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Long Story Short : entre brièveté et bavardage, une stratégie de la subversion
Par Liliane LOUVEL
Publication en ligne le 28 mai 2013
Texte intégral
1Le terme short story en anglais, trace d'entrée de jeu les deux axes au croisement desquels se situerait le genre de la nouvelle : les dimensions morphologique et narrative indiquent qu'une nouvelle se reconnaît généralement à ce qu'elle est un court récit de fiction. Mais court ne veut pas forcément dire bref, ainsi que nous le savons, et cette nouvelle va nous le rappeler. Car si Long Story Short est bien une nouvelle et subit les contraintes du genre, en même temps elle les dévoile et s'en joue, ainsi que je vais essayer de le démontrer.
2Rappelons ici qu'Edgar A. Poe parlait lui de brief prose tale, désignant ainsi le genre nouveau opposant le brief taie au tall taie, le récit exagéré et merveilleux, proche du conte. Pour Poe, les critères de brièveté et d'intensité caractérisent la nouvelle qui doit être lue in one sitting, en une demi-heure ou deux heures maximum. On entend bien l'expression d'une durée dans cette approche définitoire, concept commun avec la définition de la brièveté et dont la conséquence est de renforcer l'effet produit.
3Une autre question reste posée à cet avatar de la forme brève, celle de la frontière entre short story et short fiction et de la zone limite du texte. Dans Long Story Short, la transgression est bien à l'ordre du jour, puisque le lecteur doit constamment ajuster sa lecture à un jeu de va-et-vient, véritable passage de la zone-frontière entre les différents niveaux d'énonciation. Il y a de quoi perdre la tête. C'est pourquoi la forme brève remplit bien son rôle ici, puisque l'écriture de la dé-raison ne pourrait se supporter longtemps, ses exhibitions paroxystiques s'accommodant mal d'une longue durée1. En outre, l'impression de fulgurance, de révélation, d'épiphanie traditionnellement associée à la nouvelle l'entraîne vers le pôle poétique, limite extrême du genre qui désintègre le réel au nom du langage. Nous verrons également que Long Story Short s'inscrit dans une perspective historique et dit la condition de l'écrivain postmoderne, si tant est que la brièveté est bien une énonciation qui part de l'intérieur du texte et aboutit à une écriture.
4Pour s'énoncer, la brièveté doit passer par une opération de réduction, de compression, de condensation parfaitement en accord avec la forme de la nouvelle. L'étude du titre exhibe déjà à l'œil exercé le programme esthétique de Long Story Short. Tout commence par un dérèglement apparent de la syntaxe : en règle générale, en anglais l'adjectif doit précéder le nom. Pourquoi donc short est-il rejeté après story ? Storyse trouve bien entre long et short, et pratique ainsi un clivage de l'oxymore, s'insère dans la dialectique du court et du long, ce qui est exactement la place intermédiaire occupée par la novella, a long short story,ou a short long story,entre short storyet novel, entre nouvelle et roman dont un avatar paronomastique, Louella, apparaît dans le texte, personnage pris entre deux frères ennemis. Le titre se réfère à un cliché, une métaphore morte qui reprend vie grâce à l'ellipse : to cut a long story short veut bien dire abréger. L'opération de soustraction conduisant à la brièveté nécessaire à la forme de la nouvelle s'inscrit donc dans le paratexte, et ceci doublement grâce au sémantisme de to cut a et l'opération effectuée, l'excision du cliché. Le titre commence donc par une ellipse. La formule pleine réapparaît deux fois dans la nouvelle, la première assortie d'un commentaire ironique de la part du narrateur : Because - to cut a long story short (quite a good title, yes ?) - I really dld love Louella. La seconde fois -We go for drives and talk and, to cut a long story short, we… -, elle est utilisée dans son sens habituel, mais suivie d'une ellipse marquée par des points de suspension particulièrement explicites pour le lecteur qui, à ce point du texte, est rompu aux roueries du narrateur et se méfie des pièges de la forme. Il a raison d'ailleurs, car si le titre annonce bien qu'il s'agit de réduire une longue histoire et d'en donner une version abrégée, il y a de quoi être surpris de constater que le narrateur s'y reprend à plusieurs reprises avant de commencer à raconter l'histoire, et qu'en plus il prend un malin plaisir à rallonger le texte par des interruptions bavardes et désinvoltes. C'est ce paradoxe qu'il nous faut considérer et voir si la brièveté y trouve son compte.
