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Lecteurs modèles, lectrice réelle : la lecture à l'épreuve d'un texte piégé (dans diverses œuvres d’Anne Serre)
Par Béatrice Bloch
Publication en ligne le 05 novembre 2025
Résumé
The article examines several short stories from Un été tout en or and the work Petite table, sois mise!, reflecting on the suspense, curiosity and satisfaction they hold for the reader. It provides an opportunity to read this text while evoking moments of confusion for the reader : an interpretation of these readings as allegorical or fantastical will follow. What about this universe where characters who have not yet been introduced appear in the middle of the text but are naturalised by the narration as if they had always been known and integrated into the narrative knot? How do we understand this violation of Grice's rules of communication? How can we also explain the unexpected shift between the presentation of an exuberant, happy sexuality and the problematic situation that ultimately ensues ? It is the particular functioning of fantasy, humour and subverted social and communicational rules in Anne Serre's works that makes reading them both thrilling and confusing, with their jubilant traps and pitfalls for the reader.
L’article interroge quelques-unes des histoires courtes d’Un été tout en or et l’œuvre Petite table, sois mise!, pour réfléchir à ce qui s'y cache de suspense, de curiosité et de satisfaction pour le lecteur. Ce sera l’occasion de lire ces textes en évoquant les moments de déroute du lecteur : une interprétation de ces lectures comme allégoriques ou comme fantastiques s’ensuivra. Qu’en est-il de cet univers où surgissent au milieu du texte des personnages non encore présentés mais naturalisés par la narration comme s’ils étaient connus de tout temps et intégrés dans le nœud narratif ? Comment comprenons-nous cette violation des règles de la communication de Grice ? Comment expliquer aussi le changement de braquet inattendu, entre la présentation d’une sexualité débordante heureuse et la situation problématique qui en découle finalement ? C’est le fonctionnement particulier du fantastique, de l’humour et du détournement des règles sociales et communicationnelles, dans les œuvres d’Anne Serre, qui en rend la lecture palpitante et déroutante tout à la fois, par les pièges et chausse-trappes jubilatoires pour le lecteur.
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Lecteurs modèles, lectrice réelle : la lecture à l'épreuve d'un texte piégé (dans diverses œuvres d’Anne Serre) (version PDF) (application/pdf – 409k)
Texte intégral
1Partant d’Umberto Eco et de la narratologie, loin, très loin de l’univers d’Anne Serre, je voudrais ici raconter les moments de coopération de la lectrice réelle que je suis à partir des pointillés offerts par l'œuvre aux lecteurs inscrits et prévus par les textes. À bien y regarder, les contrats de lectures sont si variés qu’il est malaisé de tenter de les clarifier, et d’ailleurs n’est-ce pas dans leur flou précisément, que s’ouvre le magnétisme des ouvrages d’Anne Serre, l’attrait pour ce qui suscite de l’incompréhension ?
2À observer quelques-unes des œuvres de l’autrice peuvent se dégager plusieurs régimes de lecture. Les Débutants (2011), explorant la vie amoureuse et la tentative de mener de front un double amour, dépayse un peu moins son lecteur que d’autres ouvrages, car il semble plus référentiel, même si les liens entre les personnages restent mystérieux dans leur élasticité ou leur proximité variables. Un dépaysement encore plus insaisissable et plus troublant existe, aussi bien dans Les Gouvernantes (1992), où le jeu de l’érotisme sadique devient une expérience naturalisée, que dans Petite table, sois mise ! (2012). Enfin, une sorte de magnétisme majuscule laisse la lectrice à la pointe du doute, à l’acmé de l’étonnement, par exemple dans les représentations rêvées, absurdes ou allégoriques d’Un été tout en or (2018), recueil de nouvelles ou d’histoires courtes, dont on voudrait qualifier le charme qu’il exerce sur le lecteur. Ailleurs encore, dans Le Narrateur (2004), apparaissent sans queue ni tête des personnages comme Fanny, qui n’étaient pas présents à l’ouverture du texte et ne sont pas présentés, comme s’ils étaient déjà inclus (mais tacitement) parmi les premiers personnages du récit, surgissant sans être présentés au lecteur, violant une des règles de la cohérence narrative ou du discours selon Paul Grice1.
3Nous commencerons par interroger justement quelques-unes de ces histoires courtes d’Un été tout en or pour réfléchir à ce qui s’y cache de suspense, de curiosité et de satisfaction pour le lecteur, avant de nous tourner vers Petite table, sois mise ! Ce sera l’occasion de lire ce texte en évoquant les moments de déroute du lecteur, comme ses hypothèses pour comprendre ce qui déjoue les règles sociales (une définition de la lecture comme allégorique ou fantastique s’ensuivra). On se demandera quel est le fonctionnement particulier de ce fantastique-là, sans doute aussi lié à des choix stylistiques qui relèvent d’une forme de lisse et de classicisme (balancement, symétries des phrases, pas d’effet de surcharge ni de démesure) en contraste avec une isotopie totalement invraisemblable (une famille liée par un érotisme envahissant) et faisant passer pour naturelle la narration anti-conventionnelle. En d’autres termes, comment un narrateur peu fiable se donne-t-iel pour classique et fiable tout en racontant des histoires socialement inacceptables dans un cadre familial ?
4C’est ainsi que nous interrogerons le suspense, la curiosité et le magnétisme exercé sur le lecteur par Un été tout en or, en première partie, avant d’aborder le fonctionnement du contrat de lecture, dans la seconde : piège, manipulation du lecteur, apparition de la défiance, ravissement semblent autant d’expériences variées que font vivre ces lectures dans un grand huit permanent. Dans les deux cas, on a affaire à une sorte de « direction du lecteur », comme on dit qu’un metteur en scène met en place une « direction d’acteurs ». Or comment fonctionne-t-elle ?
