Monstrous growths and misbirths : Age of Iron ou le corps malade de l'apartheid.

Par Yvonne Munnick
Publication en ligne le 28 mai 2013

Texte intégral

The old is dying and the new cannot be born : in the interregnum there arises a great diversity of morbid symptoms.

1Cette citation de Gramsci, que porte en épigraphe le roman de Nadine Gordimer, July's People, pourrait tout aussi bien servir d'exergue à Age of Iron. Puisqu'en effet, le dernier roman de J.M. Coetzee relate les derniers jours d'Elizabeth Curren, vieille dame originaire du Cap, qui se sachant atteinte d'un cancer généralisé, attend la mort dans une extrême souffrance, à la fois physique et morale. Cet ancien professeur de lettres classiques adresse une ultime missive à sa fille, exilée aux États-Unis, dans laquelle elle tient la chronique quotidienne de ses angoisses et de sa détresse personnelle, mais également des soubresauts violents qui agitent la société sud-africaine.

2Si la mort du vieux monde auquel elle appartient est aussi inéluctable que la sienne, l'image du nouveau monde qui va naître de ces convulsions, le monde de fer du titre, témoigne d'une vision de l'avenir pour le moins pessimiste. La terreur de la mort, mise à distance par l'écriture, se double d'un rejet des prémisses sur lesquelles la nouvelle société semble vouloir se bâtir.

3Coetzee met en parallèle la fin d'un destin individuel (la vie d'Elizabeth Curren), et celle d'un destin collectif (la société d'apartheid), les deux étant bien sûr liés. Le discours de Coetzee sur la mort s'articule autour de l'image du corps, du corps vieillissant, du corps souffrant, du corps dégénéré, du corps rongé par le cancer. Le recours à la métaphore du corps – corps physique mais aussi corps social – s'inscrit dans une logique à la fois typiquement sud-africaine et foncièrement propre à Coetzee.

4Nadine Gordimer rappelait dans une interview récente l'importance primordiale du corps en Afrique du sud :

What is apartheid all about ? It's about the body, about the physical différences, black skin, instead of pink. The whole légal structure is based on the physical, so the body becomes supremely important. (Kenyon 75)

5Le corps, la surface corporelle, la pigmentation suffisent à déterminer l'appartenance éthnique, à différencier les individus, à les classer en catégories d"inférieurs" ou de "supérieurs". Rien d'étonnant à ce qu'il occupe une place prépondérante dans l'imaginaire, puisque le corps à lui seul, à l'exclusion de toute autre composante de la personne, détermine la position de l'individu dans la société. C'est d'abord par le corps que passe l'identification sociale.

6À cette donnée socio-historique s'ajoute la dimension plus personnelle de la vision qu'a Coetzee de la société sud-africaine. La société qu'il nous décrit dans Age of Iron est une société où la lutte n'est plus idéologique mais est essentiellement une lutte pour le pouvoir. Le combat pour l'hégémonie, pour la domination d'un groupe sur l'autre, passe par l'usage de la force. Le contrôle social de la violence, qu'elle soit institutionnalisée (celle de l'état d'apartheid) ou "sauvage" (celle des ghettos), implique un corps à corps mortel. Les rapports humains ne se pensent plus alors qu'en termes d'agression, d'élimination physique.

7Or toute violence engendre la souffrance. Lorsqu'on sait l'aversion qu'éprouve Coetzee pour toute forme de violence (Attwell 394), le lien qui s'établit dans son esprit entre violence et mort, " violence and death, my own death, are to me, intuitively, the same thing" (Attwell 337), on comprend pourquoi le corps occupe une telle place. Il est non seulement le lieu où s'incarne la douleur, mais aussi celui où se vit la nature du réel, dont la mort constitue le paradigme.

