Continuité, discontinuité, hétérogénéité, rupture – l’exemple d’un vilancete de Luís de Camões

Par Ria LEMAIRE
Publication en ligne le 19 juin 2013

Texte intégral

1Un des débats les plus fascinants et innovateurs dans les sciences humaines des cinquante dernières années a été celui qui a permis de remettre en question la conception conventionnelle des rapports entre les civilisations de l’oralité et celles de l’écrit. Mené par des philosophes, des anthropologues, des psychologues et des historiens, il a permis de reformuler et de corriger le paradigme de ces sciences, en remplaçant leurs épistémé scriptocentriques par le présupposé de la primauté de la voix humaine, de l’oralité.

2Dans ce concert de voix et de disciplines multiples qui se sont élevés contre le discours conventionnel, se signale une absence, ou plutôt un silence, qui surprend : celui des études littéraires que le débat sur l’oralité et l’écrit touche on ne peut plus directement.

3Désireux de comprendre ce silence, l’historien des sciences effectuera un retour en arrière sur la façon dont, en Europe, et surtout depuis la deuxième moitié du XIXe siècle, les études littéraires se sont constituées en discipline scientifique et universitaire. A la recherche de la place qu’y ont occupée, depuis leur redécouverte et réhabilitation par les érudits du Romantisme, les traditions orales, dites souvent populaires1, européennes, leur étude et la réflexion théorique sur leurs rapports avec la littérature érudite de l’élite, l’historien des sciences découvrira un étrange champ de bataille sur lequel s’est démenée, contre une minorité tenace qui défend la position des traditions orales, une forte majorité prônant la primauté – et surtout la supériorité – de la culture écrite. A la place de la dignité, sérénité et solennité habituelles du discours de ces érudits, l’historien déconcerté découvrira des diatribes, des vociférations, des agressions verbales dans lesquelles alternent la haine, le dénigrement et le mépris2.

4Ce qui est entré dans l’histoire des sciences avec la dénomination de « grande offensive anti-romantique » mènera l’Europe et les études littéraires des affirmations péremptoires d’un Joseph Bédier :

La poésie populaire est un mythe. Le peuple n’a jamais rien créé; il ne fait que reprendre et imiter ce que créent les centres de civilisation.3

5à l’ouvrage monumental d’Ernst Robert Curtius, Europäische Literatur und lateinisches Mittelalter qui, malgré sa vision plutôt triviale et simpliste de la transmission de la culture au cours des siècles, a eu et continue à avoir un impact considérable dans la discipline des Lettres. Ayant pour but de détruire définitivement toute velléité d’intégration de l’oralité européenne dans le discours des sciences humaines et des Lettres, l’ouvrage constitue l’apogée de la lutte menée par les érudits anti-romantiques contre les sources autochtones des civilisations européennes.

6Entretemps, la menace et l’intimidation étaient devenues telles qu’en 1933 un jeune musicologue allemand, Hans Spanke, commença un article sur les origines populaires non-érudites de certains textes lyriques en ancien français, avec la constatation suivante :

Die Begriffe «Volkslied», «volkstümliche Lyrik» begegnen heute in breiten Kreisen einer so entschiedenen Ablehnung dass eigentlich ein gewisser Mut dazu gehört, obigen Titel über eine Studie zu setzen.4

7C’est ainsi que se fit le silence en Europe et que s’y installa, au sein des études des Lettres, cette conviction que la question de l’oralité et des traditions populaires avait été définitivement résolue.

8La remise en question d’une conviction si unilatéralement établie ne pouvait venir que de disciplines autres que les Lettres et de continents autres que l’Europe. Préparée aux États-Unis dès les années vingt par les recherches de Milman Parry sur la poésie épique d’Homère, elle y donna lieu, dans la deuxième partie du XXe siècle, au fameux débat multi- et interdisciplinaire sur les rapports entre l’oralité et l’écrit et à une critique radicale des présupposés scriptocentriques des sciences humaines. En 1980, le philosophe américain Walter Ong5 publiera Orality and Literacy – the Technologizing of the Word, une synthèse de ce grand débat dont les implications et les conséquences sont loin d’être épuisées aujourd’hui.