I. Suspense, curiosité et type de magnétisme exercé sur le lecteur par Un été tout en or
5Il s’agit, dans cette tentative, de lire Anne Serre avec les outils fournis par Umberto Eco2. Dans Lector in fabula, traduit en français en 1985, Eco insiste sur le fait que l’univers du texte, qu’il appelle Wn (« World of the novel ») se caractérise par des personnages et des propriétés. Et sur le fait que le lecteur doit obligatoirement respecter les personnages et les propriétés dans toute interprétation d’un texte. Et il distingue les propriétés « essentielles » des personnages (être vivant, par exemple) des propriétés « structurellement nécessaires », propriétés indispensables dans l’univers de l’œuvre en question, mais qui ne sont pas forcément mimétiques de propriétés existant réellement dans le monde : il donne l’exemple du fait d’être marié, comme une telle propriété structurellement nécessaire lorsqu’il s’agit d’écrire une comédie sur la jalousie chez Alphonse Allais au début du XXème siècle, alors que cette propriété d’être marié n’est pas une propriété structurellement nécessaire dans la vraie vie3. Dans un trajet-type des inférences du lecteur selon Umberto Eco, comme il le propose dans Lector in fabula, le lecteur modèle doit agir avec et sur le texte. Plongé dans un nouvel univers, il lui faut, s’il veut bien coopérer avec le texte (et non pas l’utiliser), connaître les individus qui peuplent l’univers de la fiction, respecter l’existence de ces individus et se conformer aux lois de cet univers, c’est-à-dire aux propriétés qui caractérisent le monde de la fiction.
6On voit tout de suite que le lecteur va avoir affaire à rude partie en lisant les textes d’Anne Serre. Preuve en est, au milieu de bien d’autres, que le texte Le Narrateur laisse bien s’écouler trente-cinq pages avant que n’intervienne une nouvelle figure, Fanny, personnage à la main blessée, qui surgit dans l’intrigue, alors que le narrateur séjourne à la montagne avec des randonneurs, sans qu’elle ait été aucunement présentée au lecteur : « Dans le château asile où vit Fanny, un homme s’est suicidé » (§150). Or on ne sait nullement d’où vient brusquement Fanny, ni pourquoi émerge le thème de suicide. Ce tour de force de l’apparition d’un personnage nullement présenté, hors de l’intrigue et n’apparaissant qu’à la moitié du livre met le lecteur dans un état de malaise et d’incompréhension : il ne peut plus appliquer les repérages du monde de la fiction proposés par Umberto Eco. La lectrice réelle est déstabilisée. Car les personnages agissent et disparaissent à l’improviste sans qu’on ait l’impression que l’univers de la nouvelle ne renvoie au monde réel aussi facilement qu’il y parait : comment comprendrions-nous un récit dans lequel surgit un élément essentiel, loin après le début, et sans avoir été explicité ? L’interrogation surgit : le lecteur relit, cherche une explication, voit sa confiance dans le monde fictif déjouée, se révèle abasourdi par une lacune imprévisible. Il saisit que le texte ne coopère pas mais le promène sans qu’il sache où. Le lecteur peut alors ou bien se sentir délicieusement surpris, et manipulé, ou bien reculer devant ce qui lui échappe et ne peut dominer.
7Or, chez Anne Serre, la façon de piéger le lecteur peut venir non seulement des personnages qui surgissent inopinément mais aussi des propriétés attribuées aux personnages.
Dans « Comme un mouchoir de poche4 », la question de la loi du monde et de ses propriétés se pose
8Deux personnages souhaitent se rencontrer, les deux désirant ardemment faire la rencontre l’un de l’autre mais sans jamais y parvenir ; telle est la propriété qui leur est attribuée comme structurellement nécessaire dans la nouvelle :
Je me rappelle Henrietta Van de Mine […] qui s’était éprise du beau Luciano dei Monti. Normalement ils auraient dû se rencontrer partout : Henrietta chantait, Luciano composait, les cantatrices et les compositeurs faisaient souvent lit commun. Or, dès qu’Henrietta paraissait à une fête, c’était le moment où Luciano la quittait par une autre porte. […] On organisait des soirées pour eux, et au dernier moment l’un ou l’autre se faisait excuser pour cause d’impérieuse obligation familiale. […] ce fut au point qu’ils songèrent à quitter Rome, l’un comme l’autre. Qu’ils finirent par se redouter, se haïr. Henrietta exigea qu’on ne prononce plus jamais devant elle le nom de Luciano. Luciano interdit qu’on utilisât jusqu’au mot cantatrice […]5
9Or, le déroulement de la nouvelle remet en cause cette propriété structurellement nécessaire annoncée d’entrée dans le monde de la nouvelle, celle du désir de rencontre réciproque, pour la rendre purement aléatoire, et même, pour rendre nécessaire le fait que les individus ne se rencontrent pas, retournant l’un des éléments de base de l’univers en son contraire. Si bien que le lecteur imagine la propriété de la rencontre comme une apothéose et se trouve étrangement déçu puisque la réunion des deux musiciens, annoncée comme centrale et essentielle, n’a pas lieu. Le texte programme notre échec. Étrange retournement de la loi du conte merveilleux : la lectrice se retrouve dans un conte malicieux, rusé, à méchanceté inoffensive et qui peut faire du bien en nous faisant rire. Notre désir de prendre nos souhaits pour des réalités est bien puni et notre naïveté aussi. La merveille nous est donnée à croire et ôtée en même temps. Que la suppression de la merveilleuse rencontre soit systématisée et l’univers du conte apparaît comme un anti-conte. L’amour en tant que complétude platonicienne de deux êtres, comme quelque chose dont on se gausse.
10Est-ce un faux conte d’enfant ? Un journal « people » ? Le rêve de fusion amoureuse impossible ?
11Ce conte sur l’impossibilité de se rencontrer entre ceux qui pourtant ont tout pour se plaire est mystérieux. Il donne une rationalité au monde, mais une rationalité de l'échec, et le hasard négatif se transforme, de pur aléa, en règle d'une impossibilité qui gouverne le monde. Or, dans la vie, l’aléa négatif n’a jamais d’occurrence aussi systématique. Et, ce hasard de non rencontre, qui stochastiquement ne devrait pas se reproduire, forme comme une loi d’univers dans cette nouvelle. On finit par en rire ; il y a un retournement du négatif. La mécanique d’échec d’une rencontre sans cesse ajournée, pourtant ardemment souhaitée, rend la déception tellement automatique qu’elle en devient drôle et cette drôlerie malicieuse et méchante, confère un côté régulier au monde, comme une rondeur dans la méchanceté. Mais ne présente-t-il pas aussi un aspect rassurant ? C’est la situation de qui tombe en ski et se dit « bravo » en auto-ironie : élégance d’un regard posé sur le monde qui nous permet de prendre le dessus sur les inconvénients et les insatisfactions du vrai monde en en dénonçant la mécanique déceptive. Peut-être s’agit-il d’une sorte de syndrome de Stockholm qui parviendrait à faire aimer le monde à partir du moment où sa négativité deviendrait prévisible ? Un Leibniz tout retourné est ardemment demandé : tout est pour le mieux dans le moins bon des mondes possibles. Parodie d’un conte voltairien, leçon de vie ou franche rigolade, la nouvelle permet de reprendre domination sur le monde au lieu de le subir : l’échec est prévu et méprisable. Manière de se refaire une santé en abaissant les aléas du monde et en les méprisant au sens propre. Brocard de la théorie de l’amour comme fusion de deux unités qui se complètent ?