8Par ailleurs dans un monde vécu comme totalement vidé de certitudes, la souffrance reste la seule forme de vérité. Déjà le Magistrat dans Waiting for the Barbariansaffirmait : "Pain is truth : all else is subject to doubt" (Barbarians 5), idée que Coetzee reprend dans l'interview accordée à Attwell :

Whatever else, the body is not "that which is not", and the proof that it is is the pain it feels. The body with its pain becomes a counter to the endless trials of doubt (...) In South Africa it is not possible to deny the authority of suffering and therefore of the body (..) it is not possible for political reasons. (Attwell 248)

9En effet il semble que seule la souffrance physique, la douleur, puisse faire l'objet de certitude, puiqu'elle est localisée et appréhendée dans le corps. Elle appartient au domaine de l'expérience sensible, à l'inverse de la souffrance psychique/ morale. Mais si la personne qui souffre ne peut douter de l'existence de la douleur, il n'en reste pas moins que la souffrance physique relève également du psychique, ne serait-ce que par les réactions affectives qu'elle semble entraîner, et son expression trouve alors ses racines dans l'histoire individuelle aussi bien que collective de chaque personne, y compris dans les angoisses qu'elle peut éprouver à l'égard de l'avenir.

10Ainsi lorsqu'à la fin du roman Mrs Curren remarque :" This was never meant to be the story of a body, but of the soul it houses" (170), elle ne fait qu'exprimer la difficulté de séparer douleur physique et souffrance psychique, corps et âme étant liés. Le corps est alors le lieu où s'inscrivent les cicatrices de l'âme :

What I wanted was to bare something to them(...)What I wanted (...) was to bring out a scar, (...) any scar, the scar of all this suffering, but in the end my scar, (...). I even brought a hand up to the buttons of my dress. (98)

11Mais avant de montrer comment les formes de souffrance s'articulent, il serait intéressant d'étudier comment Coetzee présente le corps d'un point de vue sémiologique, c’est-à-dire comment le corps est le lieu et l'instrument d'utilisation de systèmes de signes, signes extérieurs liant surface corporelle et statut social, signes vestimentaires, signes comportementaux.

12Le corps dans son apparence extérieure est toujours immédiatement signifiant, en conséquence, il n'est pas indifférent que le personnage principal soit une vieille dame blanche ; trois traits porteurs de sens, l'âge, le sexe et la couleur de la peau, autant de caractéristiques physiques éminemment pertinentes dans le contexte sud-africain qui est celui du roman.

13La vieillesse d'Elizabeth Curren est au centre d'une série de cercles concentriques. L'état de délabrement physique, induit par l'âge et la maladie, s'étend à son environnement immédiat et, au-delà, à la société à laquelle elle appartient. L'incipit du roman donne d'emblée le ton : " There is an alley down the side of the garage (...) Now it is a dead place, waste, without use, where windblown leaves pile up and rot". (3) Le champ sémantique dominant est celui de la mort, de l'abandon, de la désolation.

14Par un jeu continu de correspondances, les descriptions du corps décrépit d'Elizabeth, "my legs, mottled, blue-veined" (50), "feeling my teeth sag" (9), grey hair on the pillow, unwashed, lank" (137)," with the numb, claw-like grip of the old" (157), trouvent en regard les images de la maison qui tombe en mine :

This house is tired of waiting for the day, tired of holding itself together. The floorboards have lost their spring. The insulation of the wiring is dry, friable, the pipes clogged with grit. The gutters sag where screws have rusted away or pulled loose from the rotten wood. The roof tiles are heavy with moss. A house built solidly but without love, cold, inert now, ready to die. Whose walls the sun, even the African sun, has never succeeded in warming, as though the very bricks, made by the hands of convicts, radiate an intractable sullenness. (13)

15À l’instar de sa propriétaire, la maison est délabrée parce qu'elle a manqué d'amour et de chaleur, parce que son existence, comme celle de sa propriétaire, était fondée sur un déni de justice.

16Car l'ancien professeur de littérature appartient à la communauté blanche, à la "race" des oppresseurs, à cette société dont les jours sont maintenant comptés :

We who marry South Africa become South Africans : ugly, sullen, torpid, the only sign of life in us a quick flash of fangs when we are crossed. South Africa : a bad-tempered old hound snoozing in the doorway, taking its time to die." (64)

17Dans une ultime correspondance, dans le dernier cercle concentrique, s'inscrit l'atmosphère d'abandon et de ruines, symbolisée par la pluie, qui tombe du début à la fin du roman, "rain falling on barren soil"(120). La pluie qui tombe sur le désespoir et la destruction et qui, telle une chape de plomb, devient emblématique du poids de l'existence qui accable les personnages.

