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« – Je vois que tu ne dis rien, tu es pensive et tu regardes ailleurs. »
Intermédialité et « invention de l’autre » dans les photographies de Marie-Françoise Plissart « lues » par un dialogue de Jacques Derrida. À propos de Droit de regards, roman-photo de Marie-Françoise Plissart, suivi d’une lecture par Jacques Derrida (éditions de Minuit, 1985)
Par Anne-Cécile Guilbard
Publication en ligne le 01 avril 2014
Table des matières
Texte intégral
1Droit de regards, publié aux éditions de Minuit en 19851, est signé de deux noms, celui de Marie-Françoise Plissart pour le roman-photo, et celui de Jacques Derrida pour le texte qui est mis en regard, en lecture, de l’œuvre photographique presque sans texte, uniquement constitué d’images. Il s’agit d’un hapax dans le genre du roman-photo, comme dans l’œuvre de la photographe qui mêle, d’ordinaire avec Benoit Peeters2, le texte et la photo dans leurs livres. Il s’agit aussi, du côté de Derrida, du premier vrai long texte où il affronte la photographie, après La Vérité en peinture3, et les nombreuses écrits sur les œuvres d’Adami, van Gogh et divers autres peintres. Il reviendra à la photographie par la suite, en 1996, avec Pierre Bonhomme pour Demeure, Athènes.
2Par 99 pages d’images, et 36 pages de texte4, Derrida a répondu à la demande d’une préface par une « lecture » si longue, si riche qu’il a préféré qu’elle suive les images et ne les précède pas, pour ne pas en resserrer, restreindre par avance la prolifération du sens. Sa lecture intervient à ce titre comme un parergon du livre d’images car « Un parergon vient contre, à côté et en plus de l’ergon, du travail fait, du fait, de l’œuvre, mais il ne tombe pas à côté, il touche et coopère, depuis un certain dehors, au-dedans de l’opération. Ni simplement dehors ni simplement dedans. Comme un accessoire qu’on est obligé d’accueillir au bord, à bord. Il est d’abord l’à-bord. » (La Vérité en peinture, 1978)5. S’il en était ainsi par exemple du cadre vis-à-vis du tableau dans la 3e critique de Kant, c’est bien encore le cas de cette « lecture » par Derrida du roman-photo de MF Plissart.
3C’est de ce dialogue du parergon et de l’œuvre, de la partie iconographique et de la partie littéraire, à l’intérieur du livre que je souhaiterais parler en fin de compte, mais il faut auparavant dire, d’une part (rapidement, on lira avec profit à ce sujet les analyses de Jan Baetens et de L. Meizel) ce qui se joue dans le récit photographique, et d’autre part (plus longuement, la bibliographie sur ce texte se trouvant plus rare) ce qui se joue dans le texte de Derrida – auquel il a justement choisi de donner la forme d’un dialogue.
Le récit photographique sans parole
4Il s’agit d’un livre d’images à la fois érotique et chaste, saphique ; la merveilleuse beauté des photos tient à la fois à la volupté du sujet amoureux et à la somptuosité du noir et blanc, en même temps que la chasteté tient à l’extrême rigueur des cadrages et de la composition sur quoi se fonde, essentiellement et de manière remarquable, la conduite du récit photographique. Labyrinthique, le récit met en pages les amours de personnages, nécessairement anonymes, et se distingue par sa construction en abyme, dans des séquences où la métalepse6 se combine à des jeux de « transition paradoxale »7, de telle sorte qu’il devient impossible de raconter, par les mots, le récit constitué par les images : les séquences sont systématiquement rejetées les unes dans les autres dans des rapports chronologiques d’antériorité ou de postériorité impossibles, dans des rapports métaleptiques où lorsque par exemple on croit comprendre qu’un personnage imagine, fantasme une séquence, celle-ci se voit actualisée par la suite par un cadre accroché au mur.
5La nature particulière de l’image photographique ici est fondamentale en ce qu’elle s’oppose au dessin (Jan Baetens le rappelle longuement et précisément dans son ouvrage Pour le roman-photo) : la photo enregistre une scène qui doit nécessairement, même si elle a pu être mise en scène, avoir eu lieu. Ainsi la photo encadrée au mur atteste-t-elle de l’actualité et de l’antériorité, à l’intérieur du récit, de l’événement qui y est représenté ; c’est parce qu’elle est à la fois représentation et indice temporel qu’elle engage ces rapports chronologiques avérés et impossibles, ce qu’exploite ici de façon vertigineuse le montage de ce récit. Si ces effets de spirale peuvent faire songer au maître borgésien du genre, ce n’est pas de manière innocente puisque ce dernier est cité dans une image où une femme androgyne écrit sur une page blanche un passage que l’on reconnaît comme celui de la nouvelle « L’auteur » dans lequel même un lecteur francophone saura lire les mots « duplicacion o multiplicacion de la espectral realidad […] ».