12Ainsi la lectrice est amenée à inverser les propriétés présentées comme nécessaires ; leçon philosophique mais piège pour la lectrice.
« Sur la pelouse6 » : suspense, curiosité ou surprise (une lecture avec Raphaël Baroni et Freud)
13Nous allons nous arrêter à présent sur une nouvelle qui propose un autre type de fonctionnement déceptif et là encore, nous allons nous interroger sur la manière dont fonctionne le charme de la nouvelle. Qu’est-ce qui arrive à le captiver la lectrice ?
14Le texte s'ouvre sur la promesse d'une révélation :
C’était l’après-midi. Derrière la maison se trouvait un petit jardin ; dans le jardin, délimitée par un sentier de graviers s’étendait une pelouse circulaire. Et ce que je vis sur cette pelouse, de derrière les voilages de ma chambre, mérite je crois d’être raconté, sinon, je resterai toute ma vie avec ce souvenir embarrassant, lourd comme un amas de meubles posé de guingois sur une charrette et menaçant à tout moment de s’effondrer7.
15Or ce qui est vu ici par la narratrice est un signe dans un jardin, « à la Gilberte ». La nouvelle avance et se termine :
Donc, sur la pelouse, un jour, je vis une scène « à la Gilberte » et tous les lecteurs de Proust comprendront ce que je veux dire par là. […] Une scène à laquelle on ne comprend rien. Dans La Recherche, Gilberte fait un signe au narrateur enfant et ce signe le pétrifie (mais quel signe ?), et dans Belle de jour, un homme offre une boîte à la prostituée qui l’ouvre et paraît découvrir un objet extraordinaire, or on ne saura jamais ce qu’il y a dans cette boîte. C’est quelque chose de ce genre que je vis sur la pelouse, dissimulée derrière les voilages de ma chambre, et j’en fus si troublée, que le souvenir, bien sûr, a toujours refusé d’apparaître8.
16Même si dans Buñuel, l’héroïne n’est pas vraiment une prostituée, la lectrice hésite ici entre un goût pour le suspense (qui dure les trois pages de la nouvelle et fait attendre le dévoilement de ce signe mystérieux ayant ébranlé la narratrice héroïne, sans qu’il soit décrit), et le désir que persiste la curiosité. Néanmoins, la lectrice n’étant pas toujours logique, ce goût est combattu par le souhait de décrypter le mystère … qui reste entier à la fin de la nouvelle, comme dans une nouvelle de Katherine Mansfield. Parallèlement, le caractère étrange peut être interprété a posteriori comme une expérience freudienne de « transfert », par déplacement de l’affect d’une représentation refoulée sur une représentation substitutive :
Chaque fois que la compulsion névrotique apparaît dans le psychisme, elle provient du refoulement. Une seconde forme de névrose obsessionnelle se produit quand ce n’est pas le contenu mnésique refoulé mais le reproche, également refoulé, qui parvient par force à se faire représenter dans la vie psychique consciente9.
17Or, ici, c’est un charme qui se présente car on ne sait ni quelle est la représentation substitutive du désir (ou pulsion), ni quel est son contenu caché. Une telle inconnaissance réveille le désir de comprendre et la curiosité de la lectrice. Elle note le désaccord entre la tonalité simple, détachée et ludique (la narratrice dit tantôt le jardin petit, tantôt grand comme un parc), et la thématique qui est profonde, puissante et riche, nous laissant imaginer que quelque chose se cache. Le lecteur modèle comprend ces indices comme à déchiffrer, cherche à les décrypter en fonction de la promesse de dévoilement faite par l'incipit : « Et ce que je vis sur cette pelouse, de derrière les voilages de ma chambre, mérite je crois d’être raconté10 ». Le suspense est présenté par la narration. Quelque élément sur la pelouse est resté radieux sans que le lecteur voie quoi… La dernière phrase du recueil nous fait un ultime pied de nez : « C’est quelque chose de ce genre que je vis sur la pelouse, dissimulée derrière les voilages de ma chambre, et j’en fus si troublée, que le souvenir, bien sûr, a toujours refusé d’apparaître11 ».
18Nul ne sait ce qui aurait pu apparaître mais l’emploi de « bien sûr », pour flécher la normalité de la non-apparition, alors même que tout le suspense porte sur l’apparition, est étonnant. Qu’est-ce qui a été vu sur la pelouse ? La curiosité du lecteur a été éveillée, un suspense a été mis en branle, mais la fin n’est pas satisfaite : on ne sait ce qui a produit un effet aussi révélateur sur l’héroïne. La lecture précédente fait système avec celle-ci : c’est toujours dans la disparition et l’apparition, dans le « fort/da » que se profile le jeu où la lectrice se fait prendre.
19Retournons chez Gilberte Swann et voyons ce qu’en dit Marcel :
(…) le départ de Mademoiselle Swann [m’ôta] la chance terrible de la voir apparaître dans une allée, d’être connu et méprisé par la petite fille privilégiée qui avait Bergotte pour ami et allait avec lui visiter des cathédrales12 .
20Geste donc d’être connu et méprisé. Ce geste se précise plus loin :
Elle laissa ses regards filer de toute leur longueur dans ma direction, sans expression particulière, sans avoir l’air de me voir, mais avec une fixité et un sourire dissimulé, que je ne pouvais interpréter d’après les notions que l’on m’avait données sur la bonne éducation, que comme une preuve d’outrageant mépris ; et sa main esquissait en même temps un geste indécent, auquel quand il était adressé en public à une personne qu’on ne connaissait pas, le petit dictionnaire de civilité que je portais en moi ne donnait qu’un seul sens, celui d’une intention insolente13.
