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AVANT-PROPOS
Par Danielle BOILLET
Publication en ligne le 19 juin 2013
Texte intégral
1En fonction de l’approche critique de l’équipe FORELL attachée aux Formes de la littérature, le groupe de recherche « Littérature et société en France, en Italie, en Espagne et au Portugal aux XVe-XVIIe siècles » a choisi de consacrer la journée d’étude du 26 janvier 1996 à des textes dont l’agencement, entendu du point de vue de ses processus comme de ses résultats, s’inscrit entre les deux termes du complexe et du composite.
2Le concept d’hétérogénéité a paru opérationnel. L’arc des histoires, parallèles ou décalées, des littératures de l’Espagne, de la France, de l’Italie et du Portugal attirait d’ailleurs l’attention sur une donnée qui a été aussi bien l’une des conditions de la constitution ou de la reconstitution des patrimoines en langues vulgaires et de la rencontre des cultures, à travers, par exemple, l’engrangement sommaire de matériaux hétéroclites, au XVe siècle, que l’une des voies du contournement ou du renouvellement des règles unitaires, au tournant du XVIIe siècle. Au prix souvent de la sanction de la postérité. Le terme même de contamination des genres est significatif.
3L’hétérogénéité est donc aussi bien celle, aux deux termes de notre champ chronologique, de la rencontre du texte et de l’image, dans les Peintures morales (1640-1643) du Père Le Moyne, qu’étudie B. Delignon, que celle des fictions sentimentales de la seconde moitié du XVe siècle. La marque de l’amalgame est alors celle d’une discontinuité entendue dans le sens le plus commun du terme, et signifie rupture de tons, absence de tissu conjonctif, d’articulations, de structures portantes. Les métaphores anthropomorphes à nouveau affluent, avec leur commodité et leurs risques. L’article d’A.-M. Capdeboscq, qui démontre, à propos du Siervo libre de amor (1440), de Rodríguez del Padrón, que l’hétérogénéité est subsumée par un rapport d’analogie ad unum, invite à souhaiter que l’une des perspectives ouvertes par cette journée d’étude pluridisciplinaire soit la confrontation d’analyses menées dans l’aire de l’Espagne et dans celle de l’Italie, à propos d’une production dont l’imprimerie a consacré la fortune aux XVe et XVIe siècles.
4Le concept de discontinuité, entendu comme loi inhérente à certains genres, s’est imposé de façon premières dans d’autres, pour remonter le cours de l’unité structurelle et / ou poétique des textes. L’article sur les Mimes, Enseignements et Proverbes (1576), de J. A. de Baïf, dans lequel J. Vignes envisage diverses réponses esthétiques au problème de la discontinuité inhérente à la compilation gnomique, vient ainsi enrichir les travaux menés depuis une vingtaine d’années sur les formes brèves en prose et en poésie. L’article sur l’entrelacement dans le Roland furieux, dans lequel D. Boillet illustre la manière dont l’Arioste exploite le principe romanesque de la suspension de la narration pour assurer la progression discontinue de l’ordre épique, s’insère dans les recherches conduites sur le rapport entre épopée et roman dans l’œuvre de ce poète. La discontinuité se fait instrument de conquête de l’unité, au rythme du petit pas de courts segments autonomes, dans le recueil de l’humaniste satirique, du pas toujours diversement mesuré des séquences ouvertes, dans un poème de longues chevauchées.
5Trois statuts de l’auteur s’affirment plus particulièrement dans l’ensemble des articles de ce volume : celui du moraliste, celui du poète lyrique, celui du narrateur. Nous venons d’évoquer celui du moraliste, à propos de l’article de J. Vignes qui dégage, entre autres facteurs de la continuité esthétique du discontinu chez Baïf, les subtiles vertus philosophiques de la parataxe, et à propos de l’article de B. Delignon qui nous ouvre, avec les galeries du Père Le Moyne, l’édifiant édifice d’un directeur moderne des consciences mondaines.