5À première vue, la nouvelle se présente sous forme de deux parties indiquées en italiques Part One et Part Two,séparées l'une de l'autre par un blanc typographique. La première partie elle-même est scindée en deux parties séparées par un autre blanc typographique. Part One constitue la matrice qui va être reproduite, raccourcie puis développée dans le reste du texte. Une scène banale de bluette met en présence, par un beau soir d'automne, une jeune personne aux formes pleines dont un narrateur homodiégétique est follement amoureux. Survient le frère, grand séducteur, qui vient tout gâcher. Après un blanc, survient le narrateur qui interrompt le premier récit, en dénonce l'artificialité et recommence. Dans la partie qui suit, Part Two,/devient William, la description du début est abrégée. Louella and William stood alone in the darkning garden. There was the first hint of autumn frost in the evening… drawing-room windows, yes… crushing her full breasts etc. almost physical pain and so on.De façon cavalière, le narrateur intervient, yes,supprime la description du décor, des sentiments des personnages, accélère l'allure, raccourcit la durée du texte, procède à un résumé, affiche l'ellipse par l'utilisation des points de suspension. Par contre, il rallonge la partie consacrée à la discussion entre Louella et William à propos de son frère Gareth, alias Frank et la description de ce dernier, d'abord présenté de façon péjorative : unfashionably flared trousers, gold ingot, features thickened and distorted with fat, almost completely bald.Mais il revient aussitôt sur sa description négative et procède par une série de dénégations, puisque Frank était beau, Louella n'était pas auburn et son tour de poitrine n'était pas aussi avantageux que celui annoncé dans la première partie. Tout ceci est à mettre au compte de itpuisque « ça parle trop », it keeps getting in the way, this dreadful compulsion to tell lies (you write fiction and what are you doing ? You're telling lies, pal, that's all).Le narrateur interpelle directement son « copain », le lecteur, et prétend s'irriter de l'intrusion perpétuelle du mensonge de la fiction. Il va reprendre son récit une troisième fois sur des bases différentes, mais persistera à l'interrompre par des commentaires à l'adresse du lecteur afin que ce dernier ne soit pas dupe. Le narrateur apparaît donc comme particulièrement bavard, un empêcheur de lire en rond. Le récit est malmené, fragmenté, sans cesse repris et le lecteur n'en saisit que de brefs morceaux avant que le narrateur ne consente à laisser le récit pseudo-biographique se développer et aboutir. On peut se demander alors quelle stratégie est mise en place et dans quel but ? Pourquoi ces allers-retours constants entre fiction et « réalité » ?
6Le texte prend forme dans une tension entre la brièveté du récit et le bruit du discours. Certes le discours est bavard et fait pencher la nouvelle du côté de long. Les embrayages sur la situation d'énonciation rappellent le lecteur à l'ordre et opèrent une série de dénégations : actually is wasn't Gareth at all. It was Frank. God I'm tired of this relentless artifice. To get rid of the fiction element perhaps I should begin by distinguishing myself from the « « " in part one -now- I am the author (you know my name-check it out)… L'auteur implicite fait irruption dans le texte et force son passage en appelant à la bonne volonté du lecteur pour qu'il vérifie son nom dans le paratexte. Jouant sur les différents niveaux, il s'amuse à prodiguer des conseils : « Little bit odd » you probably thought, « characte »" got the same name as the author. Something fishy here. Fishy qui sous son premier sens douteux annonce la partie de pêche qui va suivre. But you must watch out for that short of thing, it's an error readers are prone to fall into. Plus loin, il s'excuse d'avoir encore une fois cédé à la fiction, en réutilisant William pour / : Sorry. Sorry. It's a lapse. I know. I promised. But fiction is so safe, so easy to hide behind. It won't happen again. Enfin il s'inquiète But I've lost you, haven't I ? Where was it ? et de procéder à un résumé éclair du récit précédent. S'ensuit un commentaire sur la fiction et le fameux suspension of disbelief,suspens de l'incrédulité : It wasn't a question of continuing to suspend disbelief, but rather the belief beginning to crumble away of its own accord.La nouvelle est donc bien écartelée entre le bavardage d'un narrateur qui s'obstine à s'introduire dans l'espace fictionnel et un récit qui finit par prendre forme après avoit été nié, coupé, mutilé.