18Le corps, c'est aussi celui de Vercueil qui est non identifié racialement. Est-il blanc, est-il noir ? Coetzee omet délibérément de le préciser, bien que le nom suggère une origine afrikaner ou métis. Or dans la mesure où Vercueil est "l'ange de la mort"(153), la différenciation pigmentaire permettant de situer d'emblée l'appartenance ethnique n'a plus de sens, puisque la mort ignore ces distinctions superficielles liées à l'apparence corporelle.

19Cependant si le corps de Vercueil n'offre pas de signifiance immédiate au niveau de l'appartenance ethnique, sa position sociale, elle, est clairement indiquée par son aspect physique (corporel et vestimentaire). Le visage tanné et bouffi, les ongles noirs, les cheveux sales, les vêtements fripés, laissant derrière lui une forte odeur d'urine, de vin et de linge moisi (3), Vercueil, l'ivrogne, l'épave humaine, incarne la marginalité des clochards.

20Cependant le marquage physique revêt assez rapidement une autre dimension que celle d'un simple repérage social. L'absence d'adhésion aux codes socio-culturels que traduisent attitudes corporelles et vestimentaires est certes le signe d'un désengagement social, d'un abandon, mais suggère aussi en contrepoint les dangers qui se dissimulent derrière l'obsession de la propreté. Le corps de Vercueil, qui ne prend jamais de bain ni ne change de vêtements, ce corps qui dégage une odeur nauséabonde, est mis en opposition avec celui de Mrs Curren, mais aussi, et plus singulièrement, avec ceux des enfants de Florence, la servante noire d'Elizabeth.

21En inculquant la propreté à ces enfants au physique avenant (voir la scène du bain que Florence donne à ses filles p. 34), on leur transmet également un certain nombre de valeurs fondées en particulier sur l'éthique puritaine du travail. Loin de faire preuve de la même compassion que Mrs Curren, Florence et ses enfants rejettent Vercueil et condamnent sans appel ce marginal qui passe son temps à boire et à dormir sous des abris de fortune. Après que le camarade de classe de Bheki ait vidé la bouteille d'alcool que le clochard avait dans la poche, dans un geste de didactisme moral, ce dernier est attaqué et frappé par les deux jeunes garçons jusqu'à ce que Mrs Curren, indignée, intervienne sous l'œil réprobateur de Florence, pour laquelle Vercueil "is rubbish. He is good for nothing (...) Good for nothing but drinking."(44)

22Le rapport entre propreté corporelle et rigidité morale des "nouveaux protecteurs du peuple" (les enfants noirs des ghettos) est explicité quelques pages plus loin, lorsque Mrs Curren, remarquant les ongles de Vercueil qui sont d'une saleté repoussante, analyse l'homme en ces termes :

He watches but does not judge. Always a faint haze of alcohol about him. Alcohol that softens, preserves.(,..)That helps us to forgive. He drinks and makes allowances. His life all allowances. He, Mr V, to whom I speak.(...) While to the rising generation, who do not drink, I cannot speak, can only lecture. Their hands clean, their fingernails clean. The new puritans holding to the rule, holding up the rule. Abhorring alcohol, that softens therule, dissolves iron. Suspicious of all that is idle, yielding, roundabout. Suspicious of devious discourse like this. (75)

23La rigidité morale de ces enfants qui incarnent une vision collective du destin, de l'avenir, s'oppose à la compassion, à l'indulgence, à la conciliation, représentées par ces deux marginaux que sont Mrs Curren et Vercueil.

24Derrière ces corps sains et propres d'une part, vieillissants, malades et délabrés d'autre part, se profilent deux conceptions politiques, deux visions du monde antinomiques, celle de l'ancien régime d'apartheid, mais aussi celle d'un futur régime totalitaire, qui ne peut ni ne veut rien prendre en compte, si ce n'est la souffrance trop longtemps infligée aux Noirs, et celle d'une certaine forme d'individualisme libéral, qui refuse toute loi d'airain, tout embrigadement. On reconnaît là la position marginale des libéraux sud-africains qui se sont retrouvés pris en étau entre les deux formes de nationalisme, et dont l'attitude souvent ambiguë est à l'origine de ce sentiment de culpabilité qui les caractérise.

