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Pourquoi dit-on que Lucien est un auteur de Science-Fiction ?
Par Sophie Rabau
Publication en ligne le 01 avril 2014
Table des matières
Texte intégral
1J’aimerais commencer par une tentative grossière de taxinomie. Parmi ceux qui travaillent, de près ou de loin, sur le corpus de la littérature antique, je poserai qu’il existe deux catégories,ceux qui frétillent de joie dès qu’on leur parle de l’actualité de leur objet, qu’on leur dit qu’il n’est rien de plus actuel que l’Iliade ou qu’Euripide, ceux qui au contraire s’agacent fort devant une telle affirmation et ne se laissent pas aisément conter que Sophocle, Virgile ou Lucien seraient « modernes » ou actuels. Il se trouve que j’appartiens assez nettement à la 2ème catégorie, et que j’ai tendance à dire « Lucien, pas nous » plutôt que « Lucien et nous ». Voilà pourquoi je n’ai pas pu résister à la tentation d’essayer de m’attaquer à une affirmation qui me semblait un peu trop répandue, affirmation selon laquelle Lucien serait un auteur de Science Fiction, voire le premier auteur de Science Fiction, la SF étant un genre que l’on fait généralement naître pour les plus audacieux vers le début du XXe siècle, c'est-à-dire un peu après le IIe siècle après J.C. Je voudrais donc essayer d’étudier, voire de contester cette affirmation, que je vais appeler un « topos critique », qui fait de Lucien non pas seulement le précurseur du genre, mais bien son inventeur. Mais qui dit contestation ne dit pas réfutation : mon propos ne va pas être de nier que Lucien ait quelque chose à voir avec la SF, mais plutôt de modifier les termes de l’affirmation. Plus précisément : je voudrais essayer de réfléchir à propos de ce « topos critique » au rapport entre anticipation et reconnaissance. Mon idée est que l’affirmation « Lucien est le premier auteur de SF » est une manière d’inventer une anticipation pour masquer une expérience de reconnaissance.
2Autrement dit : reconnaissant à tort ou à raison certains traits de la SF chez Lucien on lui invente un rôle de précurseur, on dit qu’il a anticipé la SF. Autrement dit encore : alors que la reconnaissance est l’expérience première et la cause de la supposition d’une anticipation lucianesque, on fait de l’anticipation supposée la cause de la reconnaissance et de l’œuvre de Lucien la cause première de la reconnaissance. Dernière reformulation. On dit : Lucien a inventé la SF donc je reconnais chez lui les traits de la SF. Je voudrais dire : on reconnaît chez Lucien des traits de la SF et donc on en fait un anticipateur de la SF.
3Je voudrais proposer alors une autre manière de voir les choses en détachant l’expérience de la reconnaissance de la supposition d’anticipation. S’il est vrai que l’on peut reconnaître des traits de Science Fiction chez Lucien, il ne s’ensuit pas qu’il faille penser Lucien comme anticipateur de la SF. C’est l’expérience de la reconnaissance qui est première et qu’il s’agit de penser pour elle-même, indépendamment de toute supposition d’origine, ou d’invention géniale de la part de Lucien. Pour le dire en termes plus propres à la SF : on prête à Lucien une capacité d’anticipation au lieu d’admettre notre capacité à la rétrospection.
4Pour mettre à l’épreuve cette hypothèse, je vais d’abord préciser les raisons pour lesquelles je parle d’un topos critique à propos de l’idée que Lucien est un auteur de SF. J’essaierai alors de montrer qu’au centre de ce topos critique se trouve l’idée d’anticipation, non pas seulement scientifique mais aussi littéraire : Lucien n’est pas conçu seulement comme l’origine d’un genre, mais aussi comme un inventeur avant l’heure du genre en une inversion de la rétrospection et de l’anticipation. Je finirai en donnant droit à cette rétrospection indépendamment de l’idée d’anticipation, en me demandant ce qu’il en est d’une expérience de reconnaissance de soi dans le passé quand on n’associe pas cette expérience à une supposition d’invention ou d’anticipation, mais qu’on lui donne une valeur en soi.
Pourquoi parler d’un topos critique
5L’affirmation que Lucien est un auteur de SF est récurrente aussi bien sous la plume des antiquisants que des spécialistes de SF ; elle porte essentiellement sur l’Histoire véritable, mais aussi sur l’Icaroménippe qui raconte un voyage sur la lune et enfin, une fois, sur une mystérieuse « anticipation » que résumerait Lucien d’après Pierre Versins :
« On doit aussi à Lucien l’analyse très courte d’une anticipation grecque perdue qu’il intitule Histoire : elle conte l’emprisonnement de Vologèse III (qui dans la réalité régna d’environ 147 à 191, date de sa mort), l’assassinat d’Osroës, la victoire des Parthes sur les romains et la fondation de la plus grande ville du monde en Mésopotamie. » Versins (1972, article Lucien)
6Je parle de topos à propos de cette affirmation pour plusieurs raisons. C’est un topos d’abord si l’on définit, de manière minimale, un topos par le fait qu’il s’agit d’un discours répandu. Or, sans tomber dans la statistique, je note que je trouve cette affirmation sur quatre quatrièmes de couverture d’éditions françaises récentes de Lucien, et sur sept dictionnaires et/ou anthologies de SF par moi consultés, cinq font mention de Lucien1 :
Versins, P. Encyclopédie de l'utopie, des voyages extraordinaires et de la science-fiction, Paris, l’âge d’Homme, 1972.