7C'est que si le lecteur considère la portion de texte dévolue au récit, il constate que ce dernier est relégué au second plan, et que l'on est bien en présence d'un récit non seulement court, mais bref. Après les deux descriptions complémentaires et contradictoires du début de chaque partie, la narration procède par une série de coups d'accélération qui font qu'en peu de mots la rencontre avec Louella, la carrière de Frank, leur infidélité sont résumés : Louella was an American girl. I'd met her in New York, fallen in love, got engaged and had brought her back to England to meet my parents. She also met Frank.De même en quelques paragraphes le mariage est décidé, les doutes assaillent le narrateur, il met au point un plan, espionne Frank et Louella, les observe en voyeur, assiste à leur départ, les suit jusqu'en Écosse et tue son frère au cours d'une partie de pêche. Seuls, les doutes du narrateur, la scène de voyeurisme et la partie de pêche occupent un espace textuel plus long, mais leur mise en mots est particulièrement expéditive, ainsi que nous le verrons. Ily a là matière à écrire un roman sur le triangle classique et c'est bien ce que refuse de faire le narrateur. Le résumé et l'ellipse font partie du processus qui aboutit à raconter en peu de mots une longue histoire : to cut a long story short. Ce « style coupé » se retrouve dans l'utilisation massive des constructions parataxiques et des asyndètes. Les phrases sont juxtaposées, les liens logiques et les marques de la coordination se volatilisent : However, plans wer being made, Louella's mother was going to fly over, a guest list was being drawn up, Frank was very subtle. He contented himself with being incredibly nice. He was around a lot and spent a great deal of time with Louella-just chatting. I was away in London. Cette stratégie culmine dans la scène de meurtre :
I enter the stream twenty yards above and slosh down. Frank can't hear me because of the noise of the falling water. I stand behind him. I tap his shoulder. He looks round. His eyes wide in wordless surprise. He instinctively jerks back as though expecting a blow. It is enough. He loses his balance and with a despairing, grabbing whirl of arms is flipped over the edge into the pool. I don't even wait to see what happens. Wadersfilled with water, heavy clothes sodden, freezing water. He'd go down like… like a stone.
8Non seulement les phrases sont juxtaposées et commencent toutes par ce sujet et se conforment au même modèle syntaxique minimal avec sujet, verbes d'actions conjugués au présent et complément, mais ensuite, les sujets disparaissent, comme le narrateur qui s'en va et le frère censé être mort. Wordlesset enoughsoulignent bien l'inexprimable, le choix de la réduction. Il ne reste plus que les objets waders, clothes, water,sujets de verbes au passif incomplet dont il ne reste que le participe passé. Le narrateur juxtapose les images : au lecteur de tirer les conclusions qui s'imposent. Cette écriture de la désinvolture culmine avec la chute du paragraphe où l'on voit une comparaison qui avorte (bathos). Cherchant un comparant original, le narrateur ne trouve que du vide et retombe dans le cliché. He'd go down like… like a stonesignale bien le fiasco de l'imagination. On ne trouve ensuite qu'un blanc typographique marquant le saut temporel : I was in London by late evening.Dans le paragraphe qui suit la brièveté a pour fonction de dire moins pour suggérer plus, c'est-à-dire l'hypocrisie du narrateur : My parents are grim and unforgiving ; they think Louella is in some way responsible. I am shocked and stunned. But poor Louella. She has to turn somewhere. I am deeply hurt relent under the shared burden of grief. We go for drives and talk and, to cut a long story short we…
9À situation conventionnelle, phrases conventionnelles. Le cliché reprend sa place, le lecteur peut imaginer la suite. La disjonction marquée par la structure parataxique est la forme de la réticence. On voit bien à l'œuvre les contraintes de la forme brève qui induisent une stratégie particulière par rapport au traitement du temps et de l'espace. C'est ainsi que, comme c'est souvent le cas dans une nouvelle, le narratif s'articule sur le descriptif, le statique s'anime et le cadre spatial se dynamise2. La scène de pêche/meurtre en fournit un bon exemple, puisque la description de la rivière et de l'entrée du grand pêcheur dans l'eau suggère une toute autre activité que celle de la pêche : A great angled slab… falling water.
