Remarques sur l’entrelacement dans le Roland furieux de l’Arioste

Par Danielle BOILLET
Publication en ligne le 20 juin 2013

Texte intégral

Je ne dirai rien des mœurs, des caractères, de la décence et du plan du poème de l’Arioste. Homère fut un géomètre auprès de lui ; et l’on sait le beau nom que le Cardinal d’Este donna au ramas informe d’histoires mal tissues ensemble qui composent le Roland furieux. L’unité d’action y est si mal observée, qu’on a été obligé, dans les éditions postérieures, d’indiquer par une note mise à côté de l’endroit où le poète interrompt une histoire, l’endroit du poème où il la recommence. On a rendu en cela un grand service au public, car on ne lit pas deux fois l’Arioste de suite et en passant du premier chant au second, mais bien en suivant, indépendamment de l’ordre des livres, les différentes histoires qu’il a plutôt incorporées qu’unies ensemble.
Dubos, Réflexions critiques sur la poésie, tome I, section 34

11. En reprenant les trois axes de la narration qu’avait tracés Boiardo, à savoir l’histoire de la grande guerre entre musulmans et chrétiens, celle de la passion malheureuse de Roland pour Angélique et celle de l’amour partagé de Bradamante et de Roger, l’Arioste relevait un défi qu’exprime la récurrence des formules qui, de suspension en suspension, soulignent son art de la composition. Ainsi, au chant II, le premier énoncé de la loi de la diversité qui règle la narration, précède une mise en pratique dont le caractère logique – Renaud et Bradamante sont frère et sœur – est non moins évident que le souci de changer de décor – si Renaud navigue vers l’Angleterre, Bradamante parcourt les forêts et la campagne :

Ma perché varie fila a varie tele/ uopo mi son, che tutte ordire intendo,/ lascio Rinaldo e l’agitata prua,/ e torno a dir di Bradamante sua.1

2Et le poète attire par la suite l’attention sur l’habileté du passage d’une trame à une autre, dans le cadre d’oppositions spatiales entre l’Orient et l’Occident, le ciel et la terre, le paradis terrestre et l’ici-bas, en précisant à l’occasion, comme il le fait au chant XVI, de manière à donner un surcroît de signification à l’alternance « reposante » de la matière épique et de la matière amoureuse, le rapport métaphorique entre les feux de l’amour et ceux de la guerre et le rapport numérique entre le un et le multiple, qui gouvernent l’alternance entre la narration des perfidies d’une aventurière de l’amour, comme Orrigille, et la narration d’autres ravages accomplis sur d’autres champs de bataille :

Non però son di seguitar sì intento/ l’istoria de la perfida Orrigille,/ ch’a’ giorni suoi non pur un tradimento/ fatto agli amanti avea, ma mille e mille ;/ ch’io non ritorni a riveder dugento/ mila persone, o più de le scintille/ del fuoco stuzzicato, ove alle mura/ di Parigi facean danno e paura.2

3Surtout, l’adaptation des lois de la variatio au poème chevale­resque signifie rigoureuse dispositio du grand nombre. L’idée s’impose de façon récurrente, d’une organisation qui est à la fois maîtrise du rapport entre l’apparence inopinée et l’opportunité structurelle des entrées et des sorties des personnages sur une scène aux lieux multiples, sélection dans une matière qui pourrait être plus abondante encore3, et acceptation de l’abondance, entendue comme abondance des personnages et abondance des actions4. En fonction d’une poétique des respirations légères et brèves5, la mesure sévère des aiguillées de fils multiplie les points de l’entrelacement et conjure les risques de la longueur du poème et de ses actions par le fractionnement fréquent de la narration :

Ma lascian Bradamante, e non v’incresca/ udir che così resti in quello incanto ;/ che quando sarà il tempo ch’ella n’esca,/ la farò uscire, e Ruggiero altretanto./ Come raccende il gusto mutar esca,/ così mi par che la mia istoria, quanto/ or qua or là più variata sia,/ meno a chi l’udirà noiosa fia.// Di molte fila esser bisogno parme/ a condur la gran tela ch’io lavoro.6

4Les risques du trop long sont endigués par l’art du trop peu. Compte tenu de la longue route que représente la lecture du poème, l’appétit doit être sans cesse aiguisé par des mets nouveaux que l’on consomme sans être rassasié. Le lecteur convié à ce banquet ne goûtant qu’un peu de chaque plat à la fois, garde autant d’appétit pour ce plat que pour d’autres avec lesquels celui-ci alterne, jusqu’au moment où le poète dessert progressivement la table, ou, pour reprendre l’autre métaphore favorite, arrête progressivement les fils du poème. L’entrelacement et la division des chants répondent ainsi à la même exigence et les multiples formules d’excuse en fin de chant, où le poète argue de sa fatigue ou de celle du lecteur, pareillement légitimes, insèrent, parmi des variations menues sur un motif topique, l’expression de cette crainte du trop dire, à laquelle donne sens la longueur effective de l’œuvre comme le nombre des personnages. Plus précisément, ces deux modes de la suspension, en fin de chant et en cours de chant, sont complémentaires, qui ne semblent pas s’ordonner en fonction du contenu de la narration, mais en fonction de la complexion du lecteur : le chant s’arrête, on le sait, non pas en fonction des phases d’une action, principale, secondaire ou épisodique, mais en fonction des phases qui rythment, en accord avec la fiction de l’oralité, la capacité de dire et d’entendre ; l’entrelacement marque une coupure sans pause, où le changement de trame suffit à restaurer les forces vives de l’attention ; la fin du chant marque une pause, dont le poète cependant suggère à la fois l’effacement, en s’engageant à reprendre au plus tôt la matière qu’il suspend, et l’amplification, en réactivant à ce moment précis l’intérêt du lecteur par quelque rebondissement introduit dans les derniers vers du chant7.

5Entrelacement en cours de chant et suspension en fin de chant assurent ainsi alternativement la dynamique du poème, en propulsant le lecteur, diversement mais complémentairement, vers ce qui suit. Relevée et vantée par les défenseurs de l’Arioste8, cette interruption a été mise en cause, dans la querelle sur le poème chevaleresque comme dans ses résurgences, par les partisans de l’unité d’action, pour qui l’entrelacement constituait une perversion de la variété9 et rendait fastidieux un parcours narratif dont il convenait d’abandonner la pratique, en réordonnant éventuellement les routes de quelques anciens ouvrages, comme le préconise le jugement placé en exergue à ces pages. Pareils regroupements, qui substituent à une variété fondée sur la multiplicité des rebondissements entrecoupés de plusieurs actions, une variété fondée sur la continuité des rebondissements multiples d’une même action, détruisent bien sûr la construction que dessine l’entrelacement, et dont le caractère organique, reposant sur un art de la segmentation qui échappe aux intentions, ou dépasse la maîtrise narrative des imitateurs et/ou continuateurs du Roland amoureux10, a été largement commenté par la critique11.

6Non seulement l’entrelacement des trois fils principaux de la trame, des fils des personnages secondaires, mais durablement liés aux protagonistes par les liens de la parenté, de l’amitié ou de la reconnaissance12, et des fils d’épisodes plus ou moins clos13, est la ressource d’une diversité, en quelque sorte externe, qui relaie et accentue la diversité interne née des rebondissements propres à une intrigue ou à un épisode ; mais au delà de cette virtuosité eurythmique, l’art de l’intermittence revient à établir des relations, dans la proximité comme dans l’éloignement, qui enrichissent la signification de chaque histoire et donnent un surcroît de sens et de résonances aux grands thèmes du poème. L’entrelacement contribue ainsi à ordonner, en suggérant tantôt le triomphe de la matière et du hasard, tantôt celui du narrateur et de la disposition, la multiplicité des lieux, des situations, des comportements, sans qu’elle soit filtrée à travers le prisme d’un personnage – non plus que d’un narrateur dont les réflexions ne sont pas moins mesurées que les interventions des protagonistes, et à dresser dans toute son ampleur « l’atlas de la nature humaine »14.

7Sans considérer davantage ici les grands points d’équilibre et les effets de correspondance qui jalonnent le cours du poème15, nous nous limiterons à quelques remarques portant sur l’organisation de la suspension et de la reprise, remarques ponctuelles en raison même de la richesse des travaux que nous venons de signaler.

82. Suite d’une œuvre inachevée, le Roland furieux évoque d’emblée le risque d’une rupture qui ne soit pas organisation structurelle de la matière, mais faillite de l’entreprise narrative. Énoncer de façon topique la nouveauté du sujet – à savoir la folie de Roland – en accentuant en même temps le tour hypothétique de l’invocation non moins topique à la Muse – en l’occurrence la femme aimée – donnerait d’autant plus de poids au risque de l’abandon :

Dirò d’Orlando in un medesmo tratto/ cosa non detta in prosa mai né in rima :/ che per amor venne in furore e matto,/ d’uom che sì saggio era stimato prima ;/ se da colei che tal quasi m’ha fatto,/ che ‘l poco ingegno ad or ad or mi lima,/ me ne sarà però tanto concesso,/ che mi basti a finir quanto ho promesso,16

9si le doute qu’engendre l’aliénation amoureuse du poète – entendons la faiblesse du génie narratif – n’était balayé par l’élan de la gratitude du courtisan (str. 3) et plus encore par la confiance dans la bienveillance du seigneur dont seront chantées les origines :

Voi sentirete fra i più degni eroi,/ che nominar con laude m’apparecchio,/ ricordar quel Ruggier, che fu di voi/ e de’ vostri avi illustri il ceppo vecchio./ L’alto valore e‘ chiari gesti suoi/ vi farò udir, se voi mi date orecchio,/ e vostri alti pensier cedino un poco,/ sì che tra lor miei versi abbiano loco.17

10La suite démontre, en fonction d’une tutelle et d’un public élargis bien au delà du premier destinataire du poème18, que non seulement l’Arioste reprend la plupart des fils laissés en suspens par Boiardo, mais réintroduit des personnages du monde carolingien négligés par son prédécesseur19, laisse rarement inachevée une trame, et exploite à l’occasion le caractère hâtif de l’arrêt d’un fil en fonction d’un jeu littéraire, où il se montre peu soucieux de trancher entre plusieurs versions de l’histoire d’un comparse, comme dans le cas du moine qui tente de s’opposer à Rodomont pour sauver la vertu d’Isabelle20, ou de l’histoire d’un personnage dont les ressorts narratifs ne seront plus tendus. Ainsi, et en fonction d’une discrète complémentarité, dès lors que le poète n’exploite plus les conséquences de la méchanceté de l’une et de la cruelle indifférence de l’autre, la fin de l’histoire de Gabrine, la méprisable entremetteuse, est non pas occultée, mais résumée en un canevas sommaire qui l’engloutit dans un passé littéraire douteux21, tandis que la fin de l’histoire d’Angélique est annoncée dans de grandes lignes dont le développement est négligemment confié à quelque auteur futur de roman oriental22.