21Ce qu’a donc vu la narratrice/le narrateur c’est quelque chose d’attirant et de méprisant à la fois, d’indécent et de poignant parallèlement. Mais qu’est-ce que c’est ? Voilà ce que veulent savoir à la fois la narratrice personnage et la lectrice.
Se référant à la notion de « surprise » : suspense, curiosité, surprise
22Raphael Baroni distingue suspense et curiosité14. Le suspense se caractérise par l’état où le lecteur ignore ce qui va se produire. Du désir de savoir le futur naît le plaisir du lecteur, d’autant plus lorsque l’issue de l’action est inconnue, incertaine ou peu compréhensible. Par ailleurs existe aussi la curiosité, suscitée lorsque le lecteur sait déjà la fin de l’action, mais qu’il est intéressé intellectuellement par l’explication permettant de comprendre pourquoi on en arrive à telle fin, pourquoi l’étrange ou le dangereux s’est produit et dans quelles circonstances. Or nous découvrons ici un suspense qui ne se résout pas et qui prend la forme de la curiosité, mais une curiosité qui saurait qu’elle n’obtiendra pas la levée du suspense, ni ne satisfera son désir de savoir. Qui ne pourra chercher une réponse que dans un texte allusif.
23Dans le suspense, il y a l’attente de quelque chose. Or, ici, le suspense ne porte pas sur l’action (l’effraction d’un événement troublant est déjà connue) mais sur le savoir de l’événement, sur la nature de l’événement. En effet, ici nulle résolution (à la différence de ce qui se passe dans Petite table, sois mise !), la résolution est davantage dans les allusions à Buñuel. Cette irrésolution fait demeurer dans la curiosité : comment comprendre intellectuellement quelque chose qui n’a pas de cause, ni d’objet précis ? C’est ce mystère, qui confère un pouvoir puissant à la nouvelle. Le fait de rester sur sa faim ourdit bien la frustration du lecteur qui ne peut se reposer sur la résolution du suspense. C’est aussi le pouvoir du narrateur que de maintenir en haleine (pouvoir de lui dire « non » à ce lecteur, « tu n’auras pas le plaisir que je t’ai fait miroiter »). Cette non connaissance de ce qui nous point, comme lecteur, rejoue à nos yeux l’inconnaissance et l’imprévu du monde. En ce sens, le narrateur est bien cette personne qui doit avoir de la cruauté qu’annonce le narrateur de la nouvelle Le Narrateur.
24La lectrice ne peut sortir de cette irrésolution que de deux manières. Soit par une conclusion philosophique sur le mystère du monde qui serait reflété par le texte (et sur notre inconnaissance de celui-ci), car comme le dit Baroni, en lisant
[…] l’aspect sous-déterminé de notre rapport au monde ; […] l’intrigue souligne[rait] (malgré nos diagnostics incessants) notre incapacité à lire les pensées d’autrui, à saisir les intentions cachées derrière les gestes, à comprendre les événements dans lesquels nous sommes enchevêtrés, à ressaisir un passé irrémédiablement opaque15.
25Soit la lectrice réelle en tire, non une leçon philosophique, mais une hypothèse psychanalytique : 1) l’objet fantasmatique pour le personnage est le représentant-représentation décalé d’un désir et d’une jouissance interdites, liés à un abaissement, à un mépris ; 2) il existe un syndrome masochiste pour le lecteur, qui réside dans le plaisir d’être floué par le narrateur, de se voir joué par lui et d’être victime de ses trucs et astuces.
26Ce qui rend la lecture de ces œuvres si attrayante pour le lecteur, me semble-t-il, c’est qu’elles placent le lecteur en état de vivre la même passion que du personnage. Nous voilà devant un personnage-narrateur qui s'interroge, doute et voudrait savoir. C’est précisément la situation où se trouvent le lecteur inscrit et la lectrice réelle : celle de désirer savoir la suite. Ainsi, la passion lectrice est décuplée parce que le personnage en recherche de sens se trouve précisément dans la même quête que celle de la personne qui déchiffre le texte. Herman Parret, sémioticien qui fut le premier à travailler sur les vécus psychiques et les affects du point de vue de la sémiotique, a classé les différents affects en passions chiasmatiques, orgasmiques et enthousiasmiques16. Or, pour lui, les passions Chiasmatiques sont créées par le désir de savoir, les passions Orgasmiques se définissent par le lien interpersonnel, ou relationnel à un « objet », tandis que les passions Enthousiasmiques relèvent du sujet instigateur, instituant lui-même son propre élan.
27Mon hypothèse est que le suspense, la crainte, la curiosité sont des passions chiasmatiques, qui, constitutivement, se propagent jusqu’au lecteur. En effet, les passions chiasmatiques portent sur le savoir et sur le non savoir. Elles sont orientées vers le futur, établissant une tension et une forme d’intentionnalité. Dans le suspense ou l’angoisse, le personnage, comme le lecteur, veut savoir/ne pas savoir, et souhaite connaitre le futur. La passion du personnage se confond alors avec celle du lecteur, alors qu’ils sont traversés tous les deux du même désir de connaitre et de la même projection vers l’à-venir. À l’inverse, un récit d’amour ou de jalousie place le lecteur devant la spectation d’une passion orgasmique : ne connaissant pas l’objet dont il est question dans le livre (sauf s’il ressemble à l’objet d’amour du lecteur), celui-ci assiste à une passion qui lui reste étrangère. Il ne vibre pas obligatoirement à la passion qui lui est racontée (sauf reconnaissance de la forme d’un objet). Mais lorsqu’on a affaire à un suspense, a contrario, le lecteur est dans le tempo et la tension ; son objet est l’événement dans le temps, sa survenue et son sens, et il ne se situe pas devant la passion du sujet pour un objet ; il vit la même passion que le personnage qui cherche à savoir et qui veut connaître la suite, la fin, le sens, etc. C’est pourquoi, la passion de cette nouvelle est contagieuse. Elle nous livre à une attente et nous laisse dans cette acmé. Elle ne nous raconte pas la passion mais nous la fait expérimenter, nous plongeant directement dans ce vécu.