Derleth, A. (1950), Platon, Lucien, Kepler avec welles, Stapledon, Strugeon, Bradbury.
Clute, J . and Nichols, P. (1999) The Encyclopedia of Science Fiction, Orbit.
Guiot, D. (1998) Dictionnaire de la Science Fiction, Le Livre de poche jeunesse.
Guiot, D. (1987) La Science-Fiction, Pairs, MA éditions. (à l’article dans les deux cas, voyage dans la lune)
7Enfin, si on admet qu’Internet est un bon indicateur de la fréquence d’un discours, l’association des mots-clefs Lucien et Science Fiction (dans diverses langues) sur Google donne une riche moisson.
8La première impression, insuffisante mais frappante, est donc que cette idée traîne partout. De manière plus convaincante, un topos peut se définir comme étant un discours rapporté, dont l’origine se dissout dans un « on dit ». Cette tendance à l’impersonnalité des sources est nette dès lors qu’il question d’associer Lucien et la SF. Ainsi :
a) Son Histoire véritable [1] où le personnage voyage sur la Lune est parfois considérée comme une des premières œuvres de science-fiction [2], même si c'est plus un conte facétieux et qu'il n'y a aucune référence scientifique. Il influença les États et empires de la Lune de Cyrano de Bergerac, le Micromégas de Voltaire. (http://wapedia.mobi/fr/Lucien_de_Samosate)
b) « His True History often cited in histories of SF, seems to be regarded by many as the first work of SF because it is the first known interplanetary tale. (Pierce, J.J. (1987) Foundations of Science Fiction, Greenwood Press, p. 4).
c) Lucien de Samosate était un rhétoricien, né à Samosate (Syrie). il pratiqua le métier d'avocat à Antioche, et voyagea en Asie Mineure, en Grèce, en Italie et en Gaule. Il s'installa à Athènes pour se consacrer à la philosophie. Il donna naissance à une nouvelle forme littéraire, le dialogue humoristique et il est généralement considéré comme le premier auteur de science fiction. (http://histv2.free.fr/litterature/lucien.htm)
d) il est également considéré comme le premier auteur de science-fiction pour son ouvrage 'Verae Historiae', où il imagine la conquête de l'espace.
(http://www.evene.fr/celebre/biographie/lucien-2124.php).
9Cette impersonnalité des sources s’accompagne de la présentation du topos comme une évidence reconnue et admise par tous et qu’il n’est pas besoin de justifier.
10Il y a donc topos dans la mesure où très souvent l’affirmation est posée sans être justifiée : elle est donnée comme une vérité ou comme un axiome de départ. Par exemple :
a) « Le premier texte indiscutable me semble être le dialogue Icaroménippe de Lucien de Samosate, écrivain grec qui vécut entre 125 et 185 après J.C.. Ce dialogue est le récit d’un voyage sur la Lune. Ce même auteur avait imaginé au cours d’un chapitre de ses Histoires véritables, un autre voyage vers notre satellite et, dans ce même livre, décrivait des aventures mystérieuses qui peuvent également se rattacher à la SF. » Sadoul (1984 :17)
b)Nel romanzo fantascientifico di Luciano di Samosata, Storia Vera, l'autore e il gruppo di compagni è inghiottito, (http://it.wikipedia.org/wiki/Balena)
c) Ma la voglia di raccontare fantascienza probabilmente non è nata da queste influenze, deve avere qualche richiamo più profondo... lo stesso richiamo che alle elementari mi fece scrivere un tema lunghissimo di fantascienza che mi diede qualche giorno di notorietà, lo stesso richiamo che probabilmente ha avuto Luciano di Samosata che intorno al 100 dopo cristo narrava di viaggi interstellari su pianeti popolati da alieni. (http://www.neurocomix.it/Articolo.ASP ?sez =8&sez1 =&sez2 =&pag =865)
d)Lucian is one of the first science fiction writers of all time. He wrote in Greek back in the day and his "True Story" was a collection of works that parodied the Greek tales of the time. By doing this he created a whole new genre. (http://www.helium.com/items/350682-assessing-lucian-of-samosatas-a-true-story)
e) « Un chef-d’œuvre de science-fiction, les Histoires vraies, toutes fausses, comme Lucien en avertit le lecteur, ferme le recueil. » (Quatrième de couverture de l’édition en traduction de L’Histoire Véritable au « Livre de Poche »)
f) Prenons-le pour une invite subtile à savourer ces aventures de la Lune au Soleil, du Soleil au ventre d'une baleine, qui composent assurément le premier récit de science-fiction de la littérature occidentale. (Quatrième de couverture l’édition en traduction aux éditions Arlea)
g) “Greek Science Fiction”. Lucian, Syrian by birth but Greek by culture, wrote his "True Story" parodying the weird tales told by Greeks from the Odyssey onwards. He was born about 120 AD, trained as a lawyer, but spent most of his life as a travelling lecturer, before he settled down in Athens to some more serious philosophy. Many of his books (he wrote over 80) weren't at all serious. "A True Story" anticipates Jules Verne, George Lucas and, especially, Douglas Adams. http://www.users.globalnet.co.uk/~loxias/vera_historia01.htm
11L’affirmation est posée sans être justifiée, mais surtout – ce qui me semble être une quatrième raison de parler de topos : le besoin de la proférer l’emporte sur la reconnaissance de son inexactitude, ce qui se marque de deux manières. D’abord l’affirmation est souvent faite sous la forme d’une dénégation où disant qu’on ne va pas le dire on le dit quand même, ou la question du lien est posée alors même qu’on en conteste la pertinence. Ainsi :