11Le risque, initialement introduit, de l’inachèvement de l’œuvre est diversement répercuté par les effets plus ou moins brutaux de la suspension d’une trame. Les quelques exemples sur lesquels s’appuie D. Javitch illustrent éloquemment la brusquerie de l’interruption, que le poète quitte Roger pour Roland (ch. XI, str. 20-21), Rodomont, et Paris, pour Grifon, et Damas (ch. XVII, str. 16-17), ou vice-versa (ch. XVIII, str. 7-8). Mais, outre que l’interruption est loin de toujours se produire avec cette netteté, en particulier lorsque l’Arioste accompagne deux ou plusieurs personnages en même temps23, le poète renonce parfois aux impératifs d’un changement qui se joue abstraitement des données spatio-temporelles de la fiction, pour soumettre l’organisation de l’entrelacement à la succession géographique de deux lieux de la fiction. On passe alors d’un personnage à un autre à partir d’un moyen de transport réel, et non par la force des formules de transition. Lorsque l’Arioste quitte Astolfe sur les rivages africains pour retrouver Agramant, et s’engager dans la narration de son conseil de guerre, grand morceau de la topique guerrière, la transition se fait lentement, en suivant littéralement le navire qui informe Agramant des ravages d’Astolfe en Afrique24. Que le poète se soit ici laissé « embarquer » en fonction du développement logique de sa narration ne signifie pas qu’il veuille faire le chemin inverse en suivant ce plus long mode de l’entrelacement, et ce sont les voies mentales de la communication qui le ramènent bientôt à Astolfe :

Ma differendo questa pugna alquanto,/ io vo’ passar senza navilio il mare./ Non ho con quei di Francia da far tanto,/ ch’io non m’abbia d’Astolfo a ricordare.25

12L’Arioste n’en emprunte pas moins la mer à nouveau pour quitter un personnage et en retrouver un autre : laissant Roger au milieu de la Méditerranée, sa plume suit le vaisseau que l’ancêtre des Este avait quitté dans la tempête, pour accompagner le bâtiment jusqu’au rivage où il s’échoue sous les yeux de Roland, dont l’Arioste reprend ainsi la trame. Allégorie de la faiblesse des plans humains dont la fortune se joue, mais instrument narratif aussi de l’intervention de la Providence qui rapporte de cette façon ses armes à Roland, la longue course du vaisseau fantôme, qui n’a plus ni pilote ni capitaine et se dirige cependant vers la côte, relie les deux principaux protagonistes de l’œuvre, au moment où les entreprises de chacun vont enfin s’accorder au cours providentiel de leurs destins respectifs26.

13Rejoindre Roland ne signifie pas relancer aussitôt l’action : avant d’entreprendre la narration épique du siège de Byzerte, l’Arioste aménage une pause qui embrasse le passé romanesque de son œuvre comme de celle de Boiardo, à travers le rappel de l’histoire des armes et des montures trouvées sur le vaisseau (ch. XLI, str. 25-28). Sans insister sur ces effets plus ou moins amples de la récapitulation aux points de l’entrelacement27, nous relèverons un cas intéressant, où la récapitulation se produit, non pas au moment où l’on retrouve un personnage, mais au moment où on le quitte. Au chant XXIII, avant de quitter Astolfe pour suivre Bradamante, l’Arioste rappelle le précédent envol de l’hippogriffe et décrit quelques armes magiques (str. 13-15), puis apporte le soutien stylistique des comparaisons épiques à l’évocation de ce nouveau départ :

Salito Astolfo sul destrier volante,/ lo fa mover per l’aria lento lento ;/ indi lo caccia sì, che Bradamante/ ogni vista ne perde in un momento./ Così si parte col pilota inante/ il nochier che gli scogli teme e ‘l vento ;/ e poi che ‘l porto e i liti a dietro lassa,/ spiega ogni vela e inanzi ai venti passa.28

14Dans un chant au terme duquel Roland devient fou, mais en un lieu où le lecteur ne peut comprendre que les périples d’Astolfe auront à l’avenir une tout autre fonction et seront subordonnés à la guérison du comte d’Anglant, le ralentissement du cours de la narration que produit cette transition tire parti de la réunion momentanée des trames d’Astolfe et de Bradamante. Avant que soit lancée dix chants plus tard la seconde partie des voyages d’Astolfe, le poète renvoie le lecteur vers un passé constitué d’événements qui ressortissent simplement au merveilleux29. Le fait que ce soit justement Bradamante que trouve Astolfe pour garder ses armes et son cheval sollicite aisément la mémoire du lecteur qui se rappelle dans quelles conditions la jeune fille avait assisté à un premier envol d’hippogriffe (ch. IV, str. 46-50) : l’émoi est moindre ici, puisqu’une certaine habitude s’est installée, et puisque celui qui s’envole n’est que son cousin, et non son amant ; mais l’amusement relaiera la compassion que l’on avait pu éventuellement éprouver, quand on se souviendra que Bradamante, qui s’était alors volontairement chargée du cheval de Roger, se retrouve malgré elle un peu plus encombrée cette fois, du cheval et des armes d’Astolfe.

15Par ailleurs, la comparaison du vol de l’hippogriffe avec la navigation d’un vaisseau enferme dans son raccourci les espaces marins qu’avait traversés Astolfe, avant de poursuivre par voie de terre son voyage oriental (ch. XV). Si la mémoire du lecteur est bien exercée, cette même comparaison, qui rapproche l’air et la mer, et qui, dans un effet de paronomase, associe « volante » et « vela », lui rappellera un autre grand moment des voyages d’Astolfe, qui voit sur le rivage de l’île des femmes homicides s’éloigner le navire de ses compagnons, en un vol déjà lointain que le paladin découvre en levant les yeux qu’il tenait auparavant attachés au port, et que souligne l’intégration de la paronomase dans une allitération développée sur trois vers :

Leva più gli occhi, e in alto a vele piene/ da sé lontani andar li vede a volo :/ sì che gli convien fare altro disegno/ al camin, poi che partito è il legno.30

16Ce trait plus appuyé alterne avec l’aménagement de reprises qui, en revanche, restaurent par la concision tout le poids de la présence d’un personnage. Comme en début de chant, comme au moment de la suspension, le raccord est l’occasion de fixer un personnage dans une attitude emblématique, de l’incruster ainsi dans la mémoire la plus profonde du lecteur. Nous ne prendrons qu’un seul exemple31. Pour distrait que soit le lecteur, il est peu probable qu’il ait au bout d’un chant oublié le rôle central qu’a joué Rodomont dans l’assaut de Paris, lorsqu’après avoir repris la trame de la grande guerre (ch. XVI, str. 16), l’Arioste choisit de parler tout d’abord du roi d’Alger. Secourir la mémoire du lecteur revient en fait à raviver une narration dans laquelle le rapport d’émulation avec Boiardo était particulièrement important, et à fixer l’image du saut fantastique de Rodomont par dessus les fossés de Paris :

Ma Carlo un poco et Agramante aspette ;/ ch’io vo’ cantar de l’africano Marte,/ Rodomonte terribile et orrendo,/ che va per mezzo la città correndo.// Non so, Signor, se più vi ricordiate/ di questo Saracin tanto sicuro,/ che morte le sue genti avea lasciate/ tra il secondo riparo e ‘l primo muro/ da la rapace fiamma devorate,/ che non fu mai spettacolo più oscuro./ Dissi ch’entrò d’un salto ne la terra/ sopra la fossa che la cinge e serra ;32

17le choix d’épithètes essentielles, au début de ce raccord, comme l’insertion du « dissi », qui donne dans le distique final tout son relief au gigantesque exploit rapporté au chant XIV, confirment cette fonction33, tandis que la mention des pertes que la témérité de Rodomont a causées dans son propre camp fournit un prolongement à la réflexion morale et politique sur son comportement, introduite dans le prologue du chant XV. Le rappel sommaire des faits au moment de la reprise isole ce que masquent les détails du riche tissu narratif.

183. Plus largement, les modes plus ou moins abrupts de l’entrelacement se combinent avec ses lieux inattendus pour pratiquer un suspense que D. Javitch a identifié avec une stratégie éducative accordée à la grande loi de la déception qui règle l’histoire des personnages, lesquels n’obtiennent jamais l’objet de leur quête, sauf bien sûr dans le cas de Roger et de Bradamante. Dans un poème où l’on est privé de ce que l’on a et où l’on ne trouve jamais ce que l’on cherche, le lecteur fait lui aussi l’expérience de la frustration, et la souplesse qu’il possède ou acquiert lui permet d’arriver au terme de son entreprise34.

19Cette interprétation mérite d’être considérée en fonction du rapport entre déception et satisfaction, inquiétude et apaisement, d’ailleurs emblématiquement indiqué dans les strophes initiales du poème, que nous avons citées. Les exemples sont nombreux, qui assortissent la suspension d’une trame d’une promesse atténuant la frustration35. Tantôt l’Arioste s’engage à retrouver bientôt celui qu’il quitte, comme à la fin des chants, tantôt il rassure, de façon anticipée, sur le sort de celui qu’il quitte, tantôt surtout, il rappelle, postulat de toute construction fondée sur des actions multiples, que l’histoire de celui que l’on retrouve vaut bien celle de celui que l’on quitte36. Pour reprendre l’idée d’une homologie entre la condition du lecteur et celle des personnages, et pour mettre au compte du profit moral le dessin d’un parcours éducatif que constitue pour le lecteur les conditions mêmes de la disposition du texte, nous dirons que dans un poème où l’on ne trouve pas ce que l’on cherche, mais où l’on peut se consoler avec ce que l’on trouve – comme Ferragus patiente dans sa quête amoureuse, du moment qu’il peut se réjouir d’avoir trouvé le casque de Roland (ch. XII) –, dans un poème où parfois l’on trouve mieux que ce que l’on cherche – fût-ce comme les marins de l’île d’Ebude qui s’en vont ramasser du bois et trouvent Angélique (ch. VIII) –, ce qui suit peut combler, quand bien même il prive de ce qui précède.

20Si frustration il y a, celle-ci est compensée par le plaisir naturel du changement – qui répond à la nature fondamentalement inconstante de l’être humain, prêt à saisir toute occasion, comme Roger, tout épris qu’il est de Bradamante, saisirait s’il le pouvait l’occasion du plaisir que promet la nudité d’Angélique (ch. XI). Fût-ce même sous la forme abrupte du « quittons/ retrouvons », l’entrelacement revient à faire valoir discrètement le point de vue ironique de l’équivalence : le lecteur perd d’autant moins pour attendre, qu’une histoire en vaut une autre et que la suspension est la condition même du renouvellement de la surprise. L’organisation de la pluralité implique une concurrence que traduit plaisamment la soumission du poète aux exigences de ses personnages, quand un Astolfe piaffe d’impatience et l’emporte sur d’autres, c’est-à-dire, à ce moment du poème, quand il fait triompher les ambages de l’aventure dans laquelle il se lance, sur l’épique récit de l’entrée des Sarrasins dans Paris :

Di questo altrove io vo’ rendervi conto ;/ ch’ad un gran duca è forza ch’io riguardi,/il qual mi grida, e di lontano accenna,/ e priega ch’io nol lasci ne la penna37

21Aussi bien, l’art de l’interruption sert-il non seulement une mise à distance souriante – qui par exemple laisse Roger se débattre dans une eau si salée (LXI, str. 19-22) qu’il promettra de demander l’eau douce du baptême s’il réchappe (ch. XLI, str. 46-53) –, mais également l’atténuation du registre, en coupant court aux émotions, à l’exaltation comme à la compassion, en laissant, après Angélique, Olympie en pleurs sur son rocher. La manière dont l’Arioste prend congé d’Angélique sur son rocher est significative : l’entrelacement dissout l’accumulation de la tension émotionnelle propre à la tragédie (ch. VIII, str. 66).

22Ce principe d’équivalence, qui rend possible la concurrence entre roman et épopée38, et qui suppose égal l’intérêt du lecteur pour toutes les matières, puisque aussi bien l’art de dire fonde avant tout cet intérêt, permet d’aménager les jeux de la surprise qui impliquent, mais compensent la frustration de la suspension. Ces jeux, qui reposent sur le caractère inopiné de la réintroduction d’un personnage, sont d’autant plus aisés que, si le traitement des épisodes est dans l’ensemble relativement compact, le lecteur ne peut pas plus prévoir la longueur du chant, qui varie dans un rapport qui est de l’ordre d’un à trois39, qu’il ne peut savoir combien de temps durera une présence ou une absence. Astolfe pouvait bien protester : depuis sept chants le poète ne lui avait pas accordé d’autre place que celle d’une mention incidente (ch. XV, str. 9). D’autres et non des moindres attendent davantage : si Angélique ne reste que pendant deux chants périlleusement « attachée au rocher nu » (ch. VIII), Bradamante et Roger « attendent » pendant onze chants qu’Astolfe les délivre du château magique d’Atlant, où l’on aurait presque oublié qu’ils sont prisonniers ; après la défaite qu’il juge ignominieuse contre Bradamante, Rodomont, qui déjà n’est entré qu’au chant XIV dans le poème, disparaît au chant XXXV, dans la grotte où il se réfugie pendant les douze chants qui séparent cette installation de la fin du poème40.