Le texte de Derrida : un dialogue
6L’écriture de Derrida, de livre en livre, est riche de situations diverses dans lesquelles les énonciations prennent chair – il vaudrait mieux dire corps tant la « chair du monde » trouve chez lui la disjonction qui fait place à l’autre à voir, l’autre à toucher, l’autre avec qui précisément s’entretenir – pour créer la sensation d’une théâtralité à visée, à origine, à modalité éthiques. De la carte postale8 au journal9 (ce sont d’ailleurs les mêmes), et à commencer par la traduction de L’Origine de la géométrie de Husserl10, l’œuvre de Derrida est faite non seulement de l’imparable dialogisme qu’exige l’écriture, mais elle est minée de citations ainsi que l’exige le commentaire (philosophique en particulier), mais elle est traversée par les langues, toutes considérées comme étrangères, à distance, aussi bien le français que l’allemand, le grec ou le latin, mais enfin, aussi, et c’est là le plus singulier qui nous intéresse ici, elle est souvent faite d’adresses11 et de questions, c’est-à-dire d’ « interlocutions ». Il semble que ce soit Pas, le texte sur Blanchot de 1976 publié dans Parages, qui inaugure cette forme dialoguée dans l’écriture de Derrida ; c’est la question qui vient, qui appelle et à qui il faut répondre qui l’engage. Il s’agira donc avec le dialogue de « signer une question »12 qui peut être celle d’un autre, par exemple d’Aristote, comme au début de Le toucher, Jean-Luc Nancy :
« Un jour, oui, un jour, il était une fois, formidable, une fois formidablement adressée, avec autant de violence que de doigté, telle question me prit. Comme si elle me venait. […] Or, dès que je l’aurai surnommée, elle, disons cette question, je perdrai peut-être le droit de dire « un jour » (« Un jour…telle question me prit » ou me surprit, et s’empara de moi) – et de raconter ainsi une histoire. »13
7La question qui prend fait scène d’exposition à l’histoire ; à la mise en page du discours philosophique – avec tirets – répond la mise en scène de la philosophie. Telle est en effet la dissémination : « La dissémination, sollicitant la physis comme la mimesis, remet la philosophie en scène et le livre en jeu ».14 Ainsi, l’incipit du texte de Droit de regards annonce dès l’abord la modalité théâtrale de cette « lecture » par Derrida du roman-photo : « – Tu ne sauras jamais, vous non plus, toutes les histoires que j’ai pu encore me raconter en regardant ces images. » Bien que signé par le seul Derrida, le texte est en effet un dialogue où s’échangent les adresses à la première personne, à un « tu » parfois féminin, à un « vous » de vouvoiement ou de pluriel, sans que l’on puisse définir avec certitude, malgré les tirets, les retours à la ligne signes du dialogue, qui parle. Polylogue anonyme :
« – Je, tu, vous, il, elle, on, nous, vous, elles, ils – tous et toutes mis en scène et en jeu ici même, mandés et demandés, commandés, mis en demeure de se raconter presque toutes les histoires possibles, et l’ordre aussitôt doublé d’un interdit semble venir d’une seule, tu entends, d’une seule juxtaposition, discrètement ordonnée, de photogrammes, d’une série discontinue de poses. Et chaque « adresse » implicite, chaque apostrophe, au singulier ou au pluriel, au masculin ou au féminin, dans toutes les modalités du « vous » et du « tu » paraît conjuguée par une grammaire photographique. » (p. 3-4)
8C’est ainsi l’espace entre deux photographies dans la séquence qui aspire comme un vide le discours verbal qui viendrait le combler, entreprise évidemment vaine tant « ce sont des mots inutiles, des mots d’arrière-garde ou d’avant-scène, des mots anachroniques en tout cas, tendus vers des tableaux muets, des mots destinés à s’effacer. » (p. 4). Si la situation est notoirement banale (c’est « l’expérience de quiconque écrit sur les arts sans voix, la peinture, la sculpture, la musique, même » (p.4)), la diversité des voix qui s’y engage se présente comme le lieu d’une contrainte à l’intérieur de laquelle s’affrontent et se retiennent les désirs d’histoires : « tu ne peux pas, donc tu ne dois pas te raconter n’importe quoi à l’infini en suivant ton regard. Le dispositif n’est pas à ton entière disposition. » (p.1). Le colloque imaginé par Derrida se fait ainsi dispositif de surveillance du discours, non pas un panoptique à la Bentham, mais un « polyoptique », un théâtre en somme, au sens étymologique