Les fractures de la fiction et le creux de l’analogie (à propos de Siervo libre de amor, de Juan Rodríguez del Padrón)1

Par Anne-Marie CAPDEBOSCQ
Publication en ligne le 20 juin 2013

Texte intégral

1La première des œuvres qu’on désigne habituellement sous le nom de fictions sentimentales espagnoles2 date de 1440. Son auteur, Rodríguez del Padrón, semble y faire, comme le souligne Joaquín Rubio Tovar3, la synthèse de quatre traditions culturelles. D’abord la tradition latine classique imprégnée de mythologie et mythographe elle-même : Rodríguez del Padrón traduisit, sous le titre de Bursario, les Héroïdes d’Ovide qui sont une fiction épistolaire où des héroïnes telles que Pénélope, Didon, Médée, Hélène de Troie, etc. expriment leur douleur, leur rancœur… La seconde tradition est italienne : Boccace et sa Fiammetta (vers 1335), mais aussi Dante. Le courant courtois (cortesano) fut également source d’inspiration thématique, ainsi que la tradition chevaleresque. Ces quatre traditions littéraires sont mises en forme selon les canons didactiques du tratado (traité) dont la présence est évidente dans Siervo Libre de Amor. Outre le terme de tratado qui pourrait désigner l’ensemble du Siervo, Rodríguez del Padrón utilise deux autres dénominations à l’intérieur de l’œuvre : estoria, puis novella. Le premier terme, estoria, semble se limiter à l’aventure incluse des deux amants, mais un doute subsiste quant à novella. Le mot renvoie-t-il à la estoria, ou à l’ensemble ? C’est une autre question, que je n’aborderai pas ici.

Description du Siervo Libre de Amor

2L’auteur propose d’abord une présentation raisonnée de son ouvrage, en une page d’introduction qui en souligne la dimension mi-abstraite, mi-personnelle : le contenu sera l’amour avec ses trois variantes et les trois parties annoncées en développeront les implications sur le sujet aimant : trois parties ou temps, enfin appelées voies, que des figurations mythologiques viendront illustrer. Parties, voies, temps : temps de l’amour partagé, temps de l’amour malheureux, temps difficile et mystérieux du non-amour (ne pas aimer, ne pas être aimé). La méthode de lecture suggérée par l’auteur propose de suivre les trois parties de l’œuvre comme autant de chemins ou voies représentant trois parties de l’homme : Cœur, Libre arbitre et Entendement4. Ces trois temps apparemment incompatibles : amar y ser amado ; amar y noser amado ; no amar y no ser amado [aimer et être aimé ; aimer et ne pas être aimé ; ne pas aimer et ne pas être aimé] sont mis chacun sous le patronage d’une divinité mythologique, respectivement : Vénus, Hercule, Minerve, correspondant à des voies ainsi différenciées : espaçiosa vía de bien amar, descendiente vía de la desesperación, angosta vía de la vida contemplativa de no amar ni ser amado [voie spacieuse du bon amour, voie descendante du désespoir, voie étroite de la vie contemplative où ni l’on n’aime ni l’on est aimé] ; ils sont enfin signifiés par des essences végétales : lindo arrayán, árbor pópulo et verde oliva [le beau myrte, le peuplier et le vert olivier]. Tels sont les choix qui s’offrent à l’être humain et qui sont la matière narrative de l’expérience qui va nous être racontée.

3Le réseau de corrélations ou correspondances est clairement établi, la leçon pré-programmée doit être développée sans heurts, comme déploiement et illustration d’équivalences enchaînées, posées comme traduction figurée de la triade de concepts : Cœur, Libre arbitre, Discrétion (intellect ou entendement). Voici résumé sous forme de tableau ce réseau de correspondances ternaires :

Temps 1
voie 1

Temps 2
voie 2

Temps 3
voie 3

(réalisée)

(tentation)

(désirée, future)

Voies/Temps

voie du bon amour

voie du désespoir

voie contemplative

Caractéristique

spacieuse

descendante

étroite

Facultés

cœur

libre arbitre

entendement

Divinités

Vénus

Hercule

Minerve

Essences

myrte

peuplier

olivier

Situation

aimer / être aimé

aimer / ne plus être aimé

ne pas aimer /
ne pas être aimé

4Dès la première partie, le traité annoncé se transforme en pseudo-confession de type épistolaire, où l’auteur physique s’adresse à un historique Gonzalo de Medina, Juge de Mondoñedo, pour lui narrer ses infortunes amoureuses, distribuées en trois phases. Le discours s’ajustera aux exigences culturelles du destinataire (qualifié de Virgile et Cicéron) et sera donc enrichi de « fictions », d’histoires de dieux et de déesses. Enrichi et non orné, en fait composé comme allégorèse : le récit linéaire, chronologique, va construire un réseau allégorique qui ne se substitue pas à lui mais constitue une élaboration littéraire d’un autre niveau.