9C’est dans la même année que prit forme, après beaucoup de signes précurseurs, la révision du paradigme des études de littéra­ture médiévale. Quatre conférences, prononcées par Paul Zumthor au Collège de France sous le titre de Parler du Moyen-Age, ouvrent la voie à une œuvre magistrale6, dédiée à la remise en question du paradigme scriptocentrique des études conventionnelles de littérature médiévale. Contre leur présupposition d’une littérature médiévale « écrite », Zumthor développe la thèse que la littérature médiévale est avant tout une littérature de la voix humaine, une littérature «manuscrite », c’est-à-dire dictée, consi­gnée par écrit et dont les procédés et techniques de production, de transmission, de conservation étaient encore profondément ancrés dans l’oralité.

10Les thèses de Paul Zumthor et le nouveau paradigme des études de littérature médiévale auront aussi des conséquences importantes, et dont l’ampleur est difficile à prévoir à l’état actuel de nos disciplines, pour les études des littératures d’époques ultérieures. Elles permettront de jeter, par exemple, un regard différent sur certains textes de la Renaissance, de remettre en question certaines convictions peut-être un peu trop solidement établies. Plus particulièrement, et dès maintenant, elles nous permettent de projeter une lumière intéressante sur le thème de la discontinuité et/ou l’hétérogénéité de textes écrits, littéraires qui datent de l’époque de la Renaissance.

11Prenons comme illustration de cette thèse, un poème attribué à Luís de Camões (1525(?)-1580), le plus grand poète portugais de la Renaissance et peut-être de toute la littérature portugaise :

Vilancete

Mote
Descalça vai para a fonte
Leanor pela verdura
vai fermosa e não segura.

Voltas
Leva na cabeça o pote
o testo nas mãos de prata
cinta de fina escarlate
saínho de chamalote ;
traz a vasquinha de cote,
mais branca que a neve pura ;
vai fermosa e não segura.

Descobre a touca a garganta
cabelos d’ouro o trançado
fita de cor d’encarnado,
tão linda que o mundo espanta ;
chove nela graça tanta,
que dá graça à formosura.
vai fermosa e não segura
.

12Le vilancete, en espagnol villancico, est un genre poétique caractéristique de la Renaissance7 et, par son essence même, hétérogène. D’origine populaire (vilano, vilão, homme du peuple) et officiellement reconnu comme tel par les poètes, leur public et les théoriciens de l’époque, composé de deux types de textes différents, à savoir un mote, suivi d’une glosa, le genre a été cultivé par les poètes érudits ibériques qui l’ont transformé progressivement en poésie « érudite ».

13Le contexte de la production de ce genre littéraire était très différent de celui de la création de la poésie moderne ; c’étaient les serões ou saraus, des soirées poétiques, organisées tantôt dans les maisons des familles nobles ou des grands bourgeois, tantôt dans les patios des couvents et monastères. Les poètes qui y avaient été invités rivalisaient en improvisant des glosas ou voltas, à partir de motes proposés par le public ; la mise en écrit de ces textes improvisés, leur insertion et conservation dans les cancioneros (livres de chansons) de l’époque sont dues au hasard des circonstances plutôt qu’a cette volonté délibérée d’organisa­tion, de structuration, de publication systématique qui caractérise souvent la poésie moderne, écrite.

14Les motes proposés par le public étaient le plus souvent des textes déjà existants, par exemple des refrains de chansons traditionnelles, d’où le nom qu’on trouve assez souvent en tête de ces compositions poético-musicales : mote, voire, mote alheio ; en espagnol : mote ajeno (d’autrui, d’ailleurs). Tantôt il s’agit d’une répétition pure et simple de la strophe initiale ou du refrain d’une chanson populaire, surtout de fragments de chansons de femmes et de jeunes filles, tantôt on a à faire à des imitations, des re-créations, des réélaborations de textes pré-existants, réalisées dans le cadre de la mode « renaissanciste » de la poésie «folklorisante» ou « popularisante ».

15Le mote de la chanson de Camões provient d’un des genres les plus connus des traditions orales européennes, à savoir celui des chansons du lever matinal, chantées par les jeunes filles qui partent à la rencontre de leur amoureux. On comparera, par exemple, les innombrables variantes conservées de « Main se leva bele Aeliz… » en ancien français8, au mote de Camões,

Pieds nus va à la source
Leonor par la verdure
Elle va belle et très peu sûre.