du grec thea (action de regarder), où les mots sont faits pour être doublement écoutés – ou plus précisément en fait, on le verra, doublement lus. Par le lecteur, bien sûr, mais déjà, dans une relation première, ils le sont en effet par l’interlocuteur ou interlocutrice qui pourra rappeler la loi, rappeler à l’ordre muet du visible : « ces photographies il n’y a rien à en dire, vous parlez trop, vous racontez, vous décrivez, vous prêtez des discours, vous interprétez, vous filtrez, vous avez donc les yeux fermés, vous rêvez… » (p.14) Cette distinction entre les yeux ouverts et les yeux fermés, Derrida l’aura sondée mieux que tous dans une histoire de la philosophie pourtant marquée en occident par l’oculocentrisme15 : il a précisé ce ratage inévitable, qu’on « pense à ne pas voir » et il l’a maintenu chaque fois qu’il a été question de visuel dans ses ouvrages, de la peinture, de la photographie, de la vue16. Ici, avec le roman-photo de Plissart, la contrainte est redoublée par le récit, même impossible et surtout parce qu’il est impossible, que composent les photographies. Toutes les histoires s’y engouffrent sans qu’aucune soit valide, valable, autorisée. Et c’est de cette interdiction (« tu ne peux pas donc tu ne dois pas ») que naît non pas le discours d’un seul, mais le débat vigilant sur la scène duquel Derrida peut écrire des mots vains et contradictoires – désirés – sur les images.
9Il s’ensuit de cette mise en fiction qu’elle engage une justesse abyssale du discours possible sur l’œuvre photographique présentée. Derrida y interroge par fragments la photo, la séquence, la case, la page, l’écrit dans l’image, les personnages, les scènes, les mises en abymes, en somme les effets de structure par rapport au genre de l’œuvre ici dérouté par l’absence de texte. Il y met en évidence les motifs de l’escalier et du damier, les effets d’inclusion par chute et d’inversion (noir et blanc, diagonales), dans un fonctionnement séquentiel qu’il assimile à celui du rêve, à « une succession de coups, de case en case » (p. 18) plutôt qu’une série temporelle. Les personnages et leurs jeux amoureux sont également marqués par la chute et la réversibilité des situations : la dernière image fait écho à la première, inversée (les mêmes femmes, de droite à gauche puis de gauche à droite), reflétées, recadrées, ou d’une autre manière « miniaturisées » quand les petites filles jouent à leur tour aux dames. Le maquillage et les échanges de vêtements disent d’une autre manière encore que le montage et mises en abyme des cadres, l’artificialité de l’œuvre, sa mise en scène, de bout en bout.
10Le texte de Derrida ne procède pas autrement, qui avance par « coups », par actes de langage, comme disait Austin (cité p. 29). Les énonciateurs qui s’y expriment ne portent pas de nom et échangent leur genre, comme les personnages féminins des images échangent robes et pantalons : dans le texte l’accord féminin d’un adjectif ou d’un participe joue le même rôle, parergonal, vis-à-vis de l’identité des personnages : il maquille, il assigne un genre. Derrida veut les appeler Claude, Dominique, Camille, des prénoms unisexes ; l’homme qui apparaît brièvement dans le roman photo est barré par le centre p. 28, et dans cette histoire où se multiplient les cadres photos et les miroirs brisés, la seule chose qu’il brisera est un verre, verre à boire, sans image, sans reflet. « L’homme me semble de trop », écrivait Blanchot à Derrida dans une lettre17 à réception du livre, et de fait celui-ci n’apparaît que pour être ignoré, barré, banni, sans reflet, pour disparaître, comme une parenthèse. C’est une femme androgyne, figure de l’écrivain, qui apparaît dans la séquence suivante, à partir de la page 41. Le plan serré sur sa tête rasée, prise de dos, le cliché en petit format isolé au centre de la page, semble poser l’autorité d’une tête pensante (imaginant, écrivant) pour couronner ce qui a précédé et suivra, un changement de plan narratif, métalepse ultime mais qui reste incertaine puisqu’on bascule à nouveau par la suite dans un enchâssement où la table de l’écrivain, la figure de l’auteur disparaît et s’enfouit parmi les autres séquences en tiroirs. Derrida de même ne signera son texte de plusieurs voix, avec son nom, qu’à la fin, et cette signature finale, marque de l’auteur, ne s’autorise donc pas ainsi de chapeauter une seule énonciation.