25Un autre exemple du rejet de tout contrôle social totalitaire exprimé par le corps est fourni lors de l'épisode où Mrs Curren passe la nuit sous un autopont. Refusant de céder aux pressions des forces de sécurité (de l'état d'apartheid) qui ont investi sa maison, Mrs Curren s'enfuit de chez elle, vêtue d'une simple chemise de nuit, enveloppée dans un édredon :

In Buitenkant Street, under the flyover, I sat down to rest. A steady stream of cars flowed past heading for the city. No one spared me a glance. With my wild hair and pink quilt I might be a spectacle on Schoonder Street ; here amid the rubble and filth, I was just part of the urban shadowland.(143)

26Tournant le dos aux pratiques culturelles qui régissent l'usage social du corps, qu'elles soient vestimentaires (en chemise de nuit à l'extérieur et en public), posturales (allongée sous un pont), ou de contrôle des fonctions physiologiques (miction), le comportement corporel de Mrs Curren devient symbolique du statut social qu'elle s'est momentanément choisi. Rejoignant, au propre et au figuré, Vercueil dans le monde des clochards qui dorment sur des cartons dans les lieux publics, Mrs Curren affirme sa marginalité. Sa marginalité en tant que libérale honnissant la société dans laquelle elle vit, devient physique.

27Blanche et âgée, le personnage principal est aussi une femme. Or le corps de femme est celui qui donne naissance, qui donne la vie, qui renouvelle les générations, qui établit un lien entre le passé et l'avenir. Il est tout à fait frappant que dans un roman qui parle essentiellement de la mort, le mot naissance soit d'une occurrence aussi fréquente. Il faut également noter qu'en dehors de Vercueil, qui, lui, ne se qualifie pas en tant que géniteur, non seulement il n'a pas d'enfants, mais il semble peu probable qu'il puisse en avoir :

He is dry. His drink is not water but fire. Perhaps that is why I cannot imagine children of his : because his semen would be dry, dry and brown, like pollen or like the dust of this country. (178-180)

28les hommes, en tant qu'époux donc géniteurs, sont étrangement absents. Le mari de Mrs Curren est mort et celui de Florence est tenu éloigné par son travail.

29La prépondérance donnée aux femmes rappelle que c'est par les femmes, par leur corps, que se transmet la vie, et la perpétuation d'un peuple. Or le corps de Mrs Curren, âgé et malade, est stérile et ne peut plus engendrer que des tumeurs monstrueuses. À l’inverse de Florence, génitrice d'une nouvelle génération dans laquelle s'incarne l'avenir du pays, Mrs Curren restera sans descendance (sa fille ayant fui l'Afrique du Sud). Elle symbolise alors l'absence d'avenir de la communauté qu'elle représente.

30Le corps de la mère transmet la vie, mais aussi nous dit Mrs Curren, l'amour, amor matris (53). Or il semble que l'époque et les circonstances aient étouffé cet amour. Pour Mrs Curren, sevrée de l'amour de sa fille, le corps s'est vidé de sa substance, n'est plus qu'une coquille vide, a "shell" (69), "I am hollow, I am a shell" (103), une poupée creuse, " as hollow as a doll" (103). Le corps a perdu son âme. Les liens d'amour qui unissaient l'enfant à la mère ont été coupés à l'instar de ceux qui liaient Mrs Curren à la terre d'Afrique. Coetzee reprend et élargit la métaphore de la femme/mère, symbole de la terre, dans le sens où la terre devient le ventre primordial dont sont issus les hommes. Cette divine maternité de la terre, l'isomorphisme matriarcal et tellurique se retrouve dans l'attachement de l'individu à sa patrie, qui peut être analysé alors comme une forme d'attachement à la mère.