16pour y retrouver les thèmes et motifs figés du genre : le lever matinal, la beauté de la jeune fille, son désir anxieux, l’eau, la cruche, la source/fontaine… et surtout : la jeune fille sexuellement active qui prend elle-même l’initiative de rencontrer son amant. La répétition de la forme verbale –vai – (elle va) accentue bien cette mobilité active.

17La glose de Camões9 s’adapte bien aux codes et aux lois de ce type de chanson, en présentant successivement les grands thèmes et motifs du genre revêtus de toute leur charge érotico-symbolique traditionnelle10 des rites magiques centrés sur la procréation et la fonction procréatrice des femmes :

18– la cruche, présentée séparément du couvercle ;

19– l’opposition des couleurs blanche et rouge (symbolique du désir, de la passion naissants) ;

20– la jupe et le corsage, comme pièces les plus typiques du vêtement féminin ;

21– la ceinture que la jeune femme offrira, l’acte d’amour ritualisé accompli, à son amant comme gage d’amour.

22Il y a quelques indices, mais très discrets, qu’il ne s’agit peut-être pas d’une chanson authentique des traditions orales, telle l’expression « plus blanche que la neige pure », là où les jeunes filles dans leurs chansons n’utilisent généralement ni comparatif ni superlatif et diraient simplement : blanche comme la neige. Pensons aussi au conte qui porte le titre de Blanche-Neige. En outre, le connaisseur des traditions orales européennes sera surpris par deux détails que le poète ajoute à la présentation des vêtements : la jupe est « de camelot » et le corsage « de semaine» (qu’elle porte tous les jours, excepté le dimanche), qui suggèrent d’une façon discrète, mais pertinente, un thème inconnu des chansons de jeunes filles, mais qui est « paradigmatique » de la poésie bucolique : celui qui oppose l’artificialité raffinée de la vie aristocratique à la simplicité arcadique – un peu « rude » comme l’est le camelot – de la vie des bergers.

23Le deuxième septain de la glose11 offre, outre de nouveaux symboles traditionnels, tels que :

24– la couleur dorée, symbole de la fécondité,

25– le ruban, gage d’amour comme la ceinture et

26– le rouge intense, symbole du désir « brûlant »,

27quelques autres indices de l’influence de la poésie érudite de l’époque, tels que les exagérations dans la description de la beauté de Leanor : « si belle qu’elle laisse le monde pantois » et « tant de grâce que… », là où les chansons traditionnelles se contenteraient de la dire « belle » tout court.

28Malgré ces quelques dissonances ou discontinuités par rapport au genre de la chanson des jeunes filles amoureuses, on peut conclure que Camões se montre dans ce vilancete et ses gloses avant tout un connaisseur et un continuateur habile de la tradition orale, dont il sait reproduire et utiliser les symboles séculaires à la demande et sous l’œil vigilant de son public.

29Pourtant, il se produit, à d’autres niveaux de la production textuelle, d’autres formes de discontinuité évidente. La chanson appartenait, à l’origine, au genre lyrique de la confidence amoureuse, chantée par des jeunes filles – et entre jeunes filles – comme partie intégrante de leur vie et de leurs activités quotidiennes, et placée dans le cadre réel, concret de cette vie. Reprise dans le cadre d’une soirée poétique – un moment de loisir et de retrait de la vie active – devant un public qui déjà ne connaît plus de l’intérieur cette vie, ni cette liberté sexuelle des jeunes filles, ni la symbologie de leur lyrisme intime, chantée par un poète masculin, érudit, la confidence amoureuse glisse vers un lyrisme plus descriptif, plus narratif. Le paysage à la fois magique, réel et concret de la vie quotidienne de celles qui chantent, a pu être revêtu, dans ce contexte tout à fait différent et au niveau de sa réception par le public, de certaines touches bucoliques, d’un certain « exotisme » avant la lettre.

30Environ cinquante ans plus tard, en 1605, le plus grand poète du bucolisme portugais, Rodrigues Lobo (1579(?)-1621), inséra, dans son Écloga dos Vaqueiros, le même mote, suivi d’une nouvelle glose :

CANTIGA

Descalça vai para a fonte
Leanor pela verdura
Vai fermosa e não segura
A talha leva pedrada,

Pucarinho de feição,
Saia cor de limão,
Beatilha soqueixada ;
Cantando, de madrugada
Pisa as flores na verdura :
Vai fermosa e não segura.