11Alors, que dire de ces jeux d’identités, de voix, qui s’enchevêtrent, se mêlent sans pour autant se résorber dans l’indistinction générale, puisqu’ils figurent chacun cerné de parerga (une déclinaison féminine ici, un vêtement masculin là) ? Le texte comme le roman-photo fait jouer la différance derridienne (avec le a) : à l’intérieur de l’opposition (homme/femme, hors-cadre / in-cadre, et puis, image/texte aussi, on le verra) : les parerga qu’on a énoncés de la même manière que les enchâssements engagent l’épaississement de la frontière qui oppose au lieu de son dépassement, de sa relève (l’Aufhebung de Hegel), ils génèrent des effets de retard, de différé, de la différence en train de s’effectuer. Du point de vue du genre sexuel, l’opposition n’est donc pas levée mais soulevée, et les deux travaux, le photographique et le littéraire, la révèlent en circulation dans l’espace ainsi ouvert. Amy Villarejo18 a étudié cette question de l’identité sexuelle par l’image dans Droit de regards dans un intéressant chapitre de son Lesbian rule, et l’on attend un collectif dirigé par Joseph Hillis Miller sur Derrida et la Queer theory annoncé pour novembre, de sorte que je vais me permettre de laisser temporairement cette question de côté pour aborder plus précisément l’autre aspect du dialogue dont l’omniprésence caractérise cet ouvrage, le travail de l’intermédialité effectué par Derrida et Marie-Françoise Plissart, entre photographie et texte.
Réciproques
12Le dialogue de Derrida réfléchit et se reflète dans le récit photographique de MF Plissart. Il crée une théâtralité invisible là où les images ne font pas entendre l’infra-discours qui les articule entre elles. Lorsque Derrida met en incise son insistance « une seule, tu entends », le spectaculaire de la scène saute aux yeux sans se laisser voir. En réciproque dans les photos, l’absence de parole dans les scènes à deux personnages est criante : on ne les voit pas se parler, ce récit photographique est authentiquement sans parole. Elles n’ont rien à faire entendre, il n’a rien à faire voir : double jeu, réciproque, du retrait.
13Au niveau des genres, textuels et sexuels, on a vu comment les parerga permettaient la circulation à l’intérieur de la barre homme / femme, comme à l’intérieur de celle qui séparait discours et dialogue au moment où celui qui écrit, signe seul, se prend au polylogue ; où la postface, discours de clôture, dernier mot hors d’œuvre, se trouve dans la première édition à son tour encadrée par les images, la 100e apparaissant en couverture et refermant le livre sur le texte. Il faut à ce titre rappeler l’évidence préalable du genre mixte du roman-photo, en soi favorable à l’exception générique, mais écrit Derrida, « un roman-photo sans texte, sans « bulle », sans légende, sans récitant et sans discours narratif, ce n’est plus un roman-photo. » (p. 7). La « lecture » par Derrida est elle-même une « écriture » et le texte rappelle, malgré l’oralité qui le caractérise, son statut de texte écrit, à voir, pour découvrir les accords adjectivaux et participiaux parfois muets (« je l’ai aimée et je n’ai aimé qu’elle »19), comme pour les prénoms Camille, Claude, Dominique, qu’il donne aux personnages : « - Avec les noms qui sont venus, il faut voir pour savoir : des hommes ou des femmes. » (p.19). Le texte comme les photographies finalement jouent au même jeu du visible et du sourd : « la lecture ne procède pas autrement. Elle écoute en regardant. »20, la lecture est confinée dans son silence essentiel, murée dans sa solitude parmi ses spectres.