23L’effet de surprise est augmenté d’autant, quand le lecteur ne retrouve pas un personnage dans le lieu ou dans la situation où le poète l’a laissé. Ainsi, par-delà la totale différence des contextes, les cas d’Atlant et de Rodomont sont liés par une même oppo­sition entre le silence et la parole. Le lecteur, qui a quitté Atlant, l’ancien précepteur de Roger, fuyant épouvanté son château enchanté au moment où Astolfe venait de le détruire (ch. XXII, str. 23), le retrouve esprit prisonnier d’une tombe (ch. XXXVI, str. 58-66) : au silence qui entourait sa fuite s’oppose sa voix formidable qui jaillit soudain de la pierre. Rodomont, dont l’Arioste avait évoqué un peu plus tôt le départ silencieux vers une grotte, causé par l’humiliation que lui avait infligée Bradamante (ch. XXXV, str. 51-52), montre par sa prestance comme par l’orgueilleux défi qu’il lance à Roger, qu’il est à nouveau le guerrier qu’avait inventé Boiardo, lorsqu’il apparaît soudain au milieu des fêtes préparées pour les noces de Roger et de Bradamante (ch. XLVI, str. 100-106)41.

24Dans l’intervalle qui sépare deux points d’entrelacement d’une même histoire, l’Arioste met en place à l’occasion quelques relais qui, rappelant un personnage au souvenir du lecteur, excusent une absence dont la prolongation contrarie aussi bien la louange dy­nastique que la composition épique. Si Bradamante, nous l’avons dit, disparaît pendant plus de huit chants dans le château enchanté d’Atlant, l’Arioste ne manque pas de parler d’elle incidemment. Entre la fin du chant XIII et le début du chant XXII, des informa­tions sont ainsi dispensées, qui évoquent de grands moments dans l’histoire de l’héroïne. Au chant XIV, où sont passées en revue les troupes des Sarrasins, l’absence de Martasin est l’occasion de rappeler, à travers le motif de l’humiliante mort qu’inflige à un guerrier le fait d’être vaincu par une femme, motif constamment attaché à Bradamante dans le poème, le moment de la rencontre entre Bradamante et Roger, dans le Roland amoureux42 ; et deux strophes plus tard, la présence de Brunel est justifiée par l’aide que lui a apportée un guerrier pour le détacher de l’arbre où Bradamante l’avait lié, tandis que sa mine sombre est expliquée par sa disgrâce, depuis que Bradamante lui a ravi l’anneau ma­gique43 : ces deux allusions à la capacité d’une guerrrière, réservée à une haute destinée, d’user à la fois de la force et de la ruse, comme elle l’a fait contre Martasin, puis, de façon moins som­maire, contre Brunel, provoquent chez le lecteur une association d’esprit qui oppose à ces victoires passées la anéanti qui la retient pour lors prisonnière de celui dont elle avait défait naguère les constructions maléfiques. Au chant XX, l’arrivée de Marfise et de ses compagnons à Marseille est l’occasion d’évoquer à nouveau l’absence de Bradamante, seigneur de la province44, tandis que la rencontre un peu plus tard entre Marfise et Pinabel est l’occasion, d’une part de rappeler les deux termes principaux de l’histoire de Bradamante dans le poème, confrontée à la ruse de Pinabel et à la magie d’Atlant, d’autre part de brosser le portrait du couple ignominieux que forme le Mayençais et sa compagne, repoussoir du couple glorieux dont le poème prépare la difficile réunion45. Distribution en pointillé, plus ou moins amplement, dans ce cas, synthèse ramassée dans un autre : si l’Arioste ne prononce pas le nom de Roger, soustrait à l’attention du lecteur tout le temps de son enfermement dans le château d’Atlant, la libération de l’hippogriffe, au moment où Astolfe détruit l’édifice du mage, est l’occasion de résumer, à travers l’évocation de la bête fabuleuse, toute l’histoire de Roger dans le Roland furieux46.

25L’organisation ludique de surprises plus ou moins ménagées se dispense généralement de ces aide-mémoire et exploite la permanence, non moins que la modification d’une situation. Si les personnages sont confrontés à ceux qu’ils ne connaissent ni n’attendent pas, et si le lecteur peut être surpris en retrouvant, sans y avoir été aucunement préparé, un personnage ailleurs que dans le lieu où il l’avait quitté et dans une situation bien différente47, ce même lecteur est souvent préservé de l’imprévisible, sinon de l’inopiné, par les indices que dispense le narrateur. Ce qui a été annoncé, et qu’a fait oublier la progression d’autres trames, entre dans une économie narrative où les informations données pour aménager le suspense – tel personnage est en difficulté, tel personnage rencontre soudain un inconnu – sont autant d’éléments qui flottent à une faible profondeur de la mémoire : immédiatement mobilisables, ils deviennent autant de pièces en réserve, d’un simple jeu de devinette, ou d’une annonce plus subtile.

26Les modulations de ces correspondances varient dans des proportions que peut suggérer le rapprochement entre la manière dont sont suspendues respectivement l’histoire d’Isabelle, celle d’Olympie et celle d’Angélique. Lorsque le lecteur quitte Isabelle, qui part en quête d’une sainte retraite (ch. XXIV, str. 93), son équipage est assez insolite pour que soit identifiée aussitôt, comme le suppose le narrateur, celle que, trois chants plus loin, Rodomont voit venir. Aussi l’ignorance de l’identité des voyageurs ne tient-elle qu’à la légère insistance sur les éléments du paysage, qui retarde leur réintroduction dans la narration ; à peine l’Arioste les présente-t-il, que le lecteur devine leur identité et anticipe le déroulement du discours du narrateur, si bien que l’indication tardive de cette identité n’est qu’une manière d’appuyer visuellement la description de l’étrange convoi :

Standovi un giorno il Saracin pensoso/ (come pur era il più del tempo usato),/ vide venir per mezzo un prato erboso,/ che d’un piccol sentiero era segnato,/ una donzella di viso amoroso/ in compagnia d’un monaco barbato ;/ e si traeano dietro un gran destriero/ sotto una soma coperta di nero.// Chi la donzella, chi ‘l monaco sia,/ chi portin seco, vi debbe esser chiaro./ Conoscere Issabella si dovria,/ che ‘l corpo avea del suo Zerbino caro.48

27Dans le cas d’Olympie, en revanche, le manque d’informations, entre le moment où le poète la quitte sur son rocher et celui où il la retrouve attachée sur l’île des pleurs, est supposé déjouer presque totalement les prévisions du lecteur qui suit Roland arrivant sur l’île : si la façon dont est suspendue l’histoire d’Olympie, à la fin du chant IX, a laissé entendre que le ciel de son bonheur allait bientôt s’assombrir49, comme le confirme le début du chant X, rien n’incite explicitement, après que le fil de son histoire a été suspendu au profit de celle de Roger50, à supposer que c’est elle qui est exposée à l’orque. Mais, en dehors du fait que le lecteur peut davantage que Roland songer à Olympie51, l’effet de suspense comme l’effet de surprise sont ici pour partie absorbés par la narration du grandiose et « saint » exploit de Roland tuant l’orque52 : à peine l’Arioste a-t-il évoqué la présence de la captive éplorée que l’émersion du monstre occulte aussitôt la vue de la jeune fille (ch. XI, str. 33-34), et la difficile destruction de l’orque retient d’autant plus longuement Roland que celui-ci doit ensuite combattre les habitants de l’île épouvantés par une victoire jugée sacrilège (ch. XI, str. 34-53) ; l’action qui occupe ces vingt strophes fait vite oublier au lecteur la frustration qu’il a pu éprouver à ne pas savoir – au moins à coup sûr – qui était cette captive53, et durant ces vingt strophes jamais le regard ne se porte à nouveau sur cette beauté nue et à peine entrevue ; quand Roland victorieux s’approche enfin de la captive, le rappel du péril encouru retarde certes pendant quelques vers la révélation de son nom, mais l’Arioste choisit moins ici de faire languir son lecteur, que de fondre l’attente et la surprise au profit de ce dernier sentiment, qui imprime dans l’esprit, à travers cet exemple de l’incroyable ampleur des revirements de la fortune, une preuve de la scandaleuse ingratitude humaine54.

28Au chant XII, l’Arioste, qui a fait une large place depuis le début du poème à Angélique, prend soudain congé de son personnage, et pour longtemps. Après avoir évoqué combien elle regrette d’avoir involontairement permis à Ferragus de s’emparer du casque de Roland, qu’elle avait caché par jeu au cours du duel des deux guerriers, et après avoir indiqué qu’elle entreprend seule de rentrer en Orient, en un long voyage que la protection de l’anneau magique prive de péripéties, le poète ajoute, juste avant de quitter son personnage, qu’elle rencontre un jeune homme blessé, qui gît entre deux compagnons morts :

Sdegnata e malcontenta la via prese,/ che le parea miglior, verso Oriente./ Più volte ascosa andò, talor palese,/ secondo era oportuno, infra la gente./ Dopo molto veder molto paese,/ giunse in un bosco, dove iniquamente/ fra duo compagni morti un giovinetto/ trovò, ch’era ferito in mezzo il petto.// Ma non dirò d’Angelica or più inante ;/ che molte cose ho da narrarvi prima.55

29Angélique ne réapparaît qu’au chant XIX, où le poète la met à nouveau en présence de Médor, en fonction d’une perspective évidemment inversée : ce n’est plus le jeune homme qui se trouve sur la route d’Angélique, comme dans cette brève allusion du chant XII, mais celle-ci qui arrive par hasard sur les lieux où il gît ; le lecteur ignorait au chant XII que le blessé rencontré par Angélique était Médor, il ignore, dans les quatre vers qui raccordent le long récit de l’expédition nocturne au cours de laquelle les Sarrasins Médor et Cloridan ont tenté d’arracher au camp chrétien la dépouille de leur roi Dardinel, qui est la personne qui découvre Médor gisant56. Ce « quelqu’un », mentionné dans le dernier vers d’une strophe de cette façon parfaitement indéfinie, puis défini du point de vue du sexe, après la courte suspension qu’implique le changement de strophe, est identifié enfin, dans les deux derniers vers de cette strophe suivante, par l’indication de son nom, puis par le rappel de son orgueil, après qu’a été évoqué son vêtement pastoral :

Gli sopravenne a caso una donzella,/ avolta in pastorale et umil veste,/ ma di real presenzia e in viso bella,/ d’alte maniere e accortamente oneste./ Tanto è ch’io non ne dissi più novella,/ ch’a pena riconoscer la dovreste :/ questa, se non sapete, Angelica era,/ del gran Can del Catai la figlia altiera.57

30Le long temps, qui avait mesuré le voyage d’Angélique (« Dopo molto veder molto paese », ch. XII, str. 65, v. 5), et qui mesure diversement le dangereux abandon de Médor, perdant son sang et près de mourir si « quelqu’un » ne vient pas le sauver (« Giacque gran pezzo il giovine Medoro », ch. XIX, str. 16, v. 5), rapproche ces deux lieux de la suspension et du raccord, dont le seul élément commun cependant est l’indication de la blessure d’un guerrier : les éléments retenus pour particulariser Médor, au chant XII, et Angélique, au chant XIX, doivent être en fait intégrés dans un ensemble qui dépasse la stricte connexion de ces deux lieux.