28Finalement Sur la pelouse ouvre sur un suspens, plus qu’un suspense, aimante parce qu’il assoiffe de savoir, sans jamais dire le fin mot de l’histoire. Le pouvoir évocateur est alors plus fort que le pouvoir conclusif. Là réside une des forces de cet ouvrage : de ne jamais donner la solution, de nous maintenir éternellement dans le désir.
29Mais il existe aussi des contrats et des expériences de lecture différents. Par exemple, une lecture où s’entrevoient à la fois l’étrangeté et des pistes pour le lecteur inscrit, ouvrant sur l’allégorie.
II. Petite table, sois mise ! : quelle sorte de fantastique ?
La participation du lecteur à une autre morale ?
30Dans l’histoire de Petite table, sois mise !, la narration est si puissante qu’elle incite le lecteur à adhérer à une autre morale, en faisant confiance à une narratrice-personnage qui semble digne de foi. Ainsi en est-il du début qui paraît drôle, le père de l’histoire, sortant déguisé en femme, et ressemblant étrangement au tonton de Zazie dans le métro.
31« Lorsque je vis papa, le 7 juillet 1967, dans la rue Alban-Berg, déguisé en fille — car je le reconnus —, je fus émerveillée17 ». Étonnant cependant pour la lectrice réelle est l’usage du mot « émerveillé » pour qualifier l’apparence inattendue du père. L’étonnement est mis de côté par le lecteur inscrit au profit de l’émerveillement, sacralisation d’un père préférant choisir l’apparence féminine mais sans que le texte révèle au début son anomalie.
32Plus loin, le lecteur inscrit assiste à des scènes naturalisant la sexualité au sein de la famille, à des montages érotiques de multiples corps des membres de la famille les uns pris dans les autres et à un usage du langage par instants proche du vocabulaire de Sade (le texte emploie aussi le mot « gamahucher »). Ces scènes se déroulent sur une grande table sombre et luisante comme un miroir, seul élément un peu inquiétant de ce début de parcours. Or, ces expériences d’érotisme tous azimuts, entre parents et enfants, à plusieurs et avec des amis, cette expérience d’enfermement dans une famille recluse qui ne reçoit que quelques personnes instruites de ses secrets d’érotisme débordant, tout cela semble convenir parfaitement au personnage de petite fille racontant son enfance dans une famille hors norme. De sa mère découvrant la puberté des trois filles, elle décrit l’enthousiasme :
« Vous allez voir comme vous allez jouir de la vie, désormais ! », disait-elle. Avec Marjorie, elles tâtaient, énervées, nos poitrines, pariant sur celle qui aurait les seins les plus opulents, explorant notre motte et nos fesses qui ne les laissaient pas insensibles : « je crois que c’est Ingrid qui aura le plus de dispositions pour être sodomisée », disait Marjorie18
33La narratrice étant le personnage dont le lecteur est le plus proche puisqu’elle diffuse l’information du récit, il se la figure comme digne de foi. Or, la lectrice réelle commence par être totalement éberluée (il peut arriver qu’on compare des enfants en se demandant lequel est susceptible de développer tel talent artistique, mais rarement celui d’être sodomisé !, ce qui choque et fait rire le lecteur en transposant dans le domaine de l’éros les comparaisons éducatives courantes chez les parents). Puis la lectrice réelle se demande si finalement, il n’est pas possible d’envisager une forme de bonheur dans une telle famille. La lectrice, mieux disposée par le texte que l’assistante sociale qui veut corriger les mœurs dépravées d’une famille, finit par infléchir sa morale ordinaire au profit d’un nouveau vécu, en accréditant cet assouplissement de son éthique par le discours de la narratrice :
on pourrait penser qu’en vivant dans ce que d’autres auraient appelé un tel « désordre » de mœurs, nous étions très troublées. Eh bien, non. Nos résultats scolaires étaient plutôt bons, et nous avions des amis avec qui les rapports étaient excellents19.
34Tous ces extraits montrent la manière dont le lecteur modèle de cette première partie est conduit à trouver naturel le fonctionnement hétérodoxe de la famille. La puissance du récit consiste à nous donner à rire au début, puis à nous estomaquer, et enfin à naturaliser le tout sous la forme la plus anodine qui soit. Finie toute velléité d’en référer à une éthique bêtement classique (pas de sexe avec ses enfants, pas de sexe à plusieurs)... C’est qu’un horizon d’attente de l’époque des années 1970 où a vécu l’autrice, rendait la sexualité beaucoup plus libre, si bien que le lecteur se dit qu’après tout, une telle vie était possible (à moins qu’au contraire, il n’en soit dégouté et n’arrête de lire l’ouvrage).
35Or, tout incite à croire la narratrice digne de foi. Le ton des confidences qu’elle adopte et son engagement à dire au lecteur la vérité sont des facteurs de confiance affirmés (« je ne voudrais pas donner une image fausse de notre mère20 ») et nous la croyons. Nous jetons aux moulins et au vent nos derniers scrupules éthiques !
36Mais brusquement, dès la seconde partie, un retournement inattendu jette le soupçon sur le narrateur, à moins que ce soupçon ne porte que sur le point de vue de la narratrice enfant. Le livre enchaîne en effet sur une seconde partie qui raconte le départ à quinze ans de l’héroïne, hors du foyer familial. Elle semble prendre un tournant radical quant à l’évaluation de cette période d’enfermement familial de son enfance et de prises de liberté par rapport aux normes sociales et sexuelles qui y régnaient.
L’allégorie
37A contrario des premières hypothèses, à cette représentation idyllique de l’enfance succèdent des expressions qui montrent l’indifférence de la fille vis-à-vis des parents, à l’instar de l’insensibilité totale de la jeune fille lorsqu’elle apprend la mort de sa mère. Or, au vu de ce qu’elles avaient vécu de complicité dans la première partie, le lecteur ne s’attendait pas à une telle indifférence et se trouve confronté à une extraordinaire condensation entre des informations contradictoires sur les liens que partageaient mère et fille, et qui lui paraissent maintenant tantôt trop proches pour ne pas être incestueux, tantôt trop lointains, pour ne pas verser dans une indifférence froide et coupable.