14C’est en ce sens que le texte de Derrida accomplit ce que je voudrais appeler le kairos éthique de la photographie : Derrida cite Barthes et sa distinction ultime de la photo parmi les arts de la représentation, selon laquelle en photographie, quelque chose de réel a passé là. La photographie, ainsi, parce qu’elle est une empreinte, ouvre singulièrement le droit à l’autre :
« S’il y a un art de la photographie (au-delà des genres déterminés, et donc dans un espace quasi-transcendantal), il est là. Il ne suspend pas la référence, il éloigne indéfiniment un certain type de réalité, celle du référent perceptible. Il donne droit à l’autre, il ouvre l’incertitude infinie du rapport au tout autre, ce rapport sans rapport. » (p. 35)
15Il donne droit à l’autre car il met en demeure le regardeur (Derrida dira plutôt le lecteur) de se taire, de ne rien dire, sinon ces mots voués comme on l’a vu à l’effacement – où l’on retrouve la définition même de la littérature selon Blanchot comme dés-oeuvrement. Le dessaisissement comme injonction – car de quel droit m’approprierai-je par le regard ces images d’autres ? elles ne me regardent pas – engage tout un discours du droit qui fait le titre de l’ouvrage, choisi par MF Plissart et Benoît Peeters et ressassé par Derrida.
Droit de regards et mise en demeure
16Droit de regards est l’échec à lire (les images) qui revendique sa nécessité tout en avouant son retard, son défaut. Il y a l’autorité de la photographie qui pose définitivement « tu ne peux pas donc tu ne dois pas » et en face, l’autre parti, celui du désir, irréfrénable, qui réclame, dans la lacune de la disjonction entre la prise de la photo et le moment où elle lui arrive, le droit légal à se raconter des histoires, à dire des mots vains. C’est dans cette mise en demeure, cette contrainte à ne développer qu’à l’intérieur de soi, chambre obscure personnelle, à distance des images qu’elle n’y touchera jamais, que réside l’invention de l’autre.
17La « mise en demeure » de la photographie – Derrida réemploie cette formule dans les deux textes qu’il écrit sur elle – est injonction simultanée de discours et de retrait, fondée sur la résistance de l’image (« elle se donne en se refusant » (DA p. 22)) et sur sa singularité photographique (le référent réel à l’état passé). Dans Demeure, Athènes, plus encore que dans Droits de regard, Derrida se montre très sensible à ce phénomène du retard, la mise en demeure de la photographie est selon lui « à retardement », « ce serait le retardement à demeure, le processus chronodissymétrique du moratoire, le délai qui taille son calcul dans l’incalculable. » (DA p. 24). Ce délai – et bien sûr, ce n’est là qu’un autre nom de la différance – est déjà, avant même toute spéculation philosophique, technique ; il fonctionne en trois temps : l’image est installée devant l’objectif (premier temps), prise au miroir de l’appareil (deuxième temps), et enfin développée, rendue aux regards des regardeurs, des lecteurs de tout temps ultérieur (troisième temps). Dans son principe même ainsi, la photo fait jouer la différance21 : elle diffère l’objet du désir, qui mis à distance (réfléchi, refoulé) dès le deuxième temps est encore développé dans son troisième. Le référent, l’objet du désir, il faut y insister, n’est ainsi pas suspendu dans l’image photographique mais différé (Barthes disait « comme les rayons différés d’une étoile »). Ainsi cette mise en abyme fonde-t-elle la mise en demeure d’un discours évanoui qui prétendrait voir l’autre en le regardant (Lacan montrait de même dans l’échange amoureux que « jamais tu ne me regardes là où je te vois »22).
18Dès lors, entre verbe et photographie s’établit un milieu plutôt qu’une césure, milieu où l’autre manqué trouve droit à paraître dans le discours de l’écrivain et les images de la photographe. Peut-être l’une des photographies du roman-photo illustre-t-elle mieux que les autres cette différance à l’œuvre dans toute photographie. C’est, page 69 ( !), l’instantané où dans le face-à-face du jeu de dames auquel s’affrontent les deux fillettes maquillées, celle de droite envoie valser le damier. L’image est importante dans le récit car les petites filles rejoueront après cet événement l’ensemble des différentes séquences du récit, dans une sorte de récapitulation, de résumé interne (la poursuite, la photo de la chute dans l’escalier, la scène devant la cheminée, le jeu sur le lit, jusqu’au fracas final du cadre photo qui introduisait la séquence et en annule l’actualité logique).
19Le damier se retrouve au centre de la photo, presque pile entre les deux personnages, et méconnaissable dans l’anamorphose de son envolée fixée. Ce motif central de la structure du livre avec ses oppositions, répétitions et diagonales, devient, comme le crâne au premier plan des ambassadeurs d’Holbein, la figure d’une anamorphose fuyante, presque insaisissable – sinon par l’appareil qui la fixe ici – c’est peut-être l’alètheia (cette vérité grecque, définie comme différée dans l’oubli) en jeu dans Droits de regards. Outre le mouvement artificiellement arrêté qui s’y révèle dans l’image, on peut y voir le symbole de ce qui s’échange dans les scènes à deux et qui n’apparaît jamais, la parole qui sous-tend le récit photographique, et enfin, me semble-t-il devant ces carrés devenus d’imparfaits losanges, devant l’opposition ordonnée du noir et blanc défaite où les blancs pénètrent dorénavant les noirs, et la binarité se voit corrompue sur les bords en degrés de gris variables, l’indice de la circulation entre les genres, textuels, sexuels, et le texte/image.