5La première partie de la confession évoque la voie spacieuse de Vénus et, narrativement, l’heureuse issue de la conquête amou­reuse du Je/Auteur. Elle est entrecoupée d’un débat, où Discrétion tente en vain de convaincre l’auteur de rester libre. Cette voie euphorique aboutit cependant à la solitude (au désert), car le désamour de la Dame l’y exile. On reconnaît ici la thématique du Cancionero, plus familière du dysphorique que de l’euphorique.

6La seconde partie développe d’abord le thème de la croisée des trois voies ou pensées que « figurent » les trois arbres consacrés. On notera la reprise de l’introduction et surtout le mécanisme de bouclage récursif qui enchaîne récit, leçon et figuration. L’Auteur voit l’arbre de Vénus perdre ses feuilles, l’olivier de la voie contemplative faire de même. Seul résiste le peuplier, lié à Hercule, qui indique la voie descendante et séduisante du désespoir et du suicide. Les relais métaphoriques font passer de pseudo-référents spatiaux (les trois chemins) aux concepts qu’ils figurent et qui se trouvent dynamisés, parce qu’intégrés à l’expérience de l’Auteur. Cette croisée des chemins (ou pensées) est définie comme libre arbitre. Ces nouvelles définitions creusent le rapport initialement posé, accroissant le potentiel d’abstraction qui renvoie, pour l’instant virtuellement seulement, à une réalité autre. L’Entendement vient tenir à l’Auteur désespéré le même type de discours que naguère la Discrétion, à grand renfort d’évocations mythologiques. La voie d’Hercule est ainsi bordée de tous les héros victimes de leur passion et le Je serait arrêté dès le quatrième cercle. Le Je, abandonné de tous (de son Libre arbitre, de son Entendement, de son Cœur), supplie la Mort de lui accorder une fin aussi mémorable que celle d’Ardanlier, un martyr de l’amour.

7Le débat douloureux du Je avec la tentation de la Mort (deuxième voie ou voie d’Hercule) s’interrompt pour laisser place à une histoire close, antérieure au moment de l’énonciation (de la récitation (sic) par Rodríguez del Padrón) et à l’expérience du Je, mais qui sera intégrée à son itinéraire personnel, comme leçon et voie à suivre.

8Dans L’Histoire des deux amants intervient l’« acteur »/auteur qui conduit le récit, cède la parole aux protagonistes puis referme cette bulle fictionnelle en redevenant le Je, héritier de l’histoire et de son lieu (el Padrón). La fin du court récit (novella) semble coïncider avec un éveil du Je, et le récit lui-même avoir opéré une sorte d’anamnèse puisque le Je se met en quête de la voie de l’olivier, entreprend un périple dans des parages sauvages et hostiles. Il finit par se trouver au bord de l’Océan, d’où il aperçoit un navire venu d’Allemagne, entièrement gréé de noir, une vieille dame toute de noir vêtue ainsi que ses sept filles. La Dame en noir, Dame Syndérèse, descend à terre, va à la rencontre de l’Auteur et lui demande de lui raconter ses aventures. Observons que si nous pouvons considérer comme « aventures » de l’Auteur les deux premières parties, il faut également y intégrer la bulle fictionnelle, même si l’Auteur, extradiégétique, se contente d’en être le récitant. Le traité par conséquent acquiert le singulier privi­lège d’avoir deux destinataires : le premier extradiégétique, le Juge de Mondoñedo, le second intradiégétique, Dame Syndérèse.