31Le lecteur avait été invité, lors de la suspension qui s’opère au chant XII, à engranger trois informations nouvelles : Angélique chevauche depuis longtemps vers l’Orient ; dans un bois elle rencontre trois hommes ; deux sont morts et l’un est blessé en pleine poitrine. Or, l’indication de la direction prise par Angélique est un élément qui pourrait contrarier, voire bloquer la rapide identification de la jeune fille au chant XIX, où le lecteur la croit à mille lieux de la France : la forte insistance de l’Arioste sur le théâtre de l’expédition nocturne conduite aux abords de Paris, où se déroulent toujours les hostilités entre Sarrasins et chrétiens (ch. XVIII, str. 185), n’aide pas à penser immédiatement que le bon Samaritain de Médor puisse être Angélique58. L’indication de la blessure en pleine poitrine permet en revanche au lecteur attentif de penser à Angélique, dès qu’il apprend que le « quelqu’un » qui arrive est une jeune fille, puisque cet ancien indice concorde avec la place faite, quelques strophes plus tôt, à la blessure de Médor frappé à la poitrine (ch. XIX, str. 13, v. 4)59. Enfin, la mise en place, au chant XII, de l’image d’un trio de gisants est d’autant plus intéressante qu’elle constitue, à la distance de neuf chants, et en dehors de tout lien avec les conditions du raccord entre la rencontre d’Angélique et de Médor aux chants XII et XIX, l’expression emblématique du travail de la réécriture et de la transformation radicale de l’histoire d’Euryale et de Nisus : l’image de ces deux guerriers morts conclut chez Virgile la narration de leur expédition, mais est bientôt effacée par celle de leurs têtes brandies par l’ennemi (l. IX, v. 444-445) ; l’image de trois guerriers étendus, mais dont deux seulement sont morts, anticipe la narration de l’Arioste et installe dans l’espace creux de la discontinuité l’image de la langueur, qui commandera l’histoire de la découverte de Médor et de la passion d’Angélique. Cette indication se situe en effet à la frontière de deux espaces narratifs où la présence de deux ou de trois guerriers ordonne le cours de la narration : au chant XII, l’Arioste quitte Angélique au terme de duels couplés qui se sont organisés, comme dans le chant I, à cause d’elle et entre trois chevaliers, errants d’ailleurs par nécessité et non par vocation ; au chant XIX, il la retrouve au terme d’une narration qui a de bout en bout exploité le passage du double ordonné en fonction du couple d’amis chez Virgile, au double ordonné à partir de la relation entre trois personnages60. Au chant XII, l’Arioste place ainsi, en lointain exergue au combat de Médor et de Cloridan, une image qui réunit dans une commune immobilité trois guerriers, comme sont réunis dans la mort Euryale et Nisus chez Virgile ; mais ce trio n’apparaîtra, quand viendra le moment de la narration de cette séquence du poème, que pour souligner la différence d’état, de position, de sentiment, de l’un par rapport aux deux autres ; et ce trio se dissoudra au lieu où se raccorde le chant XII et le chant XIX, et où la différence de degré entre l’amour respectif de Médor et de Cloridan pour leur souverain « justifie » la substitution du couple d’amants que vont constituer Médor et Angélique au couple d’amis qu’ont consitué Médor et Cloridan.

32La récompense de Médor signifie, on le sait, la punition d’Angélique. A ce moment du poème où la rose va être cueillie, c’est-à-dire où la richesse narrative du personnage va s’épuiser, la description d’Angélique aura dévoilé son nom et réactivé son souvenir avant la fin de la strophe, au lecteur qui se souviendra, non pas de la « dernière fois » où il aura rencontré l’héroïne, au chant XII, mais de la première fois où l’Arioste la quitte après lui avoir rendu l’usage de son anneau magique, et une liberté qui l’a conduite dans un séjour bucolique où ses habits rustiques ne masquent cependant pas sa royale apparence. Sous le prétexte de rafraîchir la mémoire du lecteur, les informations données pour identifier Angélique dans cette strophe de raccord du chant XIX, d’une part renvoient, non pas à la dernière apparition de la jeune fille, mais à la dernière fois où a été évaluée sa beauté – au mètre pastoral des églogues (ch. XI, str. 12) après avoir été estimée par rapport à celle d’Andromède (ch. X, str. 95-96) –, et d’autre part relancent le grand motif de l’orgueil d’Angélique, orgueil mortifié depuis ses manifestations du chant I. A la faveur de la distance, en « oubliant » de rappeler l’image chagrine d’Angélique, qui était celle du chant XII, au profit de son image altière, l’Arioste infléchit la caractérisation de son personnage, pour introduire la narration de l’imminente vengeance d’Amour. Ce raccord des strophes 16-17 du chant XIX réalise ainsi, plus que la suture entre les chants XII et XIX, la liaison entre la réécriture de deux grands thèmes de la littérature classique61.

334. En dehors de ce cas de figure le plus courant, qui canalise et tempère l’élan vers ce qui suit, et où la frustration qu’engendre l’entrelacement, immédiatement adoucie par les formules d’excuse et les promesses faites, est compensée de toute façon par la continuité de la narration et entre ainsi dans la définition d’un horizon d’attente, nous voudrions insister sur deux configurations particulières de l’entrelacement, lorsqu’est relancé un mouvement qui semblait avoir atteint son terme, et lorsqu’est explicitement effacé tout effet de surprise.

34Dans le cadre général de l’achèvement successif, et non synchrone, des différentes actions, principales ou secondaires, l’histoire d’Isabelle et de Zerbin, personnages nouveaux de l’Arioste, se conclut de façon funeste au chant XXIX. Mais en fait, elle aurait pu se conclure diversement, plus tôt ou plus tard, si le poète ne lui avait donné un nouveau commencement, après avoir utilisé tout l’écheveau de leurs amours contrariées, entre le moment où Roland trouve la jeune fille dans la caverne des brigands (ch. XIII) et celui où les amants, réunis grâce à Roland (ch. XXIII), retrouvent les compagnons auxquels le jeune homme avait confié la conduite de l’enlèvement d’Isabelle et qu’il punit pour avoir trahi sa confiance (ch. XXIV). Zerbin, fils du roi d’Angleterre et présenté incidemment dès le chant IV du poème pouvait alors, en compagnie d’Isabelle, païenne gagnée dès ce moment à la foi chrétienne, regagner le camp de Charlemagne, où d’ailleurs il s’était précédemment illustré aux côtés de Renaud (ch. XVI, XVIII). La folie de Roland le déroute définitivement hors de l’épopée et, en faisant de lui l’infortuné gardien du trophée qu’il dresse à la mémoire du paladin, l’enferme dans le monde des chevaliers errants et lie sa trame à celle de la quête de Mandricard (ch. XXIV, str. 58) : Zerbin trouve la mort en obéissant au devoir chevaleresque de défendre le tombeau d’un guerrier mort, en l’occurrence les armes de Roland mort à la raison (ch. XXIV, str. 60-84)62.

35Si la folie de Roland permet à la fois de relancer et d’infléchir la trame de Zerbin, que sa reconnaissance envers le paladin fixe dans le monde du romanesque où son amour pour Isabelle l’avait initialement entraîné, la restauration de l’héroïsme épique du comte d’Anglant implique que son compagnon Brandimart reste attaché au monde de l’épopée au moment où il retrouve Fleurdelis au chant XXXI. De même qu’à la faveur de l’entrelacement l’Arioste assortit les noces d’Angélique et de Médor d’un épilogue qui en dénature à distance la résonance idyllique (ch. XXIX), de même que l’histoire de Zerbin aurait pu se perdre au moment où le jeune homme venge la trahison qu’il a subi, ou se trouver au contraire relancée de diverses façons jusqu’à ce qu’il regagne l’Angleterre après la guerre et que ses amours y trouvent l’heureuse conclusion qu’y avait trouvée les amours de sa sœur grâce à Renaud (ch. VI), de même aurait pu s’arrêter l’histoire de Brandimart et de Fleurdelis au moment où non seulement les deux époux s’étaient enfin retrouvés, mais où le vieux précepteur de Brandimart venait lui annoncer que le royaume de son père défunt l’attendait en Afrique. La possible clôture, qui aurait satisfait le lecteur dans tous les sens du terme et arrêté la roue de la Fortune au lieu où se concluent les amours heureuses, est empêchée par les exigences de la trame épique, qui subordonnent l’amitié de Brandimart pour Roland au traitement funèbre du grand thème de l’amitié.

36La relance de l’histoire de Zerbin et d’Isabelle, comme de celle de Brandimart et de Fleurdelis, d’une part répercutent un contre­point héroïco-élégiaque à la conclusion idyllique de l’histoire d’Angélique, d’autre part constituent un écho funèbre, respecti­vement à la dégradation bestiale de Roland fou (ch. XXIV) et à la restauration de sa grandeur épique (ch. XLIII). Le déroulement de ces deux intrigues met en place des arcs-boutants qui soutiennent l’évolution de la trame de Roland, mais les prive du dénouement des épisodes heureux, modelés sur la fable, le conte ou la nou­velle, vers lequel elles s’acheminaient. Entre le chant XXIII, où Zerbin et Isabelle enfin réunis auraient pu regagner le camp de Charlemagne, et le chant XXXI, où Brandimart et Fleurdelis enfin réunis auraient pu regagner l’Orient, l’apparent arbitraire de l’entrelacement réunit les trames des jeunes gens sur le no man’s land littéraire que représentent les lieux de la folie de Roland : le hasard de la quête de Fleurdelis, qui cherche Brandimart depuis que celui-ci s’est lancé sans l’en avertir sur les traces de Roland parti à la recherche d’Angélique (ch. VIII), la met en présence de Zerbin et d’Isabelle au moment où ceux-ci, qui ont appris par un berger la folie du paladin, achèvent de rassembler les armes de Roland. A ce tournant du poème, où la folie à la fois permet d’achever le cycle aberrant des prouesses de Roland chevalier errant et d’enclencher le récit d’une renaissance qui conduit le preux de la feritas à la plus haute humanitas, l’Arioste exploite la topique du résumé mnémotechnique des derniers faits de l’histoire d’un personnage au moment où le poète reprend sa trame, pour ordonner, dans une perspective qui est celle de la rétrospective globale de la première partie du poème, la succession du récit de deux quêtes. La quête de Zerbin et d’Isabelle, en synchronie avec le temps de la narration, et qui se déroule dans le bref espace de la forêt proche de Paris et dans le court laps de temps de trois jours, représente ainsi le précipité de celle de Fleurdelis, antérieure au temps de la narration et dont le résumé permet de balayer un espace élargi aux frontières naturelles de la France et un temps mesuré par plusieurs mois ; surtout, le résumé de l’histoire de ce personnage que le lecteur n’a pas vu depuis le lointain chant VIII, est en fait l’occasion de présenter de façon rétrospective toute une séquence du poème (ch. VIII-XXIII), en rappelant à la mémoire de ce même lecteur la grande alternance du poème entre arrêt et mouvement, comme la grande opposition entre le cœur de l’épo­pée et le cœur du roman, entre Paris où se fortifie l’histoire de la chrétienté et le château d’Atlant où l’illusion est un moment soustraite à l’effective réalité des choses63.

37L’histoire de Pinabel de Mayence suit un autre cours et consti­tue la meilleure démonstration d’une programmation explicite de l’attente, qui invite à ne pas apprécier dans des termes strictement romanesques l’organisation du suspense dans le Roland furieux. L’un des gauchissements fondamentaux qu’a imposés l’Arioste aux lignes tracées par son prédécesseur est l’arrêt du poème dynastique au moment des noces de Bradamante et de Roger, alors que Boiardo avait annoncé qu’il accompagnerait le jeune héros jusqu’à sa mort prématurée. Le spectre tragique de la trahison n’en est pas moins présent dans le poème, en fonction d’une répartition extrêmement concertée : à l’idée que le héros succombera, comme avait succombé son père, à la traîtrise de ses ennemis, se substitue l’idée que Bradamante triomphe des Mayençais, mais de façon momentanée. Le poème acquiert ainsi une double conclusion, ouverte et fermée : la mort de Rodomont a le caractère absolu des victoires définitives que consacre l’arrêt artificiel du temps, lorsqu’elles coïncident avec la fin de l’œuvre ; la mort de Pinabel, que Bradamante tue à l’exact milieu du poème, a le caractère relatif des victoires temporaires, où le mal ne semble contenu que pour mieux resurgir. La mort de Pinabel procure un nouvel aliment à la haine des Mayençais, haine à laquelle Roger succombera dans la mesure même où Bradamante en a triomphé, mais dans un cycle que l’Arioste ne rouvre pas lui-même64.