Leva na mão a rodilha,
Feita de sua toalha ;
Com uma sustenta a talha,
Ergue com outra a fraldilha ;
Mostra os pés, por maravilha,
Que a neve deixam escura ;
Vai fermosa e não segura.

As flores, por onde passa,
Se o pé lhe acerta de pôr,
Ficam, de inveja, sem cor,
E, de vergonha, com graça ;
Qualquer pegada que faça
faz florescer a verdura :
Vai fermosa e não segura.

Não na ver o Sol lhe val,
Por não ter novo inimigo,
Mas ela corre perigo
Se na fonte se vê tal ;
Descuidada deste mal,
Vai fermosa e não segura.

31Rodrigues Lobo, poète et théoriciende l’art baroque, a rédigé dix poèmes pastoraux ou églogues, dont la ‘Écloga dos Vaqueiros’ (les bergers qui gardent les vaches) est la plus célèbre. Il a fait précéder son églogue du ‘Discours sur la vie et le style des bergers’, traité théorique qui présente la poésie bucolique comme une des formes du mythe du retour à l’âge d’or, à la simplicité idyllique que l’humanité aurait perdue et dont les bergers seraient les derniers gardiens. Dans son Écloga dos Vaqueiros, Lobo a inséré trois cantigas (litt. : chansons) qui sont considérées comme des chefs-d’œuvre de la poésie « popularisante » «renaissanciste» et dont la plus connue est celle qui reprend le mote et les thèmes du vilancete de Camões.

32L’auteur situe, dès le premier vers12, sa glose dans une intertextualité délibérée avec son prédécesseur et maître admiré, Camões, par l’utilisation du même verbe : – leva – et l’introduction du même objet : la cruche à eau. Ensuite, il reprend d’autres motifs de la chanson de Camões : la jupe, les mains, le charme et la beauté de la jeune femme. Le texte13 frappe avant tout par son goût des détails, par son caractère plus descriptif et par un langage plus construit, plus érudit, qui se révèle, par exemple, dans l’emploi du gérondif portugais (cantando) et de conjonctions telles que se et mas. Des éléments caractéristiques du genre, restés implicites dans Camões, sont présentés explicitement par Rodrigues Lobo : le chant de l’amoureuse, le lever très, très matinal (avant le lever du soleil), les pas de la jeune fille qui miraculeusement font naître des fleurs partout.

33Les discontinuités, par rapport à la tradition orale dont proviennent le genre et ses symboles, sont beaucoup plus fréquentes et plus apparentes dans cette cantiga « popularisante » qui, tout en recréant une ambiance rustique, s’éloigne délibérément de ses racines traditionnelles. La combinaison symbolique des couleurs rouge et blanche a disparu, le rouge ayant été remplacé par le jaune/vert de la jupe. Dans le même mouvement ont été emportés les gages d’amour : la ceinture et le ruban rouges, fait d’autant plus significatif que la cantiga de Lobo est plus longue, plus riche en détails et qu’elle se situe dans une intertextualité délibérée avec le vilancete du maître Camões. La comparaison, déjà facteur de discontinuité dans les gloses de Camões, de la couleur de la peau de la jeune amoureuse avec la neige, devient ici hyperbole : les pieds blancs laissent la neige obscure.

34Mais il y a un nouvel élément plus perturbateur encore, à savoir la présence de la nature, non comme cadre à la fois concret et magique de l’initiative amoureuse de la jeune fille, mais comme environnement ennemi, à travers le thème de la jalousie des fleurs, provoquée par la beauté de la jeune femme, et celui de l’hostilité du soleil14. C’est ainsi que la chanson débouchera dans ses vers finals sur un thème tout à fait inexistant dans le genre de la chanson des jeunes filles, mais très en vogue dans le bucolisme: celui de l’auto-contemplation narcissique qui lève au mal, c’est-à-dire à la mort. L’hétérogénéité est devenue radicale : à ce qui est dans les traditions orales – et dans le mote de la cantiga emprunté par Lobo ! –une chanson qui exprime les premières expériences amoureuses des jeunes filles, qui est effusion lyrique, communication et expérience partagées, qui accompagne des rituels érotico-magiques, destinés à favoriser la procréation, donc la création de la vie nouvelle, est venu s’ajouter un thème introducteur de la mort, de destruction, d’isolement, de solitude. Et… est venu se superposer un nouveau code moral, beaucoup plus bourgeois, beaucoup plus contraignant pour les jeunes filles et très caractéristique du processus politique et social d’embourgeoisement intensif que traversent les sociétés ibériques: il est dangereux d’être belle et de partir toute seule dans la nature !