31Ainsi Mrs Curren revient-elle inlassablement sur cet épisode de la vie de sa mère, où celle-ci, enfant, contemplant avec terreur les étoiles à travers les roues du chariot sous lequel elle dormait, se demandait si le mouvement qu'elle percevait était celui des astres ou celui des roues du chariot, qui, en descendant la montagne, allait la priver de ses parents (15). Histoire fondatrice de la personnalité de Mrs Curren, "It is there that I come from, it is there that I begin" (110), celle-ci lie le lieu précis de son déroulement (the top of Prince Albert's Pass) à l'image de la mère :

A desire would have flowed from me toward that one spot of earth, guiding me. This my mother, I would have said, kneeling there : this is what gives life to me. (...)Now that desire, which one may as well call love, is gone from me. I do not love this land any more. (111)

32On comprend pourquoi dans ce roman l'accent est mis sur les femmes. À travers ces corps de femme qui ont engendré des enfants qui ne connaissent plus l'amour, une génération "au cœur de pierre", c'est tout le corps social, la terre en tant que patrie, c’est-à-dire le pays de l'apartheid, qui ont donné naissance à ces enfants, noirs et blancs, "who are like iron" (64 et 68).

33L'analyse sémiologique ou symbolique du corps, on l'a vu, situe le corps dans un rapport de l'homme au monde. Or ce rapport est souvent vécu dans la souffrance. L'irruption de l'Autre dans notre vie, les conflits créés par pulsions et désirs, sont autant de causes de souffrance, psychique ou morale. La douleur physique, par le bouleversement de la conscience du corps qu'elle provoque, induit également une souffrance psychique, ou plutôt métaphysique. Car le corps souffrant réintroduit et réactive l'angoisse de la mort. Or nous trouvons les trois formes de souffrance incarnées dans le personnage de Mrs Curren.

34La douleur physique et la perspective de la mort qu'elle entraîne avivent la souffrance morale, liée au sentiment de culpabilité, d'abandon, d'impuissance, et ouvrent une brèche par où s'échappe la parole qui va momentanément éloigner la mort, la tenir à distance. Les mots que Mrs Curren destine à sa fille sont bien sûr une façon de rétablir un lien qui a été coupé :

I must reach out to you in words. So day by day I render myself into words and pack the words into the page like sweets : like sweets for my daughter, for her birthday, for the day of her birth. Words out of my body.(8)

35Mais ils permettent aussi de retarder l'échéance de la mort : "writing is also the foe of death (...) writing is holding death at arm's length" (106).

36La souffrance la plus immédiate et sensible est bien sûr celle du corps atteint d'un cancer. Or on sait que la douleur physique se caractérise par son pouvoir absorbant, par l'attention du sujet concentrée sur la zone du corps douloureuse, par la tendance à exclure tout ce qui ne relève pas de cette souffrance, par un désinvestissement du monde extérieur. Ainsi au début Mrs Curren, sous le choc de la terrible nouvelle qu'elle vient d'apprendre, vit comme une intolérable intrusion tout ce qui l'empêche de s'adonner à son narcissisme morbide. L'hypertrophie du moi, qui est la conséquence de la souffrance, ne peut supporter les exigences d'intérêt et de sympathie que la situation du pays semblerait appeler :

The country smoulders, yet with the best will in the world I can only half- attend. My true attention is all inward, upon the thing, the word, the word for the thing inching through my body. An ignominious occupation, and in times like these ridiculous too(...) Yet I cannot help myself. 'Look at me !' I want to cry to Florence – I too am burning'.(36)

37Cependant des événements dramatiques, la mort de Bheki, l'assassinat de John, son camarade d'école, par les forces de sécurité, obligent Mrs Curren à dépasser sa souffrance individuelle devant l'ampleur de la souffrance de toute une communauté. La souffrance particulière participe alors de la souffrance universelle, car, bien plus que la douleur provoquée par le cancer qui ronge son corps, au fil des pages c'est la détresse morale d'un être en proie à un immense sentiment de culpabilité qui est exprimée.

38Comme tous les libéraux sud-africains, Elizabeth se sent indirectement responsable de la monstruosité du régime de son pays :

'A crime was committed long ago(...)So long ago that I was born into it. It is part of my inheritance. It is part of me, I am part of it.