38Dans la seconde partie, la lectrice assiste à un récit qui semble presque sans rapport avec le premier :
C’est à vingt ans que je partis pour Pallanza sur le lac Majeur. Là encore le souvenir me fait défaut : comment ai-je choisi cette destination ? Il y avait un lac, c’est un fait, mais non pas sombre et luisant comme celui de la salle à manger, quoique à bien y regarder, il y eut ce bateau glissant de nuit sur l’eau noire, ce bateau venant à moi, silencieux, presque fantôme, comme pour m’annoncer une nouvelle. Ai-je su la déchiffrer21 ?
39Ici, la narratrice-personnage semble distribuer les indices d’une lecture psychanalytique, ou en tout cas, allégorique. En effet, elle incite à dresser une comparaison entre le lac et la table de la salle à manger de ses parents où la mère s’allongeait pour faire l’amour, l’un devenant, par son caractère lisse, noir, insondable et glissant, sans doute la réinstanciation de l’autre, selon une figure de condensation au sens de Freud. Selon lui, en effet, toute image peut avoir le sens latent contraire du sens manifeste qu’elle porte (dans le chapitre 8, intitulé « Les affects du rêve » de L’interprétation des rêves, Freud écrit que le travail du rêve permet aussi de transformer les affects en leur contraire. Chaque élément du rêve peut avoir un sens propre ou signifier son contraire ; sans omettre que la pensée du rêve, son contenu latent, peut être sans rapport apparent avec son contenu manifeste)22. Ainsi, au moment même où le lecteur perçoit la deuxième partie du récit comme s’opposant totalement à la première, néanmoins, la narratrice pousse le lecteur modèle à interpréter la fuite vers le lac, non pas comme la simple ouverture d’une nouvelle page de vie, mais comme le rappel de la table noire et lisse de la salle à manger des parents. Cette table sombre et luisante a porté une expérience de plaisir, d’interdit et de trauma drainés par la salle à manger familiale, à la magie attirante et malsaine, comme pourrait le devenir à son tour le lac Majeur noir et luisant, apparemment salvateur, mais qui semble accompagner l’héroïne comme son double, son ombre, son angoisse. Table et Lac partagent la même caractéristique de planéité et de couleur noire. Continent noir de la féminité ? Matière noire de l’inconscient ? Lac à son tour malsain, profond, non transparent, contenant des dangers potentiels et latents ? Le texte fait pression sur le lecteur pour qu’il.elle entame alors une lecture allégorique.
Une temporalité trouée comme dans la « narration non naturelle » de Brian Richardson
40Mais la narratrice poursuit et dit du bateau s’avançant sur le Lac Majeur qu’il est à la fois « presque fantôme » et s’avance « comme pour m’annoncer une nouvelle ». Elle renvoie ainsi le lecteur à la fois au passé mort du fantôme et à l’avenir de l’annonce. Passé et futur, présent évincé en une temporalité trouée, une des caractéristiques du genre non mimétique selon Brian Richardson23. Navire Cassandre ? Ou Navire bon présage ? Le mystère est là qui suscite l’interrogation du lecteur, son désir de savoir et l’attache à sa lecture par un puissant magnétisme, en ce fameux cliffhanger qui caractérise le suspense, et qui gomme un présent.
41Le livre s’avance et précise que la narratrice personnage a sillonné plusieurs fois le lac comme si elle voulait « circonscrire, embrasser, considérer de tous les points de vue possibles cette table immense trop grande pour [sa] vie » (p. 52). Un espace devenant temps. Un temps qui est celui du passé et du futur à la fois. Le lecteur a donc affaire de manière plus affirmée à une narration non naturelle, le lecteur inscrit étant incité à une lecture allégorique.
42La suite donne à lire :
J’errais dans Rome, comme partout j’ai erré à cette époque bénie de ma vie. Je dis « bénie » car c’est à cette époque-là que j’ai fait les provisions les plus considérables. Comme si je sortais de prison, tout m’était événement, et j’étais si seule, d’une certaine manière, que rien ne s’opposait entre le spectacle des choses et moi. À tout moment je pouvais réfléchir, à tout moment aller, venir, sortir. J’ai rencontré des gens comme on rencontre des signes ; avec aucun je ne me liais, et pourtant, chacun s’inscrivait dans ma mémoire avec ses attributs, comme si je collectionnais un ensemble de dieux24.
43Tout flèche vers l’allégorie : les être évoqués sont des personnes porteuses d’un désir ou d’une pulsion du sujet, ils sont des « signes ». Autre élément qui flèche le fantastique et y participe, l’idée de transcendance évoquée par « l’ensemble des dieux ».
44En outre, le style est des plus classiques au moment même où le passage plonge dans le mystère. L’atmosphère est rendue d’autant plus étrange que la manière de dire adopte en apparence la forme la plus équilibrée ou canonique possible. Notons les effets de symétrie de la phrase « à tout moment je pouvais réfléchir, à tout moment aller, venir, sortir », où « à tout moment » est répété deux fois, en une phrase balancée et sobrement respectueuse des normes. L’usage de l’imparfait de répétition résume parfaitement une période (« avec aucun je ne me liais »). Il n’existe nulle surabondance d’adjectifs, nul trait d’hyperbole, tout a l’air calme dans cette syntaxe. « Tout m’était événement » sonne pourtant légèrement ancien ou précieux, avec l’antéposition du complément d’attribution sous forme élidée et raffinée, « m’ », au lieu de l’ordinaire « pour moi ».
Or, le contrat de lecture devient fantastique pour le lecteur inscrit comme pour la lectrice réelle
45L’héroïne se met alors à suivre dans Rome, les pas d’une femme inconnue qui la fascine et pour laquelle elle éprouve un désir passionné. L’héroïne suit cette femme errant dans Rome, tandis qu’elle semble s’évanouir à chaque tombée de la nuit :
Le soir elle s’évanouissait. Non pas d’une manière fantastique comme un spectre, mais au moment où le jour déclinait […] Le premier soir je crus à une étourderie de ma part. Le second, je me reprochai de relâcher mon attention, le troisième, je compris qu’elle s’évanouissait à cette heure entre chien et loup où soudain le monde bascule, qu’on le veuille ou non. Je rentrai déçue, irritée de n’avoir pas pu mener ma quête jusqu’au bout, mais un matin je la retrouvai à Cinecittà où j’étais allée faire de la figuration dans un film pour gagner un peu d’argent25.