9L’œuvre est composée d’éléments hétérogènes (du point de vue générique : traité/débat, histoire, désignée par le nom italien de novella, avec des chansons (canciones) intercalées). L’unité thématique semble parfois malmenée, malgré la continuité garantie par ce Je, qui intervient comme narrateur et personnage. Certains critiques se sont demandé, vu la disparition apparente de la troisième voie ou troisième partie, substituée par l’Histoire des deux amants, si Rodríguez del Padrón n’avait pas laissé l’œuvre inachevée, tant la rencontre finale avec Syndérèse semble incongrue et ne pas relever de la logique d’exposition ternaire suivie pendant les deux tiers du parcours… Cependant, après l’histoire d’Ardanlyer et Lyessa, l’Auteur, ayant renoncé à suivre la voie deux, est bien en quête de la voie de perfection étroite de Minerve, dont l’avatar ultime semble être Dame Syndérèse. Je reviendrai bien sûr sur cette étrange cohabitation de la théologie et de la mythologie.

Rapport entre Traité et Histoire

10La question qui se pose en premier lieu est bien entendu celle de la présence de l’Histoire des deux amants et de son rapport avec les trois voies anoncées.

11La fiction s’inscrit dans le prolongement de la voie du désespoir et se caractérise par sa violence extrême et différents niveaux de stylisation : des séquences, de la symbolique des nombres, de l’onomastique et des va-et-vient entre mythologie et fiction.

12Son schéma narratif est fort simple et suit également trois moments, dans lesquels il n’est pas difficile de retrouver nos trois moments (ou voies) initiaux. D’abord, les amours heureuses et accomplies d’Ardanlyer, fils du roi Creos, et de Lyessa5 qui, devant fuir le courroux du père d’Ardanlyer, se bâtissent un palais souterrain à l’extrémité de l’Occident (en Galice). En contrepoint à ces amours, l’amour non récompensé de l’infante Yrena (fille imaginaire d’un non moins imaginaire roi de France dans lequel on a cru reconnaître Charles VII) pour Ardanlyer. Il s’agit là d’une histoire non advenue. Les relations s’inversent ensuite puisque le père d’Ardanlyer poursuit et retrouve les amants, tue Lyessa (qui était enceinte). Ardanlyer se suicide en se jetant sur son épée après avoir écrit une lettre à l’infante Yrena, dans laquelle il se repent d’avoir cédé à des amours vénusiennes. La suite du récit voit Yrena édifier un mausolée sur les lieux des amours d’Ardanlyer et Lyessa, mourir elle-même et être enterrée dans le mausolée. L’endroit devient magique (un jardin funèbre enchanté) et seuls les vaillants peuvent dorénavant y accéder. Par ce retournement, la mort violente des deux amants (assassinat de Lyessa et suicide d’Ardanlyer) prend valeur exemplaire.

13Les séquences de ce court récit s’enchaînent ainsi :

141) Amours d’Ardanlyer et de Lyessa

152) Ardanlyer est requis d’amour par l’infante Yrena, qui en gage de sa foi, lui remet la « clé secrète » d’un bracelet orné de pierres magiques. Amour impossible entre eux, en raison du 1

163) Opposition du père d’Ardanlyer

174) Départ des amants, périple et arrivée en Galice

185) Sept années de félicité, à l’écart du monde. Édification d’un palais souterrain au cœur d’une montagne cristalline

196) Le roi Creos part à la recherche de son fils. Après un long périple, il trouve la trace de son fils grâce aux trois chiens de chasse d’Ardanlyer, pénètre dans le palais secret

207) Il transperce de son épée Lyessa et l’enfant qu’elle porte

218) Lamidoras, le serviteur du couple, informe Ardanlyer des circonstances de la tragédie

229) Ardanlyer écrit une lettre à l’infante Yrena, lui restitue la « clé secrète » (cf. 2), lui déclare son amour et ensuite se jette sur son épée

2310) Lamidoras porte le message à Yrena

2411) Yrena adresse une déclaration de guerre au roi Creos

2512) Yrena parvient jusqu’au sépulcre des amants, le consacre à Vesta

2613) Mort ultérieure de Lamidoras et de Yrena

2714) Le sépulcre devient inaccessible. Macías6 réussit à l’atteindre. Transformation définitive du site en lieu « enchanté ».