« Il ne s’agit pas d’inventer ici des ancêtres prestigieux à la SF, histoire de combattre l’étiquette infamante de sous genre littéraire qui lui colle aux pages. Mais force est de constater que dans des récits comme l’Histoire véritable de l’écrivain grec Lucien de Samosate où des navigateurs à la suite d’une tempête sont projetés sur la Lune, Micromégas de Voltaire qui conte la découverte de notre planète par un extraterrestre géant venu de Sirus, ou encore les fameux voyages de Gulliver, les éléments de Science Fiction abondent. (Guiot 1998 :11)
12Ensuite cette nécessité d’évoquer le lien avec la SF se marque encore par la persistance de l’idée au-delà des réfutations ou des nuances. En effet, l’idée d’un lien entre Lucien et la Science Fiction a été maintes fois remise en question et des nuances sérieuses y ont été apportées, notamment dans l’article important de Bozetto (1981), le premier à contester systématiquement l’idée d’un Lucien auteur de SF, ce que reprend Irène Langlet (2006 :179) dans son ouvrage récent. On peut voir, notamment, à partir de cet article, que même quand le lien est posée de manière argumentée les arguments résistent mal à l’analyse. Si Lucien a eu une influence quelconque c’est peut-être sur les voyages extraordinaires mais en rien sur la SF comme genre précis. S’il y a science chez Lucien – en admettant que l’ethnographie ou la géographie est une science—cette science est parodiée ou attaquée et non pas utilisée pour anticiper ce qui sera.Mais ces réfutations, ces nuances n’empêchent en rien la circulation du topos. Et de manière frappante le même Bozzeto ne peut s’empêcher de retrouver un lien entre Lucien et la SF au moment même où il vient de contester l’existence de ce lien : Si Lucien n’est pas le père de la SF il a quand même quelque chose à dire à la SF, il permet d’en interroger certains présupposés.
13Par exemple, dit Bozzetto, Lucien montre la faculté créative du langage : c’est par la manipulation créative du langage qu’on crée une autre réalité, alors que la SF a tendance à mettre en avant le pouvoir créatif de la technologie mais ne joue-t-elle pas aussi sur le pouvoir créatif du verbe ? Et voilà qu’à nouveau Lucien entre en dialogue avec la SF, permet de l’interroger. Que le lien est rétabli alors qu’il vient d’être remis en question. Tout se passe donc comme si le topos avait valeur indépendamment de sa validité ou de sa pertinence et le phénomène va même plus loin. Puisqu’on s’aperçoit que la réalité peut éventuellement être transformée pour donner validité au topos.
14Il y aurait donc topos parce que la réalité doit éventuellement être transformée pour que le topos soit vrai. Quelle réalité ? Tout simplement celle du texte de Lucien qu’un certain nombre de commentateurs n’hésitent pas à réécrire partiellement. Cette réécriture passe d’abord par une forte fragmentation de l’œuvre. On ne retient de l’Histoire véritable que le livre 1 et, le plus souvent, que le voyage dans la lune, ce qui n’est pas rendre compte, de l’ensemble de l’œuvre. Cette manière de procéder a été bien décrite par Bozzetto qui évoque une expression selon laquelle on en voit que « les raisins dans le cake ». Mais la réécriture est parfois plus directe et plus amusante.On réécrit le texte de Lucien avec des termes qui connotent la SF. Dans les exemples qui suivent on note ainsi la présence de termes comme « interstellaire » ou « notre satellite », qui sont utilisés pour décrire l’univers de l’histoire vraie en un style « SF » :
a) Luciano di Samosata che intorno al 100 dopo cristo narrava di viaggi interstellari su pianeti popolati da alieni. (http://www.neurocomix.it/Articolo.ASP?sez=8&sez1=&sez2=&pag=865)
b) Guiot (1987 :245) « Lucien de Samosate aborde notre satellite la Lune en bateau »
c) Sadoul (1984 :17) « Ce même auteur avait imaginé (…) un autre voyage vers notre satellite »
15Plus étrange encore dans le même esprit il est question d’un système d’observation sonore et visuel universel. Pour décrire en des termes pseudo techniques et moderne le puits qui se trouve sur la lune de Lucien :
Il imagine la conquête de l’espace. Son explorateur de l’espace découvre une peuplade sélénite qui dispose d’un système d’observation sonore et visuel universel. http://agora.qc.ca/mot.nsf/Dossiers/Lucien_de_Samosate
16Pour mémoire, voici la description de Lucien :
« Je vis deux merveilles dans le palais du roi ; un puits qui n’était pas fort profond où en descendant on entendait tout ce qui se disait dans le monde ; et un miroir au-dessus, où en regardant on voyait tout ce qui s’y passait. »
17Ce puits, sous la plume de Pierre Versins (1972) devient d’ailleurs en un autre effet de réécriture la preuve que Lucien anticipe la technologie moderne : « en signalant deux inventions fort remarquables pour l’époque puisqu’il faudra en attendre la réalisation jusqu’aux 19ème et 20ème siècle ». Versins ici transforme le texte de Lucien par un coup de force. En effet il parle d’invention, alors que Lucien parle de thauma (ce qui ne suppose généralement pas de la technè, me semble-t-il). Bref on peut parfaitement lire ce passage de Lucien sans passer par la technique et l’idée d’invention qui serait propre à Jules Vernes, plus qu’à Lucien.