46Le lecteur se dit alors qu’il a affaire à une narration fantastique, ou étrange. Peut-être le fantastique au sens de Todorov est-il revivifié ici, comme hésitation entre une explication rationnelle (le personnage vit dans le rêve et fait une sorte de cure psychanalytique in vivo en faisant un revécu de confrontation à la zone noire que serait une analogie à la figure maternelle) et une explication irrationnelle mais un phénomène sans explication simple (l’heure entre chien et loup)26.
47Cela confirme l’hypothèse qu’on a affaire à une « narration non naturelle », selon Brian Richardson car une narration « non naturelle » peut se passer d’un locuteur humain unique et cohérent et utiliser au contraire des voix non cohérentes ou des personnages à contours variables… On comprend alors que l’apparition et la disparition, tout le mystère qui entourent cette femme ne sont là que pour signaler un mystère d’un autre ordre. L’assomption de la vérité. Qui sera possible via la femme rencontrée dans la rue ressemblant à la mère de l’héroïne.
48Il faut que l’héroïne mette en place toute une scénographie pour que la vérité lui apparaisse. La scénographie doit contenir des personnages (en l’occurrence, la jeune femme mystérieuse à la poitrine opulente et aux jambes fines qui rappellent les caractéristiques de la mère de l’héroïne dans la première partie) et des lieux (la planéité noire), des objets de fantasmes. La narratrice personnage organise en effet une épiphanie et dit à propos de cette excursion à la Villa d’Este où elle a emmené la jeune femme fascinante rencontrée dans la rue :
Villa d’Este, elle montait l’escalier de pierre, je montais derrière elle, j’étais triste de l’avoir transportée dans ce jardin, d’y avoir passé plus de trois heures sans rien trouver en elle ni en moi, quand soudain, à son manteau blanc se substitua une robe blanche, à sa chevelure blonde, une autre chevelure, et je fus transportée d’un coup dans le vestibule glacé, sur la table noire et miroitante, et ce que je sentis alors, à ma plus grande surprise, fut un désespoir si violent qu’on aurait dit un séisme en mon cœur, comme si ses deux parties étaient soudain séparées, déchirées, arrachées l’une à l’autre, comme si c’était cela qui s’était passé sur Alban-Berg sans que je le susse jamais, comme si cette table au lieu d’avoir été celle de la joie et de l’excitation maniaque de mes émotions avait été celle d’un sacrifice, comme si l’on m’y avait amputée, torturée, démembrée, alors que moi, en ce temps-là, je songeais27.
49Prise de conscience de l’âge adulte qui révoque tout le piège dans lequel le lecteur était tombé dans la première partie du récit, exactement comme l’enfant-personnage avant lui dans son enfance. Car c’est grâce à la finesse de l’autrice que le lecteur a été mis en situation d’ignorance éthique, tout comme l’était l’enfant du passé, plongée dans un brouillage moral par sa mère et son père. L’autrice sait ce que ne sait pas la voix narratrice ou énonciatrice : elle sait la brisure de l’enfant, mais elle doit nous la masquer suffisamment jusqu’à ce que la voix du personnage grandi, et ayant vécu une expérience épiphanique, comprenne a posteriori le traumatisme que sa famille lui a fait vivre. L’autrice en effet se démarque de la narratrice personnage, ignorante enfant, puis, décillée adulte à la suite de l’expérience épiphanique de revécu, ayant cru de bonne foi, en la possibilité d’un vécu idyllique à l’opposé de la morale ordinaire. La voix du « je » nous a manipulés en première partie, tandis qu’elle tient à nous dévoiler les choses ensuite.
50Le fantastique se trouve confirmé au sens de Todorov : cette femme est et n’est pas la mère de l’héroïne, elle apparaît et disparaît dans la rue car l’héroïne cherche une femme qui ressemble à sa mère pour essayer de revivre une seconde fois ce qu’elle a vécu dans le passé avec elle. Il y a bien hésitation entre une disparition inexplicable de personnage dans la rue et l’existence d’une femme qui est objet de reviviscence vacillante d’un autre désir (celui pour la mère). L’hésitation est entre une apparition surnaturelle, d’un côté, et une volonté de faire adhérer par le désir du rêve le personnage de la femme découverte dans la rue à l’image de la mère, sans que cette adhésion soit totale. Si l’on reprend une des caractéristiques du rêve tel que décrit chez Freud, le texte est à la recherche d’une figuration de la mère, et y arrive par condensation sur l’inconnu de la chevelure et du manteau de la mère.
51Il ne s’agit donc pas d’un fantastique à la Lovecraft qui écrit par exemple que des champignons sur le sol deviennent fluorescents et se transforment en yeux qui regardent. Point où Lovecraft affirme la transformation et n’y revient pas en tant que phénomène qu’il faudrait expliquer.
Une nouvelle forme de fantastique, ou plutôt de récit non naturel
52Au contraire, dans le texte d’Anne Serre, le récit dit, provoque l’étonnement, et va jusqu’à ourdir une situation de confusion entre la femme rencontrée dans la rue et la mère de l’héroïne. On voit même l’héroïne suivre la femme, substitut matriciel, la mettre dans le cadre de la Villa d’Este, et préparer une épiphanie qu’elle aura prévue dès le départ. L’importance des images fait du fantasme le nœud de l’action.
53C’est que l’identité est interrogée par le texte. En effet, le père, par exemple, se déguise en femme, et son identité est trouble. De même, l’inconnue de la rue a une identité vacillante : elle est tantôt une pure inconnue, tantôt Anita Ekberg, tantôt encore une allégorie de la mère. La sœur est une variante de l’héroïne, une possible instanciation d’un autre destin (alors que l’héroïne narratrice s’est mise à vivre à l’étranger, la sœur s’est mariée et mène une vie « calme », refusant d’évoquer l’enfance trouble).
54La causalité des actions est aussi mise en doute : l’héroïne ne sait pas pourquoi elle est allée à Rome. La deuxième partie arrive après la première, sans qu’on sache pourquoi. Les solutions de continuité dissolvent la logique. Le rapport au social apparaît, où toute loi externe à la famille semble soupçonnée, puis où les lois familiales se dévoilent comme destructrices. Ainsi apparaît une logique du rêve. Qui est aussi celle d’un fantastique : le surnaturel s’y explique parce qu’il s’agit d’un revécu, transposé via des systèmes de déplacements que le lecteur, tout comme le personnage (mais non pas comme l’autrice), ne comprend qu’après coup. L’autrice savait, elle, mais a laissé son lecteur-modèle dans l’ignorance.