28Des séquences 1 à 5, l’accent est mis sur les amants Lyessa et Ardanlyer. La catastrophe provoquée par le roi Creos (6 et 7) atteint d’abord Lyessa et le fils qu’elle porte, puis Ardanlyer (8 et 9). A partir de ce moment-là, l’action se déplace sur Yrena dont les actes vengeurs (11) puis compensateurs (12-13) aboutissent à une glorification des amants (14). Il semblerait donc que la partie euphorique (1 à 5) ait deux conséquences emboîtées : la double mort des amants est annulée puis transcendée grâce à la glorification ultime opérée par Yrena. Trois types de mort sont ainsi exhibés : mort violente de Lyessa et de l’enfant qu’elle porte (ils sont transpercés par l’épée de Creos), suicide d’Ardanlyer, qui se jette sur son épée, mort de douleur d’Yrena.

29La séquence 2 pose en creux ou en ombre l’existence d’un autre couple d’amants : Ardanlyer et Yrena, qui décline, dans la première partie, la voie 2 (aimer et ne pas être aimé). A ce dédoublement il convient d’ajouter l’omniprésence des motifs ternaires. Trois voyages en Galice effectués par des protagonistes différents : les amants déclarés d’abord, le roi Creos ensuite, Yrena enfin ; présence fatidique des trois chiens (ou treize) d’Ardanlyer, gardiens fidèles qui cependant dévoileront sa retraite ; trois destinations du même lieu qui sera successivement palais, sépulcre et temple (lieu de plaisir, lieu de mort et lieu de mémoire) ; trio en clair-obscur que forment Ardanlyer, Lyessa et Yrena.

Du Trois au Un

30Les trois possibilités vitales du verbe aimer organisent, dans l’Histoire des deux amants, la configuration des deux couples. Le premier couple, initial et fondateur, c’est celui que forment Ardanlyer et Lyessa (« aimer et être aimé »), le second couple, non moins important, c’est celui que forment Yrena et Ardanlyer et qui illustre, dans un premier temps, le « aimer et ne pas être aimé » ; l’accent est porté sur la femme, non aimée. Qu’en est-il de la voie étroite mais glorieuse du renoncement et de la contemplation ? Les voies abstraites proposées en introduction par Rodríguez del Padrón sont finalement vécues par trois personnages, dont deux sont l’objet d’un désir secret (Yrena aime secrètement Ardanlyer ; Ardanlyer révèle, de façon posthume, qu’il aimait Yrena). Les trois personnages constituent ainsi deux couples : un manifesté (Ardanlyer et Lyessa), l’autre différé (Yrena et Ardanlyer). Plus encore, la relation publique, censurée par le père d’Ardanlyer, s’était poursuivie dans le secret, en Galice, tandis que la relation cachée qui va de Yrena à Ardanlyer devient, après la mort des amants, publique et même glorieuse. Le lieu secret des amants devient un centre de perfection. Schéma narratif en chiasme, cruciforme, dont le centre, la croisée des chemins, est ce lieu où se rencontrent et se transforment l’un en l’autre le caché et le manifesté, Vesta et Vénus dont les attributions respectives se fondent et se confondent comme l’envers et l’avers d’une médaille. Trois personnages, deux types de couples, une issue : la mort, comme convergence des trois voies théoriques. Ce qui fait de la fiction l’illustration ambiguë d’un « aimer et être aimé » qui advient comme « ne plus aimer, ne plus être aimé ». Le premier, corporel et simultané, temporalisé ; le second, spiritualisé, différé, détemporalisé. Le trois omniprésent semble représenter la résolution du duel tel que vie vsmort par le troisième terme qui est l’éternité, ou encore l’émergence de la triade unificatrice âmevscorpsvsesprit, les trois valeurs qu’incarnent Minerve, Vénus, et Vesta.

31Ce trois est, dans notre texte, posé comme condition de la synthèse, au terme d’un processus d’abord axé sur deux dualités symétriques, qui se ramènent à l’unité. Yrena (la Reine), qui apparaît essentiellement comme une conductrice d’âmes, dans une position symboliquement médiane, en est le moteur. Elle est par excellence une figure de transition, celle qui assure le passage. Et, comme Vesta, elle est la gardienne d’un lieu sacré qui signifie un temps arrêté ou, si l’on préfère, le hors-temps de l’éternité.