10Le rythme de la nouvelle repose sur une série de fragmentations, d'interruptions, de coupures qui à un niveau mimétique reflètent bien ce qui se donne à lire. Les fragments de texte, synechdoches de la figure mère3, entretiennent avec elle un rapport dynamique. Les morceaux interrompus sans cesse sont ainsi juxtaposés, mis bord à bord, ou à distance. Dans la faille, le lecteur devient actif, il doit interpréter les blancs typographiques, les ellipses, les points de suspension, marques de la réticence de l'énonciateur. Le texte est mis en cadre et montré du doigt. En même temps, les commentaires du narrateur viennent créer le lien entre les différents morceaux de cette forme composite brève, véritable mosaïque, créant un horizon d'attente. Le lecteur est mis en haleine par la brièveté haletante de la nouvelle. Il finit par être récompensé de sa patience, puisque le récit prend forme et semble culminer en un climax (en anglais : orgasme) où vie et mort se mêlent. L'épiphanie, le moment de révélation, celui où le narrateur avoue son meurtre, est décrite en termes érotiques, voire crus, confirmant la paronomase textualité / sexualité : he looks disgustingly pleased with himselfas he strides up the hill with his rod and his bags and his tackle (rappel de l'expression anglaise his wedding tackle). Et c'est bien de cela dont il s'agit ici. D'ailleurs le lecteur était averti : le narrateur voyeur ne surveillait-il pas les va-et-vient survenant dans la maison, the comings and goings, et puis d'ailleurs : Alec Douglas Home and the Queen Mother do it. Le rythme de la nouvelle suit celui d'une séduction qui finit par retomber à la fin, désarmée, faute de comparant. Un anti-climax. Ce n'était rien qu'une illusion, qui ne mérite qu'un post-scriptum ; on entend bien autre chose là-dessous.
11Long Story Short qui se présente comme un précipité des recettes de la brièveté, to cut a…, s'installe donc bien dans l'espace ludique de cette dernière. Entre priniepe du plaisir et principe du travail, dans l'espace du jeu, s'exhibe le travail de la textualité en train de se faire et l'espace de la sexualité qui tente de s'accomplir et imprègne le sémantisme de la nouvelle, les constructions et les tropes. Le narrateur ne joue-t-il pas à cache-cache avec les amants et avec le lecteur qui hésite entre irritation et séduction ? Fiction is so safe, so easy to hide behind, butI'v lost you, haven't I ? Et il s'agit bien d'une dénonciation de la séduction du sexe et du texte contre laquelle le narrateur prétend mettre le lecteur en garde, en l'arrêtant dans sa progression au moment où « ça » marche, le frustrant du plaisir retardé, installé dans l'espace de la différence. La séduction passe par le discours et c'est ce que met en scène le narrateur, lorsque William éveille l'intérêt de Louella-Lovella, little love peut-être- pour Frank : But he's such a shit. A fat smarmy shit and a mean little sod to boot. I know you won't like him. He's just not your type. William said petulantly, conscious of the fact that he was only stimulating Louella's interest.L'éveil du désir de Louella obéit au processus analysé par René Girard dans les Les Feux de l'envie4 et qu'il nomme le désir mimétique, dont le critique suit les figures triangulaires à travers les pièces de Shakespeare. Plus loin encore, c'est Frank qui prend la place du narrateur et séduit Louella par le récit de ses exploits : Saw Frank take my place at the dinner table pouring wine, recounting anecdotes that I should have been telling.À ce moment, William usurpe la place de I dans la narration rappelant en cela un autre William, celui qui dans Othello met en scène une stratégie de séduction reposant sur le récit des exploits du personnage éponyme au père de Desdémone, et le drame de la jalousie lorsque le traître Iago, dont le nom peut se lire I/ago, verse son poison dans l'oreille du Maure de Venise.