6Le poète lyrique signe d’une plume baroque des ruptures que consomme l’inspiration pastorale. A travers l’étude d’un vilancete, R. Lemaire éclaire le travail de la réécriture chez Lobo qui, dans une intertextualité délibérée avec Camões, inscrit dans l’univers savant de la bucolique un poème dont la continuité avec les traditions orales avait été le caractère dominant. Dans ce minutieux repérage effectué à la lumière des travaux de Paul Zumthor, se profile l’idée féconde du caractère graduel d’une discontinuité qui relève de l’application mécanique, au fil du temps, d’un procédé d’approche et d’intégration des matériaux poétiques. A travers l’examen des Rime de 1602, A. Martini saisit Marino à l’œuvre dans l’une de ses entreprises de grand ordonnateur des métamorphoses de la tradition bucolique. Abandonnant à l’en deçà d’un recueil ses premières églogues bocagères, Marino expérimente les modes de la concentration, dans le sonnet et le madrigal particulièrement, d’un discours traditionnellement dilué dans l’églogue lyrique et dramatique, greffant ainsi sur l’arbre lyrique des thèmes pastoraux mis en valeur d’une façon inédite, qui exalte les distinctions dans la première partie et pratique le mélange dans la seconde.
7Marino narrateur est également présent dans ces Actes, en compagnie de contemporains, Cervantès et Alemán pour l’Espagne, d’Urfé pour la France. S’attachant au Quichotte et au Guzmán, M. Michaud s’interroge sur des épisodes morisques qui, au sein même de la variété souvent étudiée de ces œuvres, peuvent apparaître comme d’injustifiables hors-d’œuvre : lorsqu’elle rappelle que Ricote, contraint à l’exil par la loi, est « parfaitement intégré par sa langue et pas ses mœurs », on se dit que l’insertion de l’aventure de ce protagoniste dans le roman constitue dans la forme même un appel à l’intégration véritable des Morisques dans la vie du pays.
8L’aventure, dans l’Astrée et dans l’Adonis, serpente dans le monde mythique et dans les lieux idéalisés de la pastorale. Après avoir évoqué l’hétérogénéité du roman-fleuve d’Honoré d’Urfé, L.Picciola s’attache à montrer que, le narrateur donnant la parole à ses personnages, l’insertion de courts récits et de lettres correspond au mouvement naturel de la conversation – celle des salons – et participe sans en avoir l’air de l’éclaircissement même de la constitution de la narration principale. La poésie prend le relais de cette dernière quand la prose se révèle inapte à émouvoir ou étonner. Étonner, des berges du Lignon aux rives de Chypre : M.Guglielminetti souligne qu’étirer et varier le mince contenu du mythe en répercutant les effets de la « meraviglia » est la voie que choisit Marino pour sortir de l’ornière où s’enlisaient les épigones du Tasse. En empêchant que les fonctions du système narratif donnent à Adonis un rôle de protagoniste qu’il n’a pas, la discontinuité et l’hétérogénéité, qui prévalent sans être recherchées, permettent alors au poète de se soustraire aux langages codifiés, non pas tant d’un genre connu et éprouvé, que nouveau et en cours d’élaboration.
9Discontinuité et / ou hétérogénéité se profilent ainsi, tout particulièrement au début du XVIIe siècle, comme autant de stratégies d’approche du lecteur. Si, en conclusion, nous ne dégagerons pas d’autre grande ligne que celle-ci, parmi des travaux qui ont affronté la problématique dans la diversité souvent irréductible des contextes, des formes et des enjeux, nous soulignerons toutefois plus largement que les communications présentées à l’occasion de cette journée ont éclairé des œuvres où le principe de la docte variété compose avec la dispersion du propos, le cours capricieux de la narration, et où le goût de la variété peut être poussé si loin, qu’il finit par faire sens et donc unité. C’est dire que ces travaux trouveront leurs corrélations et leur intégration lors du Colloque organisé par notre groupe, les 20-22 mars 1997, sur le thème : « La constitution du texte : le tout et ses parties » (Actes parus dans La Licorne).