18La réécriture peut également passer par un jeu sur le titre. Ainsi de l’affirmation que le titre histoire vraie est proche de l’expression « Science Fiction », ce qui est pour le moins discutable :
« Le thème du voyage dans la Lune est introduit par Lucien dans l’Histoire véritable (au titre programmatique, annonçant le mot science-fiction) » (http://cinemanageria.ifrance.com/cine_typologie/cine_fiction.htm)
19À noter également la reprise d’un titre « tintinesque » « On a marché sur la lune » pour caractériser l’histoire véritable :
Le roman de science-fiction est né en Grèce, il y a 1 800 ans ! En filigrane des aventures ubuesques des premiers héros grecs dans l'espace, se profilait l'extraordinaire prémonition du génie humain. Déjà, l'Homme marchait sur la Lune... (Article de N. Gombert sur le site de l’Association française d’astronomie (http://www.afanet.fr/CMC/pdf/Articles/Imagination_et_cosmos.pdf)
20Mais le plus bel effet de réécriture se trouve dans cette anticipation que croit déceler le même P. Versins dans l’histoire que Lucien évoque dans Comment il faut écrire l’Histoire. En fait, dans ce traité, Lucien évoque un historien qui expose ce qui va se passer (ta mellonta sungraphein) et parle de son ton « divinatoire » (mentikos echon) ce qui renvoie tout simplement à la prophétie, à la divination, catégories assez bien repertoriées au temps de Lucien :
J'en ai entendu un autre qui avait écrit une histoire en forme de prédiction (καὶτὰμέλλοντασυγγεγραφότοςἤκουσα). Il annonce la captivité de Vologèse et la mort d'Osroès, qui sera exposé aux lions, et par-dessus tout, ce triomphe tant désiré. C'est ainsi qu'entraîné par son enthousiasme prophétique (Οὕτωμαντικῶςἅμαἔχων), il arrive aussitôt à la fin de son oeuvre. Mais ce n'est pas sans avoir fondé en Mésopotamie une ville, grande de toute grandeur et belle de toute beauté, et sans s'être demandé comment il l'appellera, Nicée, Homonée ou Irénée. (Lucien Comment il faut écrire l’histoire, 31).
21« Anticipation » est un terme associé à la SF où l’on parle de roman d’anticipation. En parler c’est inclure l’histoire de Lucien dans une catégorie générique « une anticipation »,c’est bien évidemment modifier largement le statut de ce bref passage, sans oublier bien sûr que Lucien est de toute façon en train de critiquer vertement cette manière de raconter le futur.
22Le topos doit donc être proféré, il doit être avéré quitte à modifier quelque peu le propos de Lucien. C’est que comme tout topos il ne vaut pas pour sa valeur de vérité, mais pour sa fonction rhétorique de persuasion. Il s’agit, bien évidemment, de persuader de la valeur et de la SF et de Lucien. Cette persuasion passe sans surprise par un échange d’attribut : la SF gagne en « noblesse » et en autorité, par l’ancienneté et Lucien en modernité et, sans doute, en « roture » comme on va le voir. La quête d’une autorité par l’ancienneté pour la SF a été bien décrite et je n’y insiste pas vous renvoyant à Bozetto. On peut seulement constater que le phénomène reste vivace :
a) Le roman de science-fiction est né en Grèce, il y a 1 800 ans ! En filigrane des aventures ubuesques des premiers héros grecs dans l'espace, se profilait l'extraordinaire prémonition du génie humain. Déjà, l'Homme marchait sur la Lune... Dès que le cortex cérébral de l'homo sapiens assimile la beauté et organise un embryon de pensée, l'homme contemple, observe, vénère le Cosmos et ses mystères fascinants. Ignorant des arcanes de l'Univers, impuissant, pour longtemps encore, à quitter sa planète, le Terrien pallie ses carences en sécrétant la science-fiction. L'imagination, la folle du logis, pas si folle d'ailleurs, va l'emporter au-delà du monde connu. Mais au fait, ces romans de science-fiction qui pullulent dans les rayons spécialisés de nos librairies, qui donc a bien pules inventer ? Aussitôt, vous pensez à Jules Verne, avec son De la Terre à la Lune (1865) ou à Ray Bradbury et ses Chroniques martiennes nettement plus près de nous. Eh bien, non ! Bien avant Tintin, l'« objectif Lune » avait été pointé. Et par qui ? Par les Grecs, voyons, encore eux, toujours eux, que nous retrouvons à la racine des sciences...De fait, le fabuleux objectif du Cosmos apparaît pour la première fois dans un roman du rhéteur grec Lucien deSamosate (≃125- ≃ 192, ap. J.-C.) qui s'appelle Histoire Véritable. Le voici, le vrai père de la science-fiction née auIIè siècle de notre ère. (Article de N. Gombert sur le site de l’Association française d’astronomie.