35La conclusion que nous avons tirée de la comparaison des gloses des deux auteurs rappelle les thèses de Margit Frenk Alatorre15 sur ce qu’elle appelle la valorización ou dignificación des traditions orales médiévales dans la poésie lyrique ibérique de la Renaissance ; valorisation et « dignification » qui auraient commencé sous l’influence de la Renaissance italienne et à la cour napolitaine d’Alphonse le Magnanime (1443-1458).

36Alatorre distingue, chronologiquement, dans les méthodes qu’ont utilisées les poètes « renaissancistes » pour l’intégration de chansons populaires médiévales dans des compositions musicales et littéraires de la Renaissance, deux phases ou étapes discontinues qu’elle caractérise et situe chronologiquement de la façon suivante :

37primera etapa de la valorización : 1450-1580 ;

38segunda etapa de la valorización : 1580-1650.

39La première étape est caractérisée de la façon suivante :

Su primer gran testimonio es el Cancionero musical de Palacio, compilado a fines del siglo XV y comienzos del XVI. De las cuatrocientas cincuenta composiciones polifónicas que contiene, muchas se basan en canciones folklóricas castellanas, y aun portuguesas, gallegas y catalanas, de las cuales proceden tanto su melodía como su texto. Se ve claro que los músicos adoptaban la melodía popular y elaboraban sobre ella una pieza para varias voces. En cuanto a la letra, solían conservar sólo, como en el Cancionero de Herberay, el cantarcillo o villancico inicial, al cual añadian estrofas glosadoras… (p. 21-22)

40Le vilancete de Camões appartient à cette première phase et en porte toutes les caractéristiques ; malgré quelques petites discontinuités, la continuité avec les traditions orales est son caractère prédominant.

41La deuxième étape (1580-1650) se caractérise par une discon­tinuité beaucoup plus radicale. C’est l’époque où le rôle de l’imprimerie s’accentue en même temps que s’intensifie le processus de l’embourgeoisement de la société ibérique et de l’imposition de la culture et de la morale de l’élite à de larges couches de la société. Les poètes créent un nouveau type de poésie, semi-populaire, « popularisante » ou « folklorisante » par le remaniement, l’altération et l’adaptation aux goûts de l’époque, de textes provenant des traditions orales. Les textes remaniés seront à la base de la poesia folklorizante de poètes célèbres, tels que Lope de Vega (1562-1635) e Góngora (1561-1627). Ce nouveau type de poésie, tout en imitant certains codes, thèmes et motifs des traditions orales, creuse définitivement l’abîme entre celles-ci et la poésie écrite, érudite, entre les cultures du peuple et la culture de l’élite. Le premier florilège, le Romancero General, paraîtra en 1600. La cantiga de Lobo appartient à cette deuxième phase, aussi bien par la date de sa publication que par la rupture qu’y opère le poète par rapport au genre dans lequel il puise son inspiration, en adaptant le thème traditionnel aux goûts idéalisants, bucoliques de son époque.

42L’abîme creusé ainsi, dès la Renaissance, entre traditions orales – reléguées de plus en plus aux couches sociales inférieures de la société – et culture de l’élite ne fera que s’approfondir au cours des siècles. Là où les théoriciens de la Renaissance reconnaissaient encore l’autonomie de la veine poétique du peuple, tout en la méprisant avec dédain, comme le montre, par exemple, Santillana16 dans sa Carta - proémio (1449) :

Infimos son aquellos que sin ninguna orden, regla nin cuento fazen estos romances e cantares de que las gentes de baxa e servil condición se alegran.

43les théoriciens de la fin du XIXe siècle, tels que Bédier, n’attribueront au peuple, en lui niant toute capacité de création artistique autonome, que la capacité d’imiter – mal – la culture de l’élite.