55La profonde table sombre aux enjeux sexuels apparaît revêtue d’un nouveau sens : « table du sacrifice » comme celui d’Isaac. Tables de la loi, comme celle de Moïse. La loi du plaisir intégral imposé aux petites filles était en soi un sacrifice de leur jeunesse. Surface plate qui cache une profondeur. Surface réfléchissante qui renvoie à soi. Planéité apparemment lisse et qui dissimule quelque chose de sombre et de dangereux car masquant sa texture blessante sous les espèces d’une planéité de plaisir. La fin de la page 61 est en suspens encore : « je songeais » : le rêve, le songe de la petite fille de l’époque, rendait-il le viol supportable ?
Conclusion
56Contrats de lecture contrastés pour un lecteur en jubilation de lecture, éprouvant le désir de parler du texte et d’écrire à son propos, comme un texte scriptible, au sens de Roland Barthes28. Certains récits scintillent comme des contes philosophiques où l’inversion des aléas en régularités mystérieuses nous rétribue des difficultés de la vie et nous permet de nous en gausser.
57D’autres, comme « sur la pelouse », laissent le lecteur dans le suspens pur, comme c’est le cas des nouvelles où une braise brûlante est donnée à sentir sans qu’on sache vraiment ce qu’il en est. La curiosité du lecteur est attisée, et sans doute le plaisir qui rappelle les zones et fantasmes puissants et inexplicables qui nous impressionnent. Notre désir de savoir nous altère.
58Enfin, dans le cas de Petite table, sois mise !, le plaisir de comprendre place le lecteur dans la situation d’être manipulé d’une émotion à l’autre. L’auteur y dirige le lecteur en première partie, tout comme les parents le faisaient de l’enfant-personnage-narratrice, au cours d’une narration « non naturelle », dont, dans une seconde partie, les personnages apparaissent et disparaissent tandis que les lieux changent sans raison. Le confiant lecteur, comme l’héroïne enfant, accepte de nouvelles lois où la sexualité débridée devient la loi morale. Et comme dans un songe, tout est remis en cause par le jeu des transferts et des ressemblances et des revécus. S’appuyant sur le retour d’images fortes d’un navire sur une surface noire évoquant la table du sexe et du sacrifice, les personnages surgissent et disparaissent, dans une temporalité trouée, qui met en scène le revécu du passé et jette les dés une nouvelle fois, pour donner à lire une interprétation tout autre de la vie passée. Un dévoilement a lieu qui confronte le lecteur à sa propre impuissance initiale mais lui offre les clés ultimes d’une plus grande perspicacité, qui accompagne l’épiphanie psychique de la figure féminine principale. Le dévoilement a été fait d’errance et de déplacements d’objets.
59Les textes d’Anne Serre ont la magie de nous faire vivre la passion chiasmatique qui est la sienne, celle du désir pur, puis celle du désir de savoir, et celle du vouloir dévoiler ses propres abîmes. C’est de là sans doute que se tire leur puissance magnétique. Suspense, transfert et dévoilement se côtoient dans un fantastique à la Serre, fondé sur une temporalité trouée et des actants représentants d’autres actants. Le lecteur s’y promène avec délice dans un univers qui le remue et le laisse pantelant devant son propre désir de savoir, créé en miroir à celui des personnages.
Notes
1 P. Grice, Studies in the Ways of Words, Cambridge (USA)/London (UK), Harvard University Press, 1989.
2 U. Eco, Lector in fabula, Milano, Bompiani, 1979, tr. fr. Grasset et Fasquelle, 1985.
3 U. Eco, Annexe 1, « Un drame bien parisien » in Lector in fabula, Paris, Le Livre de Poche, 1989, p. 293-299.
4 « Comme un mouchoir de poche », dans Au cœur d'un été tout en or, Paris, Mercure de France, 2020, p. 19-22.
5 Ibid., p. 21.
6 « Sur la pelouse », dans Au cœur d'un été tout en or, op.cit., p. 23-25.
7 Ibid., p. 23.
8 Ibid., p. 24-25.
9 S. Freud, « Les psychonévroses de défense » dans Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1981, p. 69.
10 A. Serre, « Sur la pelouse », dans Au cœur d'un été tout en or, op.cit., p. 23.
11 Ibid., p. 25.
12 M. Proust, À la recherche du Temps perdu, t.I, coll. « Pléiade », éd. J.-Y. Tadié, Paris, Gallimard, 1987, p.135.
13 Ibid., p. 140.
14 R. Baroni, La Tension narrative ; suspense, curiosité, surprise, Paris, Seuil, 2007.
15 Ibid., p. 406.
16 H. Parret, Les Passions. Essai sur la mise en discours de la subjectivité, Bruxelles, Mardaga, 1986.
17 A. Serre, Petite table, op. cit,. p. 14.
18 Ibid., p. 10.
19 Ibid., p. 12.
20 Ibid., p. 38.
21 Ibid., p. 42.
22 S. Freud, L’Interprétation du rêve, [1899 ; tr.fr. I. Meyerson 1926], Paris, PUF, 1987.
23 Il s’agit de la théorie non mimétique ou non naturelle qui caractérise certains textes modernes à ses yeux : « Beyond Story and Discourse: Narrative Time in Postmodern and Non-Mimetic Fiction » in Narrative Dynamics: Essays on Time, Plot, Closure, and Frames, B. Richardson (dir.), États-Unis : Ohio State UP, 2002, p. 47-63.
24 A. Serre, Petite Table, op. cit., p. 54-55.
25 Ibid., p. 57.
26 T. Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970.
27 A. Serre, Petite table, op. cit., p. 61-62.
28 R. Barthes, S/Z, Paris, Seuil, 1970.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Béatrice Bloch
Béatrice Bloch est professeure de littérature française à l’Université de Poitiers. Elle travaille sur les actions et les réactions du lectorat : d'où deux essais, sur la poésie (Lire, se mêler à la poésie contemporaine, éd. de l’Université de Bruxelles, 2021), sur la fiction (Une lecture sensorielle : le récit poétique contemporain, PU de Rennes, 2017), et un collectif sur les lectures identificatrices en poésie (B. Bloch et P. Moinard dir., Cahiers du Forellis, 2023).
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