(http://www.afanet.fr/CMC/pdf/Articles/Imagination_et_cosmos.pdf)
b) Avec l'Histoire véritable de Lucien de Samosate (125-192), on découvre que notre moderne science-fiction a des lettres de noblesse fort anciennes. Quatrième de couverture de l’édition de la traduction Actes Sud.
c) Luciano de Samosata, escritor griego del siglo II de nuestra era, vivió entre el año 125 y el año 192. Son famosos sus diálogos satíricos. Pero para nosotros lo importante es que la ciencia ficción comienza con él (http://bibliotecadealejandria.wordpress.com/category/ciencia-ficcion/)
e) What did I find? I found SF rootsrunning far back through the annals of time—so deep that even I was surprised. If we want to trace things back to the first author to write about interstellar travel and life on other worlds, then we have to aim our phone booth at ancient Greece where we can pick up a copy Lucian's True History, hot off the proverbial press. (http://www.suite101.com/article.cfm/sf_and_society/48296)
On peut aussi s’arrêter un instant à ces détournements plus inédits d’autorité où Lucien devient le grand ancêtre de la Science Fiction arabe qui trouve avec lui ses lettres de noblesse (n’était-il pas syrien) :
The first conference of Arab science fiction, subtitled 'the science fiction of Arab nations', took place in Damas in Syria on the 3rd and 4th June, 2007. Its actual title bore the name of Lucien de Samosate; after the Syrian, who was born in the 2nd century when eastern Turkey was part of Syria, and whose tale A True Story concerned a voyage to the Moon: he was therefore one of early proto-SF authors. (http://www.concatenation.org/conrev/lucien.html)
23ou se voit chargé de légitimer le mariage gay et l’homoparentalité :
L'Histoire véritable de Lucien de Samosate est le premier roman de science-fiction à jamais avoir été écrit. Ce roman évoque déjà le mariage homosexuel et l'homoparentalité. (http://luclebelge.skynetblogs.be/tag/1/lucien%20de%20samosate)
24Du côté de Lucien la valorisation passe, je l’ai dit par une supposée modernité. On peut penser sans trop s’avancer que c’est le rôle de la mention du topos sur les quatrièmes de couverture dont la fonction persuasive n’est pas à démontrer : il faut le lire car il est moderne. A quoi il faudrait ajouter que la modernisation s’accompagne aussi d’une connotation autre : la SF est un genre réputé agréable et distrayant, ce qui permet de présenter le texte antique comme plus distrayant qu’on ne pourrait penser : Lucien gagne en roture. C’est le cas également de manière caractéristique du livre de Aristoula Geogiadou et David Larmour(1998). Cet ouvrage – un très sérieux commentaire sur l’histoire véritable – fait porter dans son titre la mention de la Science Fiction associé à l’histoire véritable. Pourtant la SF n’est pas particulièrement au centre de l’ouvrage et ni de la problématique des auteurs : un chapitre lui est consacré, sans plus. La mention de la SF dans le titre me semble alors surtout avoir une fonction de captatio benevolentiae qui vaut aussi bien pour le texte de Lucien que pour son commentaire.
25Mais il y a plus dans cet échange d’autorité et Lucien y gagne un rôle beaucoup plus noble que la SF. Car il n’est pas seulement désigné comme l’origine de la SF, mais son précurseur voire son prophète.
Lucien ou l’anticipation littéraire
26À plusieurs reprises en effet on trouve l’idée que Lucien est un anticipateur, non pas seulement au sens où il écrirait un roman de SF, où il imaginerait donc des inventions qui viendront plus tard, mais au sens où il inventerait aussi, avant l’heure, un genre littéraire. En d’autres termes, l’axe thématique du genre est plaquée sur la manière d’envisager l’histoire littéraire.Si la littérature a le pouvoir d’inventer la science, elle a aussi le pouvoir de s’inventer elle-même, de s’anticiper. Ainsi, on lit sur le quatrième de couverture de la traduction d’Eugène Talbot :
Avec l’histoire véritable, Lucien de Samosate fonde la science-fiction. Le séjour dans le ventre de la baleine et les innombrables espèces d’êtres qu’inventeront plus tard les autres romanciers lui doivent tout.
27L’axe de l’imaginaire de la SF est plaqué discrètement sur l’axe de l’histoire littéraire. Là où on attendrait « la SF a imaginé ce que les savants inventeront plus tard », on trouve « il a imaginé ce que des romanciers inventeront plus tard », où l’emploi du futur nous dit bien que Lucien, comme écrivain, a imaginé quelque chose qui n’est pas de son temps. Ce phénomène se retrouve encore plus nettement dans l’article suivant :
« Le roman de science-fiction est né en Grèce, il y a 1 800 ans ! En filigrane des aventures ubuesques des premiers héros grecs dans l'espace, se profilait l'extraordinaire prémonition du génie humain. Déjà, l'Homme marchait sur la Lune...
Dès que le cortex cérébral de l'homo sapiens assimile la beauté et organise un embryon de pensée, l'homme contemple, observe, vénère le Cosmos et ses mystères fascinants. Ignorant des arcanes de l'Univers, impuissant, pour longtemps encore, à quitter sa planète, le Terrien pallie ses carences en sécrétant la science-fiction. L'imagination, la folle du logis, pas si folle d'ailleurs, va l'emporter au-delà du monde connu. Mais au fait, ces romans de science-fiction qui pullulent dans les rayons spécialisés de nos librairies, qui donc a bien pu les inventer ? Aussitôt, vous pensez à Jules Verne, avec son De la Terre à la Lune (1865) ou à Ray Bradbury et ses Chroniques martiennes nettement plus près de nous. Eh bien, non ! Bien avant Tintin, l'« objectif Lune » avait été pointé. Et par qui ? Par les Grecs, voyons, encore eux, toujours eux, que nous retrouvons à la racine des sciences...