44Un phénomène parallèle s’est produit au niveau de la lecture, de l’interprétation des textes provenant des traditions orales médiévales. Rappelons-nous le vilancete de Camões. La jeune fille amoureuse qui se lève de très bonne heure le matin pour la rencontre avec son amant près de la fontaine où elle ira chercher de l’eau et faire l’amour avec lui. Elle porte sur elle les gages de cet amour qu’elle va lui offrir si, au moins, il vient et satisfait son désir ! Anxieuse, pressée, elle part, belle et très peu sûre d’elle-même. Tel est le message, tels sont les codes sous-jacents du genre dans les traditions orales européennes.

45Or, les littéraires, les critiques et historiographes de la littérature qui, depuis le XIXe siècle, se sont penchés sur ce texte, formés dans la tradition humaniste, y ont détecté avant tout et souvent exclusivement les éléments qui leur ont rappelé la tradition érudite, bucolique de la Renaissance et l’ont interprété selon les codes de cette tradition. Les termes que l’on rencontre dans les manuels et histoires de la littérature17 qui parlent du vilancete de Camões sont révélateurs à cet égard. On rencontre, par exemple, «bucolisme classique » et « locus amoenus » pour définir le cadre à la fois concret, réel et magique de la vie des jeunes filles dans les communautés traditionnelles. « Innocence » et « isolement » y sont les termes qui décrivent l’état d’âme de celle qui court à la fontaine pour y rencontrer son amant et lui offrir ses gages d’amour, préparés à l’avance. « Immobilité » et « sérénité » y caractérisent sa quête anxieuse. Le mote, en flagrante contradiction avec son contenu explicite, y est résumé à l’aide de la notion d’« harmonie équilibrée ».

46En comparant les différentes phases de la production et repro­duction textuelle du mote traditionnel « Descalça vai para a fonte… », nous pouvons conclure que le vilancete «renais­sanciste» de Camões, comme tant de textes de la littéra­ture médiévale, est selon toutes les probabilités un texte «manuscrit », dans le sens que Paul Zumthor a donné à ce terme. Improvisé devant un public et évalué par cet auditoire, la chanson a été produite dans une continuité plus ou moins équilibrée avec la tradition du genre et enregistrée plus tard, avec tout ce que ce décalage dans le temps et l’espace peut impliquer.

47Vue avec cette perspective « oralisante », la chanson de Rodrigues Lobo est un texte littéraire, déjà beaucoup plus «écrit», inséré comme poésie « folklorisante » dans le contexte d’un genre littéraire appartenant à la littérature écrite. Par rapport au mote traditionnel et au modèle fourni par Camões, la discontinuité et l’hétérogénéité sont devenues ses caractéristiques prédominantes.

48C’est la perspective « oralisante » qui nous a permis ensuite de situer le rôle de l’historiographie de la littérature des XIXe et XXe siècles. Ayant imposé aux chansons de Camões et de Lobo (et sans discriminer les deux types de textes – mote et glosa – dont ils se composent) un modèle de lecture déterminé par les codes du courant littéraire du bucolisme, elle a créé l’illusion de l’homogénéité de ces textes, là où le public « renaissanciste » y distinguait encore avec précision leurs deux composantes aux origines si différentes.

49Ayant refusé de reconnaître – dans le vilancete et dans la cantiga – les vestiges des traditions orales européennes et de leur symbologie si différente de celle du bucolisme « renaissanciste », la «communauté interprétative » de lecteurs, littéraires et théoriciens érudits des XIXe et XXe siècles a généralisé une lecture du vilancete de Camões qui consomme la rupture avec les origines et la signification explicite du texte ; rupture préparée, en un certain sens, dès le XVIIe siècle, par Rodrigues Lobo.

Notes

1 .Le terme de oral sera utilisé pour toutes ces expressions artistiques, «littéraires », dont la production, la transmission et la répétition se sont faites traditionnellement par l’intermédiaire de la voix humaine, même si de temps en temps elles ont été notées par écrit. Le terme de populaire pour les expressions artistiques qui sont considérées comme appartenant au peuple, par opposition à la culture officielle de l’élite.

2 .Accompagnées souvent de pratiques peu dignes, dirigées contre les chercheurs qui s’occupaient des traditions orales, telles que l’exclusion de colloques et de séminaires, des fonds disponibles pour la recherche, des carrières universitaires, le refus de publier les résultats de leurs recherches dans les revues scientifiques, la nécessité de publier sous l’anonymat etc.