12La mosaïque de ce texte dénonce l'illusion, dit l'impossibilité d'écrire un récit réaliste, mais en même temps produit un récit de dénégation, puis un récit mimétique, puisqu’à un moment « ça marche ». C'est cette mystification qu'il reste à étudier. L'opération de coupure est bien effectuée et est l'indice de ce qui se passe dans la nouvelle tailladée, remaniée sur le mode narratif, dénudée, comme l'écorché de la leçon d'anatomie dont on suit les réseaux nerveux, mais dont la peau recouvre encore certaines parties, simulant la vie, tout en signalant l'artifice de la représentation. God I'm tired of this relentless artifice. La dialectique dehors / dedans, exhibé / caché, affiche sans pudeur l'obscène de la cuisine littéraire, comme dans le film de Peter Greenaway, Le cuisinier, le voleur, sa femme et son amant. Long Story Short exhibe une opération d'ordinaire tenue occulte, une alchimie secrète qui se dévoile dans la nouvelle et consiste en une opération de prélèvement, d'excision, d'émondage. Le lecteur dispose d'une recette pour écrire une nouvelle qui porte en elle-même le mode d'emploi pour la subvertir.
13L'espace du jeu ouvert en textualité et sexualité est affirmé par la tension entre discours et récit. Cette co-existence des contraires produit un effet d'ironie. En outre, les interruptions métatextuelles du narrateur disent l'historicité du texte et l'inscrivent dans la « condition post-moderne », elle qui ne croit plus dans les longs récits, à en croire Jean François Lyotard5.
La fonction narrative perd ses foncteurs, le grand héros, les grands périls, les grands périples et le grand but. Elle se disperse en nuages d'éléments langagiers narratifs, mais aussi dénotatifs, prescriptifs, descriptifs, etc., chacun véhiculant avec soi des valences pragmatiques sui generis. Chacun de nous vit au carrefour de beaucoup de celles-ci. Nous ne formons pas des combinaisons langagières stables nécessairement, et les propriétés de celles que nous formons ne sont pas nécessairement communicables. (p. 7-8)
14Le récit porte en creux dans sa forme brève et allusive ce que la narration dévoile et révèle de son impuissance. L'implicite de la forme est redoublé par le discours qui tourne à vide. Les brèves descriptions, les résumés allusifs ne sont possibles que grâce à la référence à un hors-texte partagé entre le narrateur et le lecteur, celui des clichés romanesques et filmiques. Picture the scene, dit le narrateur annonçant la joute qui va suivre, mise en scène sur l'écran de la page, scénario comme dans un suspense à la Hitchcock. La stratégie de dénudation du texte qui se montre comme mensonge et artifice dit l'impossibilité d'écrire « comme avant ». L'expansion indiscrète qui interrompt et dit autre chose exprime l'impuissance du narrateur, l'inanité de vouloir résoudre l'écart entre fiction et réalité. Something « fishy » in it. L'opération de fragmentation met le récit à distance, dénonce le dérisoire du pacte narratif l'impasse dans laquelle se trouve le récit réaliste. Le discours se veut iconoclaste, dénonciation du sacré. Le narrateur-chahuteur substitue une parole à la représentation dont la composition est perturbée un peu à la manière des compositions de John Cage. C'est bien au « démembrement d'Orphée6 » qu'assiste le lecteur, à qui revient la tâche de procéder à une réorganisation des données. Mis au défi, il colmate les brèches d'une parole en déficit ; ce faisant, il devient co-énonciateur de l'illusion. Cependant le narrateur n'a pas dit son dernier mot, comme dans tout jeu / joute oratoire, tous « les coups » sont permis. Ayant épuisé le sujet, le narrateur abat sa dernière carte et prétend installer un autre pacte, le pacte autobiographique cette fois. Ce faisant, il installe la nouvelle dans un