38A l’organisation de ce futur dont l’Arioste ne se soucie pas, se substitue la narration de la vengeance de Bradamante sur celui dont elle a failli être la victime, narration enclenchée dès le chant II, où elle est emprisonnée dans la fosse où Pinabel l’a fait descendre, mais longuement interrompue jusqu’au chant XXII, où elle plonge cent fois son glaive dans les flancs et dans la poitrine de son ennemi65 : la défaite de la candeur, vaincue par la déloyauté, est vengée, tardivement, mais sûrement, par le triomphe de la force du juste sur la couardise de l’inique, qui manie moins bien les armes du lion que celles du renard ; la suspension ne fait que renforcer l’idée que le bien ne peut que l’emporter sur le mal. A ce renversement, qui soude dans la discontinuité ces deux moments de l’offense et de la vengeance, s’ajoute l’organisation complémentaire de l’annonce du châtiment, dans le futur lointain d’une rencontre qui ne saurait manquer d’advenir, puis dans le futur proche de la vengeance imminente, quand Bradamante retrouve Pinabel. Au début du chant III, les fils de l’histoire de Bradamante et de celle de Pinabel vont nécessairement se séparer : Bradamante gît étourdie au fond de la fosse où elle est descendue imprudemment ; Pinabel la nargue d’en haut ; la narration devra suivre l’un ou l’autre. Or, l’Arioste s’attache pendant quelques vers à Pinabel, pour donner toute la mesure de son forfait en racontant comment il s’enfuit avec le cheval de la jeune fille, mais aussi pour annoncer ainsi deux fois par avance, aux points de raccord fort voisins où il retrouve, puis quitte ce personnage, le châtiment qui l’attend :

Ma ritorniamo a quello, a cui né scudi/ potran né usberghi assicurare il petto :/ parlo di Pinabello di Maganza,/ che d’uccider la donna ebbe speranza.// Il traditor pensò che la donzella/ fosse ne l’alto precipizio morta ;/ e con pallida faccia lasciò quella/ trista e per lui contaminata porta,/ e tornò presto a rimontare in sella :/ e come quel ch’avea l’anima torta,/ per giunger colpa a colpa e fallo a fallo,/ di Bradamante ne menò il cavallo.// Lascian costui, che mentre all’altrui vita/ ordisce inganno, il suo morir procura ;/ e torniamo alla donna che, tradita,/ quasi ebbe a un tempo e morte e sepoltura.66

39Le lecteur retrouve Pinabel bien plus tard, au chant XXII, dans un épisode où la narration entrecroise deux développements contemporains de l’action, conduits, l’un par Roger, l’autre par Bradamante, arrivés tous deux ensemble dans la seigneurie où le Mayençais fait régner depuis peu un usage inique : aux abords du château même, Roger abat les champions de Pinabel qui combattent sous sa contrainte ; dans un bois un peu plus loin, Bradamante pourchasse, rejoint et tue Pinabel qui s’est sauvé devant son ancienne victime lorsque celle-ci l’a reconnu et menacé. Or, au premier point de suture entre les deux développements de cette action, alors que l’Arioste va quitter Roger pour Bradamante, est indiquée, sous la forme plus marquée de l’apophtegme, et dans une incise qui s’adapte mal au simple commentaire de la joute où Roger triomphe des champions de Pinabel, que la Fortune parfois se dérobe à qui elle a souri67. En fait ce commentaire prépare l’annonce plus solennelle de la mort de Pinabel, à peine l’Arioste a-t-il amorcé la narration de ce second développement de l’épisode :

S’era accostato Pinabello intanto/ a Bradamante, per saper chi fusse/ colui che con prodezza e valor tanto/ il cavallier del suo castel percusse./ La giustizia di Dio, per dargli quanto/ era il merito suo, vi lo condusse/ su quel destrier medesimo ch’inante/ tolto avea per inganno a Bradamante.// Fornito a punto era l’ottavo mese/ che, con lei ritrovandosi a camino,/ (se ‘l vi raccorda) questo Maganzese/ la gittò ne la tomba di Merlino,/ quando da morte un ramo la difese,/ che seco cadde, anzi il suo buon destino ;/ e trassene, credendo nello speco/ ch’ella fosse sepolta, il destrier seco.68

40Ce qui compte dès lors n’est pas le prolongement de quelque incertitude sur ce qui va se passer, mais l’accentuation de l’effet d’anticipation de la fin, du caractère désespéré d’une fuite inutile alors même que Pinabel se croyait en sûreté sur ses terres. La narration se ferme, l’idée de la fatalité commande seule l’attente du lecteur69.

41Au cours capricieux de l’aventure s’oppose ainsi le sûr tracé de la trame dynastique aussi bien qu’épique : simplement, à l’an­nonce anticipée du châtiment du méchant, s’oppose l’éclairage donné après coup par saint Jean à la folie de Roland, punition du juste qui a démérité (ch. XXXIV). Mais si le lecteur sait dès le début de la narration que la mort trouvera Pinabel, et si le poète le lui rappelle, rien ne lui annonce explicitement, au delà de l’incipit extérieur à la narration proprement dite (ch. I, str. 2), que la folie atteindra Roland au cours de sa quête. Le lecteur est ainsi conduit par des voies différentes jusqu’aux points où se résout l’attente de ces deux faits, diversement programmée, jusqu’aux lieux où frappe la justice divine en arrêtant deux modes du désordre, à la fin du chant XXIII, où la folie de Roland semble bloquer le cours épique du poème, et au début de ce même chant, où la mort solennisée de Pinabel libère l’histoire dynastique des obstacles à sa fondation mythique.

Notes

1 . « Comme ce sont des fils divers dont j’ai besoin / Pour les tissus divers que j’entends tous ourdir, / J’abandonne Renaud et la nef ballottée / Pour venir à nouveau parler de Bradamante » (L. Ariosto, Orlando furioso, a cura di E. Bigi, Milano, Rusconi, 1982 / 1, 2 vol., ch. II, str. 30, v. 5-8, vol. I, p. 146). Nos citations du Roland furieux seront extraites de cette édition, indiquée par l’abréviation O.F.

2 . « Je ne tiens cependant pas assez à poursuivre / Mon histoire d’Orrigille (perfide au point / Qu’en ses beaux jours elle avait fait à ses amants / Non une trahison, mais mille, mille et mille), / Pour n’aller pas revoir deux cent mille personnes / Ou plus encor, comme le sont les étincelles / d’un brasier attisé, au lieu où sur les murs / de Paris, elles ont semé ruine et peur » (O.F., ch. XVI, str. 16, vol. II, p. 649-650).

3 . O.F., ch. XXIX, str. 50, vol. I, p. 1244.

4 . O.F., ch. XII, str. 66, vol. I, p. 503-504.

5 . Si l’on considère, avec G. Petrocchi, que « l’Ariosto non è poeta che possa indugiare a lungo sopra alcun tema » (« Lettura dell’ Orlando furioso », dans I fantasmi di Tancredi, Caltanisetta-Toma, Sciascia, p. 288).

6 . « Mais laissons Bradamante et ne regrettez pas / D’apprendre qu’elle reste en cet enchantement ; / Car, lorsque ce sera le moment qu’elle en sorte, / Je l’en ferai sortir de même que Roger. / Comme changer de mets réveille l’appétit, / Je crois également que plus ma longue histoire / Est variée tantôt ici et tantôt là, / Moins à qui veut l’entendre elle semble ennuyeuse. / Je crois que j’ai besoin de quantité de fils / Pour achever la grande toile où je travaille » (O.F., ch. XIII, str. 80-81, v. 2, vol. I, p. 546).

7 . L’annonce, en fin de chant, d’un fait nouveau, ou bien l’irruption d’un tiers dans une action en cours, constitue le cas le plus fréquent ; la suspension d’une action au milieu d’un développement que nul élément extérieur ne vient modifier est bien plus rare (voir, par exemple, ch. XXIII, XXXVIII, XLII). Dans quelques cas, la fin d’un chant souligne une forte scansion (voir la fin du ch. VIII, où, par un bref retour en arrière, le chant s’achève lorsque Roland passe la porte de Paris, c’est-à-dire quitte symboliquement l’univers littéraire de l’épopée ; ou bien le ch. XXXVII, où la séparation volontaire de Roger et de Bradamante efface les données qui avaient réglé précédemment la quête de la jeune fille). Cette suspension d’une même action en fin de chant est prolongée, on le sait, pendant quelques strophes, par le commentaire du poète dans les « prologues » qui ouvrent chaque chant. Nous nous réservons de considérer dans un autre article l’organisation de la suspension et de la reprise de la narration en fonction de la division en chants.

8 . « Perché avendosi gli scrittori de’ romanzi prese le azioni di molti da principio, non hanno potuto continuare di canto in canto una materia, essendo elle tutte insieme congiunte. Ma è stato lor mestieri, per condur l’opera al fine, poiché hanno detto d’un lor personaggio, frapporvi l’altro e rompere la prima materia ed entrare nei fatti d’un altro, e con questo ordine continuare le materie insino al fine dell’opera : la qual cosa hanno fatto con maraviglioso artificio. Perocché in questo lor troncar le cose, conducono il lettore a tal termine, prima che le tronchino, che gli lasciano nell’animo un ardente desiderio di tornare a ritrovarla : il che è cagione che tutto il poema loro sia letto, rimanendo sempre le principali materie imperfette insino al compimento dell’opera » (B. Giraldi, Discorsi intorno al comporre dei Romanzi, dans Scritti Critici, a cura di C.Guerrieri Crocetti, Milano, 1973, p. 68, cité par D. Javitch, dans « “Cantus interruptus”in the Orlando furioso », Modern Language Notes, 1980, n° 1, p.68).

9 . « À niuno ragionevolmente dee piacere, che alcuna cosa interrotta gli sia, quando più gli diletta. Né trovo esser vero, che l’attentione più sen’accenda : ma più tosto sene spenga. Conciosia, ch’ella sen’infiammi col desio d’intenderne il fine, non quando si tralascia la cominciata narratione per un’altra : ma quando per molti accidenti à quella istessa materia appertenenti s’indugia la finale essecutione » (A. Minturno, Arte poetica, Venezia, Valvassori, 1563, p. 35, transcrit par D. Javitch, art. cit., p. 75- 76).

10 . G. Sangirardi oppose les virtuosités de l’entrelacement chez l’Arioste, qui perfectionne l’art de son prédecesseur, aux maladroites pesanteurs d’autres continuateurs de l’œuvre de Boiardo, qui « procèdent par accumulation chaotique » (dans Boiardismo ariostesco. Presenza e trattamento dell’« Orlando Innamorato » nel «Furioso », Lucca, Maria Pacini Fazzi Editore, 1993, p. 34). Sur la fortune du Roland amoureux, ses éditions et ses prolongements, voir R.Alhaique Pettinelli, L’immaginario cavalleresco nel Rinascimento ferrarese, Roma, Bonacci, 1983, p. 152-230 ; M. Beer, Romanzi di cavalleria. Il « Furioso » e il romanzo italiano del primo Cinquecento, Roma, Bulzoni, 1987, p. 327-338 et 370-375 ; N. Harris, Bibliografia dell’ « Orlando innamorato », Modena, Panini, 2 vol., 1988-1991, vol. I, p. 133-128 et vol. II, p. 11-97, et la bibliographie générale sur Boiardo fournie par R. Bruscagli dans son édition du Roland amoureux (M.M. Boiardo, Orlando innamorato, a cura di R. Bruscagli, Torino, Einaudi, 1995, 2 vol., vol. I, p. XLIX- LVII). Sur les travaux qui ont posé les bases de la réflexion sur les rapports entre l’Arioste et cette production, voir G. Mazzacurati, «Varietà e digressione : il laboratorio ariostesco nella trasmissione dei “generi” », dans Scritture di scritture. Testi, generi, modelli nel Rinascimento, a cura di G. Mazzacurati e M. Plaisance, Roma, Bulzoni, 1987, p. 231-232 n. En ce qui concerne les modes d’approche de cette question, le travail de R. Bruscagli constitue une référence fondamentale (« “Ventura” e “inchiesta” fra Boiardo e Ariosto »,dans Stagioni della civiltà estense, Pisa, Nistri-Lischi, 1983, p.87-126).

