l’histoire de la pensée politique observée du point de vue de la littérature du Moyen Âge et du début de la Renaissance. Il a notamment publié La Forteresse de la raison : lectures de l’humanisme politique florentin d’après l’œuvre de Coluccio Salutati (Genève, Droz, 2015).
...Quelques mots à propos de : Étienne Boillet
Étienne Boillet, maître de conférences HDR en études italiennes à l’université de Poitiers, est spécialiste de littérature italienne des XX-XXIe siècles et de théorie de la fiction. Après une thèse de doctorat et plusieurs articles consacrés à Tommaso Landolfi, il a notamment publié Fiction, mode d’emploi (PUR, 2020, 341 p.) et Finzione e non fiction. Ritorno al caso Gomorra (Rome, Aracne, 2024, 436 p.).
...Droits d'auteur

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