Like every crime it had its price. That price, I used to think, would have to be paid in shame : in a life of shame and a shameful death, unlamented, in an obscure comer. I accepted that. I did not try to set myself apart. Though it was not a crime I asked to be committed, it was committed in my name.'(149)

39En conséquence l'approche de la mort va faire naître chez Mrs Curren un désir de rédemption à la mesure de la honte qu'elle éprouve, honte d'être blanche au pays de l'apartheid, mais aussi d'être continuellement tentée d'oublier ce qui se passe autour d'elle (voir p. 109). Cependant son projet d'immolation par le feu devant le siège du Parlement est vite abandonné, car, d'une part il y a loin de l'idée au passage à l'acte, il n'est pas si facile de décider de mettre fin à ses jours, et d'autre part Elizabeth prend conscience de la nature fondamentalement individualiste (le vieux réflexe libéral), et à terme, inutile de sa démarche :

The truth is, there was always something false about that impulse, deeply false, no matter to what rage and despair it answered. If dying in bed over weeks and months, in a purgatory of pain and shame, will not save my soul, why should I be saved by dying in two minutes in a pillar of flames ? Will the lies stop because a sick old woman kills herself ? Whose life will be changed, and how ? (129)

40En établissant un rapport direct entre souffrance physique et souffrance morale, entre soma et psyché, Coetzee suggère une correspondance d'une part entre troubles organiques et troubles psychologiques, mais aussi entre désordres physiologiques et désordres sociaux. À l’instar des sociétés primitives africaines, la maladie renvoie à un dysfonctionnement de la structure sociale.1

41Manifestation de la culpabilité d'Elizabeth, "I have cancer from the accumulation of shame I have endured in my life"(132), "I have cancer of the heart" (142), le cancer, qui tel un fœtus monstrueux détruit le corps en se nourrissant de lui, est la conséquence d'une vie imposée par une société fondée sur la négation de ces valeurs fondamentales que sont amour et dignité humaine. D'où l'image de la poupée, vide à l'intérieur, de l'enfant auquel on a volé l'âme (cf. p. 100-101). Il n'y a plus de destin individuel librement choisi (éthique libérale), mais un destin collectif où l'individu n'a plus de place (idéologie calviniste/nationaliste). Le peuple, le Volk, dont se réclament les Afrikaners, n'est plus alors, selon l'expression d'Elizabeth, qu'un "doll-folk"(103). Cette perversion des relations humaines trouve alors sa juste rétribution dans les maux qui affligent les membres de cette communauté.

42Par ailleurs le cancer qui détruit lentement Mrs Curren, c'est aussi métaphoriquement le mal qui ronge la société sud-africaine, que l'aveuglement de ses dirigeants a condammée :

To have fallen pregnant with these growths, these cold, obscene swellings ; to have carried and carried this brood beyond any natural term, unable to bear them, unable to sate their hunger : children inside me eating more every day, not growing but bloating(...) Monstruous growths, misbirths : a sign that one is beyond one's term. This country too : time for fire, time for an end. (59)

43L'image de la maladie associée au régime d'apartheid n'a rien d'original. Brink, entre autres, avait déjà utilisé la métaphore de la peste pour dénoncer l'horreur du système sud-africain dans son romanThe Wall of the Plague.

44De même derrière la douleur physique, la détresse morale et l'angoisse de la mort, se profile une autre constante des romans sud-africains des années quatre-vingt., écrits par des Blancs, l'angoisse de l'avenir qui prend souvent la forme d'une vision apocalyptique, mais qui est aussi manifestée par l'accent mis sur le corps, symbole du réel.2 Le corps souffrant, en tant qu'il présage de la mort, renvoie au réel, celui bien sûr de la mort, mais également au réel tout court, puisque la seule certitude qui soit en ces temps troublés, nous dit Coetzee, est celle de la douleur physique, le corps souffrant étant la seule forme d'autorité, la seule forme de vérité dans un monde de doutes. Le retour au corps traduit alors symboliquement un retour à la réalité, à une réalité non remise en question, à une réalité que la conscience tourmentée, et parfois aliénée, des protagonistes ne peut plus ignorer.

45Le corps, ici malade et dégénéré, fait un retour en force car il est limite, limite d'une autonomie, d'un pouvoir d'autodétermination ainsi remis en cause (cf. les tentatives de Mrs Curren de se donner la mort) ; mais il est aussi emblématique des limites du cadre de référence dans lequel les Blancs avaient jusque-là fonctionné.