De fait, le fabuleux objectif du Cosmos apparaît pour la première fois dans un roman du rhéteur grec Lucien de Samosate (125-192, ap. J.-C.) qui s'appelle Histoire Véritable. Le voici, le vrai père de la science-fiction née au IIè siècle de notre ère. » (Site de la société française d’astronomie)
28On retrouve ici l’idée d’invention associé à un genre littéraire. On trouve l’idée étrange qu’inventer la Science Fiction, un genre littéraire donc, c’est être à la racine des sciences : comme si Lucien avait inventé la physique ou l’astronomie.
29Mais surtout on s’aperçoit que parler de l’histoire de la science revient à parler de l’histoire de la littérature : « Eh bien, non ! Bien avant Tintin, l'« objectif Lune » avait été pointé. » Cet énoncé signifie à la fois que Lucien a anticipé le voyage sur la lune, mais aussi qu’il a anticipé le texte qui anticipe le voyage sur la lune, en l’occurrence l’album d’Hergé. Même phénomène avec « Déjà l’homme marchait sur la lune » qui renvoie à la fois à un progrès technique anticipé et à un titre d’album d’Hergé. Lucien serait donc en fait à la fois l’inventeur du voyage dans la Lune et du genre qui va inventer le voyage dans la Lune, sans que les deux anticipations soient véritablement distinguées.
30L’opération intellectuelle qui préside à ces formulations n’est pas si inédite ou huluberlu qu’il pourrait sembler. J’en trouve en fait une trace à propos d’une théorie qui concerne -- et ce n’est sans doute pas un hasard-- un art qui comme la SF est associé à la modernité, le cinéma. Je pense au cinématisme d’Einsenstein qui voit dans la capacité à anticiper le futur le propre d’une œuvre d’art et qui trouve donc du cinéma notamment dans la peinture du 20ème siècle :
« C’est le propre de toute œuvre d’art réellement grande, me semble-t-il : elle renferme, à titre de procédé partiel, des éléments de ce qui deviendra, lors d’une phase ultérieure du développement de cette forme d’art, les principes et les méthodes d’une nouvelle étape de sa progression »
31Malgré le ton quelque peu téléléologique d’Einsenstein, nous retrouvons bien ici je crois une idée assez proche de ce que nous avons vu à propos de Lucien dans cette capacité d’une œuvre ou d’un auteur a prévoir. Mais quel est exactement le mécanisme qui préside à ces formulations ? Je crois qu’on peut y distinguer deux étapes. En premier lieu une étape de reconnaissance : ces lecteurs, à tort ou à raison, reconnaissent dans le texte de Lucien ce qu’ils ont lu dans les textes de Science Fiction : ils reconnaissent le voyage dans la lune, ils reconnaissent les extraterrestres etc. : ce mouvement va du présent de leur lecture vers le passé. En second lieu, ils inversent le mouvement et transforment la rétrospection en anticipation : Lucien a anticipé dans le passé à anticipé leur présent et leurs lectures.
32Ce que je voudrais proposer pour finir c’est de séparer ces deux opérations . Si en effet il est peu probable que Lucien ait volontairement anticipé ou prévu ou fondée la SF. Il est de fait avéré que la reconnaissance a lieu, que le présent se reconnaît dans le passé.
Reconnaissance
33Qu’en est-il de l’expérience de la reconnaissance de soi dans un texte du passé quand on prend cette expérience en tant que telle, sans tenter d’inverser l’ordre qui nous a fait aller du présent au passé, sans tenter donc de refonder une généalogie, ou dans le cas de Lucien, une anticipation ?
34J’aimerais d’abord décrire cette expérience sous l’angle du plaisir, en m’inspirant mais en m’inspirant seulement d’Aristote. A propos la mimesis, au chapitre 4 de la Poétique, Aristote dit en effet qu’on se réjouit (chairo) à voir des images parce qu’en les regardant on apprend à connaître et on conclut ce qu’est chaque chose, comme lorsqu’on dit celui-là, c’est lui. Dans le propos d’Aristote, il m’intéresse que l’expérience de la reconnaissance soit liée à la fois à un progrès cognitif et à une expérience qui réjouit. Bien évidemment Aristote parle ici du rapport entre la nature et l’image qui la représente. Mais je voudrais proposer de déplacer son propos de trois manières :
- d’abord en la centrant sur la reconnaissance de soi : il y aurait un bonheur à se reconnaître soi-même, à dire celui-là c’est moi, et cela serait un moyen évident de se connaître soi-même, de savoir qui on est.
- ensuite, en me plaçant sur l’axe intertextuel : il y aurait un bonheur à reconnaître un texte dans un autre.
- enfin, en inversant l’ordre chronologique et logique : il arrive que la reconnaissance aille non pas du passé au présent (je reconnais Lucien dans Jules Verne et m’en réjouis) mais du présent au passé.
35En somme reconnaître Jules Vernes ou Welles dans Lucien serait une manière de connaître la SF qui procure un plaisir.
36Ce plaisir, s’il fallait en préciser les contours, serait assez proche de celui que nous éprouvons à voir un enfant avoir déjà les manières d’un adulte ou un animal avoir presque les manières d’un homme. En somme, ce type de reconnaissance se fonde sur une approximation : ce n’est pas exactement de la SF. Mais l’approximation serait le prix à payer pour le plaisir de se retrouver là où on ne s’attend pas, de s’éprouver dans une altérité, et par là de se connaître dans la représentation de soi qu’on trouve en l’autre (Sur cette connaissance voir la démarche de Bozetto : ce n’est pas la SF, mais ça me dit quelque chose de la SF).