11 . Voir, pour l’essentiel, du point de vue de la technique de l’entrelacement, L.Pampaloni, « Per una analisi narrativa del Furioso », Belfagor, 1971, p. 133-135; D.Delcorno Branca, L’« Orlando furioso » e il romanzo cavalleresco medievale, Firenze, Olschki, 1973, p. 15-56 (où l’auteur met en relation les modes de l’interruption et de la reprise avec des formules et des procédés stéréotypés) ; D. Javitch, art. cit., p.67-80 et « Narrative discontinuity in the Orlando furioso and its Sixteenth Century Critics », Modern Language Notes, 1988 / n° 1, p. 50-74 ; M.Praloran, « Il modello formale dell’entrelacement nell’ Orlando innamorato », dans Tipografie e romanzi in Val Padana tra Quattro e Cinquecento, a cura di R. Bruscagli e A. Quondam, Modena, Panini, 1992. Plus largement, la réflexion sur la fonction structurante de l’entrelacement qu’avait conduite C.P. Brand, (« L’entrelacement nell’ Orlando furioso », Giornale storico della letteratura italiana, 1977, p. 509-532) a été relancée par l’étude de la notion de quête, dans le Roland furieux, conduite de façon féconde par R. Bruscagli («“Ventura” e “inchiesta” ..., art. cit.) et reprise par S. Zatti, dans Il « Furioso » fra epos e romanzo, Lucca, Maria Pacini Fazzi, 1990, chap. I et II. Les travaux de M.C. Cabani offrent des matériaux indispensables pour poursuivre l’étude des lignes structurelles qu’aident à tracer les points de l’entrelacement (voir surtout Costanti ariostesche. Tecniche di ripresa e memoria interna nell’ « Orlando Furioso », Pisa, Scuola Normale Superiore, 1990, chap. III et IV).

12 . L’importance comme la fonction des personnages et des intrigues secondaires est évidemment fort variable. Nous nous contenterons de souligner ici le sens fort qui nous semble devoir être donné à l’adjectif « secondaire », à propos de personnages qui «secondent » les protagonistes principaux et / ou sont secondés par eux (voir infra, à propos d’Astolfe, de Zerbin et d’Isabelle, de Brandimart et de Fleurdelis).

13 . Pour limiter les ambiguïtés, nous réserverons autant que nous y parviendrons le mot d’épisode pour toute action détachée, et nous parlerons des moments ou des séquences du déroulement des histoires principales. Les épisodes n’ont d’autre incidence sur le déroulement de la grande guerre que de retenir ses protagonistes hors de son théâtre, et, s’ils peuvent contribuer singulièrement à leur gloire – comme dans l’épisode d’Olympie introduit dans l’édition de 1532, et qui enrichit les trophées auparavant un peu maigres de Roland durant sa quête amoureuse –, ils ne modifient généralement ni le devenir objectif ni la psychologie des protagonistes des trames principales dont dépend leur dénouement. Il convient cependant de souligner que la matière de certains épisodes s’accorde directement ou indirectement à la crise morale que traversent les protagonistes des trames principales : Roland le fidèle sauve Olympie la fidèle, Bradamante la jalouse abolit la coutume qu’a inspirée la jalousie, etc.

14 . Pour reprendre l’expression de C. Segre (« La poesia dell’Ariosto »,dans Esperienze ariostesche, Pisa, Nistri, 1966, p. 19).

15 . Nous renverrons à C.P. Brand, qui s’en tient à de larges regroupements et commente son schéma du point de vue de l’organisation de l’entrelacement. Les six séquences principales retenues sont : 1. ch. I-XIII : la quête de Bradamante, qui cherche Roger, et de Roland, qui cherche Angélique, dans des chants qui « sont un prélude […] au poème » puisque « conçus et composés à la manière de Boiardo » et réunissant « des fils demeurés isolés à la fin du Roland amoureux » ; 2. ch. XIII-XVIII : la guerre, dont le récit est largement entrecoupé par des histoires d’amour et d’enchantement ; 3. ch. XIX-XXIX : la folie de Roland, « séquence beaucoup plus complexe », entrecoupée de longs passages consacrés à une matière subsidiaire ; 4. ch. XXIX-XXXIX : « la guérison de Roland, la jalousie et la guérison de Bradamante », séquence au terme de laquelle «presque toutes les trames secondaires sont achevées » ; 5. ch. XXXIX-XLIII : la conclusion de la guerre et la conversion de Roger, séquence dans laquelle « la structure narrative est relativement simple et logique », et où « la concentration géographique garantit un plus grand degré de continuité et de cohérence entre les phases successives»; 6. ch. XLIV-XLVI : le mariage de Bradamante et de Roger, où « la technique de l’entrelacement n’intervient plus, puisqu’il ne reste plus qu’une seule action » («L’entrelacement ... », art. cit., p. 518-532, passim).

16 . « Je dirai sur Roland du même coup des choses / Qui en prose et en vers ne furent jamais dites : / Il devint par amour tout fureur et folie, / Alors qu’auparavant on le jugeait fort sage ; / Si celle qui m’a fait presque semblable à lui / Et ronge sans répit le peu d’esprit que j’ai, / Voudra bien m’en laisser assez pour que je puisse / Arriver à finir tout ce que j’ai promis » (O.F., ch. I, str. 2, vol. I, p. 93). La relation implicite avec Boiardo est renforcée par le fait que celui-ci s’est en revanche montré pleinement assuré de finir l’entreprise qu’il reprend après l’interruption dictée par les événements historiques (l. II, ch. XXXI, str. 49 et l. III, ch. I, str. 1-4).

17 . « Vous m’entendrez citer, parmi les preux héros / Dont je m’apprête ici à célébrer la gloire, / Le nom de ce Roger, qui fut l’antique souche / De vos nobles aïeux, ainsi que de vous-même. / Je chanterai pour vous sa valeur éclatante / Et ses exploits fameux, si vous prêtez l’oreille / Et si, en s’écartant, vos sublimes pensées / Laissent un peu de place à mes vers parmi elles » (O.F., ch. I, str. 4, vol. I, p. 94-95). Là encore, le calque d’une formule topique des « canterini » reprise par Boiardo en ouverture au livre II – « se con quïete attenti me ascoltati » (M.M. Boiardo, Orlando innamorato, cit., l. II, ch. I, str. 3, v. 4, vol. II, p. 528) –, souligne la caution particulière que son destinataire est censé donner à l’oeuvre.

18 . Voir G. Petronio, « Variazioni su un proemio del Furioso (XLVI, 1 sqq.) », dans Culture et société en Italie du Moyen-Age à la Renaissance. Hommage à André Rochon, Paris, C.I.R.R.I., 1985, p. 229-238 ; P. Larivaille,« Poeta, principe, pubblico dall’ Orlando Innamorato all’ Orlando Furioso », dans La corte di Ferrara e il suo mecenatismo 1441-1598 - The court of Ferrara and its patronage, a cura di M. Pade, L.Waage Peterson e D. Quarta, Copenhagen – Modena, Museum Tusculanums Forlag – Panini, 1990, p. 9-32.

19 . L’épisode des femmes homicides (ch. XIX-XX) permet à Guidon le Sauvage, absent chez Boiardo, de retrouver sa place au sein de la grande famille de Montauban, et de participer au grand conflit (ch. XXXVIII-XXXIX).

20 . Voir, entre autres, à propos de cette incertaine destinée souvent commentée par la critique, D. Delcorno Branca, L’« Orlando furioso »…, op. cit., p. 27-28.

21 . O.F., ch. XXIV, str. 44, v. 5-45, vol. II, p. 1023.

22 . O.F., ch. str. 16, v. 3- 17, v. 2, vol. II, p. 1260. Les conditions de cet adieu à Angélique ne sont pas indifférentes. L’Arioste ne la quitte pas au moment où elle roule dans la poussière et disparaît grâce à l’anneau magique, après que Roland fou s’est rué sur elle, mais reprend à son propos une dernière fois, et en ce lieu de sa dégringolade, l’une des formules de l’entrelacement, en conseillant à son lecteur de ne pas craindre pour la princesse qui retrouvera une monture (ch. XXIX, str. 66, v. 5- 67, v. 2) : en suggérant ainsi artificiellement une suite des aventures d’Angélique, suite qui ne viendra pas et se limitera à un bref adieu une vingtaine de strophes plus loin, le poète fixe définitivement l’habitus d’une héroïne que la fortune ou son astuce ont toujours tirée d’affaire.

23 . Au chant I, l’Arioste plante le vaste décor de la forêt où se sont égayés les combattants après la bataille de Bordeaux, qui a vu la défaite chrétienne et provoqué le repli de Charlemagne vers Paris. La narration semble dérouler l’histoire d’Angélique, qui va de rencontre en rencontre, et tombe sur Renaud, puis Ferragus, puis Sacripant, puis Bradamante, mais les contours indéfinis de la vaste unité de lieu choisie favorisent une sorte de concurrence implicite entre Angélique et Renaud, jusqu’au moment où le lecteur, au début du chant II, quitte cet espace pour suivre, non plus Angélique, mais Renaud (str. 18). Le premier entrelacement se fait donc de façon peu sensible, à la faveur de la présence initiale des deux protagonistes en un même lieu (ch. I, str. 8-12), et sans que le poète ait recours aux formules stéréotypées – « quittons « / « retrouvons » – pour abandonner Angélique au profit de Renaud (sur ce chant, voir D.S. Carne-Ross, « The one and the many : a reading of Orlando furioso,cants 1 and 8 », dans Arion, 1966, p. 195-215). Le passage insensible d’une trame à une autre se reproduit par la suite, si bien que la distinction entre les changements qu’aménage la succession des accidents propres à une histoire, et la rupture qu’opère l’entrelacement, n’est pas toujours aisée à établir. Pour reprendre la remarque de C.P. Brand, « non è per niente chiaro se l’autore stia pedinando un unico personaggio. Quando un personaggio si unisce ad un altro la narrazione spesso segue le loro azioni congiunte, e ci troviamo ad inseguire un gruppo di figure, cresciuto a valanga » (« L’entrelacement nell’...», art. cit., p. 516-517).

24 . O.F., ch. XXXVIII, str. 35-37, vol. II, p. 1581-1582.

25 . « Mais je différerai quelque peu ce combat, / Car je veux sans vaisseau pouvoir franchir la mer. / Je n’ai pas tant à faire avec les gens de France / Que je ne doive pas me souvenir d’Astolphe » (O.F., ch. XXXIX, str. 19, v. 1-4, vol. II, p. 1609).

26 . O.F., ch. XLI, str. 21, v. 5- 24, vol. II, p. 1672-1673. « Intanto » (str. 22, v. 1), adverbe typique de l’entrelacement, marque le passage de la description de Roger à celle du vaisseau. Le rapprochement entre les deux héros est accentué par le jeu des retours en arrière, et par l’effet de suspense qu’aménage l’annonce du naufrage du navire dont Roland voit l’arrivée (ch. XL, str. 60, v. 5-61, v. 4), au moment même où l’Arioste avait interrompu sa trame pour revenir à Roger : « Ma prima che di questo più vi canti, / l’amor ch’a Ruggier porto mi rimena / alla sua storia » (ibid., str. 61, v. 5-7, vol. II, p.1656).

27 . A propos du rappel de l’histoire et de la vertu des objets magiques et des armes enchantées, voir plus particulièrement M.C. Cabani, Costanti ariostesche.., op. cit., p.174-181, qui souligne les jeux rythmiques et phoniques qu’exploitent les reprises assorties plus ou moins amplement de notations rétrospectives.

28 . « Lorsque Astolfe est monté sur le coursier volant, / Il le fait dans les airs se mouvoir lentement ; / Ensuite il l’éperonne, au point que Bradamante / En un moment le perd complètement de vue. / C’est ainsi que s’en va, précédé du pilote, / Le nautonnier qui craint le vent et les écueils, / Et quand il a laissé le port et le rivage, / Il déploie sa voilure et vogue dans les vents » (O.F., ch. XXIII, str. 16, vol. I, p. 961).