46Parallèlement il est symptomatique que l'angoisse de l'avenir, la fin d'un monde qui est ici évoquée, soient représentées par l'image de la naissance et de la mort, et plus précisément par l'idée de passage, abondamment utilisée dans le roman, passage de la vie à la mort mais aussi d'un monde (en tant que structure sociale) à un autre. Et lorsqu'Elizabeth s'imagine sur une berge attendant son tour pour passer de l'autre côté du fleuve, "I am waiting for someone to show me the way across" (134), la référence à la mort, pour évidente qu'elle soit, Vercueil étant le nouveau Charon, peut aussi se lire comme une allusion à l'état psychologique que font naître chez l'héroine les bouleversements sociaux qui s'annoncent.

47On peut alors voir dans le déssaisissement de la maîtrise du corps le symbole du désarroi profond, du sentiment de ne plus pouvoir/ savoir contrôler le cours de l'histoire. La terreur de la mort se double d'une grande crainte du changement. En mettant en parallèle ces deux corps dévorés par le même mal, le corps physique et le corps social, et leur fin inéluctable, le texte de Coetzee exprime l'angoisse métaphysique devant la mort, mais peut-être plus encore l'angoisse de l'avenir, d'un avenir historique qui demeure incertain, et est envisagé en termes d'apocalypse.

48Si le corps d'Elizabeth est vécu comme l'ultime limite, celle de son impuissance à entraver l'approche de la mort, il est aussi l'expression, par la parole qui en émane, de la frustration et du désespoir éprouvés devant la fin d'une époque. La notion de limite, métaphysique, morale et historique, est d'ailleurs reprise dans l'image d'enfermement, d'impuissance et de panique que suggère la comparaison d'Elizabeth à "a woman in a burning house running from window to window, calling through the bars for help" (170), où les flammes de l'enfer et celle d'une situation insurrectionnelle brillent d'un même éclat menaçant.

49Regard rétrospectif, plutôt que prospectif, manifestation d'une régression psychologique que traduit le désir de retour au sein maternel, le témoignage d'Elizabeth Curren se lit comme un long cri de souffrance, le corps souffrant n'étant que la matérialisation d'une souffrance plus fondamentale, celle d'une conscience libérale tourmentée, à la recherche d'une solution éthique au malaise intolérable qu'elle éprouve, et dont les raisons s'inscrivent dans une histoire individuelle mais aussi collective.

50Age of lron témoigne pour le moins de la vision pessimiste qui était celle de Coetzee à la fin des années quatre-vingt. Même en tenant compte des raisons personnelles et autobiographiques qui peuvent expliquer le ton élégiaque du roman (Gallagher 194), il n'en reste pas moins que le récit qui nous est donné à lire, la chronique impressionniste des derniers jours de Mrs Curren, traduit et trahit le désarroi et l'ambiguïté de beaucoup de libéraux sud-africains, mais aussi sans doute de Coetzee, confrontés à la fin d'une époque, à la disparition d'une société, même si par ailleurs ils en ont toujours dénoncé l'horreur et l'iniquité.

Bibliographie

Clingman, Stephen. Revolution and Reality : South African Fiction in the 1980s,in Rendering Things Visible : Essays on South African Literature. Ed. Martin Trump. Athens, Ohio University Press, 1991. 41-60.

Coetzee, J.-M. Waiting for the Barbarians. Harmondsworth, Penguin Books Books, 1988.

—. Age of Iron. London, Seeker & Warburg, 1990.

—. Doubling the Point. Essays and Interviews. Ed. David Attwell. Cambridge, Mass, Harvard University Press, 1992.

Gallagher, Susan van Zanten. A Story of South Africa : J.-M. Coetzee's Fiction in Context. Cambridge, Harvard University Press, 1991.

Kenyon, Olga.The Writer's Imagination. University of Bradford Press, 1992.

Notes

1  Voir Notion de personne en Afrique noire, Colloques internationaux du C.N.R.S., Paris, 1973.

2  Voir l'analyse qu'en fait Clingman dans South African Fiction in the 1980s, p. 55.

Pour citer ce document

Par Yvonne Munnick, «Monstrous growths and misbirths : Age of Iron ou le corps malade de l'apartheid.», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Revue papier (Archives 1993-2001), J. M. Coetzee, mis à jour le : 28/05/2013, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=152.