3 .Cité par E. Piguet dans L’Évolution de la pastourelle du XIIe à nos jours, Bern/Basel, 1927.

4 .H. Spanke, « Volkstümliches in der altfranzösischen Lyrik » dans Zeitschrift für romanische Philologie, LIII, 1933, p. 258-286. Traduction du titre : « Éléments populaires dans la poésie lyrique en ancien français ». De la citation : « Les notions de “chanson populaire” et “lyrique populaire” sont sujettes actuellement à un rejet si catégorique qu’il faut, au fond, un certain courage pour mettre ce titre en tête d’une étude ».

5 .W. Ong, Orality and Literacy – the Technologizing of the Word, 1re éd., London, Methuen, 1980.

6 .P. Zumthor, Parler du Moyen Age, PUF, 1980 ; Introduction à la poésie orale, Seuil, 1983 ; La Poésie et la voix dans la civilisation médiévale, Seuil, 1984 ; La Lettre et la voix – De la « littérature » médiévale, Seuil, 1987.

7 .A consulter, l’étude d’A. Sanchez Romeralo, El Villancico estudios sobre la lírica popular en los siglos XV y XVI, Madrid, Gredos, 1969.

8 .Ces chansons ont été classées par P. Bec dans le genre du rondet de carole. Cf. P. Bec, La Lyrique française au moyen-âge (XIIe -XIIIe siècles) - contribution à une typologie des genres poétiques médiévaux, Picard, 1977, Vol. I, p. 220-228, vol. II, p.150-164.

9 .Traduction : « elle emporte la cruche sur la tête / le couvercle dans les mains d’argent / ceinture de fine écarlate / jupe de camelot / elle (ap)porte le corsage de semaine / plus blanche que la neige pure / elle va belle et très peu sûre ». Les traductions qui seront données des textes de Camões et de Lobo seront le plus littérales possible.

10 .W. Danckert, Symbol, Metapher, Allegorie im Lied der Völker, 4 vols., Bonn/Bad Godesberg, Verlag für systematische Musikwissenschaft, 1976-1978. Plus particulièrement les vols. I ‘Natursymbole’ sous. : Brunnen, Gold, Weisz et Rot et II, ‘Kultursymbole’, sous : Gefäsz, Rock, Schürze, et Gürtel.

11 .« La coiffe découvre la gorge / les nattes de cheveux d’or / le ruban couleur d’incarnat / si belle qu’elle laisse le monde pantois  / il “pleut” en elle tant de charme/ qu’elle donne du charme à la beauté / elle va belle et très peu sûre ».

12 .« Elle emporte la jarre mouchetée / le petit vase en terre façonné / jupe couleur de citron / coiffe nouée sous le menton / en chantant, à l’aube / elle marche sur les fleurs dans la verdure / elle va belle et très peu sûre ».

13 .« Elle emporte dans sa main le bourrelet / fait de sa serviette / une main soutient la jarre / l’autre soulève les pans de sa jupe / elle montre les pieds, à merveille / qui laissent la neige obscure / elle va belle et très peu sûre ».

14 .«Une chance pour elle que le soleil ne la voie pas / ce qui lui aurait donné un nouvel ennemi / mais elle est en danger / si elle se voit si belle dans l’eau de la source / inattentive à ce mal / elle va belle et très peu sûre ».

15 .M. Frenk Alatorre, Entre folklore y literatura, México, El Colégio, 1971.

16 .Santillana distingue trois types de poésie : celle, supérieure à toutes les autres, qui est imitée de l’Antiquité gréco-romaine ; à la deuxième place, celle de la tradition courtoise et italianisante (Dante, Petrarca) ; et une troisième, indépendante des autres, la poésie du peuple.

17 .Les termes cités ici ont été pris dans l’étude la plus récente dédiée au vilancete de Camões : C. Reis, Técnicas de análise textual, Coimbra, Livraria Almedina, 1981, p.303-310.

Pour citer ce document

Par Ria LEMAIRE, «Continuité, discontinuité, hétérogénéité, rupture – l’exemple d’un vilancete de Luís de Camões», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Revue papier (Archives 1993-2001), Discontinuité et/ou hétérogénéité de l'œuvre littéraire, mis à jour le : 19/06/2013, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=207.