37Ensuite, deuxième modèle que j’aimerais proposer pour l’expérience de la reconnaissance : la reconnaissance est, notamment, ce qui rend un objet d’art visible, qui fait que nous le regardons ou le lisons. Je pense ici à l’analyse d’ouverture de Devant le Temps de Didi Huberman où il rapporte que ce qui l’a fait s’arrêter devant une fresque de Fra Angelico c’est l’expérience d’y reconnaître un Pollock. L’intérêt de ce que décrit Didi Huberman, pour mon propos, c’est qu’il ne reconstitue en rien une improbable généalogie qui mènerait de Fra Angelico à Pollock. Mais qu’il tente de penser pour elle-même l’expérience de la reconnaissance. Il en conclut en premier lieu qu’elle est ce qui arrête son regard sur une fresque qui jusqu’à présent était passé inaperçue aux historiens de l’art.
38En somme, mutatis mutandis, ce qui rendrait l’Histoire véritable lisible pour nous ce ne serait pas tant son statut d’origine de la SF, mais la possibilité que nous avons d’y reconnaître la SF : cette reconnaissance est imparfaite et inexacte, comme est inexacte la reconnaissance de Pollock mais elle rend le texte visible, non pas selon l’ordre de la diachronie, mais selon l’ordre de la mémoire : je me souviens de la SF en même temps que Lucien et je reconfigure par là et mon passé et mon présent.
39L’autre intérêt pour nous du propos de Didi Huberman c’est que – sous l’influence évidente de Benjamin, il part de cet exemple pour fonder sa réflexion sur l’anachronisme comme fondement de toute histoire de l’art. Or ce faisant il fait une déclaration qu’il ne met pas vraiment en perspective avec le reste de sa réflexion, mais qui va nous ramener au lucien de l’histoire véritable et à la SF. Il note que la fresque de Fra Angelico est un objet en lui-même traversé par plusieurs temporalités, non pas qu’il affirme à la manière d’un Einsenstein que la fresque contient déjà Pollock en puissance, mais plus simplement que la fresque n’est pas seulement du temps de Fra Angelico, mais que par le biais d’un jeu de mémoire et d’allégories elle réunit plusieurs temps. Ce que ne dit pas clairement Didi Huberman, c’est si son expérience de reconnaissance du présent dans le passé est liée à la multitemporalité de son objet.
40Mais on peut également se demander si Didi Huberman ne vit pas aussi une autre expérience de reconnaissance : s’il ne reconnaît pas dans la multitemporalité de son objet la multitemporalité qui anime son appréhension de l’histoire de l’art. Il est alors assez troublant de constater que l’Histoire Véritable en laquelle se reconnaissent les lecteurs de SF est également par excellence un texte qui mêle les temps selon une logique mémorielle, cela je vous le rappelle surtout au livre II quand dans l’île des bienheureux se trouvent côté à côté des auteurs grecs d’époque différente,quand Homère en vient à esquisser une épopée qui est l’histoire du héros de l’histoire véritable, à devenir donc l’imitateur de Lucien.
41Il est troublant également de constater que ceux qui se reconnaissent dans ce texte multitemporel sont des lecteurs de SF un genre qui joue évidemment du temps dans toutes ses dimensions, qui ont la pratique de ces jeux temporels et que le texte qu’ils reconnaissent est aussi un texte qui d’une autre manière remet en cause le temps diachronique. À croire – c’est en tout cas une hypothèse, que ce n’est pas Pollock que l’on reconnaît dans Fra Angelico, ni la SF dans Lucien, plutôt qu’un praticien de la polychronie – Didi Huberman ou le lecteur de SF, reconnaît un objet polychronique. À partir de là je voudrais me livrer moi aussi à une expérience de reconnaissance, mais pour reconnaître dans Lucien non certaines de mes lectures de SF (d’ailleurs j’en lis peu), mais la manière même dont je voudrais lire, dont je lis.
42Pour ce faire je voudrais faire un détour par celui qui le premier s’est reconnu en Lucien, en l’occurrence Kepler l’astronome dont Isabelle Pantin (in Lucian of Samosata Vivus et Redivivus, ed. by Christopher Ligota and Letizia Panizza, London : Warburg Institute, 2007) a étudié le lien à Lucien. Comme le rappelle I. Pantin, Kepler associe l’Histoire véritable et des spéculations « scientifiques » sur la lune notamment le De Facie in orbe lunae de Plutarque, il envisage même de publier ces deux textes avec son Astronomie lunaire aussi appelé Somnium qui est un conte philosophique. D’habitude cette démarche décrite comme un contre sens de Kepler. Comme l’écrit I. Pantin (p. 121), « La fine ironie de Lucien et sa façon de traiter la fiction comme un jeu, sans y mêler d’intention didactique lui auraient échappé. » Donc il se serait reconnu là où il n’avait pas à se reconnaître. I. Pantin remet en cause cette description : Kepler a peut-être reconnu quelque chose dans Lucien mais qui concerne plutôt sa méthodologie.En fait il aurait reconnu chez Lucien une alliance du jeu et du sérieux Or cette alliance jouait un rôle précis dans la démarche de Kepler qui est en train d’inventer l’expérience de pensée, c'est-à-dire un point de vue singulier sur la nature, un point de vue perçue comme fantaisiste, mais qui met pourtant sur la piste de la vérité.