Analogies

32Le parcours que suit l’Histoire des deux amants reprend, par conséquent, la thématique des trois voies, des trois facultés, des trois options, mais sa combinatoire fait converger les trois options sur la mort. Les différents éléments ont été disposés selon deux axes d’opposition : d’une part, comme nous venons de le voir, opposition apparente entre l’amour heureux et l’amour non payé de retour (Ardanlyer / Lyessa d’un côté et Yrena de l’autre), d’autre part et surtout opposition entre un avant et un après, la vie et la mort où toutes les amours sont conjointes. La logique temporelle de succession introduit la troisième option, détemporalisée par la mort : « ne pas aimer et ne pas être aimé », totalisée par les trois personnages réunis dans le sépulcre/tombeau. La voie spacieuse de Vénus et la voie opposée des victimes de l’amour ne font plus finalement qu’une, qui est la voie « contemplative » dont la concrétisation narrative est ce lieu de culte dédié à Vesta. La tombe est le lieu où s’opère la coïncidence des opposés. Les trois voies « intersectent » dans la fiction au lieu de se succéder comme on pourrait l’attendre si elles constituaient un ensemble ternaire mutuellement exclusif. Ce qui revient à poser comme hypothèse que ce qui, dans le traité, est succession linéaire et non entrelacement d’itinéraires, devient dans la fiction, sur le plan symbolique (ou secret, comme le répète Rodríguez del Padrón), complémentaire. Bien que la nature des deux types d’amour soit différente (Vénus vs Minerve), la conclusion de l’Histoire des deux amants apparaît comme l’affirmation non de la réconciliation de principes opposés, mais de leur synthèse, représentée par Vesta. Rendus à leur valeur de principes, les « personnages » révèlent qu’ils figuraient chacun l’éclatement d’une même formule unitaire : l’Amour. Yrena est associée aux deux amants vénusiens et c’est Vesta, la gardienne du feu sacré, qui transcende à la fois Vénus et la chaste Minerve.

33La thèse que développe l’Histoire des deux amants est donc une réponse au choix ternaire qui s’offrait dramatiquement à l’« Auteur ». La voie étroite de la contemplation n’est pas une option mais un résultat, le terme d’un parcours rituel ou initiatique, que la fiction figure linéairement, par l’enchaînement puis la résorption des séquences, et figurativement, par les convergences spatiales. L’Histoire des deux amants n’a donc interrompu qu’en apparence le traité. Le traité reprend, sur le mode initiatique, le parcours vers le « ni aimer ni être aimé » auquel la fiction a donné un sens, en dédramatisant ou, mieux, en déréalisant la notion corporelle d’« objet » d’amour et surtout en posant la mort comme synthèse et dépassement.

34L’analogie a été ici utilisée comme mécanisme de convertibilité qui permet maintenant d’ouvrir le passage vers une nouvelle équivalence : voie contemplative = Vesta = Syndérèse. La fonction de cette dernière équivalence est de faire progresser le lecteur de la mythologie vers la métaphysique, de la figuration vers la connaissance ou l’initiation, au prix cependant d’un réajustement conceptuel assez important. Le dépassement ou même la transgression des limites sémantiques du concept de non-amour, de ce mystérieux et désiré « ne pas aimer et ne pas être aimé », qui était déjà figuré par la mise en mausolée comme sortie du temps (des souffrances, de l’amour) et spiritualisation, va être amplifié et explicité par la rencontre du Je avec Dame Syndérèse. Ce que la fiction racontait est maintenant à la fois conceptualisé et refiguré, comme si la pensée, pour s’exprimer, devait malgré tout s’entourer d’images.