29 . Astolfe, qui acquiert chez l’Arioste, on le sait, une fonction cardinale dans le traitement du merveilleux, aussi bien que dans la distribution variée des espaces, ou l’orientation idéologique de la narration, entretient avec chacun des deux principaux protagonistes que sont Roland et Roger une relation fondamentale, mais inverse : après avoir été secouru par Roger, grâce à l’intervention duquel il retrouve figure humaine après sa métamorphose végétale, il apporte un secours non moins fondamental à Roland, en ramenant du vallon lunaire le bon sens du preux ; victime de la magie noire d’Alcine, Astolfe devient ainsi l’exécutant des desseins miraculeux de la Providence. L’entrelacement souligne cet enchaînement : Astolfe est libéré au début du chant dont la fin entraîne Roland sur les chemins de l’aventure (ch. VIII), si bien qu’au départ de l’un, qui quitte sur l’hippogriffe le palais où s’est déroulée la guerre allégorique de la luxure contre la sagesse, s’oppose celui de l’autre, qui quitte à cheval un Paris où s’apprête le combat entre chrétiens et musulmans (str. 18 et 91) ; Astolfe entreprend son second voyage sur l’hippogriffe au début du chant qui se conclut sur la folie de Roland (ch. XXIII, str. 16 et 130-136).

30 . « Il lève les yeux et les voit à pleines voiles / Au loin en haute mer s’envoler sur les ondes, / En sorte qu’il lui faut, le navire parti, / Faire un autre projet pour suivre son chemin » (O.F., ch. XX, str. 97, v. 5-8, vol. I, p. 878). A l’association que suggère le rapprochement entre « voile » et « vol » s’ajoute ainsi celle que suggère la situation similaire de qui est amené, en raison de l’envol – sur la mer ou dans les airs – d’autres personnages, à modifier sa propre route.

31 . Nous ne considérerons pas à ce propos la dimension de la récurrence, parfaitement illustrée par l’étude que fait M.C. Cabani des liens narratifs dans le poème, qu’elle examine avant tout du point de vue de la rime et du rythme. Nous renvoyons à ses conclusions ajustées à cette perspective : « Il più delle volte ci si trova […] in presenza di una forma di legame, che definirei di tipo narrativo-evocativo, mediante la quale si stimola nel lettore non solo e non tanto la memoria del contesto narrativo e situazionale in cui è venuta a cadere l’interruzione, quanto piuttosto quella delle sue strutture ritmico-sintattiche e fonico-lessicali […]. All’interno del tradizionale sommario con parafrasi, alcuni termini, sintagmi, o unità superiori, si impongono con più forza alla memoria del lettore, proprio grazie al processo di iterazione ravvicinata cui sono sotttoposti. Ma questa tecnica opera anche, a maggior ragione, su distanze più ampie » (Costanti ariostesche..., op. cit., p. 183-184).

32 . « Mais qu’attendent un peu Charles et Agramant, / Car je veux vous parler de ce Mars africain, / De Rodomont, terrifiant, épouvantable, / Qui allait en courant au milieu de la ville. // Je ne sais pas, Seigneur, si vous vous souvenez / Toujours du Sarrasin si rempli d’assurance, / Lequel avait laissé ses troupes dans la mort / Entre le second mur et le premier rempart, / Où – spectacle dont l’horreur reste insurpassable – / Ils furent dévorés par les flammes avides. / J’avais dit que d’un saut il entra dans la ville / Par dessus le fossé qui la ceint et l’enserre » (O.F., ch. XVI, str. 19, v. 5 -20, vol. I, p. 651).

33 . Le retour d’Astolfe sur le devant de la scène est introduit de façon similaire (ch. XXII, str. 5).

34 . « Ariosto’s disquieting interruptions serve another function in addition to duplicating for the reader the frustration that so often besets th poem’s characters. They are also meant to condition the reader for the time when his frustration will not be merely literary » (« “Cantus interruptus”… », art. cit., p. 79).

35 . Certes, cette promesse peut être une façon d’aiguiser, plutôt que d’apaiser la frustration ; ainsi, toujours à propos d’Astolfe, et dans l’île des femmes homicides, l’invitation à ne pas se mettre en peine pour le duc revient à mettre en bouche le lecteur, devant qui se profile des aventures orientales dont il est sans doute friand : « Lasciamolo andar pur – né vi rincresca / che tanta strada far debba soletto / per terra d’infedeli e barbaresca, / dove mai non si va senza sospetto : / non è periglio alcuno, onde non esca / con quel suo corno, e n’ha mostrato effetto ; – / e dei compagni suoi pigliamo cura, / ch’al mar fuggian tremando di paura » (O.F., ch. XX, str. 98, vol. I, p. 878). Le lecteur d’ailleurs sera déçu, s’il se souvient plus tard de cette annonce, car cette longue route semée d’infidèles et de barbaresques se fera en trois strophes, où la part de l’exotisme et de l’aventure se limitera à l’énumération de noms de lieux lointains, où le « dico » des grandes ouvertures rhétoriques n’introduira que le trajet d’un voyage sans encombre signalée, et sans qu’Astolfe ait même l’occasion d’utiliser son fameux cor (O.F., ch. XXII, str. 5-7, vol. I, p. 924). Le lecteur pouvait d’autant plus s’attendre à une reprise intéressante que l’Arioste avait largement tenu la promesse faite une première fois, lorsque, séparant les trames un instant réunies de Roger et d’Astolfe pour ne suivre que le vol du premier sur l’hippogriffe, il avertit son lecteur que le périple du second sera plus riche de rebondissements que celui du premier : « Poi che Ruggier fu d’ogni cosa in punto, / […] uscì di quel paese. /Prima di lui che se n’andò in buon punto, /e poi dirò come il guerriero inglese / tornasse con più tempo e più fatica / al magno Carlo et alla corte amica » (O.F., ch. X, str. 68, v. 1-8, vol. I, p. 425).

36 . « Chi fosse, dirò poi ; ch’or me ne svia / tal, di chi udir non vi sarà men caro : / la figliuola d’Amon, la qual lasciai / languida dianzi in amorosi guai » (O.F., ch. XIII, str. 44, v. 5-8, vol. I, p. 532).

37  « De tout cela je veux ailleurs vous rendre compte, / Car vers un puissant duc je dois tourner les yeux : / Il m’appelle, me fait signe de loin, me prie / De ne pas le laisser au fond de l’encrier » (O.F., ch. XV, str. 9, v. 5-8, vol. I, p. 605-606).

38 . Cette bipolarité s’exprime encore, alors même que l’emporte la dimension épique du poème, comme le montre la course de Renaud dans la forêt des Ardennes (ch. XLII).

39 . La longueur varie entre un peu plus de soixante-dix strophes et un peu moins de deux cents. En dehors même de la répercussion ultérieure des ajouts sur l’allongement de quelques chants, dans l’édition de 1532, une stratégie de l’ampleur diversifiée s’affirme par rapport au Roland amoureux, dont les chants ont une longueur plus homogène et plus modestement comprise entre quelque cinquante et quelque quatre-vingts strophes.

40 . Il serait inutile de multiplier les exemples : le fait même que les deux intrigues amoureuses sont indépendantes l’une de l’autre, que Roland, durant sa quête amoureuse, puis sa folie (ch. VIII-XLI), est absent d’un espace épique où Roger ne peut jouer un rôle déterminant sans trahir ou sa foi ou son roi, diminue les « parts » de chacun et détermine des zones de présence et d’absence plus marquées, distribuées en fonction de l’économie d’ensemble du poème (voir, pour les courbes de présence des principaux personnages, R. Baillet, Le Monde poétique de l’Arioste, Lyon, L’Hermès, 1977).

41 . L’Arioste retrouve le plus souvent un personnage familier dans la situation où il le laisse. En ce qui concerne les personnages principaux, inflexions et ruptures se produisent singulièrement à ces lieux névralgiques où s’opèrent les raccords entre le Roland amoureux et le Roland furieux, à chaque fois que l’Arioste introduit pour la première fois dans son poème l’un des personnages de son prédécesseur et / ou reprend un épisode interrompu. L’inventaire de ces raccords a fait l’objet d’une excellente étude, qui pourrait cependant être encore approfondie et élargie, de C. Sangirardi (dans Boiardismo ariotesco, op. cit., plus particulièrement p. 37-69).

42 . « L’altra [squadra] che vien, per Martasin si lagna, / il qual morto le fu da Bradamante ; / e si duol ch’una femina si vanti / d’aver ucciso il re de’ Garamanti » (O.F., ch. XIV, str. 17, v. 5-8, vol. I, p. 556).

43 . « Guida Brunello i suoi di Tingitana, / con viso nubiloso e ciglio basso ; / che, poi che ne la selva non lontana / dal castel ch’ebbe Atlante in cima al sasso, / gli fu tolto l’annel da Bradamante, / caduto era in disgrazia al re Agramante ; // e se ‘l fratel di Ferraù, Isoliero, / ch’a l’arbore legato ritrovollo, / non facea fede inanzi al re del vero, / avrebbe dato in su le forche un crollo » (O.F., ch. XIV, str. 19, v. 2-20, v. 4, vol. I, p.556-557).

44 . « Quivi non era Bradamante allora, / ch’aver solea governo del paese ; / che se vi fosse, a far seco dimora / gli avria sforzati con parlar cortese » (O.F., ch. XX, str. 102, v. 1-4, vol. I, p. 879).

45 . « Pinabello, un de’ conti maganzesi, / era quel cavallier ch’ella avea seco ; / quel medesmo che dianzi a pochi mesi / Bradamante gittò nel cavo speco. / Quei sospir, quei singulti così accesi, / quel pianto che lo fe’ già quasi cieco, / tutto fu per costei ch’or seco avea, / che ‘l negromante allor gli ritenea. // Ma poi che fu levato di sul colle / l’incantato castel del vecchio Atlante, / e che poté ciascuno ire ove volle, / per opra e per virtù di Bradamante ; / costei, ch’agli disii facile e molle / di Pinabel sempre era stata inante, / si tornò a lui, et in sua compagnia / da un castello ad un altro or se ne gia » (O.F., ch. XX, str. 111-112, vol. I, p. 883-884).

46 . O.F., ch. XXI, str. 24-25, vol. I, p. 930.

47 . Le retour en arrière, qui explique une situation dont sont soudain manifestées les conséquences, est employé davantage pour les personnages secondaires ou les protagonistes d’épisodes narrés sur le mode de la discontinuité. Ainsi, dans les ajouts de l’édition de 1532, le revirement de la situation d’Ullanie constitue-t-il la transition entre l’épisode de la forteresse de Tristan et celui de Marganor : le lecteur, qui a quitté Ullanie chevauchant avec assurance, après avoir mortifié l’orgueil de ses compagnons, que Bradamante a désarçonnés (ch. XXXIII, str. 70-76), la retrouve sans chevaux ni bagages, assise dans l’herbe pour cacher la partie d’elle-même que découvre l’application de l’infâme loi de Marganor, qui fait couper sous le nombril les jupes des femmes qui passent sur ses terres (ch. XXXVI, str. 25-31).

48 . « Là se trouvait un jour / le Sarrasin, pensif / (Comme c’était le plus souvent son habitude), / et il vit arriver, parmi un pré herbu, / où un petit sentier avait été tracé, / Une demoiselle au fort aimable visage, / Avec pour compagnon un moine à longue barbe; / Et derrière eux ils emmenaient un grand coursier, / Sur qui pesait un lourd fardeau couvert de noir. // Qui cette demoiselle et qui ce moine étaient, / Et qui transportaient-ils, vous devez le savoir. / Certes vous devriez reconnaître Isabelle / Venant avec le corps de son Zerbin chéri » (O.F., ch. XXVIII, str. 95-96, v. 4, vol. II, p.1221-1222).

49 . O.F., ch. IX, str. 87-88, v. 2, vol. I, p. 395.