Notes
1 On utilise ici l’édition Minuit imprimée en 1997. Le commentaire et les références de pages s’y rapporteront. Le livre a été réédité en 2010 aux Impressions nouvelles.
2 Toute ma gratitude va à ce dernier pour m’avoir accordé un entretien durant la préparation de ce travail.
3 Mémoires d’aveugles paraît en 1990
4 Dans la première édition de 1985, une centième page d’image se trouvait en quatrième de couverture, me signale Benoit Peeters. Ainsi le texte se trouvait-il encadré, à son tour enchâssé, par les images.
5 La Vérité en peinture, Champs Flammarion, 1978, p. 63
6 Laureline Meizel, « La métalepse révélée au prisme du Mauvais œil, un roman-photo de Benoît Peeters et Marie-Françoise Plissart. » Image [&] Narrative [e-journal], vol. X, issue 2 (2009)
7 Jan Baetens rapproche ainsi de manière très éclairante la composition de Droit de regards de la séquence de photos « Things are queer » de Duane Michals, in Pour le roman-photo, Les Impressions nouvelles, 2010, p. 185 et sq.
8 Cf. La Carte postale. De Socrate à Freud et au-delà, Flammarion, 1980
9 cf. par exemple « Cartouches » in La Vérité en peinture, Champs Flammarion, 1978
10 Introduction et traduction par Jacques Derrida, PUF, 1962
11 Ainsi l’« exorde » au début de Spectres de Marx (Galilée, 1993) : « Quelqu’un, vous ou moi, s’avance et dit : je voudrais apprendre à vivre enfin. » (p.13). Il écrit plus loin, p. 13, à propos de la question « où, demain ? » : « Cette question arrive, si elle arrive, elle questionne au sujet de ce qui viendra dans l’à-venir. Tournée vers l’avenir, allant vers lui, elle en vient aussi, elle provient de l’avenir. Elle doit donc excéder toute présence comme présence à soi. Du moins doit-elle ne la rendre possible, cette présence, que depuis le mouvement de quelque désajointement, disjonction ou disproportion : dans l’inadéquation à soi. » (p.13)
12 « Signer une question – d’Aristote » est le titre de la première partie de Le toucher, Jean-Luc Nancy, Paris : Galilée, 1999, p. 11
13 Le toucher, Jean-Luc Nancy, Paris : Galilée, 1999, p. 11
14 La dissémination, Seuil, 1972, p. 61
15 Cf. Martin Jay, Downcast eyes, the Denigration of Vision in Twentieth-Century French Thought, Berkeley : University of California Press, 1993
16 « Penser à ne pas voir », in Annali 2005/I (Fondazione Europea del Disegno - Fondation Adami). Cf. aussi en particulier Mémoires d’aveugle ; La Vérité en peinture ; Demeure, Athènes ; Le toucher, Jean-Luc Nancy
17 Je remercie Benoît Peeters de m’avoir fourni ce texte tiré de la correspondance privée de Derrida.
18 Amy Villarejo, Lesbian Rule : Cultural Criticism and the Value of Desire, Duke univ. Press. 2003.
19 Derrida commente longuement cette phrase de Blanchot dans L’Arrêt de mort dans Parages, op. cit. p. 23. « Elle » bien sûr, c’était « la pensée qui appelle, qui dit : « viens ».
20 Mémoires d’aveugle, éd. Réunion des musées nationaux, 1990, p. 10.
21 Derrida se montre particulièrement sensible dans Demeure, Athènes, à l’intervalle calculable de l’image prise au retardateur (DA p. 26). Ce n’est pas le lieu ici, mais il faut noter cependant qu’il assimilera finalement la photo au retardateur et l’attente de la mort de Socrate au Cap Sounion. Le délai ainsi envisagé devient philosophie en attendant la mort, et la pratique de la photo devient pratique philosophique.
22 Jacques Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil coll. Points Essais, 1973, p. 118 (séminaire VIII – La ligne et la lumière, 4 mars 1964)