La Syndérèse

35Cette Syndérèse, vêtue de noir, qui est-elle ? Elle n’appartient pas au personnel mythologique mais elle relève de notions théologiques et son irruption dans le discours n’est pas une des moindres étrangetés du récit. La première approche, selon les dictionnaires plus ou moins spécialisés, est un peu décevante. La syndérèse, nous dit-on dans le Littré, est « un terme de dévotion, un remords de conscience » qui renvoie à « surveiller », « observer ». Le Robert historique confirme cet emploi, tout en précisant qu’il s’agit d’un terme de scolastique, fort utilisé par saint Thomas d’Aquin, qui désigne, d’après les commentaires de saint Jérôme sur Ezéquiel, les principes innés de la conscience morale. Le Diccionario de Autoridades la définit comme la capacité naturelle de l’âme pour l’intelligence des principes moraux. The Oxford dictionary of the ChristianChurch confirme l’utilisation par saint Thomas d’Aquin (De Veritate) de ce mot et suggère une étymologie corrompue, à partir du mot grec désignant la conscience. A ce stade de l’exploration, le recours au Vocabulaire de philosophie d’A. Lalande (PUF, 1968) ne fait que creuser l’interrogation, car on y retrouve les notions de surveillance, d’observation, de principe de jugement moral, établies par saint Thomas d’Aquin. Plus précis, le Dictionnaire de spiritualité7 évoque les emplois successifs de ce mot et rappelle que Thomas Gallus « fait de la synderesis la partie supérieure de l’âme, en liaison avec le libre arbitre, l’intellect et l’affectus », que saint Bonaventure situe cette scintilla synderesis dans l’ordre de l’affectivité. Le saut notionnel et surtout substantiel demeure considérable. Entre un débat sur l’amour, l’espoir, le désespoir et la mort, les figurations par Vénus, Hercule, la tension analogique était relativement codée. La paradoxale dédicace à Vesta nous conduit, de façon implicite8, à Minerve ou voie contemplative. Restait à effectuer une dernière escalade analogique. C’est la mystique rhénane, représentée par maître Eckhart, qui va peut-être apporter un début d’explication à cette rupture de niveau de discours en rétablissant une cohérence d’un ordre différent. Réutilisant le terme de saint Thomas d’Aquin, il le transfère vers un sens autre que moral. Chez maître Eckhart, la syndérèse a la fonction de réunir le multiple, de résorber la diversité dans l’unité, de replacer l’extériorité dans l’intériorité, en séparant ce qui est contingence de l’essentiel. Opération donc d’abstraction, d’élagage, de dépouillement, dont on peut dire qu’elle est analogue à celle qu’opère Yrena en « purifiant » les deux amants.

Cette petite étincelle de l’âme se nomme syndérèse, ce qui veut dire unir et détourner. Elle a deux opérations. Par l’une d’elles, elle est en conflit avec ce qui n’est pas pur. L’autre opération est d’attirer sans cesse vers le bien – et elle est imprimée directement dans l’âme – même encore chez ceux qui sont en enfer. C’est pourquoi c’est un grand repas du soir.9

36La syndérèse unit et détourne des accidents, réunit le dissem­blable et attire vers le bien. Un chercheur, Wackernagel10, rapproche cette « petite étincelle de l’âme », la syndérèse, du « feu cosmique » ou « semence divine » des stoïciens. Si la Syndérèse n’a rien d’une opération concrète, elle signifie dans le Siervo le point d’aboutissement de la traversée des différents niveaux de sens, par dépouillements successifs des attributions du Je, des « accidents » de l’Histoire des deux amants que la tombe abolissait et enfin des désignations mythologiques qui en étaient la première abstraction. Le transfert est aussi favorisé par la présence d’une épitaphe mi-zodiacale, mi-biblique où l’allusion aux quatre animaux peut renvoyer aux quatre vivants de l’Apocalypse, mais aussi et surtout aux visions d’Ézéchiel (1, 5-14), point de départ des spéculations de saint Thomas, puis de maître Eckhart, via saint Jérôme.

37La dédicace à Vesta du lieu d’amour, devenu temple, a permis une progression : comme Diane et Minerve, elle a toujours résisté aux entreprises amoureuses des Dieux, des Titans ou autres. Elle est par excellence l’anti-luxure, l’opposée par conséquent de la Vénus impudica avec laquelle elle partage cependant une immense capacité de séduction. Le refus sublimé de l’ardeur amoureuse en fait la déesse du foyer, et surtout du feu. Si l’interprétation risquée ici du concept de Syndérèse est exacte, Vesta, associée au feu, permet l’accès à ce dépassement de l’Amour dans l’anéantissement conduit par Yrena.

38Syndérèse apparaît vêtue de noir, car sa mission est d’abord de donner un sens à la mort en la redéfinissant comme pemier stade (première phase serait un terme plus adéquat) de l’éternité ou de la sagesse. Ses vêtements sont une autre façon de signifier ou figurer le dépouillement et l’intégration réciproque du relatif et de l’absolu, le processus de connaissance qu’engendre l’amour (avec un petit ou un grand A). Cette « petite étincelle de l’âme » est le feu, principe inné et igné de la conscience. On peut remarquer que le nom Ardanlyer concentre en lui les lettres principales de Lyessa et d’Yrena et surtout exhibe un étymon concernant le feu.