43Selon I. Pantin, les voyages extravagants de Lucien lui offraient précisément le mélange de fantaisie et de sérieux où il pouvait reconnaître sa propre démarche. Autrement dit ce que reconnaît Kepler dans Lucien c’est une association entre la fiction et la science où la fiction est la condition du savoir : Fiction Science plus que Science Fiction donc, encore que… La question n’est pas de savoir si Kepler a raison, mais de voir qu’il a reconnu dans l’histoire véritable un modèle épistémologique qui est le sien. Je reviens à nous littéraires en 2009 : que pouvons-nous faire ? Que pouvons-nous reconnaître d’un point de vue épistémologique dans l’histoire vraie ? Nous pouvons peut-être y reconnaître un autre type d’expérience de pensée : Explorer l’objet littéraire en dehors du temps linéaire. Je veux penser Lucien en même temps que la SF mais je ne peux pas : ce n’est pas vrai du point de vue de la chronologie, ce n’est pas satisfaisant. Je veux penser Lucien en même temps que le postmodernisme mais ce n’est pas vrai. Ou plutôt c’est vrai si on substitue à la diachronie la synchronie mémorielle : je peux penser en même temps Lucien et la SF, Lucien et la postmodernité. Et de cela Lucien nous offre évidemment le modèle par l’Ile des Bienheureux, il offre un cadre cette pensée du littéraire, de l’histoire de l’art en général.Et à l’autre bout de la chaîne, La SF nous offre également un modèle pour ce mélange des temps littéraire : je pense évidemment à Ilium de Dan Simmons.
44Plus précisément ce que j’aimerais trouver dans Lucien et dans la SF, c’est à la manière de Kepler, une manière de prendre au sérieux l’expérience de pensée. Reprenons : Lucien fait une fiction qui n’est pas à prendre au sérieux, Kepler la transforme en une fiction qui est à prendre au sérieux ,qui a valeur cognitive. J’aimerais faire de même sur la chose littéraire. Nous ne cessons d’écrire depuis Lucien des fictions où des auteurs se rencontrent au royaume des morts. Il reste à le faire sérieusement, vraiment sérieusement, c'est-à-dire à donner à cette fiction une valeur cognitive et herméneutique : refaire l’Ile des Bienheureux mais vraiment sérieusement. Une valeur cognitive et herméneutique sérieuse c’est-à-dire qu’il nous faudrait admettre très sérieusement que nous ne lisons que parce que nous avons en nous la capacité à penser plusieurs temps à la fois, que jamais dans le cas contraire nous ne parviendrions à mener de front les trois temporalités qui se rencontrent dans l’expérience de lecture : le temps de la fiction, le temps de l’auteur, le temps de notre présent. En somme, la condition de possibilité de toute lecture, c’est une fiction où les temps peuvent se rencontrer. La condition de possibilité de toute lecture, c’est la fiction que je peux être à la fois au présent, au passé et dans le temps de la lecture.
45Autrement dit je reconnais dans Lucien la même chose que dans la SF, je les mets sur le même rayon de bibliothèque, pour la raison simple que la SF comme le royaume des morts offre le cadre idéal pour notre lecture, pour la raison simple que lire est une opération de SF ou une fiction qui fait science. Se reconnaître en un auteur cela serait donc simplement admettre que cet auteur est à côté de moi et non pas avant moi, comme le héros de l’histoire véritable est à côté d’Homère. En somme vous aurez compris qu’à la formule « Lucien et nous », j’aimerais proposer de subsitituer la formule « Lucien à côté de nous, comme d’autres auteurs d’ailleurs. » Et prendre au sérieux ce changement de formule a au moins l’avantage d’ouvrir un champ finalement peu explorée car si nous connaissons par cœur nos origines littéraires, nous n’avons pas encore peut-être suffissament mené l’expérience de la reconnaissance sur la littérature antique : que nous reste-t-il à reconnaître chez Lucien mais aussi Homère, Euripide, etc. A côté de qui sommes-nous ?
46Pour finir avec Lucien, il faut bien sûr finir par convoquer cette « merveille de technologie » qu’est le miroir de la lune : « Dans le miroir, on voit nos villes et nos pays comme si on y était. Moi-même, j’ai vu mes parents et ma patrie – mais je ne suis pas sûr qu’eux me voyaient aussi. » Je vais un peu allégoriser… Le miroir c’est aussi ce que l’on nomme le passé : nous y voyons nos villes, nos pays et notre science fiction, mais il n’est pas sûr que notre passé nous voit, il n’est pas sûr que Lucien nous ait vus ou prévus. En revanche, nous pouvons nous voir au miroir de Lucien et ce qu’il ne dit pas c’est que cette expérience de se voir dans un miroir si lointain est à la fois un plaisir et peut-être la seule manière de lire.
Notes
1 Ne font pas mention de Lucien : James, E. (2003) (ed) The Cambridge Companion to Science Fiction, Cambridge, Cambridge UP, et Barron, N. Anatomy of Wonder, 2004, Libraries unlimited, qui cite Homère et Platon, mentionne Lucien mais en même temps note que chez Lucien il n’y pas idée que la Science puisse permettre ce voyage et ce n’est que lorsqu’on se rend compte peu à peu que la Science pourra peut-être un jour le rendre possible que l’on peut parler de SF.