autre mensonge plus subtil encore. Le narrateur/auteur-qui-prétend-dire-vrai, être en rupture avec les conventions du récit traditionnel, opère un ultime truquage en prétendant authentifier le récit et le signer de son sang. Le pacte est véritablement diabolique puisqu'il ressortit de la magie du faux-semblant, celle du trompe-l'œil plein de raccourcis saisissants comme chacun le sait. Les nombreuses métalepses disent l'importance de la limite qu'elles transgressent sans cesse, réinstallant l'auteur dans la transcendance du texte7. L'instance problématique dit bien la fragilité de l'illusion réaliste et le dilemme d'une « littérature de l'épuisement » qui se contente ici d'un récit réduit à sa plus simple expression : un PS dans lequel les guillemets signalent encore la fiction et produisent un nouveau récit de dénégation. Qui sont ce Frank, journaliste talentueux et donc écrivain raté, et cette « Louella » ? Ont-ils existé, ainsi que le prétend l'auteur cette fois qui signe le PS, et conjugue ainsi « le "post" de l"'anti" et le "post" de l'"après8" » ? L'indétermination exprimée par les guillemets, wherever, if you should, installent définitivement l'auteur dans son rôle dedeus ex machina et plonge le lecteur dans l'incertain et le doute. Caché derrière les (grosses) ficelles de la nouvelle, il la met à distance avec this, le trait d'union, le point d'interrogation : est-il question de la nouvelle vue comme une lettre adressée à un couple réel / imaginaire, une lettre rescapée comme le "manuscrit contenu dans une bouteille", dernier hommage à Poe ? L'ambiguïté subsiste avec it. Qu'est-ce que ce it au juste, le PS lui-même ou toute cette histoire qui ne serait qu'une blague,a joke, a murder in cold print, a tall tale et non pas a brief tale alors ? La pirouette finale est corroborée par la polysémiehardfeelingsaux connotations sexuelles. À bon entendeur…
15La structure éclatée de la nouvelle, les tensions sémantiques entre condensation extrême et expansion engendrent « la médiation poétique » et peut-être une poétique de la nouvelle, de l'imaginaire. Les clichés et situations attendus mettent en accusation une écriture articulée sur le réel et le dé-lire du narrateur a pour fonction de dé-livrer le lecteur de ses illusions. En même temps, l'auteur baisse le masque et reprend son rôle tout puissant, se réinstallant avec outrecuidance tout en haut de la pyramide des énonciateurs/ illusionistes. Pour terminer sur ces jeux d'artifice, posons que le saltimbanque qui jongle avec les codes signe son texte d'un post-scriptum qui renvoie à la condition post-moderne son reflet dans le miroir d'une nouvelle dont le titre est l'abréviation d'une expression que l'on pourrait traduire en français par : « bref ! ».
168 Voir Jean-Michel Rabaté, « Du canon moderniste aux écrans post-modernes »,de Joyce à Stoppard, écritures de la modernité, Presses Universitaires de Lyon, 1991, p. 180, apropos de son étude du poème de Michael Palmer,Sun : « Sun peut à bon droit être appelé "post moderne" parce qu'il conjoint les deux sens du "post-" : ironisation de l'héritage et révérence, mise à distance parodique et acceptation de l'héritage, le "post" de l'"anti-" et le "post" de l'"après", en une secondarité voulue, assumée et transcendée. »
Notes
1 Pierre Tibi, « Essai de compréhension d'un genre », Aspects de la nouvelle, Cahiers de l'Université de Perpignan, n° 4, Printemps 1988 p. 27
2 Pierre Tibi,op. cit., p. 42.
3 Ibid., p. 46.
4 René Girard,Les Feux de l'envie, Grasset, 1990
5 Jean-François Lyotard, La condition post-moderne, Paris, Minuit, 1979.
6 Titre de l'ouvrage de Ihab Hassan,The dismemberment of Orpheus : Toward a Post ModernLiterature, New York, Oxford, U.P., 1971.
7 Voir la définition de Gérard Genette dansFigures III, p. 245.