39Ce n’est pas ici le lieu d’exposer les divers prolongements que peuvent susciter ces observations, quant à une conception de l’écriture au XVe siècle sur le mode du Grand Œuvre ou encore d’une quête de spiritualité dont l’étiquette générique communément reçue, « fiction sentimentale », rend fort mal compte.

40Le processus d’analogation a permis de transférer des concepts, au moyen de réduplications. Par plis successifs, les temps de l’amour sont rapportés par analogie aux voies, puis à des divinités pré-définies, lesquelles esquissent les contours d’un programme narratif qui double et dépasse l’histoire réelle (autobiographie ou légende) qui nous est racontée. Ce mécanisme d’analogation, dans lequel la fiction joue un rôle, aboutit à une refiguration, une emblématisation, à mi-chemin entre le narratif et le conceptuel. Le mécanisme analogique finit par engendrer une connaissance qui traduit l’impensable, au terme des deux représentations : « celle du mausolée dédié à Vesta ; celle de Dame Syndérèse ».

41La première représentation qui voyait la réunification du multiple en un, la triple annulation de la corporéité, de la multiplicité et du temps était en quelque sorte plus familière et banale que la seconde, nettement métaphysique. L’Histoire des deux amants a favorisé la reformulation en syndérèse en créant un espace d’échanges de valeurs qui s’épanouissait en glorification de la mort. Il suffisait, dès lors, d’inverser et d’intérioriser cette mort en la subsumant sous le concept de Syndérèse, principe de vie morale ou spirituelle, d’immortalité, de dégagement progressif de l’homme nouveau, pour doter ce traité (roman, histoire) d’une transcendance.

42D’autres conversions existent à l’intérieur de la fiction qui illustrent le processus de négation caractéristique d’une écriture spéculative. Ainsi le sens du mot auteur, à la fois sujet autobiographique, emblème de tous les amants, opérateur de la fiction et grand artifex de cette œuvre au noir.

43Ce que l’Histoire des Amants permet, c’est la mise en mouvement de l’immobile « Auteur », devenu capable de suivre le programme ardu de Minerve (voie étroite), programme semé d’embûches, de douleurs, de mort symbolique. La double négation « ne pas aimer, ne pas être aimé » définit une voie de renoncements et surtout une connaissance, une expérience, selon laquelle la fin de la durée du désir et de la tristesse est ce « non-amour » glorieux, emblématisé par le mausolée et annoncé à l’« Auteur », à l’issue de sa rêverie, par l’apparition de Syndérèse endeuillée, vêtue d’un noir à la fois conclusif et initiatique.

Notes

1 . J. Rodríguez del Padrón, Siervo Libre de Amor, éd. A. Prieto, Madrid, Castalia, 1985.

2 . Ce groupe est constitué au XVe siècle de Siervo Libre de Amor de Diego de San Pedro (1440), Grimalte y Gradissa et Grisel y Mirabella de Juan de Flores (1495), Arnalte y Lucenda (vers 1481) et Cárcel de Amor (1492) de Diego de San Pedro.

3 . J. Rubio Tovar, La narrativa medieval : los orígenes de la novela, Madrid, Anaya, 1990, chap. 5.

4 . En écho au ternaire augustinien : mémoire-intelligence-amour.

5 . Prénom emprunté au Roman de la Rose. Leesce apparaît dans le jardin de Déduit, entourée de chanteurs et de musiciens (v. 730 et sq.).

6 . Poète galicien du XVe siècle, dont la légende dit qu'il devint fou par désespoir amoureux.

7 . Dictionnaire de spiritualité, vol. XIV, Beauchesne, 1990, art. syndérèse.

8 . Comme Vesta, mais de façon plus indirecte, Minerve entretient un rapport avec le feu: cf. la violence que Vulcain, le maître des arts du feu, exerça envers elle.

9 . Maître Eckhart, Sermon 20 a, trad. J. Ancelet, Vrin, 1974.

10 . Cité par W. Wackernagel, Ymagine denudari, Éthique de l'image et métaphysique de l'abstraction chez Maître Eckhart, Vrin, 1991, p. 127.

Pour citer ce document

Par Anne-Marie CAPDEBOSCQ, «Les fractures de la fiction et le creux de l’analogie (à propos de Siervo libre de amor, de Juan Rodríguez del Padrón)1», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Revue papier (Archives 1993-2001), Discontinuité et/ou hétérogénéité de l'œuvre littéraire, mis à jour le : 20/06/2013, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=213.