50 . « Ma lascianla doler fin ch’io ritorno, / per voler di Ruggier dirvi pur anco » (O.F., ch. X, str. 35, v. 1-2, vol. I, p. 412).

51 . Le lecteur, qui peut, contrairement aux personnages, exploiter les données de l’entrelacement des trames, aura peut-être rapproché l’abandon d’Olympie sur son rocher de la situation d’Angélique sur un îlot non moins désertique : leurs histoires, voisines dans l’espace textuel, se situent dans les mêmes eaux nordiques, et le lecteur peut d’autant plus penser que des situations comparables peuvent avoir des développements similaires, que Roger n’a pas tué le monstre d’Ebude.

52 . Cet exploit représente le pendant, sauvage, romanesque et nordique, de l’exploit, civil, épique et méridional, que constituera la conquête de Byzerte, puis les duels de Lipadusa. Le point de symétrie est évidemment fourni par l’insane destruction de la forêt, aux chants XXIII et XXIV, qui a pour spectateur, non pas ce peuple de marins, mais des bergers et des paysans.

53 . Le désir du lecteur s’est identifié à celui de Roland, qui voudrait vite tirer sa barque au sec pour apprendre qui est cette captive, dont il ne découvre pas de loin un visage que d’ailleurs elle tient baissé : « Perché gli è ancor lontana, e perché china / la faccia tien, non ben chi sia discerne. / Tira in fretta ambi i remi, e s’avicina / con gran disio di più notizia averne. / Ma muggiar sente in questo la marina, / e rimbombar le selve e le caverne : / gonfiansi l’onde ; et ecco il mostro appare, / che sotto il petto ha quasi ascoso il mare » (O.F., ch. XI, str. 34, vol. I, p. 459-460).

54 . Là encore, la surprise du lecteur s’identifie avec celle de Roland, qui n’en croit pas ses yeux et doit pourtant se rendre à l’exactitude de l’impression qui s’impose à lui de plus en plus : « Orlando, come gli appartenga nulla / l’alto rumor, le strida e la ruina, / viene a colei che su la pietra brulla / avea da divorar l’orca marina. / Guarda, e gli par conoscer la fanciulla ; / e più gli pare, e più che s’avicina : / gli pare Olimpia ; et era Olimpia certo, / che di sua fede ebbe sì iniquo merto » (O.F., ch. XI, str. 54, vol. I, p.467).

55 . « Irritée, mécontente, elle prit le chemin / Qu’elle crut le meilleur, pour gagner l’Orient. / Et selon le besoin elle allait chez les gens, / Le plus souvent cachée, d’autres fois bien visible. / Quand elle eut longuement vu beaucoup de pays, / Elle parvint dans un bois où elle trouva, / Entre deux compagnons tués, un jouvenceau / Cruellement blessé en plein dans la poitrine » (O.F., ch. XII, str. 65-66, v. 2, vol. I, p. 503).

56 . Sur la refonte des sources qu’offrent à l’Arioste l’Énéide et la Thébaïde, voir M.C. Cabani, Gli amici amanti. Coppie eroiche e sortite notturne nell’epica italiana, Napoli, Liguori, 1995, p. 17-35.

57 . « La demoiselle, qui vient vers lui par hasard, / Est humblement vêtue d’un habit de bergère, / Mais elle est de royal maintien, de beau visage / Et de nobles façons réfléchies et honnêtes. / Il y a si longtemps que je n’en ai rien dit / Que vous la devriez à peine reconnaître : / Si vous ne le savez, / c’était là Angélique, / C’était l’altière enfant du grand Khan du Cathay » (O.F., ch. XIX, str. 17, vol. I, p. 808). Les vers 2 et 3 reprennent la formulation même des v. 7 et 8 de la strophe 11 du chant XI.

58 . Cette localisation inattendue d’Angélique est une manière, pour l’Arioste, de souligner les limites strictement occidentales qu’il entend donner à la déroutante mobilité d’une héroïne à laquelle Boiardo avait imprimé un vaste mouvement pendulaire, d’Orient en Occident, en ouverture de son poème, puis d’Occident en Orient, et enfin d’Orient en Occident.

59 . La narration de cette blessure constitue l’un des moments forts de la gestion du pathétique, dans la réécriture de l’histoire d’Euryale et de Nisus entreprise ici par l’Arioste, et rend donc plus efficace l’aide qu’apporte à la mémoire la récurrence de rimes (cf., sur ce passage, M.C. Cabani, Costanti ariostesche..., op. cit., p. 195-196) : ce haut lieu de l’imitation classique mobilise tout particulièrement l’attention du lecteur cultivé ; l’écho lointain qu’apporte à la rime « giovinetto / petto » (ch. XII, str. 65, v. 7-8) la rime « petto / giovinetto » (ch. XIX, str. 13, v. 4 et 6) est soutenu par la médiation du « candida pectora rumpit » de Virgile (l. IX, v. 432). Renvoi à ce qui s’est produit, annonce aussi de ce qui va se produire : à la blessure réelle, indiquée au chant XII et expliquée au chant XIX, correspondra bientôt celle qui atteindra, métaphoriquement parlant, Angélique, dont la passion naît et grandit à peine prodigue-t-elle ses soins à Médor.

60 . Cette réorganisation fondée sur des rapprochements opérés deux à deux à l’intérieur d’un groupe de trois, est d’ordre à la fois visuel – à travers l’évocation successive de Médor et de Cloridan tuant les chrétiens endormis, puis portant sur leurs épaules la dépouille de Dardinel, de Médor défendant seul son roi, de Cloridan tombé à côté de Médor –, et idéologique, dans l’association, au profit de Médor, du thème de la fidélité au souverain à celui de l’amitié.

61 . Amour archer se sert de l’arme qu’ont employée Médor et Cloridan : la distribution du mot « arc » est significative, qui assure à Médor des victoires qu’il paiera de ses propres blessures (ch. XIX, str. 8, v. 5-8), qui marque le désespoir de Cloridan voyant tomber son ami (ch. XIX, str. 15, v. 1), qui caractérise l’attaque d’Amour (ch. XIX, str. 19, v. 19). Amour embusqué se sert de l’arme qui avait assuré à Angélique un voyage tranquille, en lui permettant de disparaître à son gré.

62 . De la même manière, la trame d’Isabelle, qui trouve la mort par la main de Rodomont, arrêtant ceux qui passent aux abords de sa retraite, demeure inscrite dans l’espace romanesque (ch. XXIX).

63 . « Del palafren discende anco Issabella, / e va quell’arme riducendo insieme. / Ecco lor sopraviene una donzella / dolente in vista, e di cor spesso geme. / Se mi domanda alcun chi sia, perch’ella / così s’affligge, e che dolor la preme, / io gli risponderò che è Fiordiligi / che de l’amante suo cerca i vestigi. // Da Brandimarte senza farle motto / lasciata fu ne la città di Carlo, / dov’ella l’aspettò sei mesi od otto ; / e quando al fin non vide ritornarlo, / da un mare all’altro si mise, fin sotto / Pirene e l’Alpe, e per tutto a cercarlo : / l’andò cercando in ogni parte, fuore / ch’al palazzo d’Atlante incantatore. // Se fosse stata a quell’ostel d’Atlante, / veduto con Gradasso andare errando / l’avrebbe, con Ruggier, con Bradamante, / e con Ferraù prima e con Orlando ; / ma poi che cacciò Astolfo il negromante / col suon del corno orribile e mirando, / Brandimarte tornò verso Parigi : / ma non sapea già questo Fiordiligi. / Come io vi dico, sopraggiunta a caso / a quei duo amanti Fiordiligi bella, / conobbe l’arme, e Brigliador rimaso / senza il patrone e col freno alla sella. / Vide con gli occhi il miserabil caso, / e n’ebbe per udita anco novella ; / che similmente il pastorel narrolle / aver veduto Orlando correr folle » (O.F., ch. XXIV, str. 53-56, vol. II, p. 1026-1067) .

64 . Aux heureuses vaticinations sur la longue histoire de la dynastie s’oppose ainsi le funeste rappel du court terme, au moment où le bon ermite, qui a recueilli Roger après son naufrage, le prépare au baptême : « Avea il Signor, che ‘l tutto intende e vede, / rivelato al santissimo eremita, / che Ruggier da quel dì ch’ebbe la fede, / dovea sette anni, e non più, stare in vita ; / che per la morte che sua donna diede / a Pinabel, ch’a-llui fia attribuita, / saria, e per quella ancor di Bertolagi, / morto dai Maganzesi empi e malvagi » (O.F., ch. XLI, str. 61, vol. II, p. 1686).

65 . « E cento volte gli avea fin a mezzo / messo il brando pei fianchi e per lo petto» (O.F., ch. XXII, str. 97, v. 3-4, vol. I, p. 955).

66 . « Mais revenons à celui dont ni bouclier / Ni haubert ne pourra protéger la poitrine : / Je veux parler de Pinabel le Mayençais, / Qui avait eu l’espoir de tuer Bradamante. // Le traître imaginait que cette demoiselle / Avait trouvé la mort au fond du précipice ; / Le visage pâli, il s’était éloigné / de la porte sinistre et qu’il avait souillée, / et était aussitôt remonté sur sa selle ; / Mais en homme dont l’âme était toute difforme, / ajoutant faute à faute et péché à péché, / Il emmena le destrier de Bradamante. // Mais laissons celui-là qui, en tissant des trames / Contre la vie d’autrui, ourdit sa propre mort, / Et retrouvons la dame à qui la trahison / Apporta presque ensemble et mort et sépulture» (O.F., ch. III, str. 4, v. 5-6, v. 4, vol. I, p. 166-167).

67 . « E questo il primo fu di quei compagni / che quivi mantenean l’usanza fella, / che de le spoglie altrui non fe’ guadagni, / e ch’alla giostra uscì fuor de la sella. / Convien chi ride, anco talor si lagni, / e Fortuna talor trovi ribella » (O.F., ch. XXII, str. 70, v. 5-6, vol. I, p. 945-946). L’usage introduit par Pinabel ne date que de trois jours.

68 . « Mais Pinabel s’était entre temps approché / De Bradamante, pour apprendre qui était / Celui qui avec tant de cœur et de vaillance / Avait frappé le chevalier de son château. / La justice de Dieu, pour lui donner autant / Qu’il avait mérité, le mena devant elle / Sur le même coursier qu’à un autre moment / Il avait enlevé par fraude à Bradamante. // Huit mois précisément venaient de s’écouler, / Depuis que se trouvant avec elle en chemin, / Ce Mayençais (si vous en avez souvenir) / L’avait jetée au fond du tombeau de Merlin, / Qu’elle fut préservée de la mort par la branche, / Qui tomba avec elle, ou mieux par son destin. / Et qu’ensuite il s’était, la croyant dans la grotte / Ensevelie, emparé de son destrier » (O.F., ch. XXII, str. 71-72, vol. I, p. 946).

69 . Cette accentuation est permise par la suspension même de la narration de cette mise à mort, en raison de l’entrecroisement des deux développements contemporains de l’action – que représentent le combat de Roger contre les champions de Pinabel, au château du Mayençais, et la poursuite de Bradamante dans la forêt. L’entrecroisement de ces deux développements est ainsi l’occasion pour l’Arioste de raconter en trois fois cette vengeance : une première fois, l’Arioste s’arrête à la fin de la poursuite, pour retourner au château (O.F., ch. XXII, str. 73-75, vol. I, p.946-947) ; une deuxième fois, il rejoint Bradamante au moment où elle transperce son ennemi (ibid., str. 97, p. 955) ; une troisième fois, le raccord du début de chant permet au poète de revenir en arrière et de réécrire la scène, sous prétexte de la remettre en mémoire après l’interruption du prologue (ibid., ch. XXIII, str. 3-5, v. 2, vol. I, p. 957).

Pour citer ce document

Par Danielle BOILLET, «Remarques sur l’entrelacement dans le Roland furieux de l’Arioste», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Revue papier (Archives 1993-2001), Discontinuité et/ou hétérogénéité de l'œuvre littéraire, mis à jour le : 20